Chapitre 12
Au bout de onze ans passés au pouvoir et après avoir remporté trois élections générales, le Premier ministre britannique tomba le 20 novembre, encore qu'elle ait attendu deux jours de plus pour annoncer sa décision.
Le petit monde bavard des cocktails londoniens mit cette décision sur le compte de son isolement croissant au sein des politiques de la Communauté européenne. C'était naturellement totalement faux, les Britanniques ne remercient jamais un de leurs dirigeants sous prétexte que des étrangers ont du mal à le supporter.
En trente mois, le gouvernement italien, qui avait manigancé son isolement lors de la conférence de Rome, avait lui-même perdu le pouvoir et quelques-uns de ses membres s'étaient retrouvés en prison sous des inculpations de corruption d'une telle gravité qu'ils rendaient ce beau pays pratiquement ingouvernable.
Le gouvernement français avait été balayé, un vrai massacre comme on n'en avait pas vu depuis la Saint-Barthélémy. Le chancelier allemand était confronté à la récession, au chômage, au néo-nazisme. Tous les sondages montraient que le peuple allemand n'avait pas la plus petite intention d'abandonner son deutschemark bien-aimé et tout-puissant en faveur du jeton de fer-blanc concocté pour lui à Bruxelles par M. Delors.
Les vraies raisons de la chute de Mme Thatcher étaient au nombre de quatre, et elles avaient toutes un lien entre elles. Premièrement, lorsque cet obscur député alla chercher sous les fagots une règle oubliée de fonctionnement du parti pour la défier et rendre inévitable sa réélection par les députés conservateurs, elle désigna une équipe de campagne d'une incompétence incroyable.
Deuxièmement, elle choisit justement ce moment, le 18 novembre, pour se rendre à Paris assister à une conférence.
S'il y avait un jour où il fallait se montrer dans les couloirs de Westminster, pour discuter, convaincre, cajoler, rassurer les hésitants, promettre monts et merveilles aux fidèles et les ténèbres extérieures aux traîtres, c'était bien celui-là.
La décision dépendait d'un groupe d'une cinquantaine de députés qui avaient été élus avec de faibles majorités - pas plus de cinq mille voix chacun - et qui craignaient de perdre leur siège à la prochaine élection si elle restait en place. La moitié d'entre eux avaient perdu les pédales, et ils perdraient leur siège plus tard de toute façon.
Le point clé, pour ces cinquante députés, était la Poll Tax, mesure récemment introduite pour augmenter les ressources des communes. Cet impôt était massivement perçu dans tout le pays comme impossible à mettre en ouvre et totalement injuste. Dans ces conditions, il aurait suffi de discuter et de revenir sur les injustices les plus criantes, et Mme Thatcher serait passée au premier tour. Il n'y aurait pas eu de second tour, et son adversaire serait retourné à son anonymat. Lors du vote du 20 novembre, il lui fallait une majorité des deux tiers ; elle la manqua de quatre voix et on dut donc procéder à un deuxième tour.
En quelques heures, ce qui avait commencé comme un éboulis sans gravité se transforma en véritable glissement de terrain. Après avoir consulté le cabinet, qui lui prédit que cette fois-ci elle allait perdre, elle démissionna.
Tenant tête à son adversaire, le chancelier de l’Echiquier, John Major, posa sa candidature et gagna.
La nouvelle fit aux soldats du Golfe l'effet d'une bombe, qu'il s'agisse des Britanniques ou des Américains. A Oman, les pilotes de chasse américains qui voyaient maintenant chaque jour leurs voisins du SAS cantonnés sur une base toute proche demandèrent aux Britanniques ce qui se passait. On leur répondit par des haussements d'épaules.
Disséminés tout au long de la frontière irako-saoudienne, dormant sous leurs chars Challenger dans un désert où il faisait de plus en plus froid, les hommes de la 7e brigade blindée, les Rats du Désert, apprirent la nouvelle en écoutant leurs transistors et jurèrent d'abondance.
Mike Martin fut mis au courant par le chauffeur irakien qui s'approcha de lui d'un air supérieur et lui raconta ce qui s'était passé. Martin réfléchit à la chose et haussa les épaules avant de demander : " Qui est-ce ?
- Imbécile, lui cria le chauffeur, c'est elle qui dirige les Béni Nadji. Maintenant, on va gagner. "
Le chauffeur retourna écouter la radio dans sa voiture. Un peu plus tard, le premier secrétaire Koulikov l'appela depuis la maison et il la conduisit à l'ambassade.
Cette nuit-là, Martin envoya un long message à Riyad, ainsi que la dernière série de réponses de Jéricho et une demande de consignes pour lui-même. Accroupi près de la porte de sa remise au cas où quelqu'un serait venu le déranger, car l'antenne était pointée face au sud dans l'embrasure, Martin resta là à attendre la réponse. Un petit voyant qui se mit à clignoter sur l'appareil radio le prévint à une heure et demie du matin que la réponse arrivait.
Il démonta l'antenne, la rangea sous le carrelage avec les batteries et l'émetteur, repassa le message au ralenti et écouta ce qu'il contenait.
Il y avait une nouvelle liste de questions destinées à Jéricho et l'accord pour envoyer de l'argent à l'informateur. La somme avait déjà été transférée sur son compte. En moins d'un mois, le renégat du Conseil révolutionnaire avait gagné plus d'un million de dollars.
En plus de cette liste, il y avait deux ordres pour Martin. Le premier était d'envoyer à Jéricho un message qui n'était pas une question, mais dont on espérait qu'il parviendrait d'une manière ou d'une autre aux oreilles des stratèges de Bagdad.
Il fallait essayer de leur glisser que les nouvelles de Londres signifiaient probablement que la coalition renoncerait à reprendre le Koweït si le Raïs campait sur ses positions.
Personne ne sait si cette désinformation parvint effectivement aux oreilles des plus hautes instances de Bagdad, mais, en moins d'une semaine, Saddam Hussein commençait à dire que la chute de Mme Thatcher venait de l'hostilité du peuple britannique vis-à-vis de la politique qu'elle menait contre lui.
La dernière instruction sur la bande magnétique de Martin était de demander à Jéricho s'il avait jamais entendu parler d'une arme ou d'un système d'armes baptisé le Poing de Dieu.
Martin passa le plus clair de la nuit à la lueur d'une bougie, à transcrire en arabe les questions sur deux feuilles de papier pelure. Vingt heures plus tard, les papiers étaient cachés derrière la brique branlante du mur, près du tombeau de l'imam Aladin, à Aadhamiya.
Il dut attendre les réponses une semaine. Martin lut les caractères arabes manuscrits de Jéricho et traduisit le tout en anglais. Pour un soldat, c'était plutôt intéressant.
Les trois divisions de la garde républicaine qui faisaient face aux Américains et aux Britanniques le long de la frontière, à savoir les divisions Tawakkulna et Médina, rejointes depuis peu par la division Hammourabi, étaient équipées de chars de combat T54, T55, T62 et T72, tous d'origine soviétique. Mais, au cours d'une récente tournée d'inspection, le général Abdullah Kadiri, commandant les forces blindées, avait découvert avec horreur que la plupart des équipages des chars avaient démonté les batteries et les utilisaient pour alimenter des ventilateurs, réchauds, radios et autres lecteurs de cassettes. On pouvait donc douter qu'au combat un seul de ces chars arrive à démarrer. Il y avait eu plusieurs exécutions sur-le-champ. Deux officiers supérieurs avaient été relevés de leur commandement et rapatriés.
Le demi-frère de Saddam, Ali Hassan Majîd, à présent gouverneur du Koweït, rapportait que l'occupation devenait un véritable cauchemar, avec des attaques contre des soldats irakiens qui se multipliaient et une augmentation du nombre des désertions. La résistance ne montrait aucun signe de découragement en dépit d'interrogatoires musclés et des nombreuses exécutions ordonnées par le colonel Sabaawi, de l'AMAM, et des deux visites faites sur place par son patron, Omar Khatib.
Pis encore, la résistance disposait désormais de plastic, du Semtex, beaucoup plus puissant que la dynamite utilisée dans l'industrie.
Jéricho avait identifié deux importants postes de commandement supplémentaires, tous deux souterrains et invisibles du ciel.
Dans le cercle des conseillers immédiats de Saddam Hussein, l'opinion qui prévalait était que c'était l'action de Saddam qui avait déclenché la chute de Margaret Thatcher. Il avait répété par deux fois son refus absolu de considérer ne serait-ce que l'éventualité d'un retrait du Koweït.
Enfin, Jéricho n'avait jamais entendu parler de quelque chose dont le nom de code serait le Poing de Dieu, mais il essaierait d'en savoir plus. A titre personnel, il doutait fort de l'existence d'une arme ou d'un système d'armes inconnu des alliés.
Martin relut toute la dépêche devant le micro, accéléra le message et l'envoya. A Riyad, il fut avidement accueilli et les radios notèrent l'heure de réception : vingt-trois heures cinquante-cinq, le 30 novembre 1990.
Leila Al-Hilla sortit lentement de la salle de bains, s'arrêta à .contre-jour dans l'embrasure et leva les bras contre les montants de la porte.
La lumière de la salle de bains, à travers le négligé, soulignait avantageusement ses formes généreuses et pleines de volupté. D'ailleurs, c'est pour cela qu'il avait été conçu. Il était en fine dentelle noire à trous et lui avait coûté une fortune dans une boutique de Beyrouth qui faisait venir ses articles de Paris.
Allongé sur le lit, un gros homme la regardait avec convoitise. Il lécha son épaisse lèvre inférieure d'une langue gourmande et sourit.
Leila aimait paresser dans la salle de bains avant de faire l'amour. Il y avait les endroits qu'il fallait laver et bichonner, le mascara pour souligner les yeux, le rouge sur les lèvres, et des parfums de différents arômes pour chaque partie de son anatomie.
A trente ans, elle avait un corps superbe, de ceux que les clients adorent. Pas trop gros, mais des formes harmonieusement courbées là où if faut, des hanches larges et la gorge abondante, une musculature nerveuse.
Elle baissa les bras et s'approcha du lit baigné dans une lumière tamisée en balançant les hanches. Ses talons aiguilles la grandissaient de huit bons centimètres et exagéraient encore le déhanchement.
Mais l'homme allongé nu sur le dos, velu comme un ours, avait fermé les yeux. Ne va pas t'endormir maintenant, gros cochon, se dit-elle. Pas cette nuit, j'ai besoin de toi. Leila vint s'asseoir au rebord du lit et laissa courir ses doigts légers aux ongles vernis sur la toison qui recouvrait le ventre et la poitrine. Elle pinça les deux mamelons et promena sa main sur le ventre puis jusqu'à l'aine.
Elle se pencha un peu et l'embrassa sur les lèvres, agitant avec art sa langue pointue. Mais les lèvres de l'homme ne répondirent que très mollement à sa caresse et elle sentit soudain l'odeur de l'arak.
Encore saoul, se dit-elle. Cet imbécile ne pouvait décidément pas s'arrêter un peu de boire. Pourtant, cela présentait un certain nombre d'avantages, cette bouteille d'arak qu'il vidait tous les soirs. Allez, au travail.
Leila Al-Hilla était une courtisane de talent et elle le savait. La meilleure de tout le Proche-Orient, d'après certains, mais certainement la plus chère. Elle avait commencé bien des années avant, alors qu'elle n'était encore qu'une enfant, dans une académie très discrète où l'on enseignait tous les secrets et ficelles des ouled-nails marocaines, des nautsh indiennes et des adeptes du Fukutomi-cho. Les filles les plus anciennes servaient de professeurs aux petites qui apprenaient en les regardant faire.
Après quinze ans de pratique, elle savait très bien que quatre-vingt-dix pour cent de l’art d'une bonne putain ne consiste pas à satisfaire une virilité insatiable. Ce genre de balivernes était bonnes pour les revues ou les films pornos. Ses talents consistaient davantage à flatter, complimenter, louer et cajoler, mais surtout à susciter l'érection du mâle à partir de désirs brûlants mais de moyens fort limités.
Elle continua à promener sa main, quitta l'aine et sentit le pénis de l'homme. Il était tout recroquevillé, aussi mou que de la guimauve. Elle rit intérieurement. Ce soir, le général Abdullah Kadiri, commandant les forces blindées de l'armée de la République d'Irak, allait avoir besoin de quelques encouragements.
Elle avait caché sous le lit, dans un petit sac de tissu, quelques objets qu'elle étala sur le drap à côté d'elle. Après s'être enduit les doigts d'un gel crémeux et épais, elle en garnit un vibromasseur de taille moyenne, souleva une des cuisses du général et lui introduisit délicatement l'appareil dans l'anus.
Le général Kadiri émit un grognement, ouvrit les yeux, jeta un coup d'œil à la femme nue accroupie près de ses génitoires, et sourit. Ses dents étincelaient sous l'épaisse moustache noire.
Leila appuya sur le bouton de l'appareil et des pulsations insistantes envahirent le bas du corps du général. La femme sentait l'organe rabougri se raffermir lentement sous sa main.
Elle s'enduisit la bouche avec du gel, se pencha en avant et prit le pénis dans sa bouche.
L'onctuosité du gel alliée aux mouvements rapides de sa langue commença à produire son effet. Elle caressa et suça le membre pendant dix minutes, à s'en faire mal aux mâchoires, jusqu'à ce que l'érection du général fût aussi satisfaisante que ce qu'on était en droit d'espérer.
Avant qu'il ait eu le temps de reperdre le terrain gagné, elle releva la tête, passa sa cuisse généreuse au-dessus de son corps, s'ajusta à lui et s'accrocha autour de ses hanches. Elle avait connu plus gros et plus ferme, mais ça marchait - enfin, tout juste.
Leila se pencha et laissa ses seins se balancer au-dessus de sa figure. " An, mon gros ours brun, tu es si fort, minauda-t-elle, tu es magnifique, comme d'habitude. "
II leva les yeux et lui sourit. Elle commença ses mouvements de va-et-vient, pas trop vite, se soulevant jusqu'à placer le gland à la limite des lèvres et redescendant doucement jusqu'à envelopper complètement le peu qu'il avait à lui offrir. Tout en allant et venant, elle faisait jouer ses muscles vaginaux parfaitement entraînés pour serrer et presser, relâcher, et à nouveau presser et serrer.
Elle connaissait à merveille les effets de cette double excitation. Le général Kadiri commença à grogner, puis se mit à crier, un cri bref que lui arrachait la sensation du vibromasseur dans son sphincter et de la femme qui se soulevait et s'abaissait sur son membre à un rythme de plus en plus rapide.
" Oui, oui, oh oui, c'est tellement bon, continue, chéri ", cria-t-elle jusqu'à ce qu'il finisse par avoir son orgasme. Pendant qu'il jouissait entre ses hanches, Leila redressa le buste, s'arc-bouta dans un spasme et cria de plaisir en simulant l'extase la plus intense.
Il s'effondra après avoir éjaculé. Elle se retira aussitôt et ôta le vibromasseur, puis s'allongea à côté de lui avant qu'il ait eu le temps de se rendormir. Il lui restait encore une chose à faire après tout ce dur labeur. Encore un peu de travail en perspective.
Elle était donc allongée près de lui sous le drap qui les recouvrait tous deux et elle se redressa sur un coude. Elle laissa un sein s'appuyer contre l'une de ses joues, lui caressa doucement les cheveux et la joue de la main droite.
" Pauvre petit ours, murmurait-elle, tu es très fatigué ? Tu travailles trop, mon chou. Ils abusent de toi. Et alors, c'était quoi aujourd'hui ? Des problèmes au Conseil, et c'est toujours toi qui dois trouver la solution ? Mmmmm ? Raconte à Leila, tu sais que tu peux tout dire à ta petite Leila. "
Et c'est ce qu'il fit, avant de s'endormir.
Plus tard, alors que le général Kadiri ronflait encore sous l'effet de l'arak et du sexe, Leila gagna la salle de bains, verrouilla la porte et s'assit sur le siège, un plateau posé sur les genoux. Elle nota tout ce qu'elle avait entendu d'une écriture très nette, en arabe.
Plus tard, dans la matinée, les feuilles de papier roulées dans un étui de protection périodique pour échapper aux contrôles, elle remettrait le tout à l'homme qui la payait.
C'était dangereux, elle en était consciente, mais très lucratif. Cela doublait son salaire, et elle voulait devenir riche un jour. Assez riche pour quitter l'Irak à jamais et monter sa propre école, peut-être à Tanger, avec une cour de jolies filles et des domestiques marocains pour les fouetter en cas de besoin.
Si Gidi Barzilai avait été découragé par les mesures de sécurité appliquées à la Banque Winkler, deux semaines passées à filer Wolfgang Gemütlich n'avaient guère amélioré son moral. Ce type était impossible.
Après le compte rendu de l'observateur, Gemütlich avait tout de suite été suivi jusqu'à chez lui, derrière le parc du Prater. Le lendemain, pendant qu'il était à son bureau, l'équipe Yarid avait fait le guet près de chez lui jusqu'à ce que Frau Gemütlich soit sortie faire ses courses. La fille de l'équipe l'avait suivie en restant en contact radio avec ses collègues, afin de les prévenir de son retour. En fait, la femme du banquier resta deux heures dehors, plus de temps qu'il ne leur en fallait.
Ouvrir la porte ne posa aucun problème aux experts du Neviot. Ils placèrent rapidement des micros dans le salon, la chambre et dans le combiné du téléphone. La fouille, rapide, efficace et qui ne laissait pas de trace, ne donna rien. Il y avait tous les papiers habituels : les factures et le bail de la maison, les passeports, certificats de naissance, faire-part de mariage et même une liasse de relevés de banque. Ils photographièrent tout, mais un regard jeté au compte en banque ne montra pas la moindre preuve d'un comportement un tant soit peu douteux envers la Banque Winkler. C'était triste à dire, mais tout montrait que cet homme était totalement honnête. Les tiroirs de la garde-robe et de la chambre ne révélèrent aucun signe de comportement bizarre - ce qui constitue toujours le moyen rêvé de faire chanter les gens respectables de la classe moyenne - et, à vrai dire, le chef de l'équipe Neviot, qui avait vu Frau Gemütlich quitter la maison, n'en fut pas vraiment surpris. Si la secrétaire de cet homme ressemblait à une petite souris, sa femme avait l'air d'un bout de papier chiffonné. L'Israélien se dit qu'il avait rarement vu une crevette de ce genre.
Le temps que la fille du Yarid les prévienne par radio que la femme du banquier rentrait chez elle, les experts du Neviot avaient fini leur boulot et quitté les lieux. L'un des hommes, en uniforme de la compagnie du téléphone, referma la porte à clé après que les autres se furent éclipsés par-derrière dans le jardin.
L'équipe Neviot pouvait désormais utiliser les magnétophones installés dans la camionnette garée en bas de la rue pour écouter ce qui se passait dans la maison.
Deux semaines plus tard, complètement découragé, le chef du Neviot dit à Barzilai qu'ils avaient à peine enregistré une bande. Le premier soir, ils avaient enregistré dix-huit mots en tout. Elle avait dit : " Voici ton dîner, Wolfgang. " Pas de réponse. Elle avait réclamé de nouveaux rideaux. Refusé. Il avait fini par un :" Je me lève tôt demain, je vais me coucher. "
" II répète ça tous les soirs, on dirait que ça dure depuis trente ans, se lamenta l'homme du Neviot.
- Et côté sexe ? demanda Barzilai.
- Tu plaisantes, Gidi. Ils n'en parlent jamais, alors, pour ce qui est de baiser... "
Toutes les autres tentatives faites pour trouver une faille chez Wolfgang Gemütlich n'aboutirent à rien. Ni jeu ni petits garçons ni night-clubs ni maîtresse ni petites virées dans le quartier chaud. Un jour pourtant, il quitta son domicile, et les hommes sentirent renaître l'espoir.
Gemütlich portait un manteau sombre et un chapeau. Il partit à pied après le dîner, il faisait nuit, et se dirigea à travers la banlieue obscure jusqu'à une maison, cinq rues plus loin. Il frappa à la porte et attendit. La porte s'ouvrit, on le fit entrer et l'on referma derrière lui. Une lumière s'alluma bientôt au rez-de-chaussée, derrière d'épais rideaux. Avant que la porte se soit refermée, l'un des guetteurs israéliens avait aperçu une femme maquillée qui portait une blouse en nylon blanc.
Des bains relaxants, peut-être ? Des douches spéciales, des saunas mixtes avec deux prostituées assez costauds pour manier des verges de bouleau ? La vérification faite le lendemain matin révéla que la femme à la blouse était une vieille pédicure qui tenait un petit commerce chez elle. Wolfgang Gemütlich était allé se faire raboter ses oignons.
Le 1er décembre, Gidi Barzilai reçut un message sanglant de Kobi Dror. Il lui rappelait que le temps était compté pour cette opération. Les Nations unies avaient accordé à l'Irak jusqu'au 16 janvier pour se retirer du Koweït. Après, ce serait la guerre. Tout pouvait arriver.
" Gidi, on pourrait suivre ce salopard jusqu'à ce que l'enfer soit gelé, répondirent les deux chefs d'équipe au responsable de la mission. Il n'y a rien qui cloche dans sa vie. Je ne comprends pas ce salaud. Rien, il ne fait strictement rien qu'on puisse utiliser contre lui. "
Barzilai se trouvait confronté à un dilemme. Ils pouvaient enlever sa femme et proposer à son mari de coopérer, sans quoi... Seul problème, cet enfoiré était foutu de la laisser tomber plutôt que de dépenser un ticket-restaurant. Et pis, il appellerait les flics.
Ils pouvaient aussi kidnapper Gemütlich et le torturer. Cette fois, nouveau problème : l'homme devrait retourner à la banque pour effectuer le transfert et fermer le compte de Jéricho. Une fois à l'intérieur de la banque, ce serait un vrai massacre. Kobi Dror avait été formel : pas de loupé et pas de traces.
" Et si on essayait avec la secrétaire, dit-il. Les secrétaires particulières en savent souvent autant que leurs patrons. "
Les deux équipes concentrèrent donc leur attention sur cette Fräulein Edith Hardenberg qui avait toujours l'air aussi tristounet.
Cela ne leur prit pas longtemps : dix jours. Ils la suivirent jusque chez elle, un petit appartement dans une vieille maison convenable juste après Trautenauplatz, assez loin, dans le 19e arrondissement, la banlieue nord-ouest de Grinzing.
Elle vivait seule. Pas d'amant, pas de petit ami, pas même un animal. Une fouille effectuée dans ses papiers révéla un compte en banque assez modeste, une mère à la retraite qui vivait à Salzbourg - c'est elle qui louait l'appartement dans le temps, comme le montraient les quittances, mais sa fille avait déménagé sept ans plus tôt lorsque sa mère était retournée vivre dans sa ville natale.
Edith possédait une petite Seat qu'elle garait dans la rue devant chez elle, mais elle utilisait surtout les transports en commun pour aller au bureau, sans doute à cause de la difficulté qu'il y avait à trouver une place dans le centre.
Ses fiches de paie affichaient un salaire de misère - " quelle bande de salauds ! " explosa l'homme du Neviot quand il découvrit le montant - et, d'après son certificat de naissance, elle avait trente-neuf ans. Et elle en paraissait cinquante, fit remarquer le même.
Il n'y avait pas une seule photo d'homme dans l'appartement, juste un portrait de sa mère, une autre où on les voyait toutes les deux en vacances au bord d'un lac, et enfin une dernière de son père, mort sans doute, en uniforme des Douanes.
S'il y avait un homme qui comptait dans sa vie, c'était à coup sûr Mozart. " Elle est folle d'opéra, et c'est tout, raconta le chef du Neviot à Barzilai, en revenant de la visite de l'appartement qui avait été laissé exactement en l'état. Elle possède une bonne collection de trente-trois tours - elle n'est pas encore passée aux disques compacts - et rien que de l'opéra. Elle doit y laisser la plus grande partie de ses économies. Des livres sur l'opéra, sur les compositeurs, les chanteurs, les chefs d'orchestre. Des affiches avec le programme de l'Opéra de Vienne pour cet hiver, alors qu'elle ne peut sûrement pas s'offrir un billet...
- Pas d'homme dans sa vie, hein ? hasarda Barzilai.
- Elle se laisserait peut-être faire pour Pavarotti, à condition que tu mettes la main dessus. Allez, laisse tomber. "
Mais Barzilai décida de ne pas laisser tomber. Il se souvenait d'une affaire qui s'était produite à Londres, longtemps avant. Une fonctionnaire au ministère de la Défense, vieille fille comme c'est pas possible. Les Soviétiques avaient alors sorti de leur manche cet étonnant jeune Yougoslave... même le juge s'était montré compréhensif lors du procès.
Ce soir-là, Barzilai expédia un long message chiffré à Tel-Aviv.
A la mi-décembre, la montée en puissance des forces de la coalition rassemblées à la frontière sud du Koweït était devenue une véritable marée d'hommes et de matériel. Trois cent mille hommes et femmes appartenant à trente nations étaient disposés selon un réseau de lignes parallèles à travers le désert saoudien depuis la côte jusqu'à plus de cent cinquante kilomètres dans les terres. Des cargos débarquaient sans cesse leur matériel dans les ports de Jubail, Dammam, Bahreïn, Doha, Abu Dhabi : canons et chars, carburant et équipements divers, nourriture et matériel de couchage, munitions et rechanges se succédaient sans interruption. Les convois partaient des quais et se dirigeaient vers l'ouest, le long de la Tapline, pour mettre en place les énormes bases logistiques qui seraient nécessaires un jour à l'armée d'invasion.
Un pilote de Tornado de la base de Tabuq, volant cap au sud au retour d'une attaque simulée à la frontière irakienne, raconta à ses camarades d'escadron qu'il avait survolé un convoi de la tête à la queue. A huit cents à l'heure, il lui avait fallu six minutes pour remonter la colonne qui s'étendait sur quatre-vingts kilomètres, et les camions roulaient à touche-touche.
Sur la base logistique Alpha, une zone de stockage comprenait des fûts d'essence stockés sur trois rangées en hauteur, sur des palettes de deux mètres et à des intervalles suffisants pour laisser passer un chariot élévateur. L'ensemble formait un carré de quarante kilomètres de côté. Et ce n'était que pour l'essence. D'autres zones d'Alpha étaient réservées aux obus, roquettes, mortiers, caissons de munitions pour mitrailleuses, obus antichars à charge creuse et grenades. D'autres encore contenaient de la nourriture et de l'eau, des équipements et des rechanges, des batteries de chars ou des ateliers mobiles.
A ce moment-là, le général Schwarzkopf avait confiné les forces de la coalition dans une zone désertique au sud du Koweït. Ce que Bagdad ne pouvait pas savoir, c'est que le général avait l'intention, avant d'attaquer, d'envoyer davantage de forces à travers l'oued Al-Batin, cent cinquante kilomètres plus loin vers l'ouest, pour envahir l'Irak, pousser au nord puis à l'est afin de prendre la garde républicaine de flanc pour l'anéantir.
Le 13 décembre, les Rocketeers, 336e escadron tactique de l'US Air Force, quitta sa base de Thumrait à Oman pour être transféré à Al-Kharz, en Arabie Saoudite. La décision avait été prise le 1er décembre.
Al-Kharz était une base complètement nue, qui comportait des pistes et des zones de parking et rien d'autre. Il n'y avait pas de tour de contrôle, ni de hangars ou d'ateliers, pas de quoi loger qui que ce soit. Ce n'était qu'une surface plate dans le désert avec quelques rubans de béton. Mais c'était un véritable aéroport. Avec un sens étonnant de la prévision, le gouvernement saoudien avait commandé longtemps auparavant et construit assez de bases pour accueillir des forces aériennes représentant cinq fois celles du pays.
Le 1er décembre, le génie américain se mit en branle. En trente jours, il avait construit une ville de tentes suffisante pour héberger cinq mille personnes et cinq escadrons de chasse. Les éléments du génie étaient composés essentiellement des Chevaux Rouges, équipés de cinquante groupes électrogènes fournis par l'armée de l'air. Une partie du matériel arriva par la route sur des transporteurs spéciaux, mais le plus gros fut acheminé par voie aérienne. Ils installèrent des hangars, des ateliers, des citernes à carburant, des dépôts de munitions, des salles de briefing et d'alerte, une tour de contrôle, des tentes-magasins et des garages. Ils montèrent ensuite, à l'usage des équipages et des mécaniciens, des villages de tentes avec routes, toilettes, douches, cuisines et mess. Un château d'eau alimentait le tout, à partir d'eau apportée par camion depuis une source proche.
Al-Kharz se trouve à quatre-vingts kilomètres au sud-est de Riyad, et donc à cinq kilomètres au-delà de la portée maximale des Scud irakiens. Ç'allait être la base de cinq escadrons pendant trois mois - deux escadrons de Strike Eagle F-15E, les Rocketeers et les Chief, le 335e escadron venu de Seymour Johnson qui les avait rejoints là, un escadron de chasseurs Eagle F-15C et deux escadrons d'intercepteurs Fighting Falcon F-16. Une rue avait même été réservée pour les deux cent cinquante femmes de l'escadre. Elles étaient juristes, chefs d'équipes d'entretien, conducteurs de camions, secrétaires, infirmières ou appartenaient aux deux escadrons de renseignements.
Les équipages proprement dits arrivèrent avec leurs avions de Thumrait. Les équipes de basiers et les autres personnels furent amenés par des avions de transport. Le transfert dura deux jours en tout et, lorsqu'ils arrivèrent, le génie était toujours à l'œuvre. Le travail des sapeurs allait durer jusqu'à Noël.
Don Walker avait bien aimé Thumrait. Les conditions de vie étaient excellentes, les installations modernes et, dans l'ambiance assez détendue qui régnait à Oman, les boissons alcooliques étaient autorisées à l'intérieur de la base.
Pour la première fois de sa vie, il avait fait la connaissance des hommes du SAS, qui possédaient une base permanente d'entraînement sur place, et d'autres officiers qui servaient dans les forces du sultan Qabous. Cela donna lieu à quelques virées mémorables. Les membres du sexe opposé étaient totalement disponibles et les missions des Eagle en mission d'attaque simulée sur la frontière irakienne, plutôt amusantes.
Après avoir fait une expédition dans le désert en véhicule léger de reconnaissance avec les SAS, Walker avait dit à son nouveau chef d'escadre, le lieutenant-colonel Steve Turner : " Ces types sont complètement cinglés. "
A Al-Kharz, les choses allaient se révéler très différentes. L'Arabie Saoudite, qui abrite deux lieux saints, La Mecque et Médine, pratique une théocratie sévère, sans parler de l'interdiction faite aux femmes de montrer quoi que ce soit en dessous du menton, si ce n'est les mains et les pieds.
Dans son ordre du jour numéro un, le général Schwarzkopf avait interdit l'usage de l'alcool à toutes les forces de la coalition placées sous son commandement. Toutes les unités américaines devaient appliquer cet ordre, et il s'appliquait donc à Al-Kharz. Dans le port de Dammam, pourtant, les Américains responsables du déchargement commencèrent à s'étonner des quantités de shampooing destinées à la Royal Air Force. Il en arrivait des conteneurs entiers, que l'on transférait sur des camions ou dans des Hercules C-130 qui les livraient aux escadrons de la RAF. Les Américains qui travaillaient sur le port persistaient à ne pas comprendre comment, dans un endroit aussi dénué d'eau, les équipages britanniques pouvaient passer autant de temps à se laver les cheveux. Cela devait leur rester une énigme jusqu'à la fin de la guerre.
De l'autre côté de la péninsule, sur la base de Tabuq dans le désert, que les Tornado britanniques partageaient avec des Falcon américains, les pilotes de l'USAF furent encore plus surpris de voir les Britanniques, au coucher du soleil, s'asseoir à côté de leurs tentes, se verser une petite dose de shampooing dans un verre et compléter le tout avec de l'eau.
A Al-Kharz, le problème ne se posait pas. Il n'y avait pas de shampooing. Les hommes vivaient beaucoup plus entassés qu'à Thumrait : à l'exception du chef d'escadre qui disposait d'une tente pour lui tout seul, les autres, du colonel au simple soldat, devaient se partager une tente pour deux, quatre, six, huit, ou douze selon leur grade.
Pis encore, les tentes du personnel féminin étaient installées à l'écart, problème rendu encore plus crucial par le fait que ces Américaines, à cause de leur culture et en l'absence de Mutawa saoudienne (la police religieuse) pour les surveiller, prenaient des bains de soleil en bikini derrière les légers paravents qu'elles avaient dressés autour de leurs tentes.
En conséquence de quoi, les équipages faisaient la razzia sur tous les camions de la base qui avaient un châssis suffisamment haut. En se mettant sur la pointe des pieds sur le plateau arrière, un vrai patriote pouvait aller de sa tente jusqu'aux pistes en faisant un énorme détour dans la rue des femmes pour passer entre les tentes et voir si ces dames étaient en forme.
En dehors de ces occupations éminemment civiques, pour la plupart, il n'y avait guère que le lit de camp et les batailles de polochons.
L'humeur générale avait également changé pour une autre raison. Les Nations unies avaient fixé à Saddam Hussein la date limite du 16 janvier. Les déclarations de Bagdad gardaient le ton du défi et, pour la première fois, il apparut clairement que l'on se dirigeait droit vers la guerre. Les missions d'entraînement prirent un autre tour.
Pour quelque obscure raison, le 15 décembre fut particulièrement chaud à Vienne. Le soleil brillait et la température monta en conséquence. A l'heure du déjeuner, Fräulein Hardenberg quitta la banque à son habitude pour prendre son modeste repas. Sur un coup de tête, elle décida d'acheter des sandwiches et d'aller les manger dans Stadtpark, à quelques rues de Ballgasse.
Elle avait l'habitude de déjeuner ainsi en été et même en automne. Dans ce cas, elle emportait des sandwiches. Mais, en ce 15 décembre, elle n'en avait pas. Néanmoins, en voyant le ciel bleu au-dessus de Franziskanerplatz, elle se dit que si la nature lui offrait le plaisir, fût-ce pour une seule journée, d'un Altweibersommer - l'été des vieilles dames à Vienne -, elle devait en profiter pour aller déjeuner dans le parc.
Elle avait une raison précise d'aimer cet endroit, de l'autre côté du Ring. Il existait à une extrémité du parc un restaurant aux parois vitrées, le Hübner Kursalon, où un petit orchestre jouait à l'heure du déjeuner des mélodies de Strauss, le plus viennois des compositeurs. Ceux qui n'ont pas de quoi s'y offrir un déjeuner ont le droit de s'asseoir dehors pour écouter gratuitement la musique. Mieux encore, au centre du parc, protégée sous un dôme de pierre, se trouve la statue du grand Johann lui-même.
Edith Hardenberg acheta ses sandwiches chez un petit marchand, trouva un banc libre au soleil et se mit à rêvasser en écoutant les airs de valse.
" Entschuldigung. "
Elle sursauta, arrachée brutalement à sa rêverie par une voix grave qui disait " Excusez-moi ".
S'il y avait une chose que ne supportait pas Mlle Hardenberg, c'était qu'un inconnu s'adresse à elle. Elle détourna la tête.
Il était jeune, il avait les cheveux noirs, de doux yeux noisette et un accent étranger transparaissait dans sa voix. Elle était sur le point de regarder définitivement ailleurs lorsqu'elle remarqua que le jeune homme tenait à la main une sorte de brochure illustrée et montrait du doigt un mot dans le texte. Malgré elle, elle jeta un coup d'œil. La brochure était la partition de La Flûte enchantée.
" Pardonnez-moi, ce mot, ce n'est pas de l'allemand, n'est-ce pas ? "
De son index, il montrait le mot libretto.
Elle aurait dû le planter là et s'en aller, bien sûr. Elle se mit à emballer ses sandwiches.
" Non, fit-elle sèchement, c'est de l'italien.
- Ah, fit l'homme comme pour s'excuser. J'apprends l'allemand, mais je ne parle pas italien. Cela signifie-t-il " musique ", je vous prie ?
- Non, répondit-elle, cela veut dire le texte, le livret.
- Merci, répondit-il avec tous les signes de la plus sincère gratitude. Il est si difficile de comprendre vos opéras viennois, mais je les adore. "
Ses doigts se firent plus paresseux pour emballer les sandwiches.
" Cela se passe en Egypte, vous savez ", expliqua le jeune homme. Il était stupide de lui dire cela, à elle qui connaissait par cour chaque mot de Die Zauberflote.
" Tout à fait ", répondit-elle. Bon, se dit-elle intérieurement, cela suffit comme ça. Peu importait l'identité de ce monsieur, ce n'était qu'un jeune impudent. Et pourtant, ils en étaient presque au ton de la conversation. La belle idée.
" C'est comme Aida, ajouta-t-il, en revenant à sa partition. J'aime beaucoup Verdi, mais je crois que je préfère encore Mozart. "
Ses sandwiches étaient enfin dans leur papier, elle pouvait s'en aller. Elle n'avait qu'à se lever pour partir. Elle se tourna vers lui et c'est le moment qu'il choisit pour lever les yeux et lui sourire.
C'était un sourire bien timide, presque implorant. Il avait des yeux sombres de cocker sous des cils qui auraient fait pâlir d'envie un mannequin.
" Ce n'est pas comparable, fit-elle, Mozart est leur maître à tous. "
Son sourire s'agrandit sur des dents étincelantes.
" C'est ici qu'il a vécu. Il s'est peut-être même assis à cet endroit, sur ce banc, pour composer sa musique.
- Je suis sûre que non, répondit-elle. Ce banc n'existait pas. "
Elle se leva et tourna les talons. Le jeune homme se leva aussi et s'inclina légèrement, à la mode viennoise. " Je suis désolé de vous avoir dérangée, Fräulein. Mais je vous remercie de votre aide. "
Elle sortit à pied du parc et retourna à son bureau, furieuse contre elle-même. Des conversations dans un parc avec un jeune homme, maintenant, et puis quoi encore ? D'un autre côté, ce n'était jamais qu'un étudiant étranger qui voulait découvrir l'opéra viennois. Cela n'avait rien de bien méchant. Elle passa devant une affiche : bien entendu, l'Opéra de Vienne donnait La Flûte enchantée dans trois jours. C'était peut-être au programme de ses études.
En dépit de sa passion, Edith Hardenberg n'avait jamais écouté d'opéra à l'Obernhaus. Elle avait bien entendu visité l'endroit clans la journée, mais une place d'orchestre était largement au-dessus de ses moyens. D'ailleurs, toutes les places étaient hors de prix. Les abonnements se transmettaient pratiquement d'une génération à l'autre. Et ils étaient réservés aux gens très riches. Quant aux billets ordinaires, on pouvait en obtenir seulement par relation, mais elle ne connaissait personne. Elle soupira et rentra travailler.
Cette journée de beau temps fut la dernière, le froid et les nuages gris refirent leur apparition. Elle fit comme de coutume et retourna désormais déjeuner au café où elle avait ses habitudes et sa table attitrée. C'était une petite dame bien propre, une personne d'habitudes, précisément.
Trois jours après l'incident du parc, elle arriva à sa table à l'heure habituelle, à la minute près, et remarqua à peine que la table d'à côté était occupée. Il y avait deux ouvrages universitaires - elle ne fit pas attention à leurs titres - et un verre d'eau à moitié plein. A peine avait-elle commandé le plat du jour que l'occupant de la table voisine revint des toilettes. Il s'assit et c'est seulement alors qu'il la reconnut. Il poussa une exclamation de surprise.
" Oh, Grüss Gott, c'est vous ", lui dit-il. Elle pinça les lèvres pour marquer sa désapprobation. La serveuse lui apporta son plat. Elle était prise au piège. Mais le jeune homme était impossible à arrêter.
"J'ai fini la partition, je crois que je comprends tout à présent. "
Elle acquiesça et se mit à manger.
" Parfait. Vous faites des études ? "
Mais pourquoi donc lui avait-elle demandé ça ? Quelle folie la prenait ? Le restaurant bruissait de conversations. De quoi as-tu peur, Edith ? Une conversation de bonne tenue, même avec un étudiant étranger, ne peut pas prêter à conséquence. Elle se demandait ce que Herr Gemütlich aurait bien pu en penser. Il aurait certainement désapprouvé, c'était sûr.
Le jeune homme basané souriait de bonheur.
" Oui, je fais des études d'ingénieur à l'université de technologie. Lorsque j'aurai obtenu mon diplôme, je retournerai chez moi pour participer au développement de mon pays. Je m'appelle Karim, et vous ?
- Fräulein Hardenberg, fit-elle en reprenant son air pincé. Et d'où venez-vous, Herr Karim ?
- De Jordanie. "
Oh, Seigneur Tout-Puissant, un Arabe ! Oh, ça, il y en avait beaucoup à l'université de technologie, derrière Kärntner Ring. La plupart de ceux qu'elle rencontrait étaient vendeurs à la sauvette, des gens horribles qui tentaient de vendre des tapis ou des journaux à la terrasse des cafés et qui refusaient de s'en aller. Ce jeune homme, au moins, avait l'air très convenable. Il était peut-être de bonne famille. Mais tout de même, un Arabe... Elle termina son repas et fit signe qu'on lui apporte l'addition. Il était temps de prendre congé de ce monsieur, si civilisé qu'il paraisse.
" Mais, dit-il avec une nuance de regret, je crois que je ne pourrai pas y aller. "
On lui apporta sa note. Elle fouilla dans son sac à la recherche de quelques shillings.
" Aller où ça ?
- A l'Opéra, entendre La Flûte enchantée. Je ne veux pas y aller seul, je serais trop ému. Il y a une telle foule, je ne saurais ni où aller ni quand applaudir. "
Elle lui fit un sourire un peu indulgent.
" Oh, je ne crois pas que vous pourrez y aller, jeune homme, vous n'arriverez pas à avoir de billets. "
II parut surpris.
" Oh non, ce n'est pas ça du tout. "
II fouilla dans sa poche et posa deux bouts de papier sur la table. Sur sa table à elle, à côté de son addition. Deuxième rangée de l'orchestre, à quelques mètres seulement des chanteurs. Dans l'année centrale.
" J'ai un ami qui travaille aux Nations unies. Ils ont droit à un certain nombre de billets, vous savez. Mais il ne voulait pas les utiliser et il me les a donnés. "
II avait dit " donné ". Pas " vendu ", " donné ". Ça coûtait une fortune, et il les lui avait donnés.
" Accepteriez-vous, demanda le jeune homme sur un ton un peu suppliant, accepteriez-vous de m'emmener? S'il vous plaît? "
C'était assez joliment tourné, comme si c'était elle qui l'invitait.
Elle s'imagina soudain dans ce sanctuaire doré de l'art rococo, transportée au paradis par les voix des basses, barytons, ténors et sopranos.
" Certainement pas, trancha-t-elle. - Oh, je suis désolé, Fräulein, j'ai dû vous blesser. "
II tendit la main pour reprendre ses billets et commença à les déchirer.
- Non ! " Elle lui prit les mains avant qu'il ait eu le temps de déchirer un millimètre de ces billets sans prix. " Non, vous n'avez pas le droit. "
Elle était rouge pivoine.
" Mais je n'en ai pas l'usage...
- Eh bien, j'imagine que... "
Le visage du jeune homme s'éclaira.
" Alors, vous acceptez de m'emmener à l'Opéra? C'est oui ? "
L'emmener à l'Opéra. Bien sûr, c'était différent. Ce n'était pas un rendez-vous, pas ce genre de rendez-vous qu'acceptent les gens qui... acceptent un rendez-vous. Plutôt une visite guidée. Simple courtoisie viennoise. Il s'agissait de faire à un étudiant étranger les honneurs d'une des merveilles de la capitale autrichienne. Il n'y avait pas de mal à ça...
Ils convinrent de se retrouver à sept heures quinze sur les marches. Elle avait pris sa voiture pour venir de Grinzine et avait trouvé à se garer sans problème. Ils se joignirent à la foule qui se pressait dehors, tout frémissants du plaisir qui les attendait.
Si Edith Hardenberg, vieille fille de quarante printemps, devait avoir un petit avant-goût du paradis, ce fut bien en cette soirée de 1990, lorsqu'elle prit place à quelques mètres de la scène et se laissa envahir par la musique. Si elle devait une seule fois dans sa vie éprouver une sensation d'ivresse, ce fut ce soir-là, en se laissant délicieusement enivrer par le flot des voix qui montaient et descendaient.
Pendant la première partie, alors que Papageno chantait et faisait des cabrioles devant elle, elle sentit soudain une main chaude venir se placer sur la sienne. Elle la retira instinctivement. Durant la deuxième partie, lorsque cela se reproduisit, elle ne bougea pas et sentit, en même temps que la musique, une douce chaleur pénétrer en elle, la chaleur de quelqu'un d'autre.
Quand le concert fut terminé, elle était toujours dans le même état. Sans cela, elle ne lui aurait jamais permis de l'accompagner à pied dans le parc puis jusqu'au café Landtmann, encore hanté par le souvenir de Freud. Il avait été restauré et avait retrouvé sa splendeur d'antan, celle des années 1890. Le célèbre maître d'hôtel, Robert en personne, les conduisit à une table et ils soupèrent.
Elle se dirigea vers sa voiture. Elle était plus calme à présent. Sa réserve naturelle reprenait le dessus.
" J'aimerais tant que vous me fassiez découvrir le vrai visage de Vienne, dit doucement Karim, votre Vienne, la Vienne des musées et des concerts. Sans cela, je ne pourrai jamais comprendre vraiment la culture autrichienne, en tout cas pas comme si c'était vous qui me la faisiez découvrir.
- Mais que dites-vous là, Karim ? "
Ils se tenaient près de la voiture. Non, il n'était pas question qu'elle accepte d'aller chez lui, où qu'il habite, et s'il lui proposait de venir chez elle, elle saurait à quel sorte de séducteur elle avait affaire.
" Je dis que j'aimerais bien vous revoir.
- Pourquoi cela ? "
S'il me dit que je suis belle, je le gifle, songea-t-elle.
" Parce que vous êtes si gentille, fit-il.
- Oh!"
Elle avait rougi violemment dans l'obscurité. Sans dire un mot, il se pencha et l'embrassa sur la joue, puis s'éloigna et traversa la place. Elle rentra toute seule chez elle.
Cette nuit-là, Edith Hardenberg fit des rêves troublants. Elle rêva d'un lointain passé, de Horst qui l'avait aimée, ou cet été si chaud de 1970, alors qu'elle avait dix-neuf ans et était vierge. Horst qui lui avait pris sa virginité et lui avait fait l'amour. Horst qui avait disparu pendant l'hiver sans une lettre, sans une explication, sans un mot d'adieu.
Au début, elle s'était dit qu'il avait eu un accident et elle avait téléphoné aux hôpitaux. Puis elle avait imaginé que c'était à cause de son métier de représentant de commerce - il était en voyage mais il allait rappeler. Plus tard, elle avait appris qu'il avait épousé cette fille de Graz dont il était également amoureux.
Elle avait pleuré jusqu'au printemps. Elle avait ensuite rassemblé tous ses souvenirs, tous les signes de sa présence chez elle, et les avait brûlés. Elle avait brûlé ses cadeaux, les photos qu'ils avaient prises ensemble lorsqu'ils se promenaient dans les jardins ou quand ils avaient fait de la voile sur le lac du Schlosspark à Laxenburg. Pour couronner le tout, elle avait enfin détruit la photo de l'arbre sous lequel il lui avait fait l'amour la première fois, faisant d'elle sa femme. '' Elle n'avait plus jamais eu d'homme dans sa vie. Ils n'étaient bons qu'à vous trahir et à vous abandonner, sa mère le lui avait bien dit, et sa mère avait raison. Il n'y aurait plus jamais d'homme, plus jamais, elle se le jura.
Cette nuit-là, une semaine avant Noël, tous ces rêves remontèrent à la surface. Elle s'endormit à l'aube en serrant contre son sein maigrichon le programme de La Flûte enchantée. Tandis qu'elle dormait, les quelques petites rides qui couraient au coin de ses yeux et aux commissures des lèvres semblèrent s'effacer. Elle souriait dans son sommeil. Non, il n'y avait vraiment pas de mal à ça...