Chapitre 1

Cet homme n'avait plus que dix minutes à vivre, et il riait.

Ce qui l'amusait tant, c'était une histoire que venait de lui raconter son assistante, Monique Jamine, qui le ramenait chez lui à la sortie du bureau. On était le 22 mars 1990, il était tard et il faisait un froid du diable.

L'anecdote concernait une de leurs collègues de la Space Research Corporation, rue de Stalle, une femme que tout le monde considérait comme une vamp, une mangeuse d'hommes devenue lesbienne. Et tous les mâles, déçus par ce revirement, en faisaient bien entendu des gorges chaudes.

Ils avaient quitté vers sept heures moins dix leur bureau de la banlieue de Bruxelles, à Uccle, et Monique était au volant de la Renault 21. Quelques mois plus tôt, elle avait vendu la Volkswagen de son patron : il conduisait de façon si épouvantable qu'elle avait peur qu'il ne finisse par se tuer sur la route.

Il ne fallait guère plus de dix minutes en voiture pour aller du bureau jusqu'à chez- lui, dans la petite résidence de Cheridreu, près de la rue François-Folie, mais ils s'arrêtèrent dans une boulangerie. Ils entrèrent ensemble dans le magasin et il acheta un pain de campagne. Le vent soufflait et il pleuvait. Ils rentrèrent la tête dans leur col, sans remarquer le véhicule qui les suivait.

Il n'y avait rien d'étrange à cela : aucun des deux n'était particulièrement préparé à ce genre de choses. La voiture banalisée et ses deux occupants au teint basané suivaient le savant à la trace depuis des semaines, sans jamais s'approcher plus que nécessaire. Ils se contentaient de le surveiller, et leur cible ne s'était rendu compte de rien. D'autres que lui avaient repéré le manège, mais pas lui.

En sortant de la boutique devant le cimetière, il s'installa à l'arrière et, à sept heures dix, Monique s'arrêta devant les portes vitrées de l'entrée de l'immeuble. Elle lui proposa de monter avec lui, mais il refusa. Elle savait qu'il attendait sa petite amie Hélène et qu'il ne tenait pas à ce que les deux femmes se rencontrent. C'était l'une des petites faiblesses que toutes ses assistantes lui pardonnaient bien volontiers : Hélène n'était rien de plus qu'une très bonne amie qu'il voyait quand il était à Bruxelles et que sa femme l'attendait au Canada.

Il sortit de la voiture, le col de son manteau relevé comme à son habitude, et passa sur son épaule la bretelle du gros sac en toile noire qui ne le quittait jamais et qui pesait une bonne quinzaine de kilos, avec tous ses papiers, projets, calculs et documents en tout genre. Le savant n'avait aucune confiance dans les coffres et, de façon totalement irrationnelle, il était convaincu que ses derniers projets étaient beaucoup plus en sûreté accrochés à son épaule.

Lorsque Monique aperçut son patron pour la dernière fois, il était devant les portes vitrées, le sac sur l'épaule, sa serviette sous l'autre bras, et il fouillait dans ses poches à la recherche de ses clés. Elle le regarda entrer, puis les portes se refermèrent automatiquement derrière lui. Et elle démarra.

Le savant habitait au sixième étage d'un immeuble qui en comptait huit. Les deux ascenseurs étaient situés près de l'escalier de secours qui possédait un accès à chaque étage. Il monta dans un ascenseur et s'arrêta au sixième. L'éclairage du palier s'alluma automatiquement. Se débattant toujours avec son trousseau, essayant de maintenir son sac sur l'épaule, la serviette plus ou moins bien coincée sous le bras, il se dirigea vers la gauche et tenta d'introduire la clé dans la serrure.

Le tueur l'attendait de l'autre côté de la cage d'ascenseur. Il fit tranquillement le tour, un Beretta 7,65 à la main. Son arme était enveloppée dans un sac en plastique pour empêcher les douilles de tomber sur la moquette.

Cinq coups de feu, tirés à moins d'un mètre dans la nuque et dans la tête : c'était bien plus qu'il n'en fallait. Le solide gaillard s'effondra contre sa porte et s'écroula sur la moquette. Le tireur ne se donna même pas la peine de vérifier le résultat, ce n'était pas nécessaire. Il n'en était pas à son coup d'essai, il s'était déjà entraîné sur des prisonniers, et il savait très bien que son objectif était atteint. Il descendit en courant les six étages, sortit par l'arrière de l'immeuble, traversa le jardin planté d'arbustes et monta dans la voiture qui l'attendait. Une heure plus tard, il était en sécurité à l'intérieur de son ambassade. Et le lendemain, il avait quitté le territoire belge.

Hélène arriva cinq minutes plus tard. Elle crut d'abord qu'il avait eu une attaque. Complètement paniquée, elle entra dans l'appartement et appela les urgences. Un instant plus tard, elle se souvînt que le médecin de son ami habitait dans le même immeuble et l'appela également. Les infirmiers arrivèrent les premiers.

L'un d'eux essaya de retourner le corps qui pesait son poids, étendu face contre terre. Il retira sa main couverte de sang. Quelques minutes plus tard, le médecin constatait le décès. La seule autre occupante de l'étage, qui comptait quatre appartements, sortit sur le pas de sa porte. C'était une vieille dame qui était en train d'écouter un concert de musique classique et n'avait rien entendu à travers sa porte en bois massif. Cheridreu était une résidence très discrète.

L'homme étendu par terre s'appelait Gerald Vincent Bull. C'était un génie en matière d'artillerie. Il avait conçu des canons pour le monde entier et en dernier lieu pour Saddam Hussein, le président irakien.

Juste après le meurtre de Gerry Bull, un certain nombre de choses étranges se produisirent à travers toute l'Europe. A Bruxelles, le contre-espionnage belge finit par admettre que la victime avait été suivie pendant des mois par des voitures banalisées occupées par deux hommes basanés de type méditerranéen.

Le 11 avril, des douaniers britanniques saisirent sur les quais de Middlesborough huit tubes en acier épais, munis d'une bride d'assemblage à chaque extrémité. Ces brides étaient alésées pour recevoir de solides boulons de fixation. Triomphants, les douaniers annoncèrent qu'ils n'étaient pas destinés à une usine pétrochimique comme l'indiquaient la facture et les certificats d'exportation, mais qu'il s'agissait des morceaux d'un gigantesque canon conçu par Gerry Bull et destiné à l'Irak. La légende du supercanon était née, et elle n'allait cesser de grossir, mettant ainsi au jour les multiples manigances et coups en sous-main des services secrets, une invraisemblable incurie bureaucratique et les agissements peu orthodoxes de certains politiciens.

En quelques semaines, des morceaux du supercanon surgirent dans toute l'Europe. Le 23 avril, la Turquie annonça qu'elle avait intercepté un camion hongrois qui transportait un tube de dix mètres de long destiné à l'Irak, et que l'on soupçonnait de faire partie du même engin. Le même jour, les services grecs saisirent un autre camion chargé de morceaux d'acier et maintinrent le malheureux chauffeur britannique en prison pendant des semaines, sous l'inculpation de complicité.

En mai, les Italiens mirent la main sur soixante-quinze tonnes de matériels divers fabriqués par la société Della Fucine, et quinze autres tonnes furent saisies à l'usine même, près de Rome. Dans ce dernier cas, il s'agissait d'acier au titane destiné à la culasse du canon. D'autres composants furent également découverts dans un hangar à Brescia, dans le nord de l'Italie.

Les Allemands entrèrent dans la danse et firent des découvertes semblables à Francfort puis à Bremerhaven. Les objets fabriqués par Mannesmann AG furent également identifiés comme des morceaux du désormais fameux supercanon.

En fait, Gerry Bull s'était remarquablement débrouillé pour passer ses commandes. Les tubes étaient fabriqués par deux sociétés anglaises, Walter Somers à Birmingham et les Forges de Sheffield. Mais les huit tubes trouvés en avril 1990 n'étaient que les dernières livraisons d'un ensemble de cinquante-cinq tubes, quantité suffisante pour réaliser deux canons de cinquante-six mètres de long au calibre incroyable de mille millimètres, capables de tirer des projectiles de la taille d'une cabine téléphonique.

Les tourillons venaient de Grèce, les tuyaux, les pompes et les vannes du dispositif de recul de Suisse et d'Italie, le bloc culasse d'Autriche et d'Allemagne, la poudre était de fabrication belge. Au total, huit pays avaient reçu des contrats et aucun ne savait exactement dans quel but il réalisait ce qu'on lui commandait.

La presse populaire put s'en donner à cœur joie, comme l'avaient fait avant elle les douaniers. L'appareil judiciaire britannique commença allègrement à poursuivre tous les innocents qui s'étaient trouvés mêlés à l'affaire. Mais personne ne mit le doigt sur un point fondamental : toutes les pièces interceptées étaient destinées à la réalisation des supercanons numéros deux, trois et quatre.

Quant à la mort de Gerry Bull, les théories les plus fantaisistes commencèrent à circuler dans les médias. Comme il fallait s'y attendre, la CIA fut immédiatement montrée du doigt par le clan de ses détracteurs. Autre erreur de taille. Il est vrai que, par le passé et dans des circonstances particulières, Langley avait contribué à éliminer des gens qui faisaient le même métier ; les officiers de renseignements avaient tendance à changer de bord, à renier leur parti et à se transformer en agents doubles. Mais l'idée selon laquelle le hall de Langley est plein de cadavres d'ex-agents descendus par leurs anciens collègues sur ordre de directeurs portés au génocide n'est qu'une blague sans le moindre fondement.

Mieux encore, Gerry Bull n'appartenait pas au monde de l'ombre. C'était un scientifique très connu, spécialiste en matière d'artillerie, conventionnelle ou non. Un citoyen américain qui avait travaillé pendant des années pour son pays et qui restait en relations suivies avec ses anciens collègues, n'hésitant pas à leur parler de ses projets en cours. S'il avait fallu éliminer tous les ingénieurs ou industriels travaillant pour un pays qui n'était pas considéré (au moins à ce moment-là) comme ennemi de l'Amérique, on aurait assisté à une véritable hécatombe en Amérique et en Europe.

Enfin, cela faisait bien dix ans que Langley avait les mains liées par une bureaucratie envahissante à base de commissions de contrôle et d'audits. Aucun officier de renseignements n'y aurait pris l'initiative de faire descendre quelqu'un sans un ordre écrit et signé en bonne et due forme. Et dans un cas comme celui de Gerry Bull, une telle signature n'aurait pu venir que du directeur du renseignement en personne.

Ce directeur était à l'époque William Webster, ancien juge du Kansas. Obtenir de lui une telle signature était aussi facile que de creuser un souterrain avec une petite cuiller pour s'échapper du pénitencier de Marion.

Mais c'est sans conteste le Mossad qui venait en tête sur la liste de ceux qu'on soupçonnait d'avoir tué Gerry Bull. La presse, la famille de Bull et ses amis arrivèrent immédiatement à la même conclusion. Bull travaillait pour l'Irak, l'Irak était l'ennemi d'Israël. Deux et deux font quatre. Le seul problème, dans ce monde d'ombres et de miroirs déformants, c'est que la logique mathématique n'a pas toujours force de loi, loin s'en faut.

De tous les services de renseignements qui comptent dans le monde, le Mossad est le plus petit et le plus impitoyable. Il est indéniable qu'on a pu lui imputer un certain nombre d'assassinats par le passé, dus aux trois équipes kidon du service - le mot signifie " baïonnette " en hébreu. Les kidonim sont rattachés au service Action ou Komemiute, hommes de l'ombre, les durs par excellence. Mais le Mossad a ses règles, bien qu'il se les impose lui-même. Les éliminations relèvent de deux catégories. La première concerne les cas de " nécessité professionnelle ", quand une opération mettant en jeu des vies amies est compromise. Celui qui se met en travers du chemin doit alors être mis " hors circuit ", rapidement et définitivement. Dans les situations de ce genre, l'officier responsable ou katsa a le droit d'éliminer celui qui s'oppose à sa mission, et il est certain d'obtenir après coup le soutien total de ses patrons à Tel-Aviv.

L'autre catégorie concerne tous ceux qui figurent déjà sur la liste d'exécution. Cette liste existe en deux exemplaires : le premier dans le coffre personnel du Premier ministre, et le second, dans celui du chef du Mossad. Tout Premier ministre, lorsqu'il entre en fonction, a l'obligation de la consulter. Elle peut comporter entre trente et quatre-vingts noms. Il peut alors, soit approuver l'ensemble et donner ainsi au Mossad l'autorisation d'agir dès que des circonstances favorables se présentent, soit exiger d'être consulté avant toute nouvelle mission. Et dans tous les cas, c'est lui qui signe l'ordre d'exécution.

Schématiquement, ceux qui figurent sur cette liste appartiennent à trois sous-catégories. On y trouve quelques dignitaires nazis survivants, mais cette catégorie a pratiquement disparu. Voici plusieurs années, alors qu'Israël avait monté une opération majeure pour enlever et juger Adolf Eichmann, afin de donner un exemple à la face du monde, d'autres nazis étaient tout simplement liquidés de façon discrète. La deuxième sous-catégorie est composée presque entièrement de terroristes contemporains, principalement arabes, qui ont déjà attaqué Israël ou qui ont du sang juif sur les mains, comme Ahmed Jibril, Abou Nidal, ou qui ont l'intention de le faire. On y trouve également quelques non-Arabes.

La troisième sous-catégorie, à laquelle Gerry Bull aurait pu appartenir, comprend tous ceux qui travaillent pour les ennemis d'Israël, et dont les travaux, s'ils progressaient suffisamment, pourraient devenir un danger pour Israël et ses citoyens.

Le seul dénominateur commun à tous ces individus est qu'ils ont du sang sur les mains, ou qu'ils ont l'intention d'en faire couler.

Si une élimination est demandée, le Premier ministre transmet le dossier à un juge dont l'identité n'est connue que de quelques juristes dans le pays, et de personne d'autre. Ce juge préside une " cour " devant laquelle sont exposées les charges, et où déposent un procureur et un avocat. Si la demande du Mossad est confirmée, l'affaire retourne chez le Premier ministre pour signature. L'équipe kidon s'occupe du reste... si elle y parvient.

Dans l'affaire Bull, l'hypothèse du Mossad présentait plusieurs faiblesses. Certes, Bull travaillait pour Saddam Hussein, il mettait au point une nouvelle artillerie conventionnelle (qui ne pouvait atteindre Israël), un programme de missiles (qui pourrait le faire un jour) et un canon géant (qui ne menaçait absolument pas Israël). Mais il y en avait des centaines comme lui. Une demi-douzaine de sociétés allemandes avait aidé l'industrie irakienne d'armes chimiques, dont Saddam avait déjà menacé Israël. Des Allemands et des Brésiliens travaillaient au vu et au su de tous sur le site de missiles de Saad 16. Les Français avaient fourni aux Irakiens tout ce qui leur était nécessaire pour leurs recherches sur les armes nucléaires.

Que ce Bull, avec ses idées, ses conceptions, ses activités et les résultats obtenus, ait vivement intéressé Israël, ne fait absolument aucun doute. On épilogua beaucoup après sa mort sur le fait qu'au cours des derniers mois de son existence, il s'était inquiété d'intrusions répétées dans son appartement pendant qu'il était absent. Rien n'avait été dérobé, mais on laissait des traces, on remuait les verres avant de les remettre à leur place, on laissait les fenêtres ouvertes. Une cassette vidéo avait été rembobinée et sortie du magnétoscope. Il s'était demandé s'il ne s'agissait pas d'un avertissement, et si le Mossad n'était pas derrière tout cela. Il s'agissait bien d'un avertissement, le Mossad était bien impliqué, mais pour une raison beaucoup moins évidente.

Après sa mort, les médias identifièrent les étrangers basanés et à l'accent guttural qui l'avaient suivi dans Bruxelles comme étant des espions israéliens. Malheureusement pour les tenants de cette théorie, les agents du Mossad ne battent pas la campagne comme Pancho Villa. Ils étaient bien là, mais personne ne les vit, ni Bull ni ses amis ni sa famille ni la police belge. Ils étaient à Bruxelles, avec une équipe pouvant passer pour des Européens - au choix, Belges, Américains ou tout ce qu'ils voulaient. Ce sont eux qui firent croire aux Belges que Bull était suivi par une autre équipe.

Pour couronner le tout, Gerry Bull était un homme d'une absence de discrétion peu commune, incapable de résister quand on le provoquait un tant soit peu. Il avait travaillé pour Israël dans le passé, il aimait le pays et ses habitants, il s'était fait de nombreux amis dans l'armée israélienne et il était incapable de tenir sa langue. Si on le poussait un peu, en lui lançant par exemple : " Gerry, je parie que tu n'arriveras jamais à faire marcher ces fusées, tu sais, à Saad 16... ", Bull se lançait dans un monologue de trois heures et racontait par le menu ce qu'il était en train de faire, où il en était, quels étaient les problèmes rencontrés, comment il pensait les résoudre... Bref, tout. C'était l'homme rêvé pour un service de renseignements. Une semaine avant sa mort, il recevait deux généraux israéliens dans son bureau et leur faisait un récit détaillé de ses activités, dûment enregistré grâce aux magnétophones dissimulés dans leurs mallettes. Qui aurait été assez stupide pour descendre une telle source d'informations ?

Enfin, le Mossad avait une autre règle quand il s'agissait non pas d'un terroriste, mais d'un scientifique ou d'un industriel : il transmettait toujours un dernier avertissement. Et cet avertissement ne consistait pas simplement à remuer des verres ou à rembobiner des cassettes vidéo. C'était un avertissement verbal en bonne et due forme. Cette procédure avait même été respectée avec le Dr Yahia El-Meshad, le physicien nucléaire égyptien qui avait travaillé sur le premier réacteur irakien et qui avait été assassiné dans sa chambre de l'hôtel Méridien à Paris le 13 juin 1980. Un katsa qui parlait arabe était entré dans sa chambre et lui avait dit sans détour ce qui lui arriverait s'il ne cessait pas ses activités. L'Égyptien ne l'avait même pas laissé franchir sa porte. Deux heures plus tard, Meshad était mort. Mais on lui avait laissé une dernière chance. Un an plus tard, tout le complexe nucléaire livré par les Français, Osirak 1 et 2, était rasé par un raid israélien.

Bull représentait un cas différent. Il était né au Canada, il était citoyen américain, c'était un type génial assez porté sur le whisky. Les Israéliens pouvaient lui parler comme à un ami, et ils ne s'en privaient pas. Il n'y aurait rien eu de plus facile que de lui envoyer un autre ami pour lui dire sans façon qu'il devait arrêter, faute de quoi un commando allait s'occuper de lui - on ne t'en veut pas, Gerry, mais c'est ainsi.

Bull n'était pas volontaire pour se voir décerner à titre posthume la médaille militaire. Il avait dit aux Israéliens et à son ami intime George Wong qu'il voulait laisser tomber l'Irak. Il en avait marre. Ce qui était arrivé à Gerry Bull était donc différent.

Gerald Vincent Bull était né en 1928 à North Bay, dans l'Ontario. Bon élève, animé d'une volonté de réussir et de gagner la reconnaissance du monde entier, il aurait pu entrer à l'université à seize ans, mais il était trop jeune et le seul endroit qui pouvait l'admettre était le département ingénierie de l'université de Toronto. Là, il montra rapidement qu'il n'était pas seulement doué, mais qu'il était extrêmement brillant. A vingt-deux ans, il devint le plus jeune titulaire d'un doctorat d'État. Ce qui le passionnait, c'était l'aéronautique, et plus précisément la balistique - l'étude des corps en vol, qu'il s'agisse de projectiles ou de fusées. C'est comme cela qu'il en vint à s'intéresser à l'artillerie.

A sa sortie de Toronto, il entra au CARDE, l'établissement canadien de recherche militaire installé à Valcartier. C'était à cette époque une petite ville tranquille dans la banlieue de Québec. En ce début des années cinquante, l'homme commençait à s'intéresser à l'espace et le maître mot était : fusées.

C'est alors que Bull montra cette fois qu'il n'était pas seulement un brillant esprit mais un génie inventif, original et imaginatif. Au cours de ses dix années passées au CARDE, il se mit à développer l'idée qui devait devenir le rêve de sa vie pour le restant de ses jours.

Comme toutes les idées nouvelles, celles de Bull étaient étonnamment simples. Quand il eut connaissance des premiers travaux américains dans le domaine des fusées, il comprit que les neuf dixièmes de ces objets impressionnants ne représentaient que le premier étage. Juste au-dessus, on trouvait les deuxième et troisième étages, puis enfin, la minuscule charge utile.

Le gigantesque premier étage avait pour mission d'élever la fusée à travers les cent cinquante kilomètres d'atmosphère, là où l'air est le plus dense et la gravité la plus forte. Passé ces cent cinquante kilomètres, il fallait dépenser beaucoup moins d'énergie pour placer le satellite en orbite à quatre cents ou cinq cents kilomètres d'altitude au-dessus de la terre. Chaque fois qu'on lançait une fusée, tout ce premier étage extrêmement coûteux était détruit, brûlait et tombait en mer où il était définitivement perdu.

Supposons, rêvait Bull, que l'on puisse propulser les deuxième et troisième étages, plus la charge utile, au-delà de ces cent cinquante kilomètres, en utilisant le tube d'un canon géant. En théorie, plaidait-il auprès des financiers, cela serait non seulement possible, mais aussi plus simple et plus économique. Et le canon pourrait être réutilisé indéfiniment.

Cela fut l'objet de son premier conflit avec les politiques et les bureaucrates, et il perdit la partie, surtout en raison de sa personnalité. Il les détestait autant qu'ils le détestaient.

Tout changea pour lui en 1961. L'université McGill le contacta, sentant qu'il y avait là l'occasion de se faire une bonne publicité. L'armée américaine en fit autant pour des raisons différentes. Gardienne jalouse de l'artillerie américaine, l'armée de terre s'opposait à l’US Air Force qui voulait obtenir l'exclusivité de tous les missiles ou projectiles de plus de cent kilomètres de portée. Grâce à ce financement conjoint, Bull put monter un petit centre de recherche dans l'île de la Barbade. L'US Army mit à sa disposition un canon de seize pouces déclassé (le plus gros calibre en service dans le monde), un tube de rechange, un petit radar de conduite de tir, une grue et quelques camions. McGill installa un atelier de mécanique. Cela revenait à vouloir construire des bolides de formule 1 dans' un petit garage au fond d'une impasse. Mais il y arriva. Sa carrière commençait, et il n'avait que trente-trois ans. Il était toujours aussi timide, désordonné, génial et inventif.

Il donna à son laboratoire le nom de HARP (High Altitude Research Project : Centre de recherche sur les hautes altitudes). Le vieux canon de marine fut installé et Bull commença à travailler sur les projectiles. Il les baptisa Martinet, d'après l'oiseau qui figure sur l'insigne de l'université McGill.

Bull voulait lancer une charge utile instrumentée en orbite terrestre, plus vite et moins cher que tout ce qui se faisait ailleurs. Il savait pertinemment qu'aucun être humain ne pouvait supporter les contraintes d'un lancement au canon, mais il avait aussi la conviction que quatre-vingt-dix pour cent des tâches scientifiques dans l'espace seraient remplies par des robots et non par des hommes. Aiguillonnée par le vol de Gagarine, l'Amérique de Kennedy faisait porter tout son effort sur l'objectif plus glorieux, mais finalement moins utile, qui consistait à envoyer là-haut des souris, des chiens, des singes et enfin des hommes.

En 1964, Bull réussit à envoyer un Martinet à quatre-vingt-douze kilomètres d'altitude, et ajouta alors seize mètres de tube supplémentaire à son canon (pour la modique somme de quarante et un mille dollars). Son lanceur de trente-six mètres devint ainsi le plus long canon existant dans le monde. Avec ce nouvel engin, il parvint à atteindre la limite magique des cent cinquante kilomètres, pour une charge utile de cent quatre-vingts kilos.

Il résolvait les problèmes un par un, comme ils venaient. L'un des plus graves concernait la propulsion. Dans un canon de calibre réduit, la charge donne au projectile une seule impulsion très violente quand elle se transforme en gaz, et cela dure une microseconde. Le gaz essaie de se dilater et ne peut rien faire d'autre que s'échapper du tube, poussant devant lui l'obus. Mais avec un tube aussi long que celui de Bull, il fallait utiliser du propergol à combustion plus lente, sous peine de voir exploser le canon. II lui fallait donc une poudre capable d'éjecter le projectile hors de son énorme tube en fournissant une accélération plus longue et plus progressive. Il se mit en tête de la concevoir.

Il savait très bien qu'aucun instrument ne peut résister aux dix mille grammes créés par l'explosion de propergol. Il imagina alors un absorbeur de choc capable de réduire cette accélération à deux cents grammes. Troisième problème à résoudre, celui du recul. Son engin n'était pas une escopette et le recul était d'autant plus colossal que la dimension des tubes, des charges et des projectiles augmentait. Il inventa alors un système de ressorts et de sectionnements qui le réduirait dans des proportions acceptables.

En 1966, les vieux ennemis de Bull parmi les bureaucrates du ministère canadien de la Défense finirent par se débarrasser de lui en convainquant leur ministre de lui couper les vivres. Bull essaya de se défendre, en expliquant qu'il pouvait lancer une charge utile pour beaucoup moins cher que ce que cela coûtait à Cap Canaveral. Rien à faire. Afin de protéger ses intérêts, l'US Army le rapatria de la Barbade à Yuma, dans l'Arizona.

C'est là qu'au mois de novembre de la même année, il réussit à envoyer une charge à cent quatre-vingts kilomètres, record qui devait tenir pendant vingt ans. Mais en 1967, le Canada se retira totalement du projet, le gouvernement ainsi que l'université McGill. Le projet HARP fut alors abandonné. Bull se reconvertit dans le conseil et s'installa dans une maison qu'il avait acquise à la frontière du Vernon et du Canada.

Deux précisions d'importance, concernant le projet : en 1990, la mise en orbite d'un kilo à bord de la navette spatiale coûtait dans les dix mille dollars. Lorsqu'il mourut, Bull était capable d'en faire autant pour six cents dollars. En 1988, en Californie, le laboratoire Lawrence Livermore lança un nouveau projet. Il s'agissait d'un canon de calibre plus réduit - quatre pouces - et d'une longueur de cinquante mètres seulement, à partir duquel on espérait pouvoir fabriquer, pour plusieurs centaines de millions de dollars, un prototype plus gros qui serait capable d'envoyer des objets dans l'espace. Le projet fut baptisé SHARP, pour Super-High Altitude Research Project.

Bull passa dix ans à Highwater. C'est à cette époque qu'il abandonna son vieux rêve d'un canon capable de mettre en orbite des charges utiles, pour se consacrer à son deuxième domaine de compétence : l'industrie, beaucoup plus rentable, de l'artillerie conventionnelle.

Il s'attaqua tout d'abord à un problème majeur : la quasi-totalité des armées ont constitué leur artillerie à partir du howitzer de campagne calibre 155 mm. Il savait que, lors d'un échange d'artillerie, l'avantage est à celui qui a la portée la plus grande et qui peut ainsi rester à l'abri tout en écrasant son adversaire. Bull décida d'augmenter la portée et la précision du canon de 155 mm. Il commença par le problème de la munition. D'autres que lui s'y étaient essayé sans succès. En quatre ans, Bull atteignit son but. Lors des essais, l'obus de Bull parcourut une fois et demie la distance obtenue avec le 155 mm standard et ce, avec une précision plus grande. Son obus éclatait en 4700 éclats, alors que la munition standard OTAN n'en produisait que 1 350. Mais l'OTAN ne s'y intéressa pas. Grâce au ciel, l'Union soviétique non plus.

Pas découragé pour autant, Bull continua à creuser le sujet, et mit au point un nouvel obus à portée améliorée. L'OTAN resta sur ses positions, et choisit de conserver ses fournisseurs traditionnels et leurs munitions à portée réduite.

Si les grandes puissances restaient indifférentes, d'autres pays ne l'étaient pas. Les délégations militaires se succédaient à Highwater pour consulter Gerry Bull. Ce fut entre autres le cas des Israéliens, avec qui il avait tissé des relations amicales à la Barbade. Il reçut également des représentants venus d'Egypte, du Venezuela, du Chili et d'Iran. Il fit aussi profiter de ses services, mais sur d'autres sujets, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, l'Italie, le Canada et les États-Unis, dont les ingénieurs militaires continuaient à suivre attentivement ses travaux.

En 1972, Bull acquit la nationalité américaine, sans difficulté particulière. L'année suivante, il commença à travailler sur une version opérationnelle du canon de campagne de 155 mm. Deux ans plus tard, il avait réussi une autre percée significative, en découvrant que la longueur idéale d'un tube de canon était d'environ quarante-cinq fois son calibre. Il redessina alors, en la perfectionnant, la pièce de 155 mm et la baptisa GC (pour Gun Calibre)-45. Avec ses munitions à portée améliorée, le nouveau canon dépassait toute l'artillerie de l'arsenal communiste. Mais, s'il espérait des contrats, il fut rapidement déçu. Le Pentagone campa sur ses positions et conserva ses fournisseurs du lobby industriel, avec leurs idées sur les obus autopropulsés, qui coûtaient huit fois plus cher, pour des performances identiques.

Cependant, sa déconvenue fut de courte durée car, dans le même temps, il fut pressenti, par l'intermédiaire de la CIA, pour améliorer les canons et les munitions de l'armée sud-africaine qui combattait alors en Angola les Cubains soutenus par Moscou.

En politique, Bull était d'une naïveté incroyable. Il se rendit sur place et noua des contacts cordiaux avec les Sud-Africains. Le fait que l'Afrique du Sud soit au ban de la communauté internationale pour cause d'Apartheid le laissait totalement froid. Il les aida à améliorer leur parc d'artillerie selon les principes de son howitzer longue portée GC-45, un canon de plus en plus recherché. Plus tard, les Sud-Africains devaient mettre au point leur propre version de ces canons, qui écrasèrent l'artillerie soviétique, mettant à mal les Russes et les Cubains.

De retour en Amérique, Bull continua à vendre ses obus. Le président Jimmy Carter était arrivé au pouvoir et le " politiquement correct " était devenu la nouvelle doctrine officielle. Bull fut arrêté et accusé d'exportations illégales vers un pays interdit. La CIA le laissa tomber comme une vieille chaussette. On le persuada de ne rien dire et de plaider coupable, en lui expliquant que ce ne serait qu'une formalité et qu'il serait condamné à une peine de principe.

Le 16 juin 1980, un juge américain le condamna à un an de prison, dont six mois fermes, et à une amende de cent cinq mille dollars. Il ne purgea que quatre mois et dix-sept jours de peine à la prison d'Allenwood, en Pennsylvanie. Mais ce n'était pas cela qui avait le plus blessé Bull. Ce qui l'avait atteint, c'était la honte qui s'était abattue sur lui. Il ne comprenait plus rien : il avait aidé l'Amérique, pris la citoyenneté américaine, répondu à l'appel de la CIA en 1976, et on l'accusait de trahison. Pour comble d'infortune, durant son séjour à Allenwood, sa compagnie, la SRG, avait été contrainte de déposer son bilan et de cesser ses activités. Il était ruiné.

A sa sortie de prison, il décida de ne plus jamais remettre les pieds ni aux Etats-Unis ni au Canada, et émigra à Bruxelles. Il s'installa dans un studio. Plus tard, ses amis devaient déclarer qu'il avait changé à l'époque de son procès et qu'il n'avait plus jamais été le même homme. Il ne pardonnait pas à la CIA et à l'Amérique ce qu'elles lui avaient fait. Et malgré cela, il continua à se battre durant des années pour obtenir une révision de son procès et un acquittement.

Il reprit ses activités de conseil et commença par un contrat qu'on lui avait proposé avant son procès - l'amélioration de l'artillerie chinoise. Dans les années quatre-vingt, Bull avait beaucoup travaillé pour Pékin et il avait revu la conception du parc selon les principes de son GC-45. Le GC-45 était maintenant vendu sous licence par la société autrichienne Voest-Alpine, qui lui avait versé deux millions de dollars pour solde de tout compte. Bull n'avait jamais été homme d'affaires, sans quoi il serait devenu multimillionnaire. Les Sud-Africains, de leur côté, avaient repris ses idées et mis au point leur propre howitzer tracté, le GC-5 dérivé du GC-45 de Bull, puis une version automotrice, le G-6. Ces deux modèles avaient une portée de quarante kilomètres avec les munitions améliorées, et l'Afrique du Sud les vendait dans le monde entier. Mais son contrat avec les Sud-Africains était si bien ficelé que Bull n'en retira jamais le moindre centime.

Parmi les clients de ces canons, il y avait un certain Saddam Hussein. Ce furent ces pièces qui écrasèrent les milliers d'Iraniens fanatisés pendant la guerre Iran-Irak, avant de les vaincre définitivement dans les marais de Fao. Mais Saddam Hussein avait ajouté à ces engins de quoi les rendre encore plus meurtriers : il avait mis des gaz dans les obus.

Bull travailla ensuite pour l'Espagne et la Yougoslavie, où il convertit les vieux canons d'origine soviétique de l'armée yougoslave, des pièces de 130 mm, en canons de 155 à portée améliorée. Bien qu'il n'ait pas vécu assez longtemps pour le voir, ce sont ces canons, devenus propriété des Serbes au moment de l'effondrement de la Yougoslavie, qui détruisirent les villes croates et musulmanes pendant la guerre civile. En 1987, il apprit que l'Amérique avait décidé, malgré tout, de reprendre les travaux sur l'envoi de charges dans l'espace au moyen de canons. Mais Gerry Bull refusa obstinément de travailler pour eux.

Cet hiver-là, il reçut un curieux coup de téléphone de l'ambassade d'Irak à Bonn. Le Dr Bull accepterait-il de venir faire une visite à Bagdad, en tant qu'invité de l'Irak ? Ce qu'il ignorait, c'est que, dans les années quatre-vingt, les Irakiens avaient analysé de près l'opération Staunch, un effort concerté des Américains pour couper toutes les fournitures d'armes destinées à l'Iran. Cette mesure faisait suite au carnage des marines américains perpétré dans leur caserne de Beyrouth par des fanatiques du Hezbollah soutenus par l'Iran.

Les Irakiens avaient certes tiré profit de l'opération Staunch dans leur guerre contre l'Iran, mais cela ne les empêchait pas de penser que ce qu'ils avaient fait aux Iraniens, ces derniers pouvaient très bien le leur faire un jour. L'Irak décida donc de ne plus importer seulement des armes, mais toute la technologie destinée à les produire. Bull était avant tout un inventeur, il intéressait donc les Irakiens. '

La tâche de le recruter fut confiée à Amer Saadi, numéro deux du ministère de l'Industrie et de l'Industrialisation militaire, en anglais le MIMI. Quand Bull arriva à Bagdad en janvier 1988, Amer Saadi, mélange subtil de diplomate cosmopolite et de scientifique parlant anglais, français et allemand, le manœuvra à merveille. Il lui expliqua que l'Irak avait besoin de lui pour réaliser son rêve et mettre en orbite des satellites à usage pacifique. Pour ce faire, il leur fallait concevoir un lanceur. Les savants égyptiens et brésiliens qui les aidaient leur avaient suggéré d'utiliser cinq des neuf cents missiles Scud achetés à l'Union soviétique pour fabriquer un premier étage. Mais il y avait quelques problèmes techniques, et même de sérieux problèmes. Ils avaient besoin d'un supercalculateur, Bull pourrait peut-être les aider à en trouver un ?

Bull adorait les problèmes, c'était sa raison d'être. Il n'avait pas accès à ce genre d'ordinateur, mais il était lui-même le meilleur supercalculateur bipède connu. D'ailleurs, si l'Irak voulait réellement être le premier pays arabe à lancer un satellite, il y avait un autre moyen, moins cher, plus simple et plus rapide que des lanceurs à construire de A à Z. OK, ça m'intéresse, répondit en substance l'Irakien. Bull s'exécuta.

Il expliqua que, pour trois millions de dollars, il était capable de mettre au point un canon géant destiné à cet usage. Il faudrait cinq ans de travail. Il battrait les Américains de Livermore sur le fil, et ce serait un vrai triomphe pour les Arabes. Le Dr Saadi était béat d'admiration. Il allait faire part de cette idée à son gouvernement. Pendant ce temps, le Dr Bull pourrait peut-être jeter un coup d'œil sur l'état de l'artillerie irakienne, n'est-ce pas... ?

Au bout d'une semaine de séjour, Bull accepta de s'occuper du problème posé par l'assemblage des cinq Scud devant constituer le premier étage d'un lanceur à capacité intercontinentale ou spatiale ; de dessiner deux nouvelles pièces d'artillerie pour l'armée ; et de soumettre une proposition pour son supercanon spatial.

Comme cela avait déjà été le cas en Afrique du Sud, peu lui importait la nature du régime qu'il aidait. Des amis lui avaient raconté les hauts faits de Saddam Hussein, l'homme qui avait le plus de sang sur les mains de tout le Proche-Orient. Mais, en 1988, des milliers d'entreprises respectables et des douzaines de gouvernements se vantaient de faire des affaires avec ce régime qui n'était pas avare de son argent. Ce qui avait appâté Bull, c'était cette idée de canon, le rêve de sa vie. Il trouvait enfin, celui qui allait lui apporter son concours et lui permettre de figurer au panthéon des hommes de science.

En mars 1988, Amer Saadi dépêcha un diplomate à Bruxelles pour parler avec Bull. Oui, dit celui-ci, il avait avancé sur le problème du premier étage de la fusée irakienne. Il serait heureux de signer un contrat avec eux pour le compte de sa société, la Space Research Corporation. Le contrat fut signé. L'Irak, trouvant le prix demandé ridicule - Bull avait proposé, trois millions de dollars -, fit une offre à dix millions, mais-exigea que le programme aille plus vite.

Quand Bull se mettait à travailler, il allait incroyablement vite. En l'espace d'un mois, il rassembla une équipe constituée des meilleurs chercheurs indépendants qu'il put trouver. Le chef de l'équipe chargée du supercanon était un Britannique du nom de Christopher Cowley. Bull baptisa " Oiseau " le projet, de missiles à Saad 16, au nord de l'Irak. Quant au supercanon, il fut désigné sous le nom de projet Babylone.

En mai, les caractéristiques définitives de Babylone étaient, arrêtées. Ce devait être un engin extraordinaire. Un mètre de diamètre, avec un tube de 156 mètres de long et pesant 1 665 tonnes - soit deux fois la hauteur de la colonne Nelson à Londres, autant que le mémorial de Washington. Quatre cylindres d'absorption de recul pesant soixante tonnes chacun, et deux cylindres amortisseurs de sept tonnes. La culasse devait peser 182 tonnes. Le canon serait fabriqué en acier spécial, capable de supporter 70 000 livres par pouce carré de pression interne et d'une résistance à la rupture de 1 250 mégapascals.

Bull avait déjà expliqué à Bagdad qu'il lui faudrait commencer par un prototype plus petit, un mini-Babylone de 350 mm de calibre, d'une masse de 113 tonnes. Mais ce prototype permettrait tout de même de tester des corps de rentrée, ce qui pourrait se révéler utile pour le projet de lanceur. Les Irakiens acquiescèrent, car ils avaient également besoin de cette technologie.

Il est possible que les raisons de l'intérêt des Irakiens pour ce sujet aient totalement échappé à Gerry Bull, ou que, voyant le rêve de sa vie sur le point de se réaliser, il ait fait semblant de ne pas s'en rendre compte. Les corps de rentrée à haute performance sont nécessaires lorsqu'on veut empêcher une charge utile de brûler en rentrant dans l'atmosphère. Mais les satellites qui tournent en orbite dans l'espace ne rentrent pas, ils sont faits pour rester là-haut.

Fin mai 1988, Christopher Cowley passa ses premières commandes d'éléments de tubes chez Walter Somers à Birmingham. Ces morceaux devaient constituer le tube de mini-Babylone. Les éléments échelle 1 de Babylone 1, 2 et 3 viendraient plus tard. D'autres commandes de pièces en acier, tout aussi étranges, furent passées dans toute l'Europe.

Bull travaillait à un rythme insensé. En deux mois, il abattit autant de besogne que n'importe quelle agence gouvernementale en deux ans. Fin 1988, il avait terminé la conception de deux nouveaux canons pour l'Irak - des canons automoteurs, contrairement aux pièces tractées vendues par l'Afrique du Sud. Ces deux modèles étaient tellement puissants qu'ils pouvaient écraser sans problème ceux des pays environnants, comme l'Iran, la Turquie, la Jordanie ou l'Arabie Saoudite, qui s'approvisionnaient auprès des pays de l'OTAN ou des Etats-Unis.

Bull réussit également à résoudre le problème posé par l'assemblage de cinq Scud pour former le premier étage du lanceur Oiseau, qui devait s'appeler Al-Abeid, le Croyant. Il avait mis le doigt sur une erreur commise par les Irakiens et leurs conseillers brésiliens : des données erronées dues au mauvais fonctionnement d'un tunnel aérodynamique. Il reprit les calculs de base et laissa les Brésiliens se débrouiller avec.

En mai 1990, une grande exposition d'armes à Bagdad attira la plupart des industriels mondiaux de l'armement, la presse et de nombreux représentants des gouvernements ou des services de renseignements étrangers. L'intérêt se concentra sur les maquettes des deux gros canons. En décembre, Al-Abeid fut testé pour la première fois sous les yeux des médias et commença à préoccuper sérieusement les experts occidentaux.

Le gros lanceur à trois étages s'envola, largement couvert par la télévision irakienne, s'éleva au-dessus du sol et disparut. Trois jours plus tard, Washington finit par admettre que la fusée était probablement capable de mettre un satellite en orbite.

Mais les experts n'en restèrent pas là. Si Al-Abeid pouvait lancer un satellite, il pouvait aussi bien servir de missile balistique intercontinental. Les services de renseignements conclurent que Saddam Hussein n'était peut-être pas si inoffensif que ça, mais qu'il s'écoulerait en tout cas plusieurs années avant qu'il devienne un véritable danger.

Les trois principales agences de renseignements, à savoir la CIA aux Etats-Unis, le SIS en Grande-Bretagne et le Mossad en Israël, arrivèrent à la conclusion que les deux systèmes du projet Babylone étaient destinés à amuser la galerie, mais que la fusée Oiseau représentait une menace réelle. Ils se trompaient tous les trois : en réalité, Al-Abeid n'avait pas fonctionné.

Bull savait très bien pourquoi, et il raconta aux Israéliens ce qui s'était passé. Al-Abeid s'était élevé normalement jusqu'à douze kilomètres d'altitude et on le perdit de vue. Le second étage refusa de se séparer, et le troisième n'existait pas : c'était un leurre. Il le savait parfaitement, car il avait été chargé de convaincre les Chinois de fournir un troisième étage, et il devait aller à Pékin en février. !

II s'y rendît effectivement, mais les Chinois refusèrent de collaborer. Pendant qu'il était là-bas, il discuta longuement avec son vieil ami George Wong. Il s'était passé quelque chose de préoccupant en Irak, quelque chose qui tracassait beaucoup Gerry Bull, et il ne s'agissait pas des Israéliens. Il avait répété plusieurs fois qu'il voulait quitter l'Irak, et vite. Un déclic s'était produit dans sa tête, et il voulait partir. Sa décision était sensée, mais il était déjà trop tard.

Le 15 février 1990, le président Saddam Hussein convoqua ses conseillers les plus directs au palais de Sarseng, dans les montagnes kurdes. Il aimait bien Sarseng. A travers les vitres blindées des fenêtres du palais, il apercevait la campagne environnante où des paysans kurdes devaient endurer le vent glacé de l'hiver dans leurs huttes et leurs masures. On n'était pas très loin de la ville martyre de Halabja. Les 17 et 18 mars 1988, il avait ordonné de punir les soixante-dix mille habitants de cette cité, qu'il soupçonnait de collaborer avec les Iraniens.

Quand son artillerie se tut, cinq mille " chiens " kurdes étaient morts et sept mille autres atteints pour le restant de leurs jours. Il avait pu se rendre compte des résultats de visu, et avait été extrêmement impressionné par les effets de l'acide cyanhydrique contenu dans les obus. Il était reconnaissant envers les sociétés allemandes qui lui avaient cédé la technologie nécessaire à la production des gaz, du tabun et du sarin. Elles lui avaient fourni un équivalent du zyklon-B, l'agent qui avait été utilisé avec tant d'efficacité contre les juifs de nombreuses années plus tôt, et qui pourrait bien retrouver un jour le même emploi.

Cela faisait seize ans qu'il était au pouvoir, un pouvoir indiscuté, mais il lui avait fallu sévir contre bon nombre de gens. Il avait également réussi bon nombre de choses. Un nouveau Sennachareb s'était levé de Ninive, un autre Nabuchodonosor avait surgi de Babylone. Certains s'étaient soumis sans piper, d'autres avaient compris durement, très durement, et ils étaient morts pour la plupart. D'autres, beaucoup d'autres, devraient encore apprendre. Mais il faudrait bien qu'ils y passent, eux aussi. Il prêta un moment attention à un groupe d'hélicoptères qui ronronnaient en arrivant du sud, pendant que son valet de chambre lui nouait soigneusement un foulard vert autour du cou. Il aimait le porter ainsi dans l'encolure de sa veste de combat, pour cacher ses bajoues. Quand il fut enfin satisfait du résultat, il prit son arme de poing personnelle, un Beretta plaqué or de fabrication nationale, muni d'un holster et d'un ceinturon, et le fixa autour de sa taille. Il s'en était déjà servi pour abattre un ministre, et il n'était pas dit qu'il n'aurait pas à recommencer. Il ne se séparait jamais de cette arme.

Un domestique frappa à la porte et informa le Président que ceux qu'il avait convoqués l'attendaient dans la salle de réunion.

Tous se levèrent comme un seul homme lorsqu'il pénétra dans la longue pièce dont les grandes baies vitrées dominaient le paysage enneigé. Il n'y avait guère qu'en ce lieu, à Sarseng, que sa hantise d'un assassinat diminuait un peu. Il savait que le palais était cerné par trois cordons de la police présidentielle, l'Amn-al-Khass, commandée par son propre fils Kusay, et que personne ne pouvait approcher des fenêtres. Des missiles antiaériens Crotale, fournis par la France, étaient en batterie sur les toits, et ses chasseurs patrouillaient dans le ciel au-dessus des montagnes.

Il s'assit au centre de la table en forme de T dans un fauteuil qui ressemblait à un trône. Quatre de ses conseillers les plus intimes le flanquaient, deux de chaque côté. Saddam Hussein n'exigeait qu'une seule qualité de ceux à qui il accordait sa faveur : la loyauté, une loyauté absolue, totale, une fidélité d'esclave. Mais l'expérience lui avait appris qu'il existe plusieurs degrés dans la loyauté. Au premier rang venait la famille, puis le clan et enfin la tribu. Un dicton arabe affirme : " Mon frère et moi avons pour ennemi mon cousin, mon cousin et moi avons pour ennemi le reste du monde. " II était convaincu de la véracité de ce précepte.

Il était né dans les bas-fonds d'une petite ville appelée Tikrit et était originaire de la tribu des Al-Tikriti. Un nombre invraisemblable de membres de sa famille et d'Al-Tikriti occupaient les plus hautes fonctions en Irak et on leur passait n'importe quelle brutalité ou défaillance, n'importe quel excès, pourvu qu'ils se montrent loyaux envers lui. Son second fils Uday, psychopathe avéré, avait été acquitté après avoir battu à mon l'un de ses domestiques.

Son premier adjoint, Izzat Ibrahim, siégeait à sa droite, puis venait son gendre Hussein Kamil, chef du MIMI et responsable des achats d'armements. A sa gauche, le Premier ministre Taha Ramadan et, à côté de lui, Sadoun Hammadi, vice-Premier ministre et chiite convaincu. Saddam Hussein était sunnite, mais la religion était le seul et unique domaine dans lequel il se montrait capable de tolérance. Son ministre des Affaires étrangères, Tarek Aziz, quant à lui, était chrétien.

Les chefs de l'armée étaient assis tout au bout du T : les généraux commandant la garde républicaine, l'infanterie, les troupes blindées, l'artillerie et le génie. Un peu plus loin se tenaient les quatre experts convoqués pour présenter leur rapport. Deux d'entre eux étaient assis à droite de la table : le Dr Amer Saadi, scientifique adjoint à son gendre, et, à côté de lui, le général de brigade Hassan Rahmani, chef de la division contre-espionnage du Mukhabarat. Leur faisaient face le Dr Ismail Ubaidi, chargé du service étranger du Mukhabarat, et le général de brigade Ornar Khatib, patron de la très redoutée police secrète, l’Amn-al-Amm.

Les trois hommes des services secrets avaient des responsabilités très clairement délimitées. Le Dr Ubaidi s'occupait de l'espionnage en dehors des frontières ; Rahmani, du contre-espionnage à l'intérieur ; Khatib veillait sur la police intérieure et était chargé d'écraser toute opposition interne grâce à un réseau serré d'observateurs et d'informateurs. Sa tâche était largement facilitée par la réputation de terreur entretenue par le traitement qu'il réservait aux opposants arrêtés et conduits à la prison d'Abu Ghraib, à l'ouest de Bagdad, ou au centre d'interrogatoires baptisé ironiquement le Gymnase, près du quartier général de l'AMAM. Beaucoup de gens s'étaient plaints auprès de Saddam Hussein de la brutalité du chef de la police secrète, mais il en riait et les écartait sans ménagement. La rumeur disait qu'il avait lui-même donné à Khatib son surnom d'Al-Mu'azib, le Tourmenteur. Khatib était bien entendu tikriti et d'une loyauté à toute épreuve.

Lorsque des questions délicates sont à l'ordre du jour, certains dictateurs préfèrent les réunions restreintes. Telle n'était pas l'opinion de Saddam. S'il y avait de la sale besogne à exécuter, il préférait que tous soient impliqués. Aucun d'entre eux ne pourrait dire ensuite : je m'en lave les mains, je n'étais pas au courant. Et c'est ainsi que chacun comprenait le message : si j'échoue, vous tous échouez avec moi.

Lorsqu'ils se furent tous rassis, le Président fit un signe du menton à son gendre Hussein Kamil, lequel donna la parole au Dr Saadi. Le technocrate commença la lecture de son rapport sans lever les yeux. Aucun individu sensé ne se serait risqué à regarder Saddam en face. Le Président se vantait de lire la pensée des gens dans leur regard, et nombreux étaient ceux qui le croyaient réellement. Le regarder dans les yeux pouvait être une preuve de courage, mais aussi de défiance ou de déloyauté. Et si le Président soupçonnait quelqu'un, il pouvait s'attendre à mourir dans d'horribles souffrances.

Quand le Dr Saadi eut terminé, Saddam resta songeur quelques instants.

" Cet homme, ce Canadien, que sait-il au juste ?

- Pas tout, mais assez pour reconstituer beaucoup de choses, sayidi."

Saadi utilisait l'appellation arabe équivalente du Sir des Anglo-Saxons, mais en plus respectueux. On pouvait dire également Sayid Raïs, ou " Monsieur le Président ".

" Dans combien de temps ?

- Bientôt, si ce n'est pas déjà fait, sayidi.

- Et il parle aux Israéliens ?

- Constamment, Sayid Raïs, répondit le Dr Ubaidi. Il est leur ami depuis des années. Il a fait des séjours à Tel-Aviv pour donner des conférences de balistique à l'état-major de l'artillerie. Il a de nombreux amis là-bas, peut-être même au sein du Mossad, mais il n'en est pas forcément conscient.

- Pourrions-nous mener ce projet à bien sans lui ? " demanda Saddam Hussein.

Son gendre Hussein Kamil intervint. " C'est un homme bizarre. Il tient absolument à trimbaler ses papiers scientifiques les plus personnels avec lui dans un gros sac de toile. J'ai donné instruction aux hommes du contre-espionnage de photocopier tous ses documents.

- Et cela a-t-il été fait ? " Le Président fixait Hassan Rahmani, le chef de son contre-espionnage.

" Immédiatement, Sayid Raïs. Le mois dernier pendant son séjour ici. Nous l'avions drogué et il a dormi un bon bout de temps. Nous lui avons subtilisé son sac et nous avons photocopié intégralement ce qui s'y trouvait. Nous avons également enregistré toutes ses conversations techniques. Les copies et les transcriptions ont été communiquées à notre camarade le Dr Saadi. "

Le regard présidentiel revint se poser sur le savant. " Je renouvelle donc ma question : pouvez-vous achever ce projet sans lui ?

- Je pense que oui, Sayid Raïs. Un certain nombre de calculs sont incompréhensibles pour tout autre que lui, mais nos meilleurs mathématiciens se penchent dessus depuis un mois et ils arriveront à en venir à bout. Et les ingénieurs feront le reste."

Hussein Kamil jeta à son adjoint un regard lourd de menaces, qui signifiait : mon ami, tu ferais mieux d'avoir raison.

" Où est-il en ce moment ? demanda le Président.

- Il est parti en Chine, sayidi, répondit le chef des services de renseignements à l'étranger, Ubaidi. Il essaie de nous trouver un troisième étage pour Al-Abeid. Malheureusement, c'est sans espoir. Il doit rentrer à Bruxelles à la mi-mars.

- Vous avez des hommes à vous là-bas - je veux dire, des bons?

- Oui, sayidi. Je l'ai fait placer sous surveillance à Bruxelles depuis dix mois. C'est comme cela que nous avons découvert ses relations avec des délégations israéliennes, à son bureau. Nous avons également les clés de son appartement.

- Alors allez-y, dès son retour.

- Ce sera fait sans retard, Sayid Raïs. " Ubaidi pensait aux quatre hommes qui étaient à Bruxelles en surveillance rapprochée. L'un d'entre eux, Abdelrahman Moyeddin, avait déjà exécuté une mission de ce genre. Il allait lui confier la besogne.

Les trois hommes des services de renseignements et le Dr Saadi furent congédiés. Quand il fut seul avec les autres, Saddam Hussein se tourna vers son gendre. " L'autre sujet, maintenant. Je l'aurai quand ?

- Je suis certain que ce sera fait pour la fin de l'année, Abu Kusay."

En tant que membre de la " famille ", Kamil pouvait se permettre cette appellation plus intime de " Père de Kusay ". Cela rappelait aussi aux autres qui était de la famille et qui n'en était pas. Le Président émit un grognement.

" Nous allons avoir besoin d'un nouveau site, d'une forteresse. Il ne faut pas que ce soit un endroit déjà répertorié, et il doit rester secret. Un endroit nouveau et secret que tout le monde ignore. Ou du moins, qui ne sera connu que d'une poignée de gens, même pas de tous ceux qui sont ici. Ce n'est pas pour un projet civil, mais pour un programme militaire. Vous pourriez trouver ça ?"

Le général Al Musuli, commandant le corps du génie, se redressa en gardant les yeux à vingt centimètres sous ceux du Président. " Nous en serions fiers, Sayid Raïs.

- Je veux que vous désigniez un responsable pour cette opération, le meilleur de vos hommes, vraiment la crème des crèmes.

- J'ai l'homme qu'il vous faut, sayidi. Un colonel, extrêmement brillant, aussi bon dans son métier que pour cacher ce qu'il fait. Stepanov dit qu'il a été son meilleur élève en maskirovka (Techniques de camouflage).

- Envoyez-le-moi. Non, pas ici : à Bagdad dans deux jours. Je lui définirai sa mission moi-même. Il est militant du Baas, ce colonel ? Loyal envers le parti et envers moi-même ?

- Absolument, sayidi, il serait capable de mourir pour vous.

- C'est ce que j'attends de vous tous. " II marqua un temps et reprit doucement : " Espérons que cela n'arrivera jamais." On n'aurait pas fait mieux pour clore la discussion.

Gerry Bull rentra à Bruxelles le 17 mars, mort de fatigue et assez déprimé. Ses collègues mirent ce découragement sur le compte de son échec en Chine. Mais les choses étaient plus graves.

Depuis qu'il était arrivé à Bagdad, plus de deux ans auparavant, il s'était laissé persuader sans difficulté que le projet de fusée ou le canon Babylone étaient destinés exclusivement au lancement de petits satellites scientifiques. Il évaluait en tout cas l'énorme bénéfice psychologique qu'en tirerait le monde arabe si l'Irak arrivait à ses fins. En outre, il pouvait s'agir d'un projet extrêmement rentable, dans la mesure où l'Irak serait capable de lancer des satellites de télécommunications ou météorologiques au profit d'autres pays.

Dans sa vision des choses, Babylone devait survoler le sud-est de l'Irak et de l'Arabie Saoudite puis le sud de l'océan Indien avant d'être lancé en orbite. C'est en tout cas ainsi qu'il l'avait conçu. Mais il avait bien été obligé d'admettre face à ses collègues que les pays occidentaux verraient les choses d'une tout autre manière. Ces pays feraient inévitablement l'hypothèse qu'il s'agissait d'une arme. De là le subterfuge utilisé pour commander séparément et morceau par morceau le tube, la culasse et le dispositif de recul.

Lui, Gerry Bull, était le seul à connaître l'exacte vérité, qui était très simple. Ce canon ne pouvait en aucun cas servir à lancer des projectiles conventionnels, quelle que soit leur taille. Pour commencer, le canon Babylone, avec ses cent cinquante-six mètres de tube, ne pouvait demeurer rigide sans système de support. Il fallait impérativement des tourillons tout le long de cet ensemble de vingt-six éléments, même dans l'hypothèse où il serait posé à quarante-cinq degrés au flanc d'une montagne, comme prévu. Sans ces supports, le tube se plierait comme un vulgaire spaghetti et éclaterait en morceaux. Il était par conséquent impossible de modifier son angle de site ou de gisement, et donc de viser plusieurs cibles différentes. Modifier ces angles exigerait de le démonter, ce qui prendrait des semaines. Le simple fait de le nettoyer et de le recharger entre deux tirs nécessitait deux jours.

Plus difficile encore, des tirs répétés useraient le tube de ce canon hors de prix. Et enfin, il était impossible de camoufler Babylone pour le soustraire à une contre-attaque. Chaque fois qu'il ferait feu, une langue de flammes de quatre-vingt-dix mètres de long jaillirait de sa bouche, que n'importe quel satellite ou avion ne manquerait pas de détecter. Les Américains ne mettraient que quelques secondes à calculer ses coordonnées. C'est pourquoi il répétait à qui voulait l'entendre que Babylone ne pourrait jamais être utilisé comme arme.

Mais, au bout de deux ans de travail en Irak, force lui était d'admettre que pour Saddam Hussein, la science et la technique n'avaient qu'un seul et unique but : mettre au point une arme d'une puissance incroyable, et rien d'autre. Mais alors, pourquoi consacrait-il autant d'argent à Babylone ? Il ne pourrait s'en servir qu'une seule fois, avant que des mesures de rétorsion aériennes ne le réduisent en miettes, et il ne pouvait lancer qu'un satellite ou un obus conventionnel.

C'est lors de son séjour en Chine, en discutant amicalement avec George Wong, qu'il dut se rendre à l'évidence. Ce fut la dernière équation qu'il eut à résoudre.