Chapitre 14
La réponse aux questions du général résidait sur un chariot rangé sous l'éclairage fluorescent d'une usine installée à trente mètres de profondeur sous le désert irakien.
Un ingénieur donna à l'engin un dernier coup de chiffon et recula à la hâte pour se mettre au garde-à-vous : la porte s'ouvrait. Cinq hommes seulement entrèrent avant que les deux gardes en armes du service de sécurité présidentiel, l'Amn-al-Khass, referment la porte.
Quatre de ces personnages s'affairaient autour du cinquième. Il portait comme d'habitude sa tenue de combat sur des bottes en veau brillant, son pistolet à la ceinture, un foulard de coton dans l'encolure de sa veste.
L'un des quatre autres était son garde du corps personnel qui, même ici où tout le monde avait été contrôlé cinq fois pour vérifier qu'il n'y avait pas d'armes cachées, ne le quittait jamais d'une semelle. Entre le Raïs et son garde du corps se tenait son gendre, Hussein Kamil, ministre de l'Industrie et de l'Industrialisation militaire, le MIMI. Comme dans beaucoup d'autres domaines, c'était le MIMI qui avait pris le pas sur le ministère de la Défense.
De l'autre côté du Président se tenait le cerveau du programme irakien, le Dr Jaafar al-Jaafar, le génie que l'on appelait le Robert Oppenheimer de l'Irak. A côté de lui, mais un peu en retrait, se tenait le Dr Salah Siddiqui. Jaafar était le physicien, et Siddiqui l'ingénieur.
L'acier de leur enfant brillait sinistrement dans la lumière éblouissante. Il mesurait cinq mètres de long et avait un peu plus d'un mètre de diamètre. A l'arrière, sur un mètre cinquante, se trouvait un système sophistiqué d'absorption de choc qui serait éjecté aussitôt après le lancement. Même le reste de tout le conteneur de trois mètres n'était en fait qu'un sabot, composé de huit sections identiques. Des boulons explosifs le découperaient lorsque le projectile partirait, ne laissant en fin de compte que le cœur du système, une minuscule sphère de soixante centimètres de diamètre qui poursuivrait sa trajectoire.
Le sabot n'était là que pour faire passer les soixante centimètres du projectile aux cent que représentait le diamètre du lanceur, et pour protéger les quatre ailerons fixes qu'il renfermait.
L'Irak ne disposait pas des moyens de télécommande nécessaires pour faire fonctionner des gouvernes mobiles depuis le sol, mais les empennages fixes étaient là pour stabiliser l'engin en vol, l'empêcher d'osciller et de faire la culbute. A l'avant, le cône en forme d'aiguille était fait de maraging. Lui aussi était consommable.
Lorsqu'une fusée qu'on a envoyée dans l'espace rentre dans l'atmosphère terrestre, l'air de plus en plus dense au cours de la descente crée un échauffement par friction suffisant pour faire fondre le cône. C'est pourquoi les astronautes ont besoin, lors de cette phase, d'un bouclier thermique pour empêcher leur capsule de brûler.
L'engin que les cinq Irakiens étaient venus inspecter ce soir-là était en tout point similaire à ce qui vient d'être décrit. La coiffe en acier assurait la phase de montée, mais n'aurait pas résisté à la rentrée. Si cela avait été le cas, le métal se serait tordu en huit, et l'objet aurait commencé à faire des galipettes dans tous les sens avant de se mettre en travers pour finalement se consumer.
La coiffe métallique était donc conçue pour se détacher, laissant à nu le cône de rentrée en fibre de carbone, court et trapu.
Lorsque le Dr Gerald Bull était encore en vie, il avait tenté d'acquérir pour le compte de Bagdad une société britannique installée en Irlande du Nord, la Lear Fan. C'était une société aéronautique en capilotade. Il avait essayé d'acheter plusieurs avions d'affaires qui comportaient un certain nombre de pièces en fibre de carbone. Ce qui intéressait le Dr Bull et Bagdad, ce n'étaient pas les avions d'affaires, mais les machines à tisser les fibres de Lear Fan.
La fibre de carbone résiste extrêmement bien à la température, mais c'est un matériau difficile à travailler. Le carbone est d'abord transformé en une sorte de touffe dont on tire un fil. Le fil est alors tiré et embobiné en plusieurs couches sur un mandrin, puis collé dans un moule pour obtenir la forme désirée.
La fibre de carbone étant indispensable à tout ce qui touche aux missiles, sa technologie est hautement protégée ; on surveille donc de très près l'exportation de ce genre de machines. Lorsque les services de renseignements britanniques apprirent à qui était destiné le matériel de Lear Fan, ils consultèrent Washington et le contrat fut annulé. On supposa alors que l'Irak ne parviendrait pas à acquérir cette technologie.
Les experts se trompaient. L'Irak essaya une autre méthode, et elle marcha. Un fournisseur américain de systèmes de climatisation et de matériaux isolants se laissa convaincre de vendre à une compagnie écran irakienne une bobineuse à fibres de quartz. La machine fut alors modifiée en Irak par des ingénieurs irakiens, de façon à pouvoir bobiner de la fibre de carbone.
Entre l'absorbeur de choc, à l'arrière, et le cône se trouvait l'œuvre du Dr Siddiqui - une petite bombe atomique, très simple, mais qui fonctionnait parfaitement. Elle était mise à feu selon le principe du tube de canon. Une réaction catalytique de lithium et de polonium fournissait le flux de neutrons nécessaire au démarrage de la réaction en chaîne.
Placée au cœur du système imaginé par le Dr Siddiqui, se trouvait une boule sphérique munie d'un tube. Le tout pesait trente-cinq kilos et avait été réalisé selon les directives du Dr Jaafar. Ces deux composants étaient faits d'uranium 235 enrichi.
Un léger sourire de satisfaction apparut sous l'épaisse moustache noire. Le Président s'avança et pointa l'index sur l'acier foncé. " Cela va marcher ? Cela va réellement marcher ? murmura-t-il.
- Oui, sayidi Raïs, répondit le physicien. "
II hocha lentement et à plusieurs reprises sa tête coiffée du béret noir.
" Je dois vous féliciter, mes frères. "
Sous le projectile, le berceau de bois portait une simple plaque sur laquelle on pouvait lire : QUBTH-UT-ALLAH.
Tarek Aziz avait longuement soupesé l'art et la manière d'annoncer à son président, s'il lui en parlait, la menace brutale agitée par les Américains à Genève. Cela faisait vingt ans qu'ils se connaissaient, vingt années au cours desquelles le-ministre des Affaires étrangères avait servi son maître comme un chien fidèle. Il avait toujours pris son parti au cours des luttes qui avaient agité la direction du parti Baas à ses débuts. Il y avait d'autres candidats au pouvoir, mais il s'en était toujours tenu à son intuition : la dureté impitoyable de l'homme de Tikrit finirait par triompher. Et les faits lui avaient toujours donné raison.
Ils avaient gravi ensemble les marches glissantes de la dictature, l'un dans l'ombre de l'autre. Opiniâtre, le grisonnant Tarek Aziz avait réussi à surmonter à force de discipline aveugle son handicap initial : un niveau d'éducation supérieur et la pratique de deux langues européennes. Laissant la violence active à d'autres, il regardait et approuvait, comme tous les courtisans de Saddam Hussein, tandis que, purge après purge, il avait vu des cohortes d'officiers ou de membres du parti tomber dans la disgrâce et se faire exécuter. Et l'exécution de cette sentence n'intervenait souvent qu'après des heures de tortures infligées par les tortionnaires d'Abu Ghraib.
Il avait vu d'excellents généraux démis et fusillés pour avoir tenté de prendre la défense de leurs subordonnés, et il savait que les conspirateurs périssaient dans des souffrances plus terribles que tout ce que l'on pouvait imaginer.
Il avait vu la tribu des Al-Juburi - autrefois si puissante au sein de l'armée que nul n'osait offenser l'un de ses membres - laminée, réduite plus bas que terre, et les survivants contraints de s'humilier au dernier degré. Il avait gardé le silence lorsque le demi-frère de Saddam, Ali Hassan Majid, alors ministre de l'Intérieur, avait organisé le génocide des Kurdes, non seulement à Halabja, mais également dans cinquante autres villes et villages rayés de la carte à coups de bombes, d'obus et de gaz.
Tarek Aziz, comme tous les membres de l'entourage du Raïs, savait qu'il n'avait pas d'autre choix. Si quelque chose arrivait à son maître, lui aussi serait un homme fini.
Contrairement à beaucoup de ceux qui se pressaient autour du trône, il était trop intelligent pour croire à la popularité du régime. Il ne craignait pas tant les étrangers que la vengeance terrible du peuple irakien si jamais le voile de protection que constituait Saddam tombait.
En ce 11 janvier, il attendait d'être reçu après la convocation qu'il avait trouvée à son retour d'Europe. Son problème était de savoir comment faire part de la menace américaine sans attirer les foudres sur sa personne. Le Raïs, il le savait parfaitement, pouvait très bien imaginer que c'était lui, son ministre des Affaires étrangères, qui avait suggéré cette menace aux Américains. La paranoïa ne connaît aucune logique, seulement l'instinct à l'état brut, et cet instinct est parfois clairvoyant, parfois non. Beaucoup d'innocents avaient péri, et leurs familles avec eux, uniquement parce que le Raïs avait porté ses soupçons sur eux.
Quand il remonta en voiture, deux heures plus tard, il était à la fois soulagé, souriant et étonné.
Son soulagement était simple à comprendre. Le Président s'était montré détendu et génial. Il avait écouté d'un air approbateur le récit fait par Tarek Aziz de sa mission à Genève ; le ministre avait insisté sur la bienveillance de tous ceux à qui il avait expliqué la position irakienne, et plus généralement, sur les sentiments anti-américains que l’on sentait grandir en Occident. Le Raïs avait pris l'air compréhensif lorsque Tarek avait rejeté tout le blâme sur les fauteurs de guerre américains et quand, encore sous le coup de l'émotion, il lui avait rapporté les propos de James Baker, l'explosion de fureur qu'il redoutait tant de la part du Président ne s'était pas produite. Pendant que les autres assistants hurlaient et tempêtaient, Saddam Hussein, imperturbable, souriait et hochait doucement la tête.
Le ministre des Affaires étrangères était souriant parce que, pour conclure, le Raïs l'avait vivement félicité du succès de sa mission en Europe. Que, selon les normes habituelles de la diplomatie, cette mission ait été en fait un désastre - il avait été rejeté de toutes parts, ses hôtes l'avaient accueilli avec une politesse glacée, il avait été incapable d'entamer la solidité de la coalition liguée contre son pays - semblait n'avoir aucune espèce d'importance.
Quant à son étonnement, il venait d'une remarque faite par le Raïs à la fin de l'audience. En le raccompagnant à la porte, il l'avait pris à part et lui avait murmuré quelques mots : " Rafeek, cher camarade, ne t'en fais pas. Je vais bientôt avoir une surprise pour les Américains. Pas tout de suite. Mais si les Béni Kalb essaient seulement de franchir la frontière, je ne riposterai pas avec les gaz, mais avec le Poing de Dieu. "
Tarek Aziz avait approuvé du chef, alors qu'il ne savait absolument pas de quoi le Raïs voulait parler. Comme les autres, il comprit vingt-quatre heures plus tard.
En cette matinée du 12 janvier se tint pour la dernière fois la réunion du Conseil révolutionnaire au grand complet au palais présidentiel, au coin de la 14e Rue et de la rue Kindi. Une semaine plus tard, le palais était réduit à l'état de décombres par les bombardements, mais l'oiseau s'était envolé, depuis longtemps.
Comme d'habitude, les convocations furent envoyées au dernier moment. Quel que fût le rang hiérarchique, quel que fût le degré de confiance dont on bénéficiait, seule une poignée de membres de la famille, intimes et gardes du corps personnels, savait exactement où se trouvait le Raïs à n'importe quelle heure du jour.
S'il était encore vivant après sept sérieuses tentatives d'assassinat, c'est parce qu'il était absolument obsédé par sa sécurité personnelle. Ni le contre-espionnage, ni la police secrète d'Omar al-Khatib, et certainement moins encore l'armée, sans même parler de la garde républicaine, ne s'étaient vu confier sa sécurité. Cette responsabilité revenait aux hommes de l'Amn-al-Khass. Tous jeunes, rarement âgés de plus de vingt ans, ils faisaient preuve d'une loyauté absolue et fanatique. Leur chef était le propre fils du Raïs, Kusay.
Aucun conspirateur ne pourrait jamais découvrir quelle route empruntait le Raïs, à quel moment ni dans quel véhicule. Les inspections qu'il effectuait dans les unités de l'armée ou les installations industrielles étaient toujours des visites surprises, non seulement pour ceux qu'il venait voir, mais également pour son entourage. Même à Bagdad, il changeait sans cesse d'endroit à sa convenance, passant parfois plusieurs jours dans un palais, se retirant à d'autres moments dans son bunker sous l'hôtel Rachid. Tous les plats qu'on lui présentait étaient goûtés au préalable, et le goûteur était le fils aîné de son cuisinier. Ce qu'il buvait sortait toujours d'une bouteille qu'on lui apportait sans l'avoir débouchée.
Ce matin-là, les convocations pour la réunion au palais furent portées à tous les membres du CCR par un messager spécial avec seulement une heure de préavis. Il était ainsi impossible matériellement de préparer un assassinat.
Les limousines franchirent la grille, déposèrent leur passager et se dirigèrent vers le parking qui leur était réservé. Chaque membre du CCR dut passer à travers un portique de détection, les armes individuelles étaient proscrites.
Lorsqu'ils furent tous réunis dans la grande salle de conférences avec sa table en T, ils étaient trente-trois. Huit d'entre eux s'assirent en haut du T, de part et d'autre du trône qui en marquait le centre. Les autres s'assirent face à face le long de la barre centrale.
Sept des participants avaient des liens avec le Raïs, par le sang ou à cause de leur mariage. Tous ceux-là, plus huit autres, venaient de Tikrit ou de ses environs immédiats. Tous étaient membres de longue date du parti Baas. Dix autres étaient ministres dans le gouvernement et neuf, généraux de l'armée de terre ou de l'aviation. Saadi Tumah Abbas, ancien commandant de la garde républicaine, avait été promu au rang de ministre de la Défense le matin même et était assis au bout de la table. Il avait remplacé Abd Al-Jabber Shenshall, le Kurde renégat qui avait depuis longtemps fait cause commune avec le boucher de son propre peuple.
Parmi les généraux présents, on remarquait Mustafa Radi pour l'infanterie, Farouk Ridha pour l'artillerie, Ali Musuli du corps du génie et Abdullah Kadiri pour les forces blindées. Au bout de la table se tenaient les trois hommes qui avaient en main l'appareil du renseignement : le Dr Ubaidi, du Mukhabarat étranger, Hassan Rahmani pour le contre-espionnage et Omar Khatib de la police secrète.
Lorsque le Raïs fit son entrée, tout le monde se leva et claqua des talons. Il sourit, prit son fauteuil, invita les assistants à s'asseoir et commença son discours. Ils n'étaient pas là pour discuter quoi que ce soit ; ils étaient là pour écouter ce qu'on avait à leur dire.
Seul son gendre, Hussein Kamil, ne montra aucun étonnement lorsque le Raïs commença sa péroraison. Au bout de quarante minutes d'un discours qui rappelait la série ininterrompue de triomphes qui avait marqué son règne, il leur donna les dernières nouvelles. La réaction immédiate fut un profond silence.
Cela faisait des années que l'Irak essayait, ils le savaient. Un pas décisif venait d'être franchi dans un domaine technologique capable à lui seul d'inspirer la terreur au monde entier et aux Américains en particulier. Que cela arrive maintenant, au seuil de la guerre, paraissait tout simplement incroyable. C'était le signe d'une intervention divine. Mais la divinité n'était pas dans le ciel, au-dessus d'eux ; elle était assise ici même, au milieu d'eux, et elle souriait tranquillement.
Averti à l'avance, Hussein Kamil se leva et déclencha l'ovation. Les autres se bousculèrent à qui mieux mieux pour suivre, chacun ayant trop peur d'être le dernier à se lever ou d'applaudir trop mollement. Et personne ne voulait non plus être le premier à s'arrêter.
Lorsqu'il retourna à son bureau, deux heures plus tard, Hassan Rahmani, le chef du contre-espionnage, si distingué et cultivé, ôta tout ce qui tramait sur sa table, ordonna qu'on ne le dérange pas et s'assit avec une tasse de café très fort. Il avait besoin de réfléchir, et il se mit donc à réfléchir.
Comme tous ceux qui étaient là, il avait été secoué par la nouvelle. En un instant, l'équilibre des forces au Proche-Orient avait changé, mais personne ne le savait. Après que le Raïs, levant les bras en feignant de tenter d'arrêter l'ovation, eut repris son siège, tout le monde était resté plongé dans le silence.
Rahmani comprenait ça. Malgré l'euphorie un peu folle qui les avait tous saisis, et à laquelle il avait bien été obligé de se joindre, il voyait poindre de gros problèmes.
Un engin de cette sorte n'a aucun intérêt tant que vos amis et, plus important encore, vos ennemis, en ignorent l'existence. C'est alors seulement que l'ennemi potentiel devient un ami qui rampe à vos pieds.
Quelques-uns des pays qui avaient réussi à mettre au point cette arme s'étaient contentés d'annoncer la nouvelle en procédant à un essai et avaient laissé le reste du monde méditer sur les conséquences. Les autres, comme Israël et l'Afrique du Sud, avaient seulement laissé entendre qu'ils la possédaient, sans jamais le confirmer, laissant le monde et leurs voisins en particulier penser ce qu'ils voulaient. Et parfois, cette méthode était la meilleure, les imaginations galopaient.
Mais cette méthode, Rahmani en était convaincu, ne pouvait pas marcher dans le cas de l'Irak. Si ce qu'on leur avait raconté était vrai - et là, il n'était pas du tout convaincu que ce ne fût pas simple manœuvre -, personne ne le croirait à l'extérieur.
Le seul moyen pour l'Irak de le prouver à quelqu'un aurait consisté à procéder à un essai. Et le Raïs s'y refusait. Une telle preuve posait évidemment de nombreux problèmes.
Il était hors de question de faire un essai sur le territoire national, cela aurait été pure démence. Il aurait été possible d'envoyer un navire dans le sud de l'océan Indien et de l'abandonner là pour procéder ensuite au test, mais ce n'était désormais plus possible. Tous les ports étaient verrouillés par le blocus. On pouvait inviter à Vienne une équipe de l'Agence internationale de l'énergie atomique qui dépendait des Nations unies, lui demander de vérifier elle-même et de constater que ce n'était pas un mensonge. Après tout, l'AIEA était venue faire des inspections tous les ans ou presque depuis une décennie et on avait toujours réussi à la tromper sur ce qui se passait réellement. Si on leur mettait les preuves sous le nez, ils seraient bien obligés de croire ce que leur disent leurs yeux et d'admettre humblement qu'ils s'étaient plantés.
Et pourtant, lui, Rahmani, venait tout juste d'entendre que cette démarche était strictement interdite. Pourquoi ? Parce que tout cela n'était que mensonge ? Parce que le Raïs avait autre chose en tête ? Et plus grave encore, n'était-ce pas lui, Rahmani, qui était visé ? Durant des mois, il avait compté sur le fait que Saddam Hussein allait se précipiter tête baissée dans une guerre qu'il ne pouvait gagner. Maintenant, c'était fait. Rahmani avait ensuite compté sur une défaite qui signifierait l'anéantissement du Raïs et lui permettrait de participer au futur régime mis en place par les Américains. Maintenant, les choses étaient différentes. Il conclut qu'il devait prendre le temps de réfléchir, afin de jouer au mieux cette carte nouvelle et stupéfiante.
Ce soir-là, lorsque la nuit fut tombée, une marque à la craie apparut sur un mur derrière l'église chaldéenne Saint-Joseph, dans le quartier des Chrétiens. Elle ressemblait à un huit couché.
Les habitants de Bagdad tremblèrent, cette nuit-là. En dépit du matraquage des services de propagande et de la crédulité de beaucoup qui croyaient aveuglément tout ce qu'ils entendaient à la radio irakienne, il y en avait d'autres qui écoutaient tranquillement la BBC internationale, qui émettait depuis Chypre en arabe, et ils savaient que les Beni Nadji disaient la vérité : la guerre était imminente.
L'hypothèse la plus courante dans la capitale était que les Américains commenceraient par lâcher un véritable tapis de bombes sur Bagdad, et cette hypothèse venait directement du palais présidentiel. Les pertes civiles allaient être considérables. Le régime faisait cette hypothèse, mais n'en était pas troublé pour autant. En haut lieu, on supputait que l'effet d'un tel massacre serait de créer un sentiment de répulsion à l'égard de l'Amérique, qui serait contrainte d'abandonner et de se retirer. C'était la raison pour laquelle un fort contingent de journalistes internationaux avaient été autorisés à rester sur place, et on les avait encouragés à loger à l'hôtel Rachid. Des guides se tenaient prêts en permanence à conduire les équipes de télévision étrangères sur les lieux du génocide dès que les hostilités auraient commencé.
La subtilité du raisonnement échappait pourtant quelque peu à ceux qui devaient vivre à Bagdad, dans leurs maisons. Beaucoup étaient déjà partis ; les non-Irakiens s'étaient dirigés vers la frontière jordanienne pour se joindre au flot des réfugiés qui quittaient le Koweït depuis cinq mois, les Irakiens cherchaient refuge à la campagne.
Mais personne ne se doutait, y compris chez les millions de téléspectateurs vautrés devant leurs écrans en Amérique et en Europe, du degré de sophistication des moyens dont disposait à Riyad le triste Chuck Horner. Personne alors ne pouvait savoir que la plupart des objectifs allaient être sélectionnés à partir d'un menu établi par les caméras des satellites puis détruits par des bombes laser qui touchaient rarement ce qu'on ne leur avait pas désigné pour cible.
Ce que savaient les habitants de Bagdad, au fur et à mesure que la vérité glanée auprès de la BBC se répandait dans les bazars et les marchés, c'était que dans quatre nuits à compter de ce 12 janvier, l'ultimatum fixé pour l'évacuation du Koweït expirait et que les avions de combat américains allaient arriver. La ville restait calme dans l'attente de ce qui allait se passer.
Mike Martin pédalait lentement. Il sortit de la rue Shurja et passa derrière l'église. Il aperçut la marque de craie sur le mur tout en roulant et passa son chemin. Arrivé au bout de l'allée, il mit pied à terre, posa son vélo et fit semblant de s'occuper de sa chaîne tout en surveillant les environs pour voir s'il n'y avait pas quelqu'un derrière lui.
Personne. Pas de membre de la police secrète dans une porte, pas de tête se profilant au-dessus des toits. Il remonta en selle, fit demi-tour, sortit son chiffon humide, effaça la marque et s'en alla.
Le huit couché signifiait qu'un message l'attendait sous une brique dans un vieux mur près de la rue Abou-Nawas, en aval sur le fleuve à environ huit cents mètres. Il avait joué là-bas étant enfant, courant le long des quais avec Hassan Rahmani et Abdelkarim Badri. Des marchands faisaient cuire de délicieux masgoufs sur des braises de bouse de chameau séchée, ou vendaient aux passants les morceaux les plus délicats de carpes pêchées dans le Tigre.
Les boutiques étaient fermées, les maisons de thé avaient tiré leurs rideaux. Il n'y avait pas beaucoup de gens pour se promener sur les quais comme dans le temps. Le silence l'arrangeait. Arrivé en haut d'Abou-Nawas, il aperçut un groupe de gardes de l'AMAM en uniforme, mais ils ne prêtèrent aucune attention au fellah qui circulait à vélo pour le compte de son maître. Leur vue le rassura. L'AMAM était tout sauf rapide, et d'une maladresse rare.
Le message était là. La brique retourna dans son logement en un instant, et le rouleau de papier alla rejoindre sa cachette dans son caleçon. Quelques minutes plus tard, il franchissait le pont Ahrar sur le Tigre pour revenir de Risafa à Karch et, de là, jusqu'à la maison du diplomate soviétique dans Mansour.
Au bout de neuf semaines, il se sentait davantage chez lui dans la villa entourée de murs. La cuisinière russe et son mari le traitaient convenablement et il avait appris quelques rudiments de leur langue. Il faisait le marché tous les jours, ce qui lui donnait une bonne excuse pour aller relever toutes ses boîtes. Il avait transmis quatorze messages à ce Jéricho invisible et en avait récupéré quinze.
Il avait été contrôlé à huit reprises par l'AMAM, mais à chaque fois, son attitude humble, sa bicyclette et son panier rempli de légumes, de fruits, de café, d'épices et d'articles d'épicerie, plus la lettre du diplomate et sa pauvreté évidente, lui avaient permis de s'en tirer sans problème.
Il ne pouvait pas savoir que les plans de guerre prenaient forme là-bas, à Riyad, mais il lui fallait continuer à écrire à la main, en arabe, les questions destinées à Jéricho, après avoir écouté les messages enregistrés sur bande. Il devait ensuite lire les réponses de Jéricho pour les retransmettre à Simon Paxman. En tant que soldat, il pouvait seulement juger de la valeur inestimable, pour un commandant en chef qui se préparait à attaquer l'Irak, des renseignements politiques et militaires fournis par Jéricho.
Il avait acheté un réchaud à pétrole pour sa remise et une lampe Petromax pour s'éclairer. Des sacs de jute provenant du marché faisaient des rideaux assez convenables pour les fenêtres et le crissement des pas dans le gravier le préviendrait à temps si quelqu'un s'approchait de sa porte.
Cette nuit-là, il rentra avec plaisir dans la chaleur de son logis, ferma la porte à clé, vérifia que tous les rideaux masquaient entièrement les fenêtres, alluma sa lampe et lut le dernier message de Jéricho. Le mot était plus court que d'ordinaire, mais son effet n'en était que plus fort. Martin le lut deux fois pour être sûr qu'il n'avait pas perdu sa compréhension de la langue arabe, murmura " Mon Dieu " et enleva les dalles pour prendre le magnétophone.
Pour éviter toute erreur d'interprétation, il le lut lentement en arabe puis en anglais devant le micro avant de passer en vitesse accélérée et de réduire les cinq minutes de lecture à un message d'une seconde et demie.
Il transmit le message à minuit vingt.
Sachant qu'il y avait un créneau d'émission entre minuit quinze et minuit trente cette nuit-là, Simon Paxman ne s'était même pas donné la peine d'aller se coucher. Il jouait aux cartes avec l'un des radios lorsque le message tomba. Le second opérateur le leur apporta depuis le PC télécoms. " Vous feriez mieux de venir pour écouter ça... oui, tout de suite, Simon ", leur dit-il.
Bien que l'équipe du SIS à Riyad ait compté largement plus de quatre personnes, l'opération Jéricho était considérée comme tellement secrète que seuls Paxman, le chef de poste Julian Gray et deux radios étaient au courant. Leurs trois chambres étaient pratiquement isolées du reste de la villa.
Simon Paxman écouta la voix sur le gros magnétophone dans la " hutte radio " qui était en fait une chambre reconvertie à cet usage. Martin parlait d'abord en arabe, donnant la lecture mot à mot du message manuscrit de Jéricho, deux fois de suite, puis sa propre traduction, deux fois également.
En l'écoutant, Simon Paxman sentit une main d'acier lui tordre l'estomac. Quelque chose clochait, clochait même sérieusement. Ce qu'il entendait était tout simplement impossible. Les deux hommes étaient debout à côté de lui et gardaient le silence.
" Est-ce bien lui ? " demanda-t-il dès que le message fut terminé. Sa première réaction avait été de se dire que Martin s'était fait prendre et que la voix était celle d'un imposteur.
" C'est lui, j'ai vérifié la signature acoustique. Il n'y a pas de doute possible, c'est bien lui. "
Les spectres vocaux ont des rythmes et des hauteurs variables, des hauts et des bas, des cadences que l'on peut enregistrer sur un oscilloscope qui les transforme en une série de traits sur un écran, comme un électrocardiogramme. Chaque voix humaine est légèrement différente des autres, même chez un très bon imitateur. Avant de partir pour Bagdad, la voix de Mike Martin avait été enregistrée sur un appareil de ce genre. Ses émissions successives avaient subi le même sort, au cas où l'on aurait détecté une accélération ou un ralentissement suspect, de même que les distorsions créées par le magnétophone ou l'émetteur.
La voix qui venait de Bagdad cette nuit-là était identique à celle des enregistrements. C'était bien Martin qui parlait et personne d'autre.
La seconde crainte de Paxman était que Martin ait pu se faire prendre, qu'il ait été torturé et " retourné ", et qu'on l'ait obligé à émettre sous la contrainte. Il rejeta également cette idée comme improbable.
Il y aurait eu un certain nombre de mots convenus à l'avance, une pause, une hésitation, une toux, qui auraient mis en alerte ceux qui écoutaient à Riyad s'il n'avait pas émis librement. En outre, sa dernière émission ne remontait qu'à trois jours.
La police irakienne était peut-être brutale, mais elle n'était pas rapide. Et Martin était un dur à cuire. Un homme brisé et retourné aussi rapidement serait encore sous le choc. Ce serait une épave à la sortie de la salle de torture, et cela s'entendrait.
Cela signifiait que Martin était dans son état normal - le message qu'il avait lu était exactement celui qu'il avait reçu de Jéricho cette nuit. Ce qui laissait pas mal d'impondérables. Ou bien Jéricho avait raison, ou il se trompait, ou bien il mentait.
" Allez me chercher Julian ", dit Paxman à l'un des radios.
Tandis que l'homme allait chercher le chef de poste dans sa chambre, au premier étage, Paxman décrocha la ligne particulière qui le reliait à son homologue américain, Chip Barber.
L'homme de la CIA se réveilla sur-le-champ. Quelque chose dans la voix de l'Anglais lui disait que ce n'était pas le moment de dormir. " Un problème, vieux ?
- Ça m'en a tout l'air, vu d'ici ", convint Paxman.
Barber logeait de l'autre côté de la ville et il arriva au SIS trente minutes après. Il était deux heures du matin. Entre-temps, Paxman avait la bande en anglais et en arabe, plus une retranscription dans les deux langues. Les deux radios, qui travaillaient depuis des années au Proche-Orient, parlaient couramment arabe et confirmèrent que la traduction de Martin était parfaitement exacte.
" II plaisante ", souffla Barber en entendant la bande.
Paxman fouilla dans les contrôles qui avaient été faits pour vérifier l'authenticité de la voix de Martin.
" Ecoutez, Simon, ce n'est après tout que le récit fait par Jéricho de ce qu'il prétend avoir entendu dire par Saddam ce matin, pardon, hier matin. Il y a de bonnes chances pour que Saddam mente. C'est bien connu, il ment comme il respire. "
Mensonge ou pas, le sujet était trop grave pour être traité par Riyad. Les bureaux locaux du SIS et de la CIA devaient fournir aux généraux les renseignements militaires d'ordre tactique et même stratégique venant de Jéricho, mais les informations politiques remontaient à Londres et Washington. Barber jeta un coup d'œil à sa montre. Sept heures du soir à Washington.
" Ils sont en train de mélanger leurs cocktails, à cette heure-ci, dit-il. Ils ont intérêt à bien les tasser, les gars. J'envoie ça à Langley tout de suite.
- Et à Londres, c'est l'heure des petits gâteaux, fit Paxman. J'expédie le tout à Century. Laissons-les faire le tri. "
Barber repartit pour envoyer son exemplaire du message à Bill Stewart, sous forme hautement cryptée, avec le degré d'urgence " cosmique ", le plus élevé qui soit. Cela signifiait que, quel que soit l'endroit où il se trouvait, les gens du chiffre le trouveraient et lui diraient de les appeler sur une ligne protégée.
Paxman en fit autant avec Steve Laing, qui serait réveillé au milieu de la nuit et à qui on dirait de quitter son lit douillet pour prendre la route dans le froid glacé et se rendre à Londres.
Paxman pouvait encore faire une dernière chose, et il la fit. Martin avait une fenêtre de réception à quatre heures du matin. Il envoya à l'homme de Bagdad un message très bref, mais suffisamment explicite. Ce message disait que Martin ne devait pas, jusqu'à nouvel ordre, s'approcher des six boîtes aux lettres. C'était seulement pour le cas où.
Karim, l'étudiant jordanien, faisait des progrès lents mais continus dans sa cour à Fräulein Edith Hardenberg. Elle lui permettait de lui prendre la main lorsqu'ils se promenaient à pied dans les rues de l'ancienne Vienne, et le givre des trottoirs crissait sous leurs pas. Elle finit même par admettre intérieurement qu'elle trouvait cette façon de se faire tenir par la main assez agréable.
Au cours de la deuxième semaine de janvier, elle réussit à avoir des billets pour le Burgtheater - ce fut Karim qui paya. On donnait une pièce de Grillparzer, Cygus und sein Ring.
Elle lui expliqua avec enthousiasme le thème de l'œuvre, l'histoire d'un vieux roi qui a plusieurs fils et qui aura pour successeur celui d'entre eux qui trouvera l'anneau. Karim lut tout le texte, demanda des tas d'explications et s'y référa sans arrêt pendant la représentation.
Edith fut heureuse de lui répondre. Plus tard, Karim raconta à Barzilai que le spectacle était aussi excitant que de regarder de la peinture sécher.
" Tu n'es qu'un Philistin, dit l'homme du Mossad. Tu n'as absolument aucune culture.
- Je ne suis pas venu pour me cultiver, répliqua Karim.
- Alors, fais ce que tu as à faire, mon garçon. "
Le dimanche, Edith qui était catholique pratiquante, alla à la messe du matin, à Votivkirche. Karim lui expliqua que, en tant que musulman, il lui était impossible de l'accompagner mais qu'il l'attendrait dans un café de l'autre côté de la place. Ensuite, il lui offrit un café dans lequel il avait délibérément versé un peu de schnaps et un peu de rose lui vint aux joues. Il lui expliqua les différences et les similarités qui existent entre le christianisme et l'islam - la croyance commune au vrai Dieu, la lignée des patriarches et des prophètes, les enseignements des Livres saints et les préceptes moraux. Edith était un peu effrayée, mais fascinée tout de même. Elle se demanda si prêter l'oreille à pareille chose ne risquait pas de mettre en péril le salut de son âme, mais fut étonnée de découvrir qu'elle avait eu tort de considérer les musulmans comme des idolâtres.
" J'aimerais dîner, lui dit Karim trois jours plus tard.
- D'accord, mais tu dépenses trop pour moi ", lui répondit Edith. Elle pouvait désormais le regarder en face et se plonger dans ses doux yeux noisette avec plaisir. Mais elle gardait toujours en tête que leurs dix ans de différence auraient rendu ridicule autre chose qu'une amitié platonique.
- Pas au restaurant.
- Où ça alors ?
- Tu ne me ferais pas la cuisine, Edith ? Tu sais faire la cuisine ? De la vraie cuisine viennoise ? "
Elle devint rouge pivoine à cette pensée. Chaque soir, sauf si elle allait seule au concert, elle se préparait un modeste repas dans un petit recoin de son appartement qui tenait lieu de salle à manger. Mais oui, après tout, se dit-elle, elle savait faire la cuisine. Cela faisait si longtemps que cela ne lui était pas arrivé. En outre, pensait-elle, il l'avait invitée si souvent au restaurant, et dans des restaurants assez chers... et c'était un jeune homme si bien élevé, si courtois. Cela ne présenterait certainement aucun risque.
Dire que le message reçu de Jéricho dans la nuit du 12 janvier sema la consternation dans certains milieux du renseignement à Londres et à Washington serait un euphémisme. " Panique maîtrisée " serait une expression plus appropriée.
Le premier problème était que l'existence même de Jéricho n'était connue que d'un petit nombre de gens, sans parler des détails. Le principe du " moins on en sait, mieux c'est " peut paraître sommaire ou même névrotique, mais il marche, pour une raison très simple. Tous les services secrets se sentent des obligations envers un agent qui travaille pour eux et qui court des risques, sans se soucier de savoir si cet agent est un être ignoble, humainement parlant. Que Jéricho ne soit qu'un mercenaire et non pas un homme travaillant pour un idéal n'avait rien à voir à l'affaire. Et le fait qu'il trahisse cyniquement son pays et son gouvernement n'avait aucune importance. Le gouvernement irakien était de toute façon assez répugnant par lui-même, si bien qu'un traître en trahissait un autre.
La vraie question était que, sans parler de sa valeur évidente ni du fait que ses renseignements pourraient très bien sauver des vies alliées sur le champ de bataille, Jéricho était un agent inestimable et les deux services qui le cornaquaient n'avaient révélé son existence qu'à un petit cercle d'initiés. Aucun ministre, aucun homme politique, aucun fonctionnaire ni aucun soldat ne savait qu'il existait.
En conséquence, sa " production " avait été déguisée de diverses manières. Toute une gamme de couvertures avaient été mises au point pour expliquer d'où sortait ce flot d'informations. Les renseignements d'ordre militaire venaient de déserteurs irakiens au Koweït, y compris un major fictif qui avait été intensivement interrogé dans un centre au Proche-Orient, mais pas en Arabie Saoudite. Les renseignements scientifiques et techniques touchant aux armes de destruction massive étaient attribués à un étudiant irakien en sciences qui était passé chez les Britanniques après avoir fait des études au Collège impérial, à Londres, et être tombé amoureux d'une Anglaise. Il y avait aussi une nouvelle enquête menée chez les techniciens européens qui avaient travaillé en Irak de 1985 à 1990. Les informations politiques venaient de différentes sources : des réfugiés fuyant l'Irak, des messages radio chiffrés émis depuis le Koweït occupé et enfin des renseignements recueillis par le Sigint1 et l'Elint2, les écoutes et la surveillance aérienne.
Mais comment expliquer des paroles prononcées textuellement par Saddam, au cours d'une réunion confidentielle à l'intérieur de son propre palais, sans admettre que l'on avait un agent infiltré au plus haut niveau à Bagdad ?
Le danger, si l'on admettait pareille chose, était énorme. D'une part, il y avait le risque de fuites. Il y a tout le temps des fuites. Des documents du gouvernement disparaissent, des mémorandums de l'administration, des messages échangés entre départements. Les politiciens sont les pires en la matière.
Dans les cauchemars des espions, ils parlent à leur femme, leur petite amie, leur petit ami, leur coiffeur, leur chauffeur ou le barman. Et ils n'hésitent pas à traiter de sujets confidentiels avec un collègue pendant qu'une serveuse est penchée au-dessus de la table. A cela s'ajoute le fait que la Grande-Bretagne et l'Amérique possèdent une presse et des médias dont le pouvoir d'investigation fait de Scotland Yard ou du FBI des monstres de lenteur. Le problème consistait donc à expliquer la provenance des informations fournies par Jéricho sans admettre qu'il existait.
Enfin, Londres et Washington hébergeaient des centaines d'étudiants irakiens, dont certains étaient des agents du Mukhabarat, et qui étaient certainement prêts à raconter tout ce qu'ils pouvaient voir ou entendre.
La question n'était pas tellement de voir quelqu'un dénoncer Jéricho sous son nom. Cela eût été pratiquement impossible. Mais en apprenant que ces renseignements arrivaient de Bagdad, le réseau de contre-espionnage de Rahmani n'aurait eu de cesse de trouver et d'isoler la source. Au mieux, cela pouvait réduire Jéricho au silence, au pire, le faire prendre.
Le compte à rebours du début de la guerre aérienne se poursuivait, et les deux agences de renseignements reprirent contact avec leurs experts en physique nucléaire pour leur demander de vérifier rapidement les informations qu'ils avaient déjà fournies. N'y aurait-il pas, après tout, une chance minuscule pour que l'Irak soit en possession d'installations de séparation isotopique plus importantes et plus performantes que ce que l'on avait imaginé jusqu'ici ?
En Grande-Bretagne, on consulta une nouvelle fois les experts de Harwell et d'Aldermaston. En Amérique, on en fit autant avec ceux de Sandia, Lawrence Livermore et Los Alamos. Le Département Z de Livermore, dont le métier consiste à suivre en permanence la prolifération dans le tiers monde, fut particulièrement sollicité.
Les experts scientifiques firent donc leur réapparition, sans beaucoup d'enthousiasme, et confirmèrent leurs premières conclusions. Même en se mettant dans le cas de figure le plus pessimiste, déclarèrent-ils, en supposant qu'il y eût non pas une mais deux " cascades " en fonctionnement, depuis deux ans au lieu d'un an, il n'y avait pas moyen que l'Irak ait réussi à produire plus de la moitié de l'uranium 235 nécessaire à la fabrication d'une arme de puissance moyenne.
Cela laissait les agences de renseignements devant une large gamme de possibilités.
Saddam se trompait parce qu'on lui avait menti. Conclusion : improbable. Les responsables paieraient de leur vie un outrage aussi grave envers le Raïs.
Saddam avait bien fait cette déclaration, mais il avait menti. Conclusion : tout à fait possible. Cela pouvait avoir pour but de remonter le moral de ses supporters qui commençaient à s'inquiéter sérieusement. Mais dans ce cas, pourquoi avoir donné cette information au cercle restreint des fanatiques qui, eux, ne s'inquiétaient pas tant ? Ce genre d'opération de propagande est destiné aux masses et à l'étranger. Impossible de trancher.
Saddam n'avait pas dit ce qu'on lui attribuait. Conclusion : tous les renseignements n'étaient qu'un tissu de mensonges. Conclusion annexe : Jéricho avait menti parce qu'il était assoiffé d'argent. Avec la guerre qui arrivait, il pensait que le temps lui était compté. Il avait donc demandé un million de dollars pour cette dernière information.
Jéricho mentait parce qu'il avait été démasqué et avait tout avoué. Conclusion : possible, et cette hypothèse faisait peser une terrible menace sur l'homme qui assurait la liaison à Bagdad.
A ce stade, la CIA prit fermement les rênes en main. En tant que payeur, Langley avait parfaitement le droit d'agir ainsi.
" Je vais vous livrer notre conclusion, Steve, déclara Bill Stewart à Steve Laing sur la ligne protégée qui reliait la CIA à Century House, le soir du 14 janvier. Saddam se trompe ou ment, Jéricho se trompe ou ment. En tout état de cause, l'Oncle Sam n'est plus disposé à verser un million de dollars sur un compte à Vienne pour ce genre de conneries.
- Il n'y a pas moyen de considérer l'option la plus invraisemblable comme la bonne, Bill ?
- Laquelle?
- Que Saddam aurait réellement dit cela et qu'il est dans le vrai.
- Pas question, c'est trop gros. Et nous ne sommes pas disposés à l'avaler. Ecoutez, Jéricho a été magnifique pendant neuf semaines, même si nous allons devoir vérifier tout ce qu'il nous a raconté. La moitié de ce qu'il nous a dit est déjà prouvée et c'est du solide. Mais il s'est planté avec son dernier rapport. Nous pensons qu'on est arrivés au terminus. Nous ne savons pas pourquoi, mais c'est la voix de la sagesse.
- Ça va nous créer des problèmes, Bill.
- Je sais, mon vieux, c'est pour cela que je vous ai appelé dès que la réunion chez le directeur s'est terminée. Ou bien Jéricho a été capturé et il a raconté tout ce qu'il savait, ou bien il court toujours. Mais s'il s'aperçoit que son million de dollars n'arrive pas, je parie qu'il va devenir méchant. Et dans les deux cas, ça sent mauvais pour l'homme que vous avez là-bas. C'est un bon, pas vrai ?
- Le meilleur de tous, des nerfs en acier.
- Alors sortez-le de là, Steve. Vite.
- Je crois que c'est tout ce que nous avons à faire, Bill. Merci pour le coup de fil, mais bon Dieu, c'était une belle opération.
- La plus belle de toutes, tant que ça a duré. " Stewart raccrocha. Laing monta chez Sir Colin. La décision fut prise en moins d'une heure.
Le matin du 15 janvier, à l'heure du petit déjeuner, tous les équipages, Américains, Britanniques, Français, Italiens, Saoudiens et Koweïtiens, savaient qu'ils allaient partir au combat. Ils se disaient que les politiques et les diplomates n'avaient pas réussi à éviter cela. Au cours de la journée, toutes les unités furent placées en état d'alerte maximum.
Le centre nerveux de la campagne se situait en trois endroits différents dans Riyad. A proximité immédiate de la base militaire de Riyad, il y avait d'abord un rassemblement de grandes tentes climatisées, baptisé " la Grange " à cause de la lumière verte qui filtrait à travers la toile. Là s'effectuait le premier tri du véritable flot de photos aériennes prises depuis des semaines et dont le volume allait encore doubler et tripler au cours des semaines suivantes.
Ce qui sortait de la Grange était une synthèse des informations les plus importantes recueillies par les nombreuses missions de reconnaissance puis était envoyé un kilomètre plus loin, au quartier général de l'armée de l'air saoudienne, un grand bâtiment dont on avait fait le siège du CENTAF, les forces aériennes centrales. Ce quartier général occupait un immense bâtiment de cent cinquante mètres de long construit en verre et en béton et posé sur pilotis. Il possédait un sous-sol sur toute sa longueur, et c'est là qu'était installé le CENTAF. Malgré la taille de ce sous-sol, on manquait de place. Le parking était donc rempli de tentes kaki et de baraques préfabriquées, où s'effectuait le deuxième stade de l'interprétation.
Le point névralgique de ce complexe était le Centre interarmes de production photo, un dédale de pièces qui communiquaient entre elles et où travaillèrent pendant toute la durée de la guerre deux cent cinquante analystes de tous grades, américains et britanniques. C'est ce que l'on appelait le Trou Noir.
En tant que commandant des forces aériennes, c'était le général Chuck Horner qui assurait la direction de ce service, mais comme il était fréquemment convoqué au ministère de la Défense, un kilomètre plus loin, c'était en général son adjoint, le général " Buster " Glosson, qui assurait la permanence.
Les stratèges des opérations aériennes consultaient dans le Trou Noir, au moins une fois par jour et quelquefois toutes les heures, le " graphique des missions de base ", c'est-à-dire la liste et la carte de toutes les cibles présélectionnées en Irak. A partir de ce document, ils établissaient la bible de tous les commandants d'unités aériennes, officiers renseignement, officiers opérations et équipages dans le Golfe : le " tableau des missions air ".
Ce TMA journalier était extrêmement détaillé et comportait une centaine de pages. Il fallait trois jours pour le préparer. Le premier jour était consacré à la répartition des objectifs - les décisions concernant le pourcentage d'objectifs irakiens qui pouvaient être atteints dans la journée et les types d'avions disponibles pour chacune de ces missions. Le second jour était celui de la " ventilation " - le pourcentage de cibles irakiennes était converti en nombres réels avec leurs coordonnées. Le troisième jour était enfin consacré à la distribution - le " qui faisait quoi ". Au cours de ce processus, on décidait par exemple que telle mission était confiée aux Tornado britanniques, celle-ci aux Strike Eagle américains, celle-là aux Tomcat de la Marine, une autre aux Phantom, et cette dernière aux Stratofortress B-52.
C'est seulement à ce moment que chaque escadre puis chaque escadron recevait le programme du lendemain. C'était alors à eux de s'occuper du reste - repérer l'objectif, déterminer les routes, se mettre d'accord avec les ravitailleurs, désigner un chef de mission, calculer les objectifs secondaires possibles en cas d'impossibilité sur l'objectif principal et déterminer le chemin du retour.
Le commandant de l'escadron choisissait ses équipages - de nombreux escadrons se voyaient attribuer plusieurs objectifs le même jour -, désignait les chefs de patrouille et leurs ailiers. Les officiers armes - c'était la fonction de Don Walker - sélectionnaient les armements - bombes ordinaires non guidées, bombes guidées laser, roquettes laser, etc.
En continuant encore un kilomètre sur la route de l'ancien aéroport, on trouvait enfin le troisième bâtiment. Le ministère saoudien de la Défense est un bâtiment immense, cinq immeubles en béton d'un blanc éclatant reliés entre eux, hauts de sept étages et ornés de colonnades jusqu'au quatrième. Le général Schwarzkopf s'était vu offrir au quatrième une suite confortable où il était rarement. Il dormait en général dans une petite pièce du sous-sol où il avait un lit de camp, à proximité immédiate de son poste de commandement.
Le ministère mesure quatre cents mètres de long sur trente mètres de haut - une petite folie qui devait se révéler extrêmement rentable durant la guerre du Golfe, lorsque Riyad dut accueillir autant d'étrangers qui n'étaient pas prévus. Deux étages supplémentaires sont installés en sous-sol et sur toute la longueur du bâtiment. La coalition s'en vit attribuer soixante mètres sur les quatre cents. C'est là que les généraux se tinrent en conférence pendant toute la guerre, consultant la carte géante, tandis que des officiers d'état-major leur indiquaient les missions effectuées, les ripostes irakiennes et toutes les dispositions prises.
Bien à l'abri de la chaleur du soleil en cette journée de janvier, un commandant d'escadron britannique debout devant la carte indiquait les sept cents objectifs répertoriés en Irak, dont deux cent quarante objectifs prioritaires, les autres étant classés " secondaires ". Il dit simplement : " Cette fois, on y est. "
On n'y était pas du tout. Les stratèges ignoraient, malgré tous leurs satellites et leur technologie, que l'imagination de l'homme avait réussi à leur cacher un certain nombre de choses, à coups de camouflage et de maskirovka.
A des centaines d'emplacements en Irak et au Koweït, des tanks irakiens étaient cachés sous leurs filets, parfaitement identifiés par les alliés grâce aux masses de métal détectées par les radars aéroportés. Dans de nombreux cas, ils étaient faits de bois de caisse, de contre-plaqué et de fer-blanc, avec des bidons métalliques à l'intérieur pour donner aux radars la réponse appropriée.
Des dizaines de vieux châssis avaient été équipés de répliques de tubes de lancement pour Scud, et ces " lanceurs mobiles " allaient être pompeusement réduits en pièces. Mais, plus grave, soixante-dix des objectifs prioritaires qui avaient à voir avec les armes de destruction massive n'avaient pas été détectés car ils étaient profondément enfouis ou déguisés en autre chose.
Bien plus tard, les stratèges devaient rester ébahis par la façon qu'avait eue l'Irak de reconstituer à une vitesse incroyable des divisions entières supposées avoir été détruites. Plus tard également, les inspecteurs des Nations unies allaient découvrir des usines et des magasins de stockage qui avaient échappé à la destruction. Ils devaient repartir en sachant parfaitement qu'il y en avait encore d'autres enterrés dans le sol.
Mais en cette chaude journée de janvier, personne ne savait tout cela. Ce que savaient tous ces jeunes gens qui constituaient les équipages depuis Tabuq à l'ouest jusqu'à Bahreïn à l'est et plus au sud dans la base ultrasecrète de Khamis Mushait, c'était que, dans quarante heures, ils partiraient à la guerre et que quelques-uns d'entre eux ne reviendraient pas.
Pendant cette dernière journée précédant le briefing avant vol, la plupart d'entre eux écrivirent chez eux. Quelques-uns mâchonnaient leur stylo en se demandant ce qu'ils pourraient bien dire. D'autres pensaient à leurs femmes et à leurs enfants et pleuraient en écrivant. Leurs mains, habituées à piloter des tonnes de métal, tremblaient en cherchant le mot juste pour exprimer ce qu'ils ressentaient. Des amants tentaient d'exprimer ce qu'ils avaient déjà murmuré, des pères suppliaient leurs fils de prendre soin de leur mère si le pire devait arriver.
Le capitaine Don Walker apprit la nouvelle comme tous les autres pilotes et équipages des Rocketeers du 336e escadron de chasse, par une brève communication de leur chef d'escadre à Al-Kharz. Il était à peine neuf heures du matin, et le soleil matraquait déjà le désert comme un marteau tapant sur une enclume.
On n'entendit pas le brouhaha habituel lorsque les hommes pénétrèrent dans la tente qui servait de salle de briefing, car chacun était plongé dans ses pensées. C'étaient les mêmes pour tout le monde. On avait fait une dernière tentative pour éviter la guerre, et elle avait échoué. Les hommes politiques et les diplomates étaient passés d'une conférence à l'autre, ils avaient fait des déclarations, avaient pressé l'adversaire, foncé, plaidé leur cause, cajolé, menacé pour éviter une guerre... et cela avait échoué.
Ils finissaient donc par y croire, ces jeunes hommes qui venaient d'apprendre que les discussions étaient interrompues. Ils n'arrivaient pas à comprendre que les mois qu'ils venaient de vivre avaient uniquement servi à les mener à ce jour.
Walker vit son commandant d'escadron, Steve Turner, retourner dans sa tente pour écrire ce qu'il croyait être peut-être sa dernière lettre à Betty Jane qui habitait Goldsboro, en Caroline du Nord. Randy Roberts glissa rapidement quelques mots dans l'oreille de Boomer Henry, puis tous deux s'éloignèrent chacun de son côté.
Le jeune homme originaire de l'Oklahoma admirait le bleu pâle du ciel où il avait rêvé de se retrouver depuis qu'il était tout petit, à Tulsa, et où il allait peut-être bientôt mourir à trente ans. Il se dirigea vers le périmètre du camp. Comme les autres, il avait envie d'être seul.
Il n'y avait pas de grillage autour de la base à Al-Kharz, juste la mer de sable ocre, la poussière et les cailloux qui s'étendaient jusqu'à l'horizon et encore au-delà. Il dépassa les hangars pliables groupés autour de la zone bétonnée où s'affairaient les mécaniciens, les patrons d'appareils qui allaient d'une équipe à l'autre, discutant pour vérifier que, lorsque leurs bébés prendraient l'air, ils seraient aussi parfaits qu'on peut l'être entre les mains des pilotes.
Walker jeta un coup d'œil à son Eagle qui attendait avec les autres, et fut étonné, comme il l'était toujours quand on voyait un F-15 d'un peu loin, par son air de tranquillité menaçante. L'avion était tapi silencieusement au milieu de la ruche d'hommes et de femmes en bleu qui rampaient sur la structure, insensible à l'amitié ou à la haine, à l'amour ou au désir, attendant patiemment le moment où il ferait enfin ce pour quoi il avait été conçu des années plus tôt sur la planche à dessin : porter le fer et le feu sur les gens désignés par le président des Etats-Unis. Walker enviait son Eagle ; malgré sa complexité, il ne ressentirait jamais le moindre sentiment, il n'aurait jamais peur de rien.
Il s'éloigna de la cité de toile et s'avança dans la plaine de schiste, les yeux protégés par l'ombre de sa casquette de base-ball et ses lunettes d'aviateur, à peine gêné par la chaleur du soleil sur ses épaules.
Il pilotait cet avion depuis huit ans pour son pays et il aimait ça. Mais il n'avait jamais vraiment songé à la perspective de mourir au combat. Tout pilote de combat rêve de tester ses capacités, ses nerfs et ses talents en se battant contre un autre homme pour de vrai plutôt qu'à l'entraînement. Mais une autre moitié de lui-même agit comme si cela ne devait jamais arriver. Comme si l'instant ne viendrait jamais où il faudrait tuer les fils d'autres mères ou se faire tuer soi-même.
Ce matin-là, comme tous les autres, il comprit que cet instant allait arriver. Toutes ces années passées à apprendre et à s'entraîner aboutissaient en fin de compte à cet endroit et à ce jour, au fait que, dans quarante heures, il ferait monter son Eagle dans le ciel une fois de plus, et qu'il ne rentrerait peut-être pas. Comme tous les autres, il songeait à son foyer. Il était fils unique et célibataire, il pensait donc à son père et à sa mère. Il se souvenait de son enfance à Tulsa, des moments où ils jouaient ensemble derrière la maison, du jour où on lui avait offert son premier gant de base-ball et où il avait obligé son père à lui lancer la balle jusqu'à ce que le soleil se couche.
Ses pensées vagabondaient et il repensa aux vacances qu'ils avaient passées ensemble avant qu'il quitte la maison pour entrer au lycée puis dans l'armée de l'air. Celles dont il se souvenait le mieux, c'était lorsque son père l'avait emmené, alors qu'il avait douze ans, pour une partie de pêche entre hommes en Alaska, à la fin de l'été. Ray Walker avait alors vingt ans de moins, il était plus mince et plus souple, plus fort que son fils, avant que les ans n'inversent les choses. Ils avaient pris un kayak avec un guide et d'autres vacanciers, et avaient parcouru les eaux glacées de la baie du Glacier. Ils avaient vu les ours bruns chercher des baies sur les pentes de la montagne, les phoques dans le port qui lézardaient sur les derniers glaçons en cette fin août, et le soleil se lever sur le glacier de Mendenhall derrière Juneau. Ils avaient sorti ensemble des monstres de trente-cinq kilos à Halibut et péché le saumon royal dans les eaux profondes du chenal le long de Sitka.
Il se réveilla en train de marcher dans une mer de sable brûlant, si loin de chez lui. Les larmes ruisselaient sur son visage, il ne les essuyait même pas, elles séchaient au soleil. S'il mourait, il n'aurait pas eu le temps de se marier, d'avoir des enfants à lui. Par deux fois, il avait presque failli se déclarer. La première fois avec une fille du lycée, mais il était alors jeune et très infatué de sa personne. La seconde, avec une femme plus mûre qu'il avait rencontrée près de la base, à McConnell. Mais elle lui avait fait comprendre qu'elle ne serait jamais la femme d'un chevalier du manche.
Mais maintenant, il avait envie comme jamais d'avoir des enfants. Il voulait une femme, pour pouvoir rentrer chez lui à la fin de la journée, et une petite fille qu'on cajole dans son lit en lui racontant des histoires pour l'endormir, et un fils auquel il apprendrait à taper dans un ballon de football, à manier la batte, comme son père le lui avait appris. Mais plus que tout, il aurait aimé retourner à Tulsa pour embrasser sa mère une nouvelle fois, elle qui s'était fait tant de souci pour lui.
Le jeune pilote finit par rentrer à la base, s'assit devant une table bancale dans la tente qu'il partageait avec d'autres et essaya d'écrire chez lui. Il n'était pas doué pour les lettres. Les mots ne lui venaient pas. Il essayait en général de raconter ce qui lui était arrivé à l'escadron, les événements de la vie, l'état du temps. Là, c'était différent.
Il écrivit deux pages à ses parents, comme tant d'autres fils ce jour-là. Il essayait d'expliquer ce qui lui passait dans la tête, et ce n'était pas facile. Il leur raconta les nouvelles du matin et ce que cela signifiait, il leur demanda de ne pas s'inquiéter pour lui. Il avait bénéficié du meilleur entraînement qui soit au monde, il volait sur le meilleur des chasseurs, pour la meilleure armée de l'air de la planète. Il écrivit qu'il était désolé pour toutes les fois où il leur avait fait de la peine et les remercia pour tout ce qu'ils avaient fait pour lui pendant tant d'années, depuis le jour où ils lui avaient essuyé les fesses jusqu'au moment où ils avaient traversé tous les Etats-Unis pour assister à la revue au cours de laquelle le général avait épingle sur sa poitrine le macaron de pilote tant convoité.
Dans quarante heures, leur expliquait-il, il ferait décoller son Eagle, mais cette fois, ce serait différent. Cette fois, pour la première fois, il allait essayer de tuer d'autres êtres humains, et ils essaieraient eux aussi de le tuer. Il ne verrait pas leurs visages et ne sentirait pas leur peur, et ce serait la même chose pour eux, car c'est ainsi que les choses se passent dans la guerre moderne. Mais s'ils gagnaient et s'il échouait, il voulait que ses parents sachent à quel point il les aimait, et il espérait qu'il avait été un bon fils pour eux.
Lorsqu'il eut fini sa lettre, il colla l'enveloppe. Beaucoup d'autres lettres furent fermées de la même façon ce jour-là dans toute l'Arabie Saoudite. Puis la poste aux armées les ramassa, et elles furent déposées à Trenton et à Tulsa, à Londres, à Rouen et à Rome.
Cette nuit-là, Martin reçut un message de ses contrôleurs à Riyad. Lorsqu'il fit repasser la bande, c'était Simon Paxman qui parlait. Le message n'était pas long, mais il était parfaitement clair. Dans son dernier message, Jéricho s'était trompé, complètement trompé et de manière grave. Toutes les vérifications scientifiques prouvaient qu'il ne pouvait avoir raison. Et il s'était trompé soit volontairement, soit par inadvertance. Dans le premier cas, cela signifiait qu'il avait été retourné - par appât du gain - ou bien qu'il avait été pris. Dans le second cas, il serait déçu, car la CIA refusait catégoriquement de payer un seul dollar de plus pour cette sorte de renseignement. Cela étant, le choix consistait à croire soit que, avec la totale coopération de Jéricho, l'opération avait été montée par le contre-espionnage irakien, qui relevait de " votre ami Hassan Rahmani ", soit que Jéricho chercherait vite à se venger en envoyant à Rahmani une dénonciation anonyme. Il fallait maintenant faire comme si les six boîtes aux lettres étaient compromises. Il ne fallait s'en approcher sous aucun prétexte. Martin devait prendre ses mesures pour quitter l'Irak à la première occasion, peut-être en profitant du chaos qui risquait de se produire au cours des prochaines vingt-quatre heures. Fin du message.
Martin rumina toute la nuit. Il n'était pas surpris de voir que l'Occident ne croyait pas Jéricho. Mais que les paiements destinés au mercenaire s'arrêtent, c'était un rude coup. L'homme s'était contenté de rapporter le contenu d'une déclaration de Saddam. Ainsi, Saddam avait menti, personne ne savait pourquoi. Que pouvait faire d'autre Jéricho - faire comme si rien ne s'était passé ? Ce qui avait tout déclenché, c'était le fait qu'il ait réclamé un million de dollars.
A part ça, le raisonnement de Paxman était imparable. D'ici quatre jours, peut-être cinq, Jéricho aurait vérifié son compte et découvert qu'il n'y avait pas eu de versement. Il allait se mettre en colère, avoir envie de se venger. S'il n'était pas déjà tombé entre les mains d'Omar Khatib le Tourmenteur, il pourrait très bien réagir par une dénonciation anonyme.
Il serait cependant stupide de sa part d'agir ainsi. Si Martin était pris et brisé, et il ne savait pas très bien la somme de souffrances qu'il serait capable d'endurer entre les mains de Khatib et de ses professionnels du Gymnase, les renseignements qu'il donnerait risquaient fort de désigner Jéricho, quelle que soit son identité.
Mais il arrive que les gens agissent de manière stupide. Paxman avait raison, les boîtes étaient sans doute surveillées.
Quant à s'échapper de Bagdad, c'était plus facile à dire qu'à faire. En écoutant les bavardages sur les marchés, Martin avait entendu dire que les routes étaient pleines de patrouilles de l'AMAM ou de la police militaire qui cherchaient les déserteurs et des trafiquants. La lettre du diplomate soviétique, Koulikov, l'autorisait à servir en tant que jardinier à Bagdad. Il était difficile d'expliquer lors d'un contrôle ce qu'il faisait à se diriger vers l'ouest en plein désert pour rejoindre l'endroit où était enterrée sa moto.
Après avoir pesé le pour et le contre, il décida de rester encore quelque temps dans la villa de l'ambassade soviétique. C'était probablement l'endroit le plus sûr de Bagdad.