Chapitre 21
3
A Riyad, cet après-midi-là, les ambassadeurs britannique et américain se rencontrèrent, apparemment de manière informelle, afin de sacrifier au rite propre aux Anglais et qui consiste à prendre le thé.
Chip Barber était également présent sur le gazon de l'ambassade de Grande-Bretagne, déguisé en membre de l'ambassade des États-Unis. Il y avait aussi Steve Laing, prêt à répondre à toute question indiscrète qu'il était attaché culturel de son pays. Le troisième et dernier invité, qui ne quittait pourtant que rarement ses autres tâches, était le général Norman Schwarzkopf.
Au bout de très peu de temps, les cinq hommes se retrouvèrent dans un coin du jardin, leur tasse à la main. Les choses devenaient plus simples lorsque tout le monde savait qui était qui.
La seule conversation qui occupait tous les invités tournait autour de la guerre imminente, mais ces cinq hommes détenaient des informations que les autres ne possédaient pas. Parmi ces informations figuraient les détails du plan de paix présenté le jour même par Tarek Aziz à Saddam Hussein, ce plan qu'il avait rapporté de Moscou et de ses conversations avec Mikhail Gorbatchev. C'était là un sujet d'inquiétude, mais pour différentes raisons.
Le général Schwarzkopf venait tout juste d'écarter une proposition de Washington qui lui suggérait d'avancer la date de l'attaque. Le plan soviétique prévoyait un cessez-le-feu suivi d'un retrait irakien du Koweït le lendemain.
Washington n'avait pas eu connaissance de tous ces détails par Bagdad, mais par Moscou. La Maison-Blanche répondit immédiatement que ce plan avait des mérites, mais qu'il ne réglait pas les point essentiels. Il ne faisait aucune mention d'une renonciation de l'Irak à ses prétentions sur le Koweït. Il ne parlait pas des dommages énormes causés à l'émirat - cinq cents puits en feu, des millions de tonnes de pétrole répandus à la surface du Golfe et qui polluaient ses eaux, deux cents Koweïtiens exécutés, le saccage de Koweït City.
" Colin Powell m'a indiqué, dit le général, que le Département d'État pousse à une position dure. Ils exigent une reddition sans conditions.
- Ils demandent ça à tout hasard, murmura l'envoyé américain.
- C'est ce que je leur ai dit, reprit le général, et j'ai même ajouté qu'il leur fallait un arabisant pour y regarder de plus près.
- En effet, fit l'ambassadeur de Grande-Bretagne. Et pourquoi cela ? "
Les deux ambassadeurs étaient des diplomates consommés qui avaient passé de nombreuses années au Proche-Orient. Tous deux parlaient arabe.
" Eh bien, répondit le commandant en chef, ce genre d'ultimatum ne marche pas avec les Arabes. Ils préféreront mourir. "
II y eut un silence. Les ambassadeurs essayèrent en vain de trouver une trace d'ironie sur le visage candide du général.
Les deux officiers de renseignements ne dirent rien, mais tous deux pensaient à la même chose : c'est bien là le problème, mon cher général.
" Tu sors de la maison des Russes. "
C'était un constat, pas une question. L'homme du contre-espionnage était en civil, mais il s'agissait visiblement d'un officier.
" Oui, bey.
- Papiers. "
Martin fourragea dans les poches de son dish-dash et en sortit sa carte d'identité et la lettre salie et froissée que lui avait fournie le premier secrétaire Koulikov. L'officier examina la carte, leva les yeux pour comparer le visage et la photo, puis lut la lettre.
Les faussaires israéliens avaient remarquablement fait leur travail. On distinguait sous le plastique le visage simple et hébété de Mahmoud Al-Khouri.
" Fouillez-le ", ordonna l'officier.
L'autre homme en civil passa ses mains sur le corps de Martin à travers le dish-dash et secoua la tête. Aucune arme.
" Les poches. "
Elles révélèrent quelques billets en dinars, des pièces de monnaie, un couteau, différents morceaux de craie de couleur et un sachet en plastique. L'officier montra le dernier objet.
" Qu'est-ce que c'est que ça ?
- C'est l'infidèle qui l'a jeté. Je m'en sers pour garder mon tabac.
- Il n'y a pas de tabac dedans.
- Non, bey, je n'en ai plus. J'espérais en trouver au marché.
- Et ne m'appelle pas bey. C'était bon du temps des Turcs. D'où sors-tu ? "
Martin lui décrivit son petit village, loin dans le Nord. " Et il est très connu pour ses melons, ajouta-t-il naïvement.
- Fais attention à ton melon à trois branches ", aboya l'officier, qui avait l'impression très nette que ses hommes se forçaient pour ne pas rire.
Une grosse limousine apparut au bout de la rue et s'arrêta à deux cents mètres d'eux. Le jeune officier donna un coup de coude à son chef et fit un signe de tête. Le plus ancien se tourna, jeta un coup d'œil et dit à Martin :
" Attends ici. "
II se dirigea vers la voiture et s'arrêta à hauteur de la vitre arrière pour parler à quelqu'un.
" Qu'as-tu trouvé ? demanda Rahmani.
- Un jardinier-homme à tout faire, mon général. Il travaille ici. Il s'occupe des rosiers et il ratisse les allées, il fait les courses pour la cuisinière.
- Intelligent?
- Non, mon général, un peu simplet. Un paysan de la campagne, un village où on fait du melon, dans le Nord. "
Rahmani réfléchit. S'il arrêtait cet idiot, les Russes se demanderaient pourquoi leur homme n'était pas rentré. Cela les mettrait en alerte. Il espérait que, si l'initiative de paix des Russes échouait, il aurait la permission de faire une descente chez eux. S'il laissait l'homme terminer sa petite balade et rentrer à la maison, il pourrait prévenir ses employeurs. D'après son expérience, il y avait un langage que tout pauvre Irakien comprenait, et fort bien. Il sortit son portefeuille et compta cent dinars.
" Donne-lui ça. Dis-lui de faire ses courses et de rentrer chez lui. Et quand ce sera fait, qu'il surveille pour voir s'il n'y a pas quelqu'un avec un grand parapluie argenté. S'il ne parle pas de nous et nous raconte demain ce qu'il a vu, il aura une récompense. S'il raconte tout aux Russes, je l'envoie à l'AMAM.
- Bien, mon général. "
L'officier prit les billets, retourna voir le jardinier et lui fit part de ses ordres. L'homme avait l'air complètement ahuri. " Un parapluie, sayidi ?
- Oui, un grand parapluie argenté, peut-être noir, qui est dirigé sur le ciel. Tu en as déjà vu ?
- Non, sayidi, fit tristement l'homme, dès qu'il pleut, ils se réfugient à l'intérieur.
- Par Allah le Tout-Puissant, murmura l'officier, c'est pas pour la pluie, imbécile, c'est pour envoyer des messages.
- Un parapluie qui envoie des messages ? répéta lentement le jardinier, je vais voir s'il y en a un, sayidi.
- Va-t'en, ordonna l'officier, exaspéré. Et pas un mot de ce que tu as vu ici. "
Martin reprit son vélo, descendit la rue et croisa la limousine. Quand il fut tout près, Rahmani s'enfonça dans la banquette. Inutile de laisser un pauvre paysan apercevoir le visage du chef du contre-espionnage irakien.
Martin repéra la marque de craie à sept heures du soir et récupéra le message à neuf. Il le lut à la lumière qui venait d'une fenêtre dans un café - pas la lumière d'une ampoule, il n'y avait plus d'électricité, mais celle d'une lampe à pétrole. Lorsqu'il eut terminé, il laissa échapper un long sifflement, replia le papier autant qu'il put et le cacha dans son pantalon.
Il n'était pas question de retourner à la villa, l'émetteur était grillé et un nouveau message aurait déclenché un désastre. Il pensa à la gare routière, mais elle était pleine de patrouilles de l'armée et de l'AMAM qui recherchaient les déserteurs.
Au lieu de cela, il se dirigea vers le marché aux fruits de Kasra et trouva un camionneur qui allait dans l'Ouest. L'homme s'arrêtait quelques kilomètres après Habbaniyah, et vingt dinars le persuadèrent d'accepter un passager. Beaucoup de camions préféraient rouler la nuit, car les gens croyaient que les Fils de Chiens, tout là-haut dans leurs avions, ne les voyaient pas dans l'obscurité. Ils n'avaient absolument pas conscience du fait que les camions de primeurs ne constituaient pas la priorité numéro un du général Chuck Horner.
Ils roulèrent toute la nuit, éclairés par la faible lueur de phares qui devaient faire autant de lumière qu'une bougie. A l'aube, Martin se retrouva sur le bord de la route juste à l'ouest du lac Habbaniyah et le chauffeur continua son chemin en direction des riches fermes qui occupent la haute vallée de l'Euphrate.
Ils s'étaient fait arrêter deux fois par des patrouilles, mais Martin avait montré ses papiers et la lettre du Russe, en expliquant qu'il avait travaillé comme jardinier pour cet infidèle, mais qu'ils allaient rentrer chez eux et l’avaient donc renvoyé. Il gémissait sur la manière dont ils l'avaient traité, jusqu'à ce que les soldats, impatientés, lui ordonnent de se taire et de passer son chemin.
Cette nuit-là, Osman Badri ne se trouvait pas très loin de Mike Martin. Il se rendait à la base aérienne où son frère aîné, Abdelkarim, commandait un escadron de chasse.
Dans les années quatre-vingt, une société belge du bâtiment, la Sixco, avait obtenu un contrat pour la construction de huit bases très protégées afin d'abriter l'élite de la chasse irakienne. Presque tout était enterré - casernements, hangars, réservoirs de carburant, dépôts de munitions, ateliers, salles d'alerte, logements des équipages et les gros diesels qui les alimentaient en électricité. La seule chose visible au niveau du sol était les accès et les pistes, des pistes de trois mille mètres de long. Mais comme on ne voyait ni hangars ni constructions, les alliés pensaient qu'il s'agissait de simples aérodromes de réserve comme l'était Al-Kharz en Arabie, avant que les Américains ne l'occupent.
Un examen plus détaillé aurait révélé des portes antisouffle en béton d'un mètre d'épaisseur. Ces portes donnaient accès à des rampes aménagées en bout de piste. Chaque base occupait un carré de cinq kilomètres de côté, et tout le périmètre était entouré de clôtures barbelées. Mais comme cela avait été le cas pour Tarmiya, les bases construites par la Sixco semblaient inactives et on les avait donc laissées de côté.
Quand ils opéraient à partir de ces bases, les pilotes recevaient leurs ordres en sous-sol, grimpaient dans leur cockpit et mettaient en route les réacteurs. Ce n'est que lorsqu'ils étaient à pleine puissance, avec des barrières antijets pour protéger le reste de la base des gaz brûlants et les envoyer dans l'atmosphère où ils se mélangeaient à l'air chaud du désert, que l'on ouvrait les portes d'accès aux rampes.
Les chasseurs accéléraient sur la rampe, réchauffe allumée, jaillissaient sur la piste et décollaient quelques secondes plus tard. Même lorsque les AWACS les repéraient, on avait l'impression qu'ils sortaient de nulle part et on supposait donc qu'ils exécutaient une mission basse altitude au départ de quelque autre endroit.
Le colonel Abdelkarim Badri était basé dans l'une des bases Sixco, connue sous le sigle KM 160, car elle se trouvait sur la route Bagdad-Ar-Rutba, à cent soixante kilomètres à l'ouest de Bagdad. Son jeune frère se présenta au poste de garde juste après le coucher du soleil.
Compte tenu de son grade, la sentinelle dans sa guérite lui téléphona immédiatement dans sa chambre et une jeep apparut bientôt, cahotant au milieu du désert. A première vue, elle aussi ne sortait de nulle part.
Un jeune lieutenant de l'armée de l'air accompagna le visiteur dans la base. La jeep prit ensuite une autre rampe inclinée camouflée qui descendait à l'intérieur du complexe souterrain. Laissant la jeep au parking, le lieutenant le guida dans de longs couloirs bétonnés. Ils passèrent devant des cavités où des mécaniciens travaillaient sur des MIG 29. L'air était pur et filtré, et l'on entendait en permanence le bourdonnement des diesels.
Ils pénétrèrent enfin au mess des officiers supérieurs et le lieutenant frappa à une porte. On cria d'entrer, et il introduisit Osman Badri dans la chambre de l'officier commandant l'escadron.
Abdelkarim se leva et les deux frères s'embrassèrent. Le plus âgé des deux avait trente-sept ans, il était également colonel. C'était un bel homme qui portait une fine moustache à la Ronald Colman. Célibataire, il n'avait jamais eu de problème pour attirer l'attention de la gent féminine. Son allure, son sourire, son uniforme et son macaron de pilote plaidaient pour lui. Et il était réellement ce qu'il paraissait être : les généraux de l'armée de l'air le considéraient comme leur meilleur pilote de chasse, et les Russes qui l'avaient formé sur le MIG 29 Fulcrum, le fleuron de leur aviation, étaient du même avis.
" Eh bien, mon frère, qu'est-ce qui t'amène ? " lui demanda-t-il.
Pendant qu'il prenait un siège et se versait une tasse de café, Osman avait eu le temps d'observer son frère aîné. Des rides nouvelles étaient apparues à la commissure de la bouche, et on lisait une certaine lassitude dans ses yeux.
Abdelkarim n'était ni un imbécile ni un lâche. Il avait effectué huit missions contre les Américains et les Britanniques et il avait réussi à rentrer de justesse à chaque fois. Il avait vu les meilleurs de ses camarades se faire descendre par les Sparrow et les Sidewinder, et lui-même leur avait échappé à quatre reprises.
En revenant de sa première tentative d'interception de bombardiers américains, il avait bien dû admettre que la partie était inégale. Il ne bénéficiait d'aucun guidage ni de la moindre information sur les appareils ennemis : leur nombre, leur type, leur altitude ou leur cap. Les radars irakiens étaient hors service, les centres de contrôle et de transmissions réduits en miettes, et les pilotes se trouvaient donc livrés à eux-mêmes. Plus grave encore, les Américains avec leurs AWACS arrivaient à détecter les appareils irakiens alors qu'ils n'avaient pas encore atteint mille pieds, disaient à leurs pilotes où ils devaient aller et comment prendre la meilleure position de tir. Pour les Irakiens, chaque mission de combat était une véritable opération suicide. Abdelkarim Badri le savait fort bien.
Mais il ne dit rien de tout cela, se força à sourire et demanda à son frère de ses nouvelles. Ce qu'il entendit lui fit perdre son sourire. Osman lui relata les événements des soixante dernières heures : l'arrivée de l'AMAM à l'aube, la fouille, la découverte faite dans le jardin, le passage à tabac de leur mère et de Talat, l'arrestation de leur père. Il lui dit qu'on lui avait demandé de venir lorsque le pharmacien avait fini par réussir à le joindre, et comment il avait pris la route jusqu'à chez eux. Là, il avait trouvé le corps de leur père allongé sur la table de la salle à manger.
Abdelkarim serra les lèvres de colère lorsque Osman lui apprit ce qu'il avait découvert en ouvrant le linceul, et comment leur père avait été enterré le matin même. L'aîné se pencha un peu plus quand Osman lui raconta encore que quelqu'un l'avait intercepté à la sortie du cimetière.
" Tu lui as raconté tout ça ? demanda-t-il à son frère lorsque celui-ci eut terminé le récit de la conversation qui avait suivi.
- Oui.
- Et c'est vrai, tout est vrai ? Tu as vraiment construit cette Forteresse, la Qu'ala ?
- Oui.
- Et tu lui as vraiment indiqué où c'était, pour qu'il aille le raconter aux Américains ?
- Oui. J'ai eu tort? "
Abdelkarim réfléchit un bon bout de temps.
" Combien de gens, dans tout l'Irak, sont au courant ?
- Six, répondit Osman.
- Donne-moi les noms.
- Le Raïs, Hussein Kamil qui a assuré le financement et la main-d’œuvre, Amer Saadi pour la technologie, puis le général Ridha qui a fourni ses artilleurs et le général Musuli, commandant le génie - c'est lui qui m'a proposé pour ce boulot. Et enfin moi, qui l'ai construite.
- Les pilotes d'hélicoptères qui amenaient les visiteurs ?
- Ils ne connaissaient que le cap dont ils avaient besoin pour leur navigation, mais ils ne voyaient rien de ce qui se passait à l'intérieur. Et on les maintenait en quarantaine dans une base isolée, j'ignore où exactement.
- Parmi les visiteurs, combien pourraient être au courant ?
- Aucun. On leur mettait un bandeau avant le décollage et ils le gardaient jusqu'à l'arrivée.
- Si les Américains détruisent cette Qubth-ut-Allah, à ton avis, qui l’AMAM va-t-il soupçonner ? Le Raïs, les ministres, les généraux - ou bien toi ? "
Osman laissa tomber la tête entre ses mains.
" Mais qu'est-ce que j'ai fait ? gémissait-il.
- J'ai bien peur, petit frère, que tu n'aies fait notre perte à tous. "
Les deux hommes connaissaient parfaitement les règles. En cas de trahison, le Raïs n'exigeait pas seulement un sacrifice, mais l'extermination de trois générations. Le père et les oncles, car ils appartenaient à cette engeance maudite ; les frères pour la même raison ; et enfin les fils et les neveux, car ils pouvaient être tentés plus tard de chercher vengeance. Osman Badri se mit à pleurer doucement.
Abdelkarim se leva et serra Osman dans ses bras.
" Tu as eu raison, mon frère, tu as fait ce que tu devais faire. Maintenant, il faut trouver comment on va se sortir de là. "
II consulta sa montre : huit heures du soir.
" II n'y a pas moyen de téléphoner d'ici à Bagdad, fit-il. Il n'y a que des lignes enterrées réservées aux forces armées, entre bunkers. Mais ce message ne leur est pas destiné. A ton avis, il te faut combien de temps pour rentrer en voiture chez notre mère ?
- Trois heures, peut-être quatre, répondit Osman.
- Cela fait donc nuit heures pour l'aller-retour. Dis à notre mère de mettre tout ce qu'elle a de précieux dans la voiture de notre père. Elle ne conduit pas très bien, mais ça ira. Dis-lui d'emmener Talat et d'aller dans son village. Elle trouvera refuge dans sa tribu jusqu'à ce que l'un de nous deux prenne contact avec elle. Compris ?
- Oui, je peux être de retour à l'aube. Pourquoi ?
- Avant l'aube. Demain, j'emmène une patrouille de MIG en Iran. Les autres sont déjà partis là-bas. C'est un plan complètement fou qui a été décidé par le Raïs pour sauver ses meilleurs chasseurs. C'est une idiotie, bien sûr, mais ça peut au moins nous sauver la vie. Je t'emmène avec moi.
- Je croyais que le MIG 29 était un monoplace ?
- J'ai un appareil d'entraînement, un biplace, la version UB. Tu seras en uniforme d'officier de l'armée de l'air. Pars maintenant. "
Cette nuit-là, Mike Martin marchait vers l'ouest le long de la route Ar-Rutba lorsque la voiture d'Osman Badri le dépassa en trombe en direction de Bagdad. Aucun des deux ne fit attention à l'autre. Martin se dirigeait vers la rivière la plus proche qui se trouvait à vingt-cinq kilomètres devant lui. Comme les ponts étaient détruits, il y aurait un bac et il avait des chances de trouver un chauffeur de camion qui, moyennant finances, accepterait de le conduire encore plus à l'ouest.
Il trouva ce camion peu après minuit, mais il s'arrêtait un peu après Muhammadi. Il reprit son attente. A trois heures, la voiture du colonel Badri repassa en sens inverse. Martin ne fit aucun signe et la voiture ne s'arrêta pas. Le conducteur était visiblement pressé. Juste avant l'aube, un troisième camion passa, venant d'une route secondaire. Il s'arrêta pour le prendre à son bord. Il paya le chauffeur grâce à sa petite réserve de dinars qui commençait à fondre, en bénissant le donateur inconnu qui lui en avait remis une liasse à Mansour. A l'aube, supposait-il, la cuisinière de Koulikov commencerait à se plaindre qu'elle avait perdu son jardinier.
Si l'on fouillait sa remise, on trouverait le bloc de papier à lettres sous sa paillasse, objet assez étrange pour un analphabète, et des recherches un peu approfondies ne tarderaient pas à mettre la main sur l'émetteur caché sous les carreaux du sol. A midi, la chasse serait déjà bien engagée, d'abord à Bagdad puis dans la campagne. Il fallait absolument qu'à la tombée de la nuit, il soit déjà assez loin dans le désert, en route pour la frontière saoudienne.
Le camion dans lequel il avait pris place avait dépassé- le kilomètre 160 lorsque la patrouille de MIG 29 décolla.
Osman Badri était terrifié, car il était de ceux qui ont la phobie de l'avion. Dans les souterrains de la base, il était resté un peu en retrait tandis que son frère donnait ses instructions aux quatre jeunes pilotes qui devaient constituer le reste de la patrouille. La plupart des hommes de l'âge d'Abdelkarim étaient morts, et il s'agissait donc de jeunots, de dix ans plus jeunes que lui, tout juste sortis de l'école. Ils écoutaient avec la plus grande attention leur commandant d'escadron et acquiesçaient fréquemment d'un signe de tête.
A l'intérieur du MIG, même avec la verrière fermée, Osman se dit qu'il n'avait encore jamais entendu un vacarme pareil lorsque les deux réacteurs soviétiques RD 33 montèrent en régime jusqu'à la puissance maximum à sec. Recroquevillé dans son siège, derrière son frère, Osman vit les grandes portes antisouffle s'ouvrir, poussées par leurs vérins hydrauliques, et un carré de ciel bleu clair apparut au bout du tunnel. Le bruit augmenta encore lorsque le pilote poussa la manette jusqu'à la réchauffe, et l'intercepteur soviétique à double dérive se mit à trembler sur ses freins.
Lorsque les freins furent lâchés, Osman eut l'impression qu'une mule venait de lui donner une grande ruade dans le derrière. Le MIG bondit en avant, les murs de béton défilaient derrière eux à toute allure, l'appareil monta la rampe et émergea dans la lumière de l'aube.
Osman ferma les yeux et se mit à prier. Le crissement des roues cessa, il avait l'impression de flotter et il ouvrit les yeux. Ils étaient en l'air, le MIG de tête faisant des cercles à basse altitude au-dessus de KM 160 tandis que les quatre autres chasseurs sortaient du tunnel sous eux. Puis les portes se refermèrent et la base cessa soudain d'exister.
Tout autour de lui, car la version UB était un appareil d'entraînement, se trouvaient des cadrans et des aiguilles, des boutons, des commutateurs, des écrans, des poussoirs et des manettes. Un manche en double se dressait entre ses jambes. Son frère lui avait dit de ne toucher à rien, ce qui lui convenait parfaitement.
A mille pieds, les cinq MIG se formèrent en échelon, les quatre jeunes derrière leur chef de patrouille. Son frère prit un cap très légèrement sud-est, restant à basse altitude et espérant ainsi échapper à la détection en traversant la banlieue sud de Bagdad. Il pensait que les MIG se perdraient ainsi dans le retour de sol et les échos des installations industrielles.
Tenter d'éviter les radars des AWACS qui patrouillaient dans tout le Golfe était un pari très risqué, mais il n'avait pas le choix. Ses ordres étaient formels et Abdelkarim Badri avait désormais une raison supplémentaire d'espérer arriver en Iran.
La chance était avec lui, ce matin-là. A chaque changement d'équipe, l'AWACS devait rentrer à sa base avant d'être remplacé par un autre appareil. Durant la relève, il y avait parfois un court laps de temps au cours duquel la veille radar n'était plus assurée. Le passage des MIG à basse altitude entre le sud de Bagdad et Salman Pak se trouva coïncider précisément avec l'un de ces moments.
Le pilote irakien espérait qu'en se maintenant à mille pieds, il parviendrait à se faufiler sous les vols américains, qui avaient plutôt tendance à opérer à plus de vingt mille pieds. Il voulait frôler la ville irakienne d'Al-Kut par le nord, puis mettre le cap directement sur la frontière iranienne en coupant au plus court.
Ce matin-là, à cette même heure, le capitaine Don Walker, de l'escadron de chasse 336, basé à Al-Kharz, menait une patrouille de quatre Strike Eagle vers Al-Kut. Sa mission consistait à bombarder un important pont fluvial sur le Tigre, sur lequel des chars de la garde républicaine avaient été repérés par un J-STAR qui faisait route au sud vers le Koweït.
Le 336 avait fait essentiellement des missions de nuit, mais le pont d'Al-Kut était un objectif qu'il fallait " traiter " d'urgence. Il n'y avait pas de temps à perdre si on voulait l'interdire aux chars irakiens qui se déployaient au sud. Le raid de ce matin portait donc le nom de code " Jérémie Direct ". Le général Chuck Horner désirait que la besogne soit faite, et vite.
Les Eagle emportaient des bombes laser de deux mille livres et des missiles air-air. A cause de la position des pylônes de voilure, les bombes étaient disposées d'un côté et les missiles sous l'autre aile. Le chargement était donc dissymétrique, car les bombes étaient nettement plus lourdes que les missiles Sparrow. Certes, le pilote automatique compensait le déséquilibre, mais ce n'était pas le type de chargement que les pilotes auraient choisi en cas de combat tournoyant.
Tandis que les MIG, maintenant descendus à cinq cents pieds en suivant le terrain, se dirigeaient toujours cap à l'ouest, :les Eagle remontaient du sud, à quatre-vingts nautiques de là. Le premier indice qu'Abdelkarim Badri avait eu de leur présence était un bourdonnement sourd dans ses oreilles. Derrière lui, son frère ne comprenait pas de quoi il s'agissait, mais les autres pilotes le savaient parfaitement. Le MIG biplace d'entraînement était en tête, les quatre pilotes novices suivant en V derrière lui. Ils avaient entendu le signal eux aussi.
Ce bourdonnement venait du détecteur radar. Il signifiait qu'il y avait un radar quelque part autour d'eux et qu'il balayait le ciel. Les quatre Eagle avaient mis leurs radars en mode " recherche ". Les faisceaux électromagnétiques balayaient le ciel devant eux pour voir s'il y avait quelque chose. Les détecteurs radar soviétiques avaient détecté les émissions et prévenaient les pilotes.
Les MIG ne pouvaient rien faire d'autre que continuer. A cinq cents pieds, ils étaient largement plus bas que les Eagle, mais leurs routes allaient se croiser.
A soixante nautiques, le bourdonnement augmenta dans les oreilles des pilotes irakiens et se transforma en un sifflement plus aigu. Cela signifiait : quelqu'un vient de basculer du mode " recherche " en mode " poursuite ".
Derrière Don Walker, son nav, Tim, se rendit compte que son radar avait changé de mode. Au lieu de continuer à balayer d'un bord à l'autre, les radars américains avaient accroché quelque chose. Ils émettaient désormais un faisceau plus étroit et se concentraient sur ce qu'ils avaient détecté.
" Nous avons cinq non-identifiés, dix heures, bas ", murmura le nav, et il mit en route l’IFF. Ses trois collègues en firent autant.
L'IFF est un transpondeur qui équipe tous les appareils de combat. Il envoie des impulsions sur certaines fréquences qui changent tous les jours. Les appareils amis qui reçoivent cette impulsion répondent en retour, ce qui signifie : je suis ami. Les appareils ennemis ne le peuvent pas. Les cinq points lumineux qui apparaissaient sur l'écran radar des Eagle à plusieurs nautiques devant auraient pu être des appareils amis rentrant de mission. Cela était plus que probable, dans la mesure où il y avait beaucoup plus d'appareils alliés dans le ciel que d'irakiens.
Tim interrogea les cinq échos non identifiés en modes 1, 2 puis 4. Pas de réponse.
" Hostiles ", déclara-t-il. Don Walker commuta ses missiles en mode " radar ", murmura " engagement " aux trois autres pilotes de sa patrouille, fit piquer son avion et mit le cap sur l'objectif.
Abdelkarim Badri était en mauvaise posture et il en était parfaitement conscient. Il le savait depuis que les radars américains s'étaient verrouillés sur lui. Il n'avait nul besoin d'IFF pour deviner que ces appareils n'étaient certainement pas irakiens. Il savait qu'il venait de se faire repérer par l'ennemi et que ses jeunes pilotes ne feraient pas le poids.
Sa faiblesse tenait essentiellement à son MIG. Comme il s'agissait de la version d'entraînement, seul modèle biplace, il n'avait jamais été prévu pour combattre. Les MIG monoplaces disposaient d'un radar pour guider leurs missiles, mais la version d'entraînement ne possédait qu'un télémètre qui n'avait aucune fonction opérationnelle. Le colonel Badri devait donc se contenter de savoir ce qui se passait dans un secteur de soixante degrés devant son nez. Il savait que quelqu'un l'avait accroché, mais il ne pouvait pas le voir.
" Tu vois quelque chose ? " demanda-t-il à son ailier. Il eut droit à une réponse brève et haletante. " Quatre hostiles, trois heures, plus haut que nous. Ils plongent. " Son pari avait donc échoué. Les Américains déboulaient du sud et s'apprêtaient à les engager. " Dispersez-vous, descendez le plus bas possible, allumez la réchauffe et dirigez-vous vers l'Iran ", cria-t-il.
Les jeunes pilotes n'avaient pas besoin qu'on le leur dise deux fois. Un jet de flammes s'échappa des tuyères des MIG lorsque les quatre manettes de gaz poussées à fond enclenchèrent la réchauffe. Les chasseurs bondirent, passèrent le mur du son et multiplièrent leur vitesse par deux.
En dépit de la forte augmentation de la consommation, les monoplaces pouvaient continuer ainsi assez longtemps pour fuir les Américains et gagner l'Iran. Ils avaient suffisamment d'avance sur les Eagle qui ne parviendraient jamais à les rattraper, même en passant sur réchauffe à leur tour.
Abdelkarim Badri n'avait pas cette possibilité. En réalisant cette version d'entraînement, les ingénieurs soviétiques ne l'avaient pas seulement équipée d'un radar simplifié, ils avaient également considérablement réduit sa capacité d'emport de carburant pour faire de la place au deuxième homme. Le colonel avait des réservoirs supplémentaires, mais ce ne serait pas suffisant. Il se trouvait devant quatre solutions. Il ne lui fallut pas plus de quatre secondes pour prendre sa décision.
Il pouvait allumer la réchauffe, échapper aux Américains et rentrer à sa base. Là, il serait arrêté et, tôt ou tard, se retrouverait entre les mains de l'AMAM qui le torturerait à mort. Il pouvait allumer la réchauffe et continuer vers l'Iran. Il échapperait aux Américains mais se retrouverait à court de carburant peu de temps après avoir franchi la frontière. Même s'il parvenait à s'éjecter avec son frère, ils tomberaient aux mains des tribus iraniennes qui avaient tant souffert, lors de la guerre contre l'Irak, des bombes qu'avaient déversées sur eux les aviateurs irakiens. Il pouvait allumer la réchauffe pour éviter les Eagle puis mettre cap au sud et s'éjecter au-dessus de l'Arabie Saoudite où il serait fait prisonnier. Il ne lui vint pas un seul instant à l'idée qu'il y serait convenablement traité.
Il se remémora quelques vers qu'il avait appris dans sa jeunesse, un poème qui remontait au temps clé l'école de M. Hartley. Tennyson ? Wordsworth ? Non, Macaulay, c'était ça, Macaulay, quelques vers à propos d'un homme qui vit ses derniers moments, quelque chose qu'il avait récité en classe :
Pour chaque homme sur cette terre,
La mort vient tôt on tard.
Et comment mieux, mourir
Qu'en faisant face aux terreurs de la mort,
Pour les cendres de ses pères
Et les temples de ses dieux ?
Le colonel Abdelkarim Badri poussa la manette, alluma la réchauffe, fit virer brutalement son MIG et se dirigea vers les chasseurs américains.
Dès qu'il eut viré, les quatre Eagle apparurent sur son écran radar. Deux d'entre eux s'étaient détachés pour se lancer à la poursuite des monoplaces. Tous avaient allumé la réchauffe et étaient en vol supersonique. Mais leur chef de patrouille arrivait droit sur lui. Badri ressentit un choc violent quand son Fulcrum passa le mur du son, rectifia d'un coup de manche et se dirigea sur l'Eagle qui lui plongeait dessus.
" Bon Dieu, il se dirige droit sur nous ", fit Tim à l'arrière. Walker n'avait pas besoin qu'on le prévienne. Son écran radar lui indiquait quatre échos en train de s'évanouir, les appareils irakiens qui fuyaient vers l'Iran, et l'écho isolé du chasseur ennemi qui grimpait pour l'attaquer. L'indicateur de distance tournait comme un réveil fou. A trente nautiques, ils se ruaient l'un vers l'autre à la vitesse de deux mille nœuds. Il n'était pas encore en vue du Fulcrum, mais cela n'allait plus tarder.
A bord du MIG, le colonel Osman Badri était complètement déboussolé. Il ne comprenait rien à ce qui se passait. Le choc brutal de la réchauffe lui avait donné un nouveau coup de pied dans le derrière, et le virage pris à 7 G l'avait rendu inconscient quelques secondes. " Qu'est-ce qui se passe ? " cria-t-il dans son masque. Il ne voyait pas que le bouton " silence " avait été poussé et que son frère ne pouvait l'entendre.
Don Walker avait le pouce posé sur la console missiles. Il avait le choix entre le AIM-7 Sparrow guidé par radar et l'AIM-9 Sidewinder à autodirecteur infrarouge. Il aperçut son adversaire à quinze nautiques, petit point noir se précipitant vers lui. La dérive double indiquait qu'il avait affaire à un MIG 29 Fulcrum, sans aucun doute l'un des meilleurs întercepteurs qui soient au monde, s'il est entre de bonnes mains.
Walker ignorait qu'il se trouvait face à un appareil d'entraînement, la version UB. Mais il savait que cet appareil pouvait emporter le missile soviétique AA-10 qui avait la même portée que son AIM-7. C'est la raison pour laquelle il choisit les Sparrow.
Il les lança tous les deux à douze nautiques. Les missiles jaillirent, captant l'énergie radar réfléchie par le MIG, et se dirigèrent droit sur lui.
Abdelkarim Badri aperçut les éclairs de missiles lancés par l’Eagle. Cela lui donnait quelques secondes de répit s'il parvenait à obliger l'Américain à cesser le combat. Il tira une manette de la main gauche.
Don Walker s'était bien souvent demandé comment cela se passerait. A présent, il savait. Un éclair de lumière éblouissant apparut sous l'aile du MIG. Il sentit une main d'acier lui tordre les entrailles et la peur lui glaça les sangs. Quelqu'un venait de tirer deux missiles contre lui et il contemplait la mort qui arrivait sur lui, inexorable.
Deux secondes après qu'il eut tiré ses Sparrow, Walker regretta de ne pas avoir choisi les Sidewinder. La raison en était simple ; les Sidewinder étaient du type " tire et oublie ", ils pouvaient trouver leur cible tout seuls, quoi que fasse l'Eagle. Mais les Sparrow avaient besoin de l'Eagle pour les guider. S'il dégageait maintenant, les missiles, privés de guidage, deviendraient fous et suivraient une trajectoire erratique dans le ciel avant de s'écraser au sol.
Une fraction de seconde avant de dégager, il vit les " missiles " tirés par le MIG descendre vers la terre en tournoyant sur eux-mêmes. Il comprit soudain qu'il ne s'agissait pas de missiles. L'Irakien avait essayé de le feinter en larguant ses réservoirs supplémentaires. Les conteneurs en aluminium -avaient réfléchi la lumière du soleil levant, ce qui donnait l'impression de moteurs fusée. C'était un piège et Don Walker avait bien failli s'y laisser prendre.
A bord de son MIG, Abdelkarim Badri s'aperçut que l'Américain n'avait pas l'intention de dégager. Il avait testé ses nerfs et avait perdu. Dans le siège arrière, Osman avait fini par trouver la pédale du micro. En regardant derrière lui, il voyait qu'ils étaient en train de grimper et qu'ils se trouvaient déjà à plusieurs milliers de mètres au-dessus du sol.
" Où est-ce qu'on va ? " cria-t-il. La dernière chose qu'il entendit fut la voix d'Abdelkarim, très calme : "
Va en paix, mon frère. Allah-o-Akhbar. "
Walker vit les deux Sparrow exploser à cet instant, puis deux grands jets de flammes à trois nautiques devant lui. Lit morceaux du chasseur soviétique retombaient sur le territoire irakien. Des rigoles de sueur dégoulinaient sur sa poitrine.
Randy Roberts, son ailier, qui était resté en arrière et au-dessus de lui, apparut sur sa droite, sa main droite levée et le pouce en l'air. Il lui rendit son geste et les deux autres Eagle, qui avaient abandonné la poursuite des autres MIG, se remirent en formation. Puis ils reprirent leur mission contre le pont d'Al-Kut.
La vitesse à laquelle se passe un combat aérien est telle que toute l'action, depuis la première détection radar jusqu'à la destruction du Fulcrum, n'avait duré au total que trente-huit secondes.
L'observateur arriva à la Banque Winkler à dix heures précises, en compagnie de son " directeur financier ". Le plus jeune des deux avait un attaché-case contenant cent mille dollars en espèces.
En fait, cet argent n'était qu'un prêt temporaire consenti par le sayan de la banque, qui s'était senti plus soulagé en sachant que l'argent serait temporairement déposé à la Banque Winkler et qu'on le lui rendrait ensuite.
Lorsqu'il vit l'argent, Herr Gemutlich se sentit tout guilleret. Son enthousiasme se serait refroidi s'il avait su que les billets n'occupaient que la moitié de la mallette. Il aurait été carrément horrifié s'il avait vu ce que recelait le double fond.
Pour des raisons de discrétion, on envoya le financier dans le bureau de Fraulein Hardenberg tandis que l'avocat et le banquier mettaient au point les codes et instructions de fonctionnement du nouveau compte. Il revint prendre le reçu et, à onze heures, tout était réglé. Herr Gemutlich appela le coursier pour raccompagner ses visiteurs dans le hall puis jusqu'à la porte d'entrée.
Pendant qu'ils descendaient, le financier murmura quelques mots dans l'oreille de l'Américain, et l'avocat traduisit ce qu'il venait de dire au portier. L'homme fit signe qu'il avait compris et arrêta l'ascenseur à mi-chemin. Tous les trois sortirent de la cabine.
L'avocat montra à son compagnon la porte des toilettes pour hommes et le financier entra. Les deux autres restèrent dehors pour l'attendre.
A ce moment, on entendit un brouhaha dans le hall d'entrée. Le bruit était clairement audible car le hall se trouvait vingt mètres plus loin au bout du couloir et quinze marches plus bas.
Le portier murmura un mot d'excuse et se précipita dans le couloir pour voir ce qui se passait.
Le spectacle était consternant. Trois types, visiblement ivres, se battaient. Ils avaient réussi à pénétrer dans le hall et embêtaient la réceptionniste en exigeant de l'argent pour se payer un coup. Plus tard, elle expliqua qu'ils avaient réussi à se faire ouvrir la porte en prétendant qu'ils étaient postiers,
Indigné, le portier essaya de chasser les voyous. Personne ne remarqua que l'un d'entre eux avait laissé tomber en entrant un paquet de cigarettes vide au pied de la porte qui ne pouvait désormais plus se refermer automatiquement. Dans la bagarre, personne ne remarqua non plus qu'un quatrième homme était entré à quatre pattes. Lorsqu'il se releva, il fut immédiatement rejoint par l'avocat new-yorkais qui avait suivi le portier jusqu'en bas des marches.
Ils restèrent à attendre là pendant que le portier finissait de jeter les trois malfrats dehors. Lorsqu'il revint, le portier de la banque vit que l'avocat et le financier étaient descendus à pied de leur propre initiative. Il se confondit en excuses en déplorant le spectacle indigne qui leur avait été imposé et les raccompagna jusqu'à la sortie.
Une fois arrivé sur le trottoir, le financier laissa échapper un grand soupir de soulagement. " J'espère bien ne jamais avoir à refaire une chose pareille, fit-il.
- T'en fais pas, dit l'avocat, tu as été parfait. "
Ils parlaient hébreu car le " financier " ne connaissait pas d'autre langue. C'était en fait un banquier de Beershe'eva et la seule raison pour laquelle il était à Vienne était qu'il se trouvait être le frère jumeau du perceur de coffres. Celui-ci était à présent immobile dans le placard à balais des toilettes. Il allait y rester sans bouger pendant douze heures.
Mike Martin parvint à Ar-Rutba au milieu de l'après-midi. Il lui avait fallu vingt heures pour couvrir une distance qui n'aurait dû lui en prendre que six en temps normal s'il avait été en voiture.
Il trouva aux portes de la ville un berger qui surveillait un troupeau de chèvres. Il lui acheta quatre bêtes en échange de ses derniers dinars, c'est-à-dire à un prix deux fois plus élevé que ce que l'homme aurait pu en tirer au marché.
Les chèvres semblaient heureuses d'aller se promener dans le désert, même avec un collier de corde. Elles auraient du mal à comprendre qu'elles n'étaient là que pour justifier la présence de Mike Martin au beau milieu du désert. Le soleil baissait.
Son problème était qu'il n'avait pas de boussole. Il l'avait abandonnée avec tout le reste de son équipement sous les carreaux de sa remise, à Mansour. Mais en s'aidant du soleil et de sa montre bon marché, il réussit à peu près à suivre le cap en se basant sur l'antenne radio pour rejoindre l'oued où sa moto était enfouie.
Cela représentait huit kilomètres à pied, mais les chèvres le ralentissaient. Il se félicita de les avoir achetées quand il aperçut des soldats qui l'observaient depuis la route. Puis il disparut de leur vue. Les soldats n'avaient pas bronché.
Il trouva le bon oued juste avant le coucher du soleil, repéra les marques qui avaient été faites sur les rochers et se reposa jusqu'à la nuit tombée avant de commencer à creuser. Ravies, les chèvres gambadaient autour de lui.
Tout était là, encore emballé dans le sac en plastique : une Yamaha 125 cc tout-terrain noire, avec des réservoirs d'appoint sur le porte-bagages. Il y avait également une boussole, plus une arme de poing et des munitions. Le SAS avait longtemps privilégié le Browning 132, mais avait fini par fixer son choix sur le Sig Sauer 9 mm de fabrication suisse. C'était ce modèle, très costaud, qu'il avait à sa disposition. Il fixa l'étui à sa ceinture sur la hanche droite. Désormais, la prudence n'était plus de mise. Aucun paysan irakien ne circulait sur une machine de ce genre. Si on essayait de l'intercepter, il devrait tirer et prendre la fuite.
Il roula toute la nuit, à une vitesse supérieure aux Land Rover à l'aller. Avec sa moto, il pouvait foncer en terrain plat et n'avait aucun mal à escalader les barrières rocheuses des oueds, en s'aidant de ses pieds et en mettant les gaz.
A minuit, il refit le plein d'essence, but un peu d'eau et avala des rations K qui avaient également été stockées dans la cache. Puis il reprit sa route vers le sud en direction de la frontière saoudienne.
Il ne sut jamais à quel moment il avait franchi la frontière. Autour de lui, tout n'était que sable et rochers, gravier et éboulis. Pas le moindre indice. Comme il avait roulé en zigzag, il lui était impossible d'évaluer la distance qu'il avait réellement parcourue.
Il se disait qu'il saurait qu'il était arrivé en Arabie en croisant la Tapline, seule route existant dans les parages. Le terrain devenait plus facile et il roulait à trente à l'heure lorsqu'il aperçut le véhicule. S'il n'avait pas été aussi épuisé, il aurait réagi plus vite. Mais il était mort de fatigue et ses réflexes étaient émoussés.
La roue avant de sa moto heurta un fil tendu en travers de la route et il tomba, roulant quelques mètres avant de s'arrêter sur le dos. Lorsqu'il ouvrit les yeux et regarda en l'air, il vit une silhouette penchée sur lui et l'éclat d'un canon.
" Bouge pas, mec. "
Ce n'était pas de l'arabe. Il essaya de faire fonctionner son cerveau fatigué. Ça lui disait quelque chose, mais c'était tellement loin. Oui, à Haileybury, un malheureux professeur avait essayé de lui inculquer les subtilités de la langue de Corneille, de Racine et de Molière.
" Ne tirez pas, fit-il lentement, je suis anglais. "
II n'y avait en tout et pour tout que trois sergents de nationalité britannique dans toute la Légion étrangère française, et l'un d'eux s'appelait McCullin.
" C'est vrai ? répondit-il en anglais. Magne ton cul et monte dans le half-track. Et rappelle-toi que j'ai un pistolet. "
La patrouille de la Légion se trouvait très à l'ouest de sa position dans le dispositif allié. Elle recherchait d'éventuels déserteurs irakiens sur la Tapline. Grâce au sergent McCullin qui fit l'interprète, Martin expliqua au lieutenant français qu'il revenait d'une mission en Irak.
La Légion comprenait très bien ce genre de chose. Opérer derrière les lignes ennemies a toujours constitué l'une de ses spécialités. Heureusement, les légionnaires avaient la radio.
Le perceur de coffres attendit patiemment dans l'obscurité de son placard jusqu'à la nuit du jeudi. Il entendit les hommes de l'équipe de nettoyage entrer dans les toilettes, faire leur travail et repartir. A travers le mur, il entendait aussi l'ascenseur qui grinçait de temps à autre entre les étages. Il était assis sur sa mallette, le dos contre le mur, et il connaissait l'heure grâce à sa montre lumineuse.
Entre cinq heures et demie et six heures, il entendit le personnel qui gagnait l'entrée pour quitter l'établissement avant de rentrer à la maison. Il savait que le veilleur de nuit arrivait à six heures, accueilli par le portier qui, à cette heure-là, aurait vérifié, en consultant la liste établie chaque jour, que tout le monde était bien passé devant son bureau. Lorsque le coursier serait parti à son tour, peu après six heures, le gardien de nuit devait verrouiller la porte d'entrée et activer les alarmes. Puis il irait s'installer avec la télé portable qu'il apportait avec lui chaque soir et regarderait des émissions sportives jusqu'à l'heure de la première ronde.
D'après l'équipe Yarid, même les gens de l'équipe de nettoyage étaient surveillés. Ils commençaient par faire les parties communes - les halls, les escaliers et les toilettes les lundis, mercredis et vendredis soir, mais, le mardi soir, le, gardien n'avait rien à faire. Le dimanche, ils revenaient nettoyer les bureaux sous l'œil du portier qui restait avec eux en, permanence.
La routine du gardien de nuit était apparemment toujours la même. Il effectuait trois rondes dans l'immeuble, vérifiait toutes les portes, à dix heures du soir, deux heures et cinq heures du matin.
Entre le moment où il arrivait et sa première ronde, il regardait la télé et mangeait le contenu de sa gamelle. Entre vingt-deux heures et deux heures du matin, il somnolait. II avait avec lui un petit réveil qui sonnait à deux heures. Le perceur de coffres avait l'intention d'intervenir durant cet intervalle.
Il avait déjà vu le bureau de Gemütlich et sa porte imposante. Elle était en bois épais mais ne comportait heureusement aucune alarme. La fenêtre en possédait une et il avait remarqué la légère bosse que formaient deux détecteurs de pression cachés entre le parquet et la moquette.
A dix heures précises, il entendit l'ascenseur monter. Le gardien de nuit commençait sa ronde. Il débutait par le dernier étage et redescendait à pied jusqu'en bas.
Une demi-heure plus tard, le vieil homme avait terminé. Il passa la tête par la porte des toilettes pour hommes, alluma la lumière pour vérifier les barreaux et l'alarme de la fenêtre, referma la porte et retourna à son bureau dans l'entrée. Il décida de regarder un match qui était diffusé assez tard.
A vingt-deux heures quarante-cinq, le perceur de coffres, dans l'obscurité complète, quitta les toilettes et monta les escaliers jusqu'au quatrième.
Il lui fallut quinze minutes pour venir à bout de la porte de Herr Gemütlich. Le dernier pêne de la serrure à quatre verrous céda et il pénétra dans le bureau.
Il était équipé d'une petite lampe frontale, mais se servit d'une torche pour balayer la pièce. Il put ainsi éviter les deux détecteurs de pression et s'approcher du bureau par le côté qui n'était pas protégé. Il éteignît sa torche et continua à la seule lueur de la lampe frontale.
Les serrures en laiton des trois tiroirs du haut, qui dataient de plus d'un siècle, ne lui posèrent pas de problème. Lorsqu'il eut sorti les trois tiroirs de leurs logements, il avança la main à l'intérieur et se mit à chercher un bouton ou un levier. Rien. Ce n'est qu'une heure plus tard, derrière le troisième tiroir en bas à droite, qu'il découvrit ce qu'il cherchait. Une petite tige en laiton, de trois centimètres de long tout au plus. Lorsqu'il la poussa, il y eut un léger déclic et un morceau de placage à la base du pied s'écarta brusquement d'un centimètre.
La cavité était très étroite, moins de deux centimètres, mais elle était assez grande pour renfermer vingt-deux feuilles de papier fin. Chacune de ces feuilles était la copie de la lettre de mission qui suffisait à elle seule pour intervenir sur les différents comptes dont Gemütlich avait la charge.
Le perceur de coffres sortit son appareil photo et une paire de pinces, ainsi qu'un petit support en aluminium qui permettait de positionner l'appareil exactement à la bonne distance du papier. L'appareil était chargé avec une pellicule ultrasensible.
La feuille située sur le dessus du paquet concernait le compte ouvert la veille par l'observateur pour le compte d'un client américain imaginaire. Celle qu'il cherchait était en septième position. Il connaissait déjà le numéro de code - le Mossad avait versé de l'argent sur le compte de Jéricho pendant deux ans, avant que les Américains prennent le relais.
Par précaution, il photographia l'ensemble des documents. Après avoir remis la cachette dans son état d'origine, il remit tout en place et referma à clé chacun des tiroirs, sortit de la pièce et referma enfin la porte derrière lui. A une heure dix, il était de retour dans son placard.
Lorsque la banque ouvrit aux heures normales de bureau, le perceur de coffres laissa l'ascenseur remonter et descendre pendant une demi-heure, car il savait que le portier accompagnait chacun des membres du personnel jusqu'à son bureau. Le premier visiteur fit son apparition à dix heures moins dix. Quand l'ascenseur revint après l'avoir déposé, le perceur de coffres sortit des toilettes, s'engagea dans le couloir sur la pointe des pieds et jeta un coup d'œil dans le hall à ses pieds. Le bureau du portier était désert. L'homme était en haut, en train d'accompagner un client.
Le perceur de coffres sortit un petit boîtier de sa poche et pressa deux fois sur le bouton. Moins de trois secondes après, la sonnette de l'entrée retentit. La réceptionniste appuya sur la touche de son interphone et demanda : " Ja ?
- Lieferung ", répondit une petite voix. Elle appuya sur le bouton qui déverrouillait la porte d'entrée et un gros livreur sympathique entra dans le hall. Il transportait un tableau, enveloppé dans du papier kraft. " Et voilà, ma bonne dame, tout propre et prêt à être raccroché ", annonça-t-il.
La porte commençait à se refermer doucement derrière lui, quand une main se glissa dans l'interstice au ras du sol et y glissa un morceau de papier. La porte sembla se refermer, mais la serrure ne joua pas.
Le livreur posa la toile sur le bord du bureau de la réceptionniste. C'était un grand tableau, un mètre cinquante de large sur un mètre vingt de haut. Elle ne pouvait plus rien voir de ce qui se passait dans le hall.
" Mais je ne suis pas au courant... ", essaya-t-elle de protester. Le livreur passa la tête de l'autre côté de la toile.
" Signez simplement le bon de livraison, s'il vous plaît. " Et il lui tendit le bon. Tandis qu'elle l'examinait, le perceur de coffres descendit les escaliers de marbre et se faufila par la porte.
" Mais il s'agit de la galerie Hartzmann, dit-elle.
- C'est exact, Ballgasse, au numéro quatorze.
- Mais on est au huit, ici. C'est la Banque Winkler. La galerie est plus haut. "
Le livreur, tout surpris, fit ses excuses et sortit. Le coursier redescendit l'escalier en marbre. Elle lui expliqua ce qui venait de se passer. Il renifla un coup, regagna son bureau de l'autre côté du hall et se replongea dans la lecture de son journal.
Lorsque le Blackhawk déposa Mike Martin sur l'aéroport militaire de Riyad au milieu de la journée, un petit comité d'accueil l'attendait. Steve Laing était là, ainsi que Chip Barber. Il y avait aussi quelqu'un dont la présence le surprit : son chef, le colonel Bruce Craig. Pendant son séjour à Bagdad, le SAS avait augmenté ses effectifs déployés dans le désert irakien occidental, et il y avait maintenant deux escadrons sur place, sur les quatre basés à Hereford. L'un était resté là-bas en réserve, l'autre était découpé en petites unités qui participaient à des missions d'entraînement à travers le monde entier.
" Alors, vous avez réussi, Mike ? lui demanda Laing.
- Oui. Voici le dernier message de Jéricho, je n'ai pas pu vous le transmettre par radio. "
Il expliqua rapidement pourquoi et leur tendit la feuille de papier froissée qui contenait le rapport de Jéricho.
" Mec, on s'est fait du mouron quand on a vu qu'on n'arrivait pas à vous joindre depuis quarante-huit heures, fit Barber. Vous avez fait du beau boulot, major.
- Juste une chose, messieurs, dit le colonel Craig. Si vous en avez terminé avec lui, je peux le récupérer ? "
Laing lisait le papier, essayant de déchiffrer l'écriture arabe comme il pouvait. Il leva les yeux.
" Je pense que oui. Avec nos remerciements les plus sincères.
- Attendez une minute, intervint Barber. Qu'allez-vous en faire maintenant, mon colonel ?
- Oh, on va juste aller se détendre un peu dans notre cantonnement, de l'autre côté de la piste, et se payer un bon gueuleton...
- J'ai une meilleure idée, dit Barber. Major, que penseriez-vous d'un steak avec des frites, d'un bon bain dans une baignoire en marbre et d'un grand lit bien mou ?
- Ça me plairait assez, répondit Martin en riant.
- Parfait. Mon colonel, on a réservé une suite à l'hôtel Hyatt pour votre homme. C'est offert gracieusement par mon pays. OK?
- OK. Je vous verrai demain, Mike ", répondit Craig.
Pendant le court trajet jusqu'à l'hôtel de l'autre côté du quartier général du CENTAF, Martin donna à Laing et à Barber la traduction du message de Jéricho. Laing prenait des notes.
" C'est parfait, dit Barber, les gars de l'aviation vont y aller et détruire tout ça. "
Barber dut insister pour faire admettre ce paysan irakien sale et mal vêtu dans la meilleure suite du Hyatt. Lorsque ce fut réglé, l'homme de la CIA traversa la route pour se rendre au Trou Noir.
Martin passa une heure dans un bain brûlant, se rasa et se fit un shampooing. Quand il en sortit, le steak et les frites l'attendaient dans le salon.
Il n'avait pas avalé la moitié de son repas qu'il sentit le sommeil lui tomber dessus. Il réussit à peine à se traîner jusqu'au grand lit de l'autre côté de la porte et s'endormit immédiatement.
Un certain nombre de choses se produisirent pendant son sommeil. Un short, une chemise, des chaussettes, le tout repassé de frais, avaient été déposés dans le salon.
A Vienne, Gidi Barzilai envoya tous les détails concernant le compte numéroté de Jéricho à Tel-Aviv qui prépara un texte contenant les termes appropriés.
Karim attendait Edith Hardenberg à sa sortie de la banque. Il l'invita dans un café et lui expliqua qu'il devait rentrer passer une semaine en Jordanie pour aller voir sa mère qui était malade. Elle accepta ses raisons sans problème, lui prit la main et lui demanda de rentrer le plus vite possible.
Le Trou Noir expédia un certain nombre d'ordres à la base de Taif où un avion-espion TR-1 se préparait à décoller pour une mission dans l'extrême nord de l'Irak. Il devait prendre d'autres photos d'une importante usine d'armement située à As-Sharqat.
Cette mission fut modifiée et l'on fournit à l'appareil de nouvelles coordonnées. Il devait aller prendre en photo une région de collines dans le secteur nord du Djebel al-Hamreen. Lorsque le chef de l'escadron protesta en se plaignant de ce changement de dernière minute, on lui répondit que ses ordres étaient classés " Jérémie Direct ". Cela le fit taire.
Le TR-1 décolla juste après deux heures et, à quatre heures, ses premières images apparurent sur les écrans installés dans une salle de conférences au bout du couloir du Trou Noir.
Le ciel était couvert et il pleuvait sur le Djebel ce jour-là, mais, grâce à sa caméra infrarouge et à l'imagerie radar, l'ASARS-2, qui se moque des nuages, de la pluie, de la grêle, du gel, de la neige et de l'obscurité, l'avion-espion réussit à prendre ses photos sans difficulté.
Les deux analystes les plus expérimentés du Trou Noir, le colonel Beatty de l'US Air Force et le commandant Peck, de la Royal Air Force, les examinèrent dès qu'elles arrivèrent.
La conférence de planification des missions débutait à six heures. Il n'y avait que huit hommes présents. Dans le fauteuil de président, l'adjoint du général Chuck Horner, un homme qui décidait aussi vite que son chef mais en plus jovial, le général Buster Glosson. Les deux hommes du renseignement, Steve Laing et Chip Barber, avaient été convoqués parce que c'étaient eux qui avaient apporté l'information sur l'objectif et parce qu'ils connaissaient le contexte de cette révélation. Les deux analystes, Beatty et Peck, devaient donner leur interprétation des photos prises sur la zone. Il y avait enfin trois officiers d'état-major, deux Américains et un Britannique, qui devaient noter ce qui se disait et s'assurer que les ordres seraient donnés en conséquence.
Le colonel Beatty ouvrit le feu avec ce qui devait devenir le leitmotiv de la réunion.
" II y a un problème là-bas, déclara-t-il.
- Expliquez-vous, lui dit le général. '>
- Mon général, le renseignement qu'on nous a communiqué nous donne des coordonnées géographiques. Douze chiffres, six pour la latitude et six pour la longitude. Mais ce n'est pas une référence SATNAV, précise à quelques mètres près. Pour assurer le coup, nous avons agrandi la zone de recherche à deux kilomètres de côté.
- Et alors ?
- Et alors, voilà ce que ça donne. "
Le colonel Beatty leur montra le mur. La surface était presque complètement recouverte par une photo très agrandie à haute définition, améliorée par ordinateur. Elle faisait deux mètres de côté. Toute l'assistance regardait.
" Je ne vois rien, fit le général, rien que des montagnes.
- Mon général, c'est bien là qu'est le problème. Ce n'est pas ici. "
Tous les regards se tournèrent vers les " moustaches ". Après tout, c'était leur renseignement.
" Et qu'est-ce qui devait se trouver là-bas ? demanda lentement le général.
- Un canon, répondit Laing.
- Un canon ?
- Ce qu'on appelle le canon Babylone.
- Je croyais que vous aviez tout intercepté quand les morceaux sortaient d'usine.
- C'est ce que nous avons fait, mais apparemment, il y en a qui sont passés au travers.
- Nous avons déjà examiné cette question. On pensait qu'il s'agissait d'un missile ou d'une base secrète de chasseurs bombardiers. Aucun canon ne peut lancer une charge utile de cette taille.
- Celui-ci en est capable, mon général. J'ai vérifié avec Londres. Le tube fait cent quatre-vingts mètres de long, il a un mètre de calibre. La charge utile dépasse une tonne. La portée peut atteindre mille kilomètres, cela dépend de la poudre utilisée.
- Et quelle est la distance de là-bas jusqu'au Triangle ?
- Sept cent cinquante kilomètres. Mon général, vos hommes sont-ils capables d'intercepter un obus ?
- Non.
- Et les missiles Patriot ?
- Peut-être, s'ils sont au bon endroit au bon moment et s'ils arrivent à le détecter à temps. Mais la réponse est probablement non.
- Le problème, intervint le colonel Beatty, c'est que, canon ou missile, il n'est pas là.
- Enterré dans le sol, comme l'usine d'Al-Qubai ? suggéra Barber.
- Là-bas, c'était camouflé en dépôt d'épaves, dit le commandant Peck. Ici, il n'y a rien. Pas de route, pas de pistes, pas de lignes électriques, pas de défenses ni de zone hélico, pas de barbelés ni de casernes pour les gardes, rien qu'un paysage désolé, des collines et des montagnes séparées par des vallées.
- Supposons, déclara Laing qui se sentait un peu sur la défensive, supposons qu'ils aient utilisé le même truc qu'à Tarmiya - placer le périmètre des défenses très loin, si loin que ce serait en dehors de la photo ?
- Nous y avons pensé, lui répondit Beatty, nous avons regardé à quatre-vingts kilomètres à la ronde dans toutes les directions. Rien, pas une défense.
- Ce ne serait qu'une opération de diversion? proposa Barber.
- Impossible. Les Irakiens défendent toujours ce à quoi ils tiennent, y compris contre les gens de chez eux. Regardez ici. "
Le colonel Beatty s'approcha de la photo et montra un groupe de cabanes.
" Un village de paysans, juste à côté. La fumée des feux de bois, des abris pour les troupeaux, des chèvres qui errent dans la vallée. Il y en a deux autres comme ça en dehors du cadre.
- Ils ont peut-être percé la montagne, dit Laing. C'est ce que vous avez fait, dans les monts Cheyenne.
- Là-bas, il s'agit d'une succession de cavernes, de tunnels, un enchevêtrement de pièces derrière des portes blindées, répondit Beatty. Vous nous parlez d'un canon de cent quatre-vingts mètres de long. Essayez donc de mettre ça à l'intérieur d'une montagne, vous recevriez tout sur la figure. Ecoutez, messieurs. Je veux bien croire que la culasse, la soute, tous les logements sont enterrés, mais un tube de cette taille, ça ne colle pas. "
Ils examinèrent de nouveau la photo. Elle contenait trois collines et un bout d'une quatrième. La plus grande des trois ne comportait aucune porte antisouffle, aucune route d'accès.
" Si c'est quelque part là-dedans, proposa Peck, pourquoi ne pas pilonner toute la zone ? Ça ferait s'ébouler n'importe quelle montagne sur le canon.
- Bonne idée, dit Beatty. Mon général, nous pourrions employer les Buff. Retourner toute la zone de fond en comble.
- Puis-je faire une suggestion ? demanda Barber.
- Je vous en prie, fit le général Glosson.
- Si j'étais Saddam Hussein, avec sa paranoïa, et si je ne disposais que d'une seule arme de cette valeur, je la confierais à quelqu'un en qui je puisse avoir entière confiance. Et je lui donnerais l'ordre suivant : si jamais la forteresse devait subir un bombardement aérien, tirer immédiatement. En clair, si les deux premières bombes tombent un peu trop loin, et quatre kilomètres carrés font une jolie surface, les autres pourraient bien arriver une fraction de seconde trop tard. "
Le général Glosson se pencha un peu en avant.
" Pourriez-vous préciser votre pensée, monsieur Barber ?
- Mon général, si le Poing de Dieu est à l'intérieur de ces collines, il est camouflé de façon extrêmement astucieuse. Le seul moyen d'être sûr de le détruire à cent pour cent, c'est de se montrer aussi astucieux. Un seul avion, qui arriverait de nulle part, ferait une seule attaque et toucherait l'objectif en plein cœur. Mais on n'aurait pas le droit à un deuxième essai.
- Je ne sais pas combien de fois il faudra le répéter, fit le colonel Beatty, qui commençait à s'échauffer, mais nous ne savons justement pas... où est le cœur.
- Je suppose que notre collègue fait allusion à l'illumination de l'objectif, dit Laing.
- Cela implique un deuxième avion, objecta Peck. Comme mes Buccaneer qui marquent l'objectif pour le compte des Tornado. Mais il faut aussi que l'avion qui illumine voit d'abord l'objectif, pour commencer.
- Ça a marché pour les Scud, dit Laing.
- Bien sûr, ce sont les hommes du SAS qui détectaient l'objectif et on le détruisait ensuite. Mais ils étaient sur place, sur le terrain, à mille mètres des missiles, et ils avaient des jumelles, répondit Peck.
- Précisément. "
Le silence dura plusieurs secondes.
" Vous proposez, reprit le général Glosson, d'envoyer des hommes dans ces collines pour nous fournir les coordonnées de l'objectif à dix mètres près. "
La discussion continua pendant deux heures. Mais on en revenait toujours à la solution proposée par Laing. D'abord trouver l'objectif, le marquer, puis enfin le détruire - le tout sans que les Irakiens remarquent rien, et avant qu'il ne soit trop tard.
A minuit, un caporal de la Royal Air Force se rendit à l'hôtel Hyatt. Il n'obtint pas de réponse en frappant à la porte de la chambre, et c'est le gardien de nuit qui lui ouvrit la suite. Il se dirigea vers la chambre à coucher et secoua l'épaule de l'homme qui dormait en peignoir sur le dessus-de-lit.
" Major, réveillez-vous, major. On vous demande de l'autre côté de la route, major. "