Chapitre 16
Karim se rendit pour dîner chez Edith Hardenberg à Grinzing le soir même. Il réussit à trouver son chemin dans la banlieue en utilisant les transports en commun. Il avait apporté deux cadeaux : une paire de bougies parfumées qu'il posa sur la petite table du coin salle à manger avant de les allumer, et deux bouteilles de bon vin.
Edith le fit entrer, rose et timide comme d'habitude, puis retourna s'occuper du Wiener Schnitzel qu'elle était en train de préparer dans sa cuisinée minuscule. Cela faisait vingt ans qu'elle n'avait pas fait de dîner pour un homme ; elle trouvait cette épreuve terrible, mais assez excitante.
Karim lui avait posé un chaste baiser sur la joue dans l'embrasure de la porte, ce qui l'avait fait rougir davantage. Il avait ensuite choisi dans sa discothèque le Nabucco de Verdi et l'avait mis sur la platine.
Les effluves de bougies, de muscade et de patchouli se répandirent bientôt dans tout l'appartement au milieu des rythmes lents du " Chœur des esclaves ".
Tout était comme le lui avait dit l'équipe du Neviot qui était entrée par effraction quelques semaines plus tôt; très bien rangé, très douillet, extrêmement propre. L'appartement d'une vieille fille maniaque.
Lorsque le dîner fut prêt, Edith le posa sur la table en faisant mille excuses. Karim goûta la viande et déclara qu'il n'avait jamais rien mangé de meilleur, ce qui la fit rougir encore plus, mais la rendit toute contente.
Ils parlèrent de sujets culturels tout en dînant, de la visite qu'ils projetaient de faire au château de Schönbrunn et aux fabuleux lipizzans de la Hofreitschule, l'école d'équitation espagnole qui se trouve à la Hofburg, sur Josefplatz.
Edith mangeait comme elle faisait toutes choses, à petits gestes précis, comme un oiseau qui picore une friandise. Elle avait les cheveux tirés en arrière comme à l'accoutumée et rassemblés en un chignon austère,
A la lueur des bougies, car il avait éteint le lustre trop violent qui éclairait la table, Karim était aussi beau et galant que d'habitude. Il passait son temps à lui remplir son verre, si bien qu'elle but beaucoup plus que l'unique verre qu'elle s'autorisait de temps à autre.
Les effets du dîner, du vin, les bougies, la musique et la compagnie de son jeune ami affaiblirent lentement ses défenses.
Lorsqu'ils eurent vidé leurs assiettes, Karim se pencha et la regarda au fond des yeux. " Edith ?
- Oui.
- Puis-je vous demander quelque chose ?
- Si vous voulez.
- Pourquoi vous coiffez-vous ainsi, avec les cheveux tirés en arrière ? "
La question était impertinente, un peu indiscrète. Elle rougit davantage.
" Je... je les ai toujours portés ainsi. "
Non, ce n'était pas vrai. Il y avait eu une époque, elle s'en souvenait, avec Horst, où ils flottaient librement sur ses épaules. Elle avait des cheveux châtains, très épais, en cet été 1970. Il y avait eu une époque où ils avaient volé dans le vent, c'était sur le lac de Schlosspark, à Laxenburg.
Karim se leva sans un mot et passa derrière elle. Elle commençait à paniquer. C'était trop tôt. Des doigts habiles ôtèrent le peigne d'écaillé qui maintenait son chignon. Il fallait qu'il arrête ça tout de suite. Elle sentit les épingles qu'il enlevait, ses cheveux qui se défaisaient et se déroulaient dans son dos. Elle resta assise à sa place, raide comme un piquet. Les mêmes doigts prirent sa chevelure et la disposèrent de chaque côté de son visage.
Karim était debout à côté d'elle. Il tendit les mains et lui sourit. " Voilà, c'est mieux. Vous faites dix ans de moins et vous êtes plus jolie. Allons nous asseoir sur le divan. Choisissez vos morceaux préférés, je vais faire le café. Ça marche ? "
Sans lui demander la permission, il prit ses mains et la souleva de son siège. Puis il la conduisit dans le salon et alla dans la cuisine.
Grâce au ciel, il avait au moins réussi ça. Elle tremblait de la tête aux pieds. Ils étaient supposés ne partager qu'une amitié platonique. Mais jusqu'ici, il ne l'avait pas touchée, enfin, pas vraiment. Et elle ne lui permettrait naturellement jamais une chose de ce genre.
Elle se regarda rapidement dans la glace accrochée au mur, elle était rose et même cramoisie, ses cheveux ruisselaient sur ses épaules, lui recouvraient les oreilles et encadraient son visage. L'espace d'une seconde, elle revit la jeune fille qu'elle était vingt ans plus tôt.
Elle se ressaisit et alla choisir un disque. Elle adorait Strauss, elle connaissait chaque note de chaque valse, " Les roses du Midi ", " Les bois de Vienne ", " Les patineurs ", " Le Danube "... Dieu merci, il était dans la cuisine, il ne pouvait pas se rendre compte qu'elle avait failli laisser tomber le disque en le plaçant sur la platine. Apparemment, il avait trouvé sans peine le café, l'eau, les filtres, le sucre.
Elle était assise tout au bout du divan lorsqu'il vint la rejoindre. Elle serrait les genoux et posa sa tasse. Elle aurait bien aimé lui parler du nouveau concert prévu la semaine suivante au Musikverein, mais les mots ne sortaient pas. Elle se contenta de boire lentement son café.
" Edith, je vous en prie, n'ayez pas peur de moi, lui murmura-t-il. Je suis votre ami, non ?
- Ne soyez pas bête. Bien sûr que je n'ai pas peur.
- Parfait. Je ne vous ferai jamais de mal, vous le savez bien. "
Ami. C'est cela, ils étaient amis, une amitié née de leur amour commun pour la musique, l'art, l'opéra, la culture. Rien de plus. De l'ami au petit ami, l'écart était mince. Elle savait que les autres secrétaires, à la banque, avaient des maris et des petits amis, elle était tout excitée quand elle les voyait aller à un rendez-vous, elle les guettait dans l'entrée le lendemain matin et s'apitoyait sur elle-même d'être si seule.
" C'est " Les roses du Midi ", n'est-ce pas ?
- Oui, bien sûr.
- De toutes les valses, je crois que c'est celle que je préfère.
- Moi aussi. " Voilà, ça allait mieux, on revenait à la musique.
Il prit sa tasse de café sur ses genoux et la posa sur une petite table à côté d'eux. Il se leva, lui prit les mains et la força à se lever.
" Mais... ? "
Elle se retrouva la main dans la sienne, un bras vigoureux passé autour de sa taille, et tournant doucement sur le parquet, dans le peu d'espace qui restait entre les meubles : ils dansaient une valse.
Si Gidi Barzilai avait été là, il aurait dit : vas-y, beau gosse, ne perds pas de temps. Mais que savait-il de tout ça? Rien. D'abord la confiance, et ensuite seulement, la chute. Karim laissait sa main droite haut dans le dos d'Edith.
Tandis qu'ils virevoltaient à quelques centimètres l'un de l'autre, Karim approcha ses mains de ses épaules à lui, et avec son bras droit, la serra légèrement contre lui. Le tout de manière imperceptible.
Edith, le visage contre la poitrine de Karim, tourna la tête de côté. Sa maigre poitrine se pressait contre son corps, elle sentait son odeur. Elle s'écarta. Il la laissa faire, relâcha un peu sa main droite et lui souleva légèrement le menton de sa main gauche. Puis il l'embrassa, tout en continuant à danser.
Ce n'était pas un baiser salace. Il gardait les lèvres serrées, ne faisait aucun effort pour l'obliger à entrouvrir les siennes. Son cerveau paniquait sous un flot de pensées et de sensations ; comme un avion désemparé, elle tournait et tournait, retombait, se débattait avant de retomber. La banque, Gemütlich, sa réputation, sa jeunesse à lui, il était étranger, leurs âges à tous deux, la chaleur, le vin, l'odeur, sa force, les lèvres. La musique s'arrêta.
S'il avait essayé d'en faire plus, elle l'aurait jeté dehors. Il retira ses lèvres et poussa doucement sa tête jusqu'à ce qu'elle repose sur sa poitrine. Ils restèrent là sans bouger dans l'appartement redevenu silencieux.
C'est elle qui s'éloigna. Elle retourna s'asseoir sur le divan, regardant droit devant elle. Il se retrouva à genoux à ses pieds. Il prit ses mains dans les siennes.
" Tu m'en veux, Edith ?
- Tu n'aurais pas dû faire ça, lui répondit-elle.
- Je ne voulais pas, je te le promets. C'était plus fort que moi.
- Je crois que tu devrais partir.
- Edith, si tu m'en veux et si tu veux me punir, tu n'as qu'un seul moyen. Défends-moi de te voir.
- Eh bien, je ne suis pas sûre.
- S'il te plaît, dis-moi que tu me laisseras te revoir.
- Je crois que oui.
- Si tu dis non, j'abandonne mes études et je rentre chez moi. Je ne pourrai pas continuer à vivre à Vienne si tu ne veux plus me voir.
- Ne sois pas bête. Tu dois continuer tes études.
- Alors, tu me permets de te revoir ?
- D'accord. "
Cinq minutes après, il était parti. Elle éteignit les lumières, enfila une chemise de nuit en coton, se débarbouilla, se lava les dents et se mit au lit.
Dans l'obscurité, elle se recroquevilla comme un fœtus. Au bout de deux heures passées ainsi, elle fit ce qu'elle n'avait pas fait depuis des années, elle sourit dans l'ombre. Des pensées folles lui couraient dans la tête et revenaient sans arrêt, mais elle s'en moquait. J'ai un amoureux. Il a dix ans de moins que moi, c'est un étudiant, un étranger, un Arabe et un musulman. Et je m'en fiche.
Le colonel Dick Beatty, de l'USAF, assurait le quart de nuit ce soir-là, dans un local enterré sous la route de l'ancien aéroport, à Riyad. Le Trou Noir ne s'arrêtait jamais, ne faisait jamais relâche, et au cours des premiers jours de l'offensive aérienne, il y avait plus de travail que jamais.
Les plans du général Chuck Horner étaient remis en cause depuis qu'on avait prélevé des centaines de ses avions pour donner la chasse aux rampes de Scud au lieu de les envoyer sur les objectifs qui leur avaient été initialement attribués.
N'importe quel général ayant exercé un commandement au combat vous dira qu'un plan a beau être réglé jusqu'au dernier détail, les choses ne se passent jamais comme prévu après le coup d'envoi. La crise créée par les missiles qui s'étaient abattus sur Israël causait de sérieux problèmes. Tel-Aviv hurlait contre Washington et Washington hurlait sur le dos de Riyad. Tous ces avions qu'on avait prélevés pour aller pourchasser ces rampes mobiles insaisissables, c'était le prix à payer par Washington pour empêcher Israël de lancer des actions de représailles et les ordres de Washington ne souffraient aucune discussion. Tout le monde savait que, si Israël perdait patience et entrait dans la guerre, ce serait un désastre pour la coalition déjà fragile qui s'était rassemblée contre l'Irak, mais le problème n'en restait pas moins posé.
Des objectifs prévus à l'origine pour le troisième jour devaient être provisoirement laissés de côté à cause du manque d'avions et tout cela créait une réaction en chaîne comme aux dominos. Autre problème, il n'était pas question de réduire les missions de BDA (Battle Damage Assessment : estimation des résultats des bombardements). C'était une tâche essentielle et il fallait la remplir coûte que coûte.
L'estimation des dommages était cruciale car le Trou Noir devait connaître le plus précisément possible les résultats obtenus, ou leur absence, après chaque journée de missions aériennes. Si un important centre de commandement irakien, un emplacement radar ou une batterie de missiles figurait sur l'ordre d'opérations air, il fallait l'attaquer. Mais l’avait-on détruit ? Si oui, dans quelle proportion ? Dix pour cent, cinquante pour cent, ou bien était-il réduit à l'état de ruine fumante ?
Se contenter de supposer qu'une base irakienne avait été rayée de la carte ne suffisait pas. Le lendemain, des avions alliés qui ne soupçonnaient rien seraient envoyés au même endroit pour une nouvelle mission. Si les installations fonctionnaient toujours, des pilotes risquaient de mourir. C'est pour cela que, chaque jour, des missions aériennes prenaient l'air et que les pilotes fatigués devaient encore décrire exactement ce qu'ils avaient fait et ce qu'ils avaient touché. Ou cru toucher. Le lendemain, d'autres appareils survolaient les objectifs et les prenaient en photo.
Ainsi, tous les jours, l'ordre d'opérations air recommençait sa séquence de trois jours. Le programme initial était modifié au vu des résultats du deuxième passage, afin de terminer les tâches qui n'avaient été que partiellement accomplies.
Le 20 janvier, quatrième jour de l'offensive, les aviations alliées n'avaient pas officiellement commencé à détruire les installations répertoriées comme abritant des installations de productions d'armes de destruction massive. Elles se concentraient sur le SEAD, la destruction de la défense aérienne de l'ennemi.
Cette nuit-là, le colonel Beatty préparait la liste des missions de reconnaissance photo du lendemain à partir de la moisson de renseignements tirée des séances de debriefing menées par les officiers renseignement des escadrons.
A minuit, il avait pratiquement terminé, et les premiers ordres partaient déjà vers les différents escadrons chargés des missions de reconnaissance qui démarraient à l'aube.
" Tenez, il y a aussi ceci, mon colonel. "
C'était un quartier-maître de la marine américaine. Le colonel jeta un coup d'œil à l'objectif.
-, " Que voulez-vous dire : Tarmiya?
- C'est ce qui est marqué, mon colonel.
- Mais bon Dieu, où est-ce, ce Tarmiya ?
- Ici, mon colonel. "
Le colonel consulta la cane aérienne. L'endroit ne lui disait rien.
" Radar ? Missiles, base aérienne, poste de commandement ?
- Non, mon colonel, un site industriel. "
Le colonel se sentait fatigué, la nuit avait été longue, et cela allait continuer jusqu'à l'aube. Il parcourut la liste des yeux. Elle comprenait toutes les installations industrielles connues des alliés et qui se consacraient à la production d'armes de destruction massive. Il y avait celles qui produisaient des obus, des explosifs, des véhicules, des composants destinés à l'artillerie et des pièces de rechange pour les blindés.
Appartenaient à la première catégorie Al-Qaim, As-Sharqat, Tuwaitha, Fallujah, Hîllah, Al-Atheer et Al-Furat. Le colonel ne pouvait pas savoir que manquait sur sa liste Rasha-Dia où les Irakiens avaient installé leur seconde unité de centrifugation destinée à la production d'uranium enrichi, le problème que n'avaient pas vu les experts du comité Méduse. Cette usine, découverte par les Nations unies bien plus tard, n'était pas enterrée mais camouflée en usine d'embouteillage. Le colonel ne pouvait pas savoir non plus qu'Al-Furat était l’emplacement où était installée la première unité d'enrichissement d'uranium, celle qu'avait visitée un Allemand, le Dr Stemmler, " quelque part du côté de Tuwaitha " et dont Jéricho avait fourni les coordonnées exactes.
" Je ne vois pas de Tarmiya, grommela-t-il.
- Non, mon colonel, il n'y a rien d'indiqué, dit le quartier-maître.
- Passez-moi les coordonnées. "
Personne ne demandait aux analystes d'apprendre par cœur les centaines de noms de lieux arabes si difficiles à distinguer, d'autant plus qu'un même nom pouvait désigner dix objectifs différents. Chaque cible recevait donc une référence sur la grille du Système global de navigation, sous la forme de douze chiffres.
Après avoir bombardé la grosse usine de Tarmiya, Don Walker avait noté ses références, qui étaient jointes aux rapports de debriefing.
" Ce n'est pas ici, se récria le colonel. Ce n'est même pas un de ces foutus objectifs. Qui a fait ça ?
- Un pilote du 336 basé à Al-Kharz. Il a loupé ses deux premiers objectifs, mais ce n'était pas sa faute. Y voulait pas rentrer avec tous ses bijoux accrochés sous les ailes, j'imagine.
- Quel con, murmura le colonel. OK, mettez-le sur le BDA, tant pis. Mais dernière priorité. On ne va pas gaspiller de la pellicule là-dessus. "
Le capitaine de corvette Darren Cleary s'assit aux commandes de son Tomcat F-14. Il était contrarié.
Sous lui, la grande coque grise du porte-avions américain USS Ranger était bout au vent, un vent assez modéré, et fonçait à vingt-sept nouds. La mer était lisse dans le nord du Golfe, l'aube n'était pas encore levée et le ciel allait bientôt prendre sa couleur bleue. Cela aurait dû être une journée agréable, pour un jeune pilote de la marine qui pilotait l'un des meilleurs chasseurs au monde. Et se trouver aux commandes d'un aussi bel avion par une journée aussi magnifique, juste une semaine après être arrivé dans le Golfe, aurait dû rendre Darren Cleary heureux. La raison de sa colère était qu'il n'avait pas reçu une mission de combat, mais de BDA, et qu'il s'apprêtait à " aller faire de la photo ", comme il s'en était plaint la nuit d'avant. Il avait supplié l'officier ops de la flottille de le laisser aller chasser du MIG, mais cela n'avait servi à rien. " II faut bien que quelqu'un le fasse ", voilà la réponse à laquelle il avait eu droit. Comme tous les pilotes d'avions de combat alliés au cours de la guerre du Golfe, il craignait que les avions irakiens ne disparaissent du ciel au bout de quelques jours, mettant un point final à tout espoir de se colleter à eux.
Ainsi, à son grand dépit, il s'était retrouvé collé sur une mission TARPS.
Derrière lui et son nav, les deux réacteurs General Electric rugissaient tandis que l'équipe de pont d'envol l'accrochait sur la catapulte de la piste oblique, qui faisait un léger angle avec l'axe du Ranger. Cleary attendait, la main gauche sur la manette des gaz, le manche au neutre entre ses genoux, pendant qu'on effectuait les derniers préparatifs. Il y eut enfin le dernier appel du contrôle, le signe de tête affirmatif et les gaz à fond, la réchauffe qui s'allumait et la catapulte accéléra les trente tonnes de son appareil de zéro à cent cinquante nœuds en trois secondes. L'acier gris du Ranger disparut derrière lui, la mer profonde scintillait en dessous, le Tomcat sentit l'air qui soufflait tout autour de lui, s'appuya dessus et grimpa doucement vers le ciel éblouissant.
La mission devait durer quatre heures, avec deux ravitaillements en vol. Il avait douze objectifs à photographier, et il ne serait pas seul. Un Avenger A-6 se trouvait déjà devant lui avec des bombes laser au cas où ils rencontreraient de l'artillerie antiaérienne. L'A-6 apprendrait définitivement aux artilleurs irakiens à se tenir tranquilles. Un Prowler A-6B faisait également partie de la même mission, avec des HARM, au cas où ils seraient pris à partie par une rampe de Sam équipée de radar. Le Prowler utiliserait ses HARM pour faire taire le radar, et l'Avenger traiterait les missiles avec ses LGB, des bombes guidées par faisceau laser.
Pour le cas où l'aviation irakienne se montrerait, deux autres Tomcat étaient là, avec leurs canons, au-dessus de l'avion photo et sur le côté. Leurs puissants radars AWG-9 auraient été capables de mesurer la longueur d'entrejambe d'un pilote avant qu'il sorte de son lit.
Tout ce métal et toute cette technologie étaient uniquement destinés à protéger ce qui se trouvait sous les pieds de Darren Cleary, le pod de reconnaissance aérienne tactique, encore appelé TARPS. Accroché légèrement à droite de l'axe du Tomcat, le TARPS ressemblait à un cercueil effilé de cinq mètres de long et était sensiblement plus compliqué qu'un Kodak. Une puissante caméra était logée dans son nez avec deux positions : vers le bas et l'avant, ou droit dessous. La caméra panoramique qui voyait sur les côtés et vers le bas se trouvait sur l'arrière. Encore plus loin derrière, se trouvait l'ensemble de reconnaissance infrarouge, conçu pour enregistrer l'image thermique (la chaleur) et sa source. Dernier perfectionnement, le pilote voyait dans son viseur tête haute l'image prise à la verticale de ce qu'il photographiait.
Darren Cleary grimpa à quinze mille pieds, retrouva les avions d'escorte et ils se dirigèrent en formation vers le ravitailleur KG-135 qui leur était attribué juste au sud de la frontière irakienne.
Sans être le moins du monde dérangés par quelque forme de résistance irakienne que ce soit, il prit des photos des onze objectifs principaux qui lui avaient été assignés, puis revint vers Tarmiya pour le douzième et dernier, considéré comme moins intéressant que les autres.
Comme il arrivait à la verticale de Tarmiya, il jeta un coup d'œil à l'image et murmura : " Mais bon Dieu, qu'est-ce que c'est que ce truc ? " C'est le moment que choisirent les caméras principales pour prendre la dernière des sept cent cinquante vues qu'elles contenaient.
Après un second ravitaillement, la patrouille se posa sur le Ranger sans incident. Les équipes de pont déchargèrent les caméras et emportèrent les pellicules au labo photo pour les faire développer.
Cleary passa au debriefing - la mission n'avait rien rencontré de particulier - et descendit à la table éclairante avec l'officier renseignement. Lorsque les négatifs arrivèrent sur l'écran rétroéclairé, Cleary commenta chaque vue en indiquant l'endroit où elle avait été prise. L'officier renseignement prit des notes afin de faire son propre compte rendu qui serait joint à celui de Cleary, avec les photos.
Lorsqu'ils arrivèrent aux vingt dernières photos, l'officier rens demanda : " Et ça, c'est quoi ?
- Ne me pose pas la question, lui répondit Cleary. C'était sur cet objectif, Tarmiya, tu te souviens, celui que Riyad a rajouté au dernier moment.
- Ouais, mais alors c'est quoi ces trucs à l'intérieur de l'usine ?
- On dirait des frisbees pour géants ", suggéra Cleary, l'air assez perplexe.
C'était une expression dont on se souvenait facilement. Le rens l'utilisa dans son propre rapport, en ajoutant qu'il n'avait pas la moindre idée de ce que c'était. Lorsque le document fut terminé, un Lockheed S-3 Vicking fut catapulté du Ranger et emporta le tout à Riyad. Darren Cleary reprit ses missions de combat, n'eut jamais l'occasion de se battre contre les MIG et quitta le Golfe avec le Ranger fin avril 1991.
Wolfgang Gemütlich sentit son inquiétude grandir tout au long de la matinée en voyant dans quel état était sa secrétaire.
Elle était polie et respectueuse comme d'habitude, aussi efficace que ce qu'il avait toujours exigé d'elle. Et Herr Gemütlich exigeait beaucoup. Cet homme n'était pas d'une sensibilité excessive, il ne se rendait jamais compte de rien du premier coup, mais à son troisième passage dans son bureau pour prendre une lettre, il se dit qu'elle n'était pas comme d'habitude. Elle n'avait rien d'une écervelée et n'était certainement pas un être frivole non plus, il ne l'aurait jamais toléré. Mais c'était cette expression qu'elle avait. A la troisième visite, il l'observa de plus près lorsque, penchée sur son bloc, elle nota ce qu'il lui dictait.
A vrai dire, son tailleur strict était toujours là, au-dessous du genou. Ses cheveux étaient toujours coiffés en chignon derrière sa tête... C'est lors de son quatrième passage qu'il se rendit compte avec horreur qu'Edith Hardenberg s'était mis un soupçon de poudre sur la figure. Pas beaucoup, un léger soupçon. Il vérifia rapidement qu'il n'y avait pas de rouge à lèvres, et fut soulagé en n'apercevant pas l'ombre d'une trace de ce produit sur ses lèvres.
Peut-être se faisait-il des idées, après tout, se dit-il. On était en janvier, le froid qui régnait dehors lui avait peut-être gercé un peu les joues. La poudre était sans doute là pour calmer la brûlure. Mais il y avait autre chose.
Ses yeux. Pas de mascara, bonté divine, pourvu que ce ne soit pas du mascara ! Il vérifia une nouvelle fois, non, il n'y avait rien. Il s'était trompé, songea-t-il pour se rassurer. C'est à l'heure du déjeuner, en dépliant sa serviette sur son sous-main pour manger les sandwiches préparés par Frau Gemütlich comme chaque jour, qu'il trouva la solution.
Ils brillaient. Les yeux de Fräulein Hardenberg brillaient. Ce n'était sûrement pas ce temps d'hiver - elle venait de passer quatre heures à l'intérieur avec lui. Le banquier posa son sandwich à moitié avalé et se dit qu'il avait constaté le même syndrome chez les jeunes secrétaires quand elles se préparaient pour un rendez-vous, le vendredi soir.
C'était le bonheur. Edith Hardenberg était tout simplement heureuse. Cela se voyait, il le comprit soudain, à sa démarche, à sa façon de parler, à son air. Elle avait été comme ça toute la matinée - cela, plus le soupçon de poudre. C'en était assez pour troubler profondément Wolfgang Gemütlich. Il espérait qu'au moins, elle n'avait pas dépensé d'argent.
Les photos assez inattendues prises par le capitaine de corvette Cleary parvinrent à Riyad dans l'après-midi, au milieu du flot d'images toutes fraîches qui affluait au CENTAF chaque jour. Quelques-unes de ces photos avaient été prises par les satellites KH-11 et KH-12 très haut dans l'espace et fournissaient des vues panoramiques de grande dimension sur l'ensemble de l'Irak. Si elles ne montraient pas de changement par rapport à celles de la veille, on se contentait de les archiver. D'autres provenaient des missions de reconnaissance effectuées plus bas en permanence par les TR-1. Quelques-unes montraient l'activité militaire ou industrielle en Irak, toutes les données nouvelles - mouvements de troupes, avions au roulage là où il n'y en avait pas auparavant, lanceurs de missiles à de nouveaux emplacements. Ces documents allaient à l'analyse d'objectifs.
Les photos qui avaient été prises par le Tomcat du Ranger appartenaient à la catégorie " Evaluation des résultats des bombardements ". Elles étaient d'abord triées dans la Grange, dûment étiquetées et identifiées, puis partaient au Trou Noir chez les gens du BDA.
Le colonel Beatty avait pris son service à sept heures ce matin-là. Il passa deux heures à étudier les vues des sites de missiles (partiellement détruits, avec deux batteries apparemment encore intactes) et d'un centre de communications (réduit en miettes), plus tout un ensemble d'abris renforcés pour avions qui abritaient des MIG, des Mirage et des Sukhoi irakiens (volatilisés).
Lorsqu'il arriva à la douzaine de vues d'une usine située à Tarmiya, il fronça les sourcils, se leva et s'approcha d'un bureau occupé par un sergent de la Royal Air Force. " Charlie, qu'est-ce que c'est que ça ?
- Tarmiya, mon colonel. Vous vous rappelez, cette usine touchée par un Strike Eagle hier, celle qui n'était pas sur la liste ?
- Ah oui, l'usine qui n'était même pas un objectif?
- C'est elle. Un Tomcat du Ranger a pris ces photos ce matin, un peu après dix heures. "
Le colonel Beatty tapota le jeu de photos qu'il tenait dans sa main.
" Mais bon sang, qu'est-ce que ça peut bien être ?
- Aucune idée, mon colonel. C'est pour ça que je les ai posées sur votre bureau. Personne n'y comprend rien.
- Eh bien, ce chevalier du manche a sans doute semé la pagaille dans le poulailler. Ça s'agite drôlement, là-bas. "
Le sous-officier britannique et le colonel américain examinèrent ensemble les photos rapportées de Tarmiya par le Tomcat. Elles étaient particulièrement bonnes. Quelques-unes avaient été prises par la caméra placée dans le nez du TARPS. Elles montraient l'usine en ruine et avaient été prises pendant l'approche du Tomcat à quinze mille pieds. Les autres provenaient de la caméra panoramique installée au milieu du pod. Les hommes de la Grange avaient sélectionné les meilleures, une douzaine en tout.
" Quelle est la taille de cette usine ? demanda le colonel.
- A peu près cent mètres sur soixante, mon colonel. "
Le toit gigantesque avait été soufflé, et il n'en restait plus qu'un morceau qui recouvrait à peu près le quart de la surface de l'usine irakienne. Dans les trois autres quarts qui se trouvaient ainsi livrés aux regards, il était possible d'observer le sol de l'usine avec l'acuité visuelle d'un oiseau. On distinguait les cloisons qui séparaient les différents locaux, et dans chacune de ces cellules, un grand disque en acier occupait la plus grande partie de la surface.
" Ces trucs, c'est du métal ?
- Oui, mon colonel, à en croire la caméra infrarouge. Un acier quelconque. "
Mais ce qui était encore plus étonnant et avait attiré l'attention des hommes du BDA, c'était la réaction des Irakiens après le raid de Don Walker. Ils avaient fait venir autour de l'usine sans toit non pas une, mais cinq énormes grues dont les flèches travaillaient à l'intérieur des locaux comme des cigognes au long bec sur un bon morceau. Et avec toutes les destructions qu'avait déjà connues l'Irak, de telles grues étaient extrêmement rares. Autour de l'usine et à l'intérieur des murs, une nuée d'ouvriers suait sang et eau pour essayer de fixer les disques au crochet des grues qui devaient les enlever de là.
" Vous avez essayé de compter combien ils étaient, Charlie ?
- Plus de deux cents, mon colonel.
- Et ces disques... (le colonel Beatty consulta le compte rendu de l'officier rens du Ranger)... ces frisbees pour géants ?
- Aucune idée, mon colonel. Jamais vu un truc qui ressemble à ça.
- Bon, de toute façon, on dirait que ça a une certaine importance pour M. Saddam Hussein. Vous me confirmez que Tarmiya n'est pas un objectif ?
- Eh bien, c'est en tout cas ce qui est marqué, mon colonel. Mais voudriez-vous jeter un coup d'œil à ceci ? "
Le sergent sortit de ses dossiers une autre photo. Le colonel regarda l'endroit qu'il lui indiquait.
" Des grillages.
- Des doubles grillages. Et ici ? " Le colonel Beatty prit une loupe et regarda de nouveau. " Un champ de mines... des batteries d'artillerie antiaérienne... des miradors. Où avez-vous trouvé tout ça, Charlie ?
- Ici. Regardez l'ensemble. "
Le colonel Beatty examina la nouvelle photo qu'il avait posée devant lui, une photo de Tarmiya et de la zone alentour prise à très haute altitude. Puis il poussa un long soupir.
" Bon Dieu, il faut que nous reprenions toute l'analyse de Tarmiya. Comment diable avons-nous laissé passer ça ? "
En fait, les trois cent quatre-vingt-un bâtiments formant le complexe de Tarmiya avaient été classés par les premières analyses comme objectifs non militaires, pour des raisons qui firent ensuite partie du folklore chez les taupes humaines qui travaillaient dans le Trou Noir.
Ces analystes étaient britanniques ou américains, et ils appartenaient tous à l'OTAN. On les avait formés à évaluer les objectifs soviétiques, et ils recherchaient toujours des indices habituels chez les Soviétiques. Ils recherchaient donc des indices standard. Si le bâtiment ou le complexe avait une utilisation militaire et représentait une certaine importance, il était nettement délimité. Il devait être protégé des intrus et défendu contre une attaque.
Y avait-il des miradors, des grillages, des batteries d'artillerie antiaérienne, des missiles, des champs de mines, des casernements ? Voyait-on les traces de poids lourds qui entraient ou sortaient ? Y avait-il des lignes haute tension ou une centrale électrique dans l'enceinte ? La présence de tous ces indices signifiait qu'on était en présence d'un objectif. Et Tarmiya n'en présentait aucun - du moins en apparence.
Ce que le sergent de la Royal Air Force avait fait, à partir d'une vague intuition, avait été de réexaminer une photo d'ensemble de toute la zone. Et là, on trouvait des choses intéressantes : des grillages, des batteries, des casernements, des routes renforcées, des missiles, des chicanes, un champ de mines. Mais très loin. Les Irakiens avaient tout simplement choisi une zone énorme, cent kilomètres de côté, et entouré le tout de grillages. Cela aurait été absolument impossible en Europe de l'Ouest ou de l'Est.
Le complexe industriel, dont soixante-dix bâtiments sur les trois cent quatre-vingt-un se révélèrent plus tard avoir un usage militaire, était installé au centre de la zone. Les bâtiments étaient dispersés pour minimiser les dégâts en cas de bombardement, mais n'occupaient que deux cents hectares sur les quatre mille de la zone protégée.
" Les lignes haute tension ? Il n'y a même pas de quoi faire marcher une brosse à dents.
- Là, mon colonel. A quarante-cinq kilomètres plus à l'ouest. Les lignes haute tension se dirigent dans la direction opposée. Mais je vous parie qu'elles sont fausses. La vraie ligne doit être enterrée et va de la centrale jusqu'au cœur de Tarmiya. C'est une centrale de cent cinquante mégawatts, mon colonel.
- Le fils de pute ! " soupira le colonel. Il se redressa et ramassa le paquet de photos. " Vous avez fait du bon boulot, Charlie. Je vais montrer tout ça à Buster Glosson. En attendant, il n'y a pas de temps à perdre avec cette usine sans toit. Ça a l'air important pour les Irakiens - on démolit le tout.
- Bien mon colonel, je la mets sur la liste.
- Pas dans trois jours. Demain. On a quelqu'un de disponible ? "
Le sergent s'approcha d'un ordinateur et l'interrogea.
" Rien, mon colonel, tout le monde est complet, toutes les unités.
- On ne peut pas modifier la mission d'un escadron ?
- Pas facile. Avec la chasse aux Scud, nous avons pas mal de boulot. Oh, attendez, le Quatre-Trois-Cent à Diego, ils ont encore des disponibilités.
- OK, passez ça aux Peaux de Buffle.
- Si vous voulez bien m'excuser, fit remarquer le sous-officier avec cette politesse qui cache un désaccord, les Peaux de Buffle ne sont pas des bombardiers tout ce qu'il y a de plus précis.
- Ecoutez, Charlie, d'ici vingt-quatre heures, ces Irakiens auront tout déménagé. Il faut bien faire un choix. Confiez ça aux Peaux de Buffle.
- Bien, mon colonel. "
Mike Martin était trop inquiet pour supporter de rester tranquillement dans la résidence soviétique plus de quelques jours. Le maître d'hôtel russe et sa femme étaient affolés, ils ne fermaient pas l'œil de la nuit avec le vacarme effroyable des bombes et les missiles qui tombaient, sans compter le bruit incessant de la DCA qui essayait en vain de protéger Bagdad.
Ils criaient des injures par la fenêtre aux aviateurs américains et britanniques, mais ils se trouvaient aussi à court de nourriture et, pour un Russe, l'estomac est quelque chose qui n'attend pas. La seule solution consistait à renvoyer Mahmoud, le jardinier, au marché.
Cela faisait trois jours que Martin sillonnait la ville sur son vélo lorsqu'il vit la marque de craie. Elle avait été inscrite sur le mur derrière les maisons du vieux Khayat dans Karadit-Mariam et cela signifiait que Jéricho avait déposé un message dans la boite correspondante.
Malgré les bombardements, la tendance naturelle du petit peuple à vivre à peu près normalement avait repris le dessus. Sans dire un mot, sauf à voix basse et quand on avait affaire à un proche qui ne vous dénoncerait pas à l'AMAM, la classe laborieuse avait fini par se laisser convaincre que les Fils de Chiens et les Fils de Nadji pouvaient frapper ce qu'ils voulaient en laissant tout le reste intact.
Après ces cinq jours, le palais présidentiel n'était plus qu'un amas de décombres, le ministère de la Défense n'existait plus, ni le central téléphonique ni non plus la principale centrale électrique. Plus gênant, les neuf ponts étaient maintenant au fond du Tigre, mais une foule de petits entrepreneurs avaient organisé des services de bacs pour traverser le fleuve. Certains étaient assez gros pour faire passer des camions et des voitures, d'autres n'étaient que des barques propulsées à la rame.
La plupart des bâtiments importants avaient été épargnés. L'hôtel Rachid, à Karch, était encore rempli de journalistes étrangers, bien que le Raïs ait fait construire son bunker juste en dessous. Pis encore, le quartier général de l'AMAM, un ensemble de maisons mitoyennes aux façades anciennes dont l'intérieur avait été refait dans une rue près de Qasr-el-Abyad, dans le quartier de Risafa, n'avait subi aucun dommage. Le Gymnase se trouvait sous deux de ces maisons, mais personne n'en parlait jamais autrement qu'à voix basse. C'est là qu'Omar Khatib le Tourmenteur extorquait les confessions de ses victimes.
A Mansour, de l'autre côté du fleuve, le grand bâtiment unique qui abritait le quartier général du Mukhabarat, services de l'action extérieure et du contre-espionnage confondus, était intact.
Sur le chemin du retour, Mike Martin réfléchit au problème que lui posait cette marque à la craie. Il savait bien que ses ordres étaient formels - aucun contact. S'il avait été un diplomate chilien, il aurait obéi et il aurait eu raison. Mais Moncada n'avait jamais été entraîné à rester immobile, pendant des jours si nécessaire, dans un poste d'observation pour surveiller les alentours jusqu'à laisser les oiseaux faire leur nid dans son chapeau.
Cette nuit-là, à pied, il retraversa le fleuve à Risafa au moment où les raids aériens recommençaient et se dirigea vers le marché aux légumes de Kasra. Des silhouettes couraient dans les rues, se hâtant vers un abri comme si leur humble demeure avait pu être la cible d'un Tomahawk. Il n'était qu'un de ces anonymes parmi d'autres. Mais surtout, le pari qu'il avait fait sur les patrouilles de l'AMAM était juste : ils ne se risquaient pas trop dehors avec tous ces Américains au-dessus de leurs têtes.
Il trouva un endroit où s'allonger sur le toit d'un magasin de fruits. En se mettant au bord de la terrasse, il voyait la rue, la cour et la borne qui signalait la boîte. Pendant huit heures d'affilée, de huit heures du soir à quatre heures du matin, il resta là à observer. Si la boîte avait été surveillée, l'AMAM y aurait consacré au moins vingt de ses hommes. Et pendant tout ce temps, il y aurait eu des bruits de bottes sur les pavés, une toux, quelqu'un qui aurait essayé de bouger un membre engourdi, le craquement d'une allumette, la lueur d'une cigarette, l'ordre guttural de l'éteindre. Bref, il se serait forcément produit quelque chose. Il ne pouvait pas croire que les hommes de Khatib ou de Rahmani fussent capables de rester ainsi silencieux huit heures de suite.
Juste avant quatre heures du matin, les bombardements cessèrent. Il n'y avait pas de lumière dans le marché, au-dessous de lui. Il vérifia une nouvelle fois qu'aucune caméra n'était cachée dans une fenêtre au-dessus du toit, mais il n'y avait pas de fenêtre assez haute dans le coin. A quatre heures dix, il se laissa glisser de sa terrasse, traversa l'allée, son dish-dash sombre se fondant dans l'obscurité de la nuit, trouva la borne, prit le message et s'en alla.
II franchit le mur de la résidence du premier secrétaire Koulikov juste avant l'aube et il était de retour dans sa remise avant que quiconque ait bougé.
Le message de Jéricho était simple. Il n'avait plus eu signe de vie depuis neuf jours. Il n'avait vu aucune marque de craie. Depuis son dernier message, il n'y avait eu aucun contact. L'argent n'avait pas été viré sur son compte. Et cependant, son message avait été relevé. Il le savait parce qu'il avait vérifié. Que se passait-il ?
Martin ne retransmit pas ce message à Riyad. Il savait qu'il n'aurait pas dû désobéir à ses ordres, mais c'était lui et non Paxman qui se trouvait sur le lieu de l'action, et cela lui donnait, pensait-il, le droit de prendre certaines décisions de son propre chef. Le risque qu'il avait couru cette nuit était un risque calculé. Il avait utilisé tous ses talents contre des gens qu'il savait lui être inférieurs dans l'action clandestine. Au moindre signe indiquant que l'allée était surveillée, il serait reparti comme il était venu et personne ne l'aurait vu.
Il était cependant possible que Paxman ait raison et que Jéricho soit compromis. Il était également possible que Jéricho ait simplement transmis ce qu'il avait entendu dire à Saddam Hussein. Le point gênant, c'était ce million de dollars que la CIA avait refusé de verser. Martin mit au point une réponse astucieuse.
Il y disait que le début de l'offensive aérienne avait créé un certain nombre de problèmes, mais que tout allait bien et qu'il fallait seulement faire preuve de patience. Il disait à Jéricho que son dernier message avait été ramassé et transmis, mais que lui, Jéricho, était homme à comprendre qu'un million de dollars représentait une somme considérable et qu'il fallait vérifier ses informations. Mais cela ne prendrait plus très longtemps. Jéricho devait se tenir à l'abri en ces temps troublés et attendre la prochaine marque de craie qui lui indiquerait la reprise de ses activités.
Dans le courant de la journée, Martin cacha le message derrière la brique du mur près des douves de la Vieille Cidatelle à Aadhamiya. Au crépuscule, il laissa une marque de craie sur la peinture rouillée de la porte du garage, à Mansour.
Vingt-quatre heures plus tard, la marque avait été effacée. Chaque nuit, Martin se mettait à l'écoute de Riyad, mais rien ne vint. Il savait que les ordres étaient de quitter Bagdad, et que ses contrôleurs l'attendaient probablement de l'autre côté de la frontière. Mais il décida d'attendre encore un peu.
Diego Garcia n'est pas un endroit très touristique. C'est une île minuscule, de la taille d'un atoll de corail, à l'extrémité de l'archipel des îles Chagos, au sud de l'océan Indien. Ancien territoire britannique, elle a été louée aux États-Unis depuis des années. Malgré son isolement, elle servit de base durant la guerre du Golfe à la 4 300e escadre de bombardement de l'USAF constituée à la hâte à partir de B-52 Stratofortress.
Le B-52 était sans doute le vétéran des avions utilisés au cours de ce conflit, puisqu'il était en service depuis plus de trente ans. Mais il constituait encore l'épine dorsale du commandement des forces aériennes stratégiques, implanté à Omaha dans le Nebraska. Ce mastodonte volant avait pendant des années maintenu jour et nuit une permanence aérienne autour de l'Empire soviétique avec ses bombes thermonucléaires.
Tout vieux qu'il fût, il n'en demeurait pas moins un bombardier redoutable et, au cours de la guerre du Golfe, sa version modernisée 52-G fut utilisée avec des effets dévastateurs contre les soldats enterrés des soi-disant forces d'élite de la garde républicaine dans le désert méridional du Koweït. Si la crème de l'armée irakienne fut contrainte de sortir de ses bunkers, l'air hagard et les mains en l'air, au cours de l'offensive terrestre menée par la coalition, c'est en partie parce que le matraquage incessant des B-52 avait secoué leurs nerfs et brisé leur moral.
Quatre-vingts seulement de ces bombardiers prirent part au conflit, mais leur capacité d'emport était tellement énorme qu'ils larguèrent au total vingt-six mille tonnes de bombes, soit quarante pour cent du tonnage total utilisé pendant cette guerre.
Ces appareils sont si gros que lorsqu'ils sont au sol, leurs ailes, portant huit réacteurs Pratt and Whitney en quatre nacelles de deux, s'inclinent vers le bas. Au décollage à pleine charge, les ailes commencent à voler les premières, donnant une impression d'ailes de mouettes qui s'élèveraient au-dessus du fuselage gris. En vol, elles reprennent leur forme normale, sans dièdre.
L'une des raisons pour lesquelles ils semèrent une terreur pareille au sein de la garde républicaine dans le désert était qu'ils volaient hors de portée visuelle et sans faire de bruit, si haut que les bombes arrivaient sans prévenir et n'en étaient que plus effrayantes. Mais, si ce sont de bons bombardiers de masse, la précision n'est pas leur point fort, comme l'avait souligné à juste titre le sergent.
A l'aube du 22 janvier, trois Peaux de Buffle décollèrent de Diego Garcia à la masse maximale. Chacun d'eux emportait cinquante et une bombes conventionnelles de sept cent cinquante livres, conçues pour tomber là où elles peuvent quand elles sont larguées à l'altitude de trente-cinq mille pieds. Vingt-sept bombes étaient logées en soute, et le reste sous la voilure.
Trois bombardiers constituaient le groupe habituellement utilisé pour les missions des Peaux de Buffle. Leurs équipages avaient prévu de passer la journée à pêcher, à se baigner et à faire de la plongée sous-marine sur le récif de leur petit paradis tropical. C'est donc avec quelque regret qu'ils se dirigèrent vers une lointaine usine qu'ils n'avaient jamais vue et qu'ils ne verraient d'ailleurs jamais.
Ce surnom de Peau de Buffle qui a été donné aux Stratofortress B-52 ne vient pas de leur couleur brune ni du numéro du vieux régiment levé autrefois dans le Kent, dans l'est de l'Angleterre. Le surnom ne vient pas non plus des deux premières syllabes de son numéro - BEE FIFty two. Non, il vient seulement de " Gros Laid Baiseur Obèse " Jeu de mots difficilement traduisible. En anglais, Big Ugly Fat Fucker (buff ; peau de buffle).
Les Peaux de Buffle mirent donc cap au nord, atteignirent Tarmiya, identifièrent l'image de l'usine qu'on leur avait désignée et larguèrent leurs cent cinquante-trois bombes. Puis ils rentrèrent à leur base de l'archipel des Chagos.
Le 23 au matin, à peu près au moment où Londres et Washington commençaient à réclamer d'autres photos de ces mystérieux " frisbees ", une autre mission BDA fut lancée, mais cette fois, ce fut un Phantom de reconnaissance de la garde nationale de l’Alabama qui en fut chargé. Il décolla de la base de Cheikh Isa à Bahreïn, connue sur place sous le nom de la Pizza de Shakey.
Dérogeant notablement à une vieille tradition, les Peaux de Buffle touchèrent l'objectif. Ce qui avait été l'usine aux frisbees n'était plus qu'un énorme cratère. Londres et Washington devraient se contenter de la douzaine de photos prises par le capitaine de corvette Darren Cleary.
Les meilleurs analystes du Trou Noir avaient vu ces photos et, après avoir avoué leur ignorance, les avaient expédiées dans les deux capitales.
Des retirages furent envoyés immédiatement au JARIC, le centre d'interprétation photo britannique, et à l'ENPIC, son homologue à Washington.
Les gens qui passaient devant ce bâtiment carré et terne construit en briques dans un faubourg minable de Washington auraient eu du mal à deviner ce qui se cachait à l’intérieur. Les seuls indices de la présence dans ces murs du Centre national d'interprétation photographique étaient les grandes cheminées d'évacuation du système de climatisation qui conservait à température constante l’une des plus imposantes batteries d'ordinateurs de toute l'Amérique. Pour le reste, les vitres sales et zébrées de traces de pluie, la porte ordinaire, les ordures déposées dans la rue, tout laissait imaginer une maison d'une prospérité très moyenne.
C'était pourtant ici qu'étaient traitées toutes les photos prises par les satellites, ici que les analystes disaient aux gens du Bureau national de reconnaissance, du Pentagone, de la CIA, ce qu'avaient vu exactement ces espions hors de prix. Ils étaient excellents, ces analystes, au courant de toutes les évolutions de la technologie, jeunes, brillants, intelligents. Mais ils n'avaient encore jamais vu de disques comparables aux frisbees observés à Tarmiya. C'est ce qu'ils conclurent, et les photos partirent aux archives.
Les experts du ministère de la Défense, à Londres, et du Pentagone, à Washington, connaissaient toutes les armes conventionnelles inventées depuis l'arbalète. Ils examinèrent également les tirages, hochèrent la tête et rendirent le tout sans rien trouver de plus.
Au cas où ces objets auraient eu quelque chose à voir avec les armes de destruction massive, on les montra aux savants de Porton Down, Harwell et d'Aldermaston en Angleterre, ainsi qu'à ceux de Sandia, Los Alamos et Lawrence Livermore en Amérique. Le résultat fut identique.
L'hypothèse la plus probable était que ces disques constituaient de gros transformateurs destinés à une nouvelle centrale électrique irakienne. On en était arrivé à cette explication lorsque Riyad répondit à la demande de prises de vues supplémentaires en disant que l'usine de Tarmiya avait littéralement cessé d'exister.
L'explication paraissait excellente, mais elle était incapable de répondre à la question suivante : pourquoi les Irakiens que l'on voyait sur les photos essayaient-ils désespérément de cacher ou d'évacuer ces disques ?
Ce n'est pas avant la soirée du 24 janvier que Simon Paxman appela le Dr Terry Martin chez lui d'une cabine téléphonique.
" Ça vous dirait, de dîner dans un restaurant indien ? lui demanda-t-il.
- Pas ce soir, répondit Martin, je fais mes valises. " II passa sous silence le fait que Hilary était rentrée et qu'il voulait passer cette dernière soirée avec son amie. " Et où allez-vous ? demanda Paxman.
- En Amérique, dit Martin, je suis invité à faire une conférence sur le califat abbasside. C'est d'ailleurs plutôt flatteur. On dirait qu'ils apprécient mes travaux sur les structures légales du troisième califat. Désolé.
- C'était seulement parce que nous avons reçu quelque chose de nouveau, dans le Sud. Une autre énigme que personne ne parvient à résoudre. Mais il ne s'agit pas de nuances subtiles de la langue arabe, c'est plus technique. Alors...
- De quoi s'agit-il ?
- Une photo. J'ai fait faire un retirage. "
Martin hésitait.
" Encore un autre fétu de paille qui vole dans les airs ? demanda-t-il. D'accord, même restaurant que la dernière fois, à huit heures,
- Ce n'est probablement rien de plus, fit Paxman, juste un autre fétu. "