Chapitre 6

Le jeune garçon serait mort ce jour-là si Mike Martin ne l'avait pas aperçu le premier. Il conduisait sa vieille camionnette rouillée et cabossée, l'arrière chargé de melons d'eau qu'il avait achetés dans une ferme près de Jahra. Il entrevit soudain une tête couverte d'un voile blanc qui disparut derrière un tas de gravats au bord de la route. Il eut le temps de voir le canon d'un fusil avant que le garçon ait pu se cacher.

La camionnette correspondait tout à fait à ce qu'il voulait. Il l'avait demandée dans cet état car il se doutait bien que, tôt ou tard, et probablement très tôt, les soldats irakiens se mettraient à confisquer les voitures en bon état pour leur propre usage.

Il jeta un coup d'œil dans le rétroviseur, freina et se gara sur le bas-côté de la route de Jahra. Un camion bourré de soldats de l'Armée populaire arrivait juste derrière lui.

Le jeune Koweïtien visait le camion, essayant de garder le véhicule en mouvement dans sa ligne de mire, lorsqu'une main ferme s'appliqua sur sa bouche tandis que l'autre lui arrachait le fusil des mains. " Tu n'as pas envie de mourir aujourd'hui, j'imagine ? " gronda une voix dans son oreille. Le camion passa dans un bruit de pétarade. Le gosse était déjà assez effrayé par ce qu'il avait essayé de faire ; à présent, il était terrifié.

Lorsque le camion eut disparu, la main qui lui tenait le visage et la tête se relâcha. Le garçon se dégagea et roula sur le dos. Penché au-dessus de lui se tenait un grand Bédouin barbu, au regard dur. " Qui êtes-vous ? murmura-t-il ?

- Quelqu'un qui sait qu'il y a mieux à faire que de tuer un Irakien quand il y en a une vingtaine dans un camion. Où est ta voiture ?

- Par là ", répondit le garçon. Il avait à peu près vingt ans, et essayait de laisser pousser un début de barbe. Il avait un scooter, rangé à vingt mètres près d'un bouquet d'arbres. Le Bédouin eut un petit rire. Il posa le fusil, un vieil Enfield 303 que le gosse avait dû trouver dans un magasin d'antiquités, et l'emmena d'une main ferme à sa camionnette. Il revint jusqu'au tas de pierres ; le fusil atterrit sous les melons d'eau. Il attrapa ensuite le scooter et le chargea sur le dessus du tas. Plusieurs melons éclatèrent. " Allez, monte ", ordonna-t-il.

Ils se dirigèrent jusqu'à un endroit tranquille près du port de Shuwaikh et il s'arrêta là. " Mais qu'est-ce que tu fabriquais ? " demanda le Bédouin. Le garçon regardait droit devant lui à travers le pare-brise taché de mouches. Ses yeux étaient remplis de larmes et ses lèvres tremblaient. " Ils ont violé ma sœur, elle est infirmière... à l'hôpital Al-Adan. Elle ne s'en est pas remise. "

Le Bédouin hocha du chef. " II va y avoir bien pire, fit-il. Comme ça, tu veux tuer des Irakiens ?

- Oui, autant que je pourrai. Avant de mourir.

- Mais le secret, c'est de ne pas mourir. Si c'est ce que tu veux, je crois qu'il vaudrait mieux que je te forme. Sinon, tu ne dureras pas un jour. "

Le garçon reniflait. " Les Bédouins ne savent pas se battre.

- Déjà entendu parler de la légion arabe ? " Le jeune homme ne dit rien. " Et le prince Fayçal et la révolte arabe ? Tous des Bédouins. Tu en connais d'autres comme toi ? "

Le jeune homme était étudiant en droit, il poursuivait ses études à l'université du Koweït, avant l'invasion.

" Nous sommes cinq. Nous voulons tous faire la même chose. J'ai décidé d'essayer le premier.

- Apprends par cœur cette adresse ", dit le Bédouin. Il la lui dicta - une villa dans une rue retirée, à Yarmuk. Le garçon se trompa deux fois, puis finit par la répéter correctement. Mike la lui fit répéter vingt fois de suite.

" Sept heures ce soir. Il fera nuit. Mais le couvre-feu ne commence qu'à dix heures. Arrivez séparément, garez-vous à plus de deux cents mètres et faites le reste du chemin à pied. Entrez dans la maison à deux minutes d'intervalle, la grille et la porte seront ouvertes. "

II regarda le jeune homme enfourcher son scooter et eut un petit rire. Un peu léger comme recrue, se disait-il, mais pour le moment, c'est tout ce que j'ai sous la main.

Les jeunes gens arrivèrent à l'heure. Il était grimpé sur un toit en terrasse de l'autre côté de la rue et les regarda venir. Ils semblaient nerveux et inquiets, jetaient des coups d'œil pardessus leur épaule, se dissimulaient dans les embrasures de portes puis repartaient. On se serait cru dans une série B.

Quand ils furent tous entrés dans la maison, il attendit encore dix minutes. Pas d'homme des forces de sécurité irakiennes à l'horizon. Il se laissa glisser du toit, traversa la rue et entra dans la villa par la porte de derrière. Ils étaient tous assis dans la pièce principale, lumières allumées et rideaux grands ouverts. Quatre garçons et une fille, sombres de peau, et très tendus.

Ils scrutaient la porte d'entrée lorsqu'il arriva par la cuisine. Un instant avant, il n'y avait personne, et l'instant d'après, il était là. Les jeunes gens eurent à peine le temps de l'apercevoir avant qu'il arrive et éteigne les lumières. " Tirez les rideaux ", fit-il d'une voix calme. La fille y alla. Travail de femme. Il ralluma alors la lumière. " Ne restez jamais dans une pièce, la lumière et les rideaux ouverts. Il ne faut pas qu'on vous voie ensemble. "

II avait divisé ses six résidences en deux groupes. Il vivait dans les quatre premières, changeant de demeure de façon aléatoire. A chaque fois, il laissait un petit signe de reconnaissance, une feuille glissée sous la porte, une boîte de conserve sur la marche. S'il ne les retrouvait pas à son retour, c'est que quelqu'un était venu faire une petite visite. Dans les deux autres, il avait stocké la moitié des " trucs " qu'il y avait apportés depuis leur cache dans le désert. Celle qu'il avait choisie pour son rendez-vous avec les étudiants était la moins importante, et désormais il ne l'utiliserait plus pour y dormir.

Ils étaient tous étudiants, à l'exception d'un employé de banque. Il leur demanda de se présenter.

" Maintenant, il vous faut de faux noms. " II leur en attribua. " Vous ne direz ces noms à personne, ni amis ni parents ni frères, à personne. Si quelqu'un les utilise, vous saurez ainsi que c'est un message de l'un de nous.

- Et vous, comment faut-il vous appeler ? demanda la jeune fille que l'on venait de rebaptiser " Rana " ?

- Le Bédouin, fit-il, ça fera l'affaire. Toi, répète-moi cette adresse. "

Le jeune homme qu'il avait désigné réfléchit, puis sortit une feuille de papier. Martin la lui arracha. " Jamais de papiers. Apprenez tout par cœur. L'Armée populaire est peut-être stupide, les hommes de la police secrète ne le sont pas, eux. Si vous êtes contrôlés, comment expliquerez-vous cela ? " II obligea les trois qui avaient noté l'adresse à brûler leurs bouts de papier. " Connaissez-vous bien votre ville ?

- Oui, sur le bout des doigts, dit le plus âgé, l'employé de banque qui était âgé de vingt-cinq ans.

- Ce n'est pas suffisant. Demain matin, achetez des plans détaillés, avec les noms des rues. Apprenez-les comme si vous deviez passer un examen. Apprenez le nom de chaque rue, chaque allée, les places, les jardins, les boulevards et les avenues, les principaux monuments publics, chaque mosquée et chaque cour. Vous savez qu'il y a de moins en moins de plaques de rues ? "

Ils firent signe que oui. Dans les quinze jours qui avaient suivi l'invasion, après s'être remis du premier choc, les Koweïtiens avaient inauguré une sorte de résistance passive, ou de désobéissance civile, si l'on préfère. Le mouvement était totalement spontané et assez désordonné. L'une des premières manifestations en fut l'arrachage des plaques de rues. Koweït City est une ville compliquée ; sans plaques de rues, elle devenait un vrai labyrinthe. Les patrouilles irakiennes commencèrent naturellement à se perdre en ville. Pour la police secrète, trouver l'adresse d'un suspect devenait un cauchemar. Aux carrefours principaux, les flèches de direction étaient enlevées pendant la nuit, ou retournées.

Pour cette première soirée, il leur fit deux heures de cours consacrées aux règles de sécurité de base : toujours disposer d'une histoire vraisemblable à raconter, en cas de déplacement ou de rendez-vous ; ne jamais avoir de document compromettant sur soi ; toujours traiter les soldats irakiens avec respect et, même, avec déférence ; ne faire confiance à personne.

" A partir de maintenant, vous devrez avoir une double personnalité. La première est la vraie, celle que tout le monde connaît, l'étudiant, l'employé. C'est quelqu'un de poli, de respectueux de la loi, d'innocent et d'inoffensif. Les Irakiens le laisseront tranquille, car il ne les menace pas. Il n'insulte jamais leur pays, leur drapeau ou leur chef. Il se débrouille pour ne jamais attirer l'attention de l'AMAM. Il reste ainsi libre et en vie. Ce n'est qu'en certaines occasions, pour une mission, que l'autre personnage se révèle. Il deviendra habile et dangereux, mais il restera pourtant en vie. "

II leur fit un cours de sécurité : comment se rendre à un rendez-vous. Prévoir un bon laps de temps, se garer à bonne distance ; attendre vingt minutes, surveiller les maisons alentour ; essayer de repérer des têtes sur les toits ou des hommes en embuscade ; être attentif aux bruits de pas d'un soldat sur le gravier, à la lueur d'une cigarette, au cliquetis de pièces métalliques. Il les renvoya en leur laissant suffisamment de temps pour rentrer chez eux avant le couvre-feu. Ils étaient un peu déçus.

" Mais nos envahisseurs, quand allons-nous en tuer ?

- Lorsque vous saurez comment.- On ne peut rien faire en attendant ?

- Quand les Irakiens se déplacent, comment font-ils ? Ils marchent ?

- Non, ils sont toujours en camion, ou dans des jeeps et des voitures volées, répondit l'étudiant en droit.

- Des véhicules qui ont des bouchons d'essence, reprit le Bédouin, des bouchons qu'il suffit de dévisser. Des morceaux de sucre, vingt par réservoir. Ils se dissolvent dans le carburant, pénètrent dans le carburateur et se transforment en caramel à la chaleur. De quoi détruire un moteur. Mais faites attention à ne pas vous faire prendre, agissez par groupes de deux à la tombée de la nuit. L'un fait le guet, l'autre introduit le sucre. Remettez en place le bouchon. Il y en a en tout pour dix secondes. Ou bien, prenez un morceau de contre-plaqué de dix centimètres de côté et plantez dedans quatre gros clous. Laissez-le glisser sous votre thob et poussez-le doucement du bout du pied. Placez-le ainsi sous la roue avant d'un véhicule en stationnement. Il y a aussi des rats, au Koweït, il y a donc des boutiques qui vendent de la mort-aux-rats. Achetez-en de la blanche, celle qui est à base de strychnine. Achetez de la pâte à pain chez un boulanger et mélangez-y le poison en mettant des gants de caoutchouc, puis détruisez les gants. Faites cuire le pain dans le four de votre cuisine, mais seulement lorsque vous êtes seuls chez vous. "

Les étudiants le regardaient, bouche bée. " Et il faudra qu'on le donne aux Irakiens ?

- Non, mettez les miches dans des paniers ouverts, sur votre scooter ou dans le coffre de votre voiture. Ils vous arrêteront aux barrages et les voleront. On se revoit ici dans six jours. "

Quatre jours après, des camions irakiens commencèrent à tomber en panne. On en remorqua quelques-uns, les autres furent abandonnés sur place, au total six camions et quatre jeeps. Les mécaniciens trouvèrent bien la raison, mais personne ne put expliquer qui l'avait fait ni quand. Des pneus se mirent à éclater et on apporta à la police secrète des carrés de contre-plaqué. Les policiers se mirent dans une rage folle et passèrent à tabac plusieurs Koweïtiens arrêtés au hasard dans les rues.

Les hôpitaux commencèrent à se remplir de soldats malades, qui présentaient tous les mêmes symptômes : vomissements et maux d'estomac. Comme ils ne touchaient pratiquement à aucune ration de leur intendance et vivaient dans de très mauvaises conditions d'hygiène sur leurs barrages ou dans leurs abris de fortune, on supposa qu'ils avaient bu de l'eau polluée.

Puis un laborantin koweïtien de l'hôpital Amiri, à Dasman, analysa un échantillon de vomi d'un soldat irakien. Assez perplexe, il alla chercher son chef de service. " II a avalé de la mort-aux-rats, monsieur le professeur, mais il prétend qu'il n'a rien mangé d'autre depuis trois jours que du pain et des fruits. "

Le professeur était aussi étonné que lui. " Du pain de l'armée ?

- Non, cela fait plusieurs jours qu'on ne leur en donne plus. Il l'a pris à un commis boulanger qui passait.

- Où sont les échantillons ?

- Je les ai laissés au labo, sur la paillasse. J'ai pensé qu'il valait mieux commencer par vous prévenir.

- Parfait, tu as eu raison. Détruis-les, tu n'as rien vu. C'est compris ? "

Le professeur retourna à son bureau en hochant la tête. De la mort aux rats, mais qui diable pouvait avoir eu une idée pareille ?

Le comité Méduse se réunit une seconde fois le 30 août car le bactériologue de Porton Down pensait qu'il avait étudié tout ce qu'on pouvait savoir, ou imaginer, à propos du programme de guerre bactériologique irakien.

" J'ai bien peur que nous n'ayons pas grand-chose à nous mettre sous la dent, annonça le Dr Bryant à ses auditeurs. La principale raison en est que des recherches bactériologiques peuvent parfaitement être menées dans un établissement de médecine légale ou dans un laboratoire vétérinaire. Les équipements utilisés sont exactement les mêmes que ceux que l'on trouverait dans n'importe quel laboratoire de chimie, et ce genre de distinguo n'apparaît pas sur les licences d'exportation. Vous savez, la plus grosse partie de ces produits sert au bien de l'humanité, pour la prévention des maladies et non pour leur propagation. Il n'y a donc rien de plus naturel, pour un pays en voie de développement, que d'étudier la bilharziose, le béribéri, la fièvre jaune, la malaria, le choléra, la typhoïde ou l'hépatite. Ce sont des maladies qui s'attaquent à l'homme. Et il existe toute une autre gamme de maladies que les vétérinaires peuvent souhaiter étudier, à juste titre.

- Il n'y a donc pratiquement aucun moyen de savoir si l'Irak dispose à ce jour d'une usine destinée à produire des produits bactériologiques ? demanda Sinclair, l'homme de la CIA.

- Pratiquement aucun, répondit Bryant. Il existe un indice, qui remonte à 1974, alors que Saddam Hussein n'était pas encore monté sur le trône, si j'ose dire...

- Mais il était déjà vice-président, et c'est lui qui détenait en fait le pouvoir ", fit remarquer Terry Martin.

Bryant se troubla un peu. " Bon, enfin, peu importe... L'Irak a alors signé un contrat avec l'Institut Mérieux, à Paris, pour se faire construire un labo de recherche bactériologique. Ce labo était destiné en principe à des recherches vétérinaires sur les maladies animales, et il est bien possible qu'il ait servi à ça.

- Pourriez-vous nous dire un mot des cultures d'anthrax destinées aux êtres humains ? lui demanda l'Américain.

- Oui, il pourrait s'agir de cela. L'anthrax est une maladie particulièrement virulente. Elle touche surtout le bétail et d'autres animaux, mais elle peut également atteindre l'être humain qui manipule ou absorbe des produits provenant d'animaux infectés. Vous vous souvenez peut-être que le gouvernement britannique s'est livré à des expériences sur l'anthrax aux Hébrides, dans l'île de Grinard, au cours de la Seconde Guerre mondiale. Soit dit en passant, l'accès de cette île est toujours interdit.

- C'est vraiment à ce point ? Mais où aurait-il pu se procurer ce produit ?

- C'est bien là le problème, monsieur Sinclair. Il est difficile d'aller trouver un laboratoire réputé, en Europe ou aux États-Unis, et de demander : " Pourriez-vous me fournir de bonnes souches d'anthrax, j'ai envie de les répandre sur des gens. " Mais peu importe, il n'aurait pas besoin d'en passer par là. On trouve du bétail infecté dans tout le tiers monde. Il suffit de détecter une poussée d'épidémie et de se procurer deux carcasses de bêtes malades. Mais tout cela n'apparaîtrait sur aucun document officiel.

- Ainsi, il pourrait avoir fait des cultures de ce germe pour les utiliser à des fins militaires, mais nous ignorons si c'est le cas. C'est bien ça ? demanda Sir Paul Spruce. " Son stylo en or était suspendu au-dessus de son bloc-notes.

" C'est à peu près cela, lui répondit Bryant. Mais c'est le mauvais côté de l'affaire. Le bon, c'est que je doute fort qu'on puisse utiliser cette arme contre une armée en mouvement. J'imagine que si une armée s'avance contre vous, et si vous n'êtes pas trop regardant, vous essayez de l'arrêter sur place.

- C'est à peu près ça, fit Sinclair.

- Dans ce cas, l'anthrax n'est pas le bon moyen. Il imprégnerait le sol après avoir été largué par voie aérienne au-dessus de l'armée et devant elle. Tout ce qui y pousse - herbe, fruits, légumes - serait contaminé. Les animaux qui s'en nourriraient mourraient. Ceux qui mangeraient de cette viande, qui boiraient le lait ou toucheraient un animal malade l'attraperaient. Mais le désert se prête mal à ce genre de culture. J'imagine que vos soldats se nourriraient de rations préemballées et boiraient de l'eau en bouteille ?

- Oui, c'est déjà le cas, répondit Sinclair.

- Alors, cela n'aurait pas beaucoup d'effet sur eux, à moins qu'ils n'inhalent les germes. Le microbe doit pénétrer dans l'organisme par voie respiratoire ou digestive. Comme vous craignez la menace chimique, je suppose que vos hommes porteront des masques à gaz ?

- C'est ce que nous prévoyons de faire. |

- Et nous aussi, ajouta Sir Paul.

- Dans ce cas, je ne crois pas à la menace de l'anthrax, conclut Bryant. Contrairement à de nombreux gaz, cela ne suffirait pas à bloquer des troupes sur place, et ceux qui contracteraient la maladie pourraient être soignés avec de puissants antibiotiques. Il y a une période d'incubation, vous savez. Les soldats auraient le temps de gagner la guerre avant de tomber malades. Franchement, c'est une arme de terroriste, pas une arme de combat. Cela dit, si vous déversiez de l'anthrax dans les réserves d'eau qui alimentent une ville, vous pourriez déclencher une gigantesque épidémie et les services médicaux seraient vite débordés. Mais quitte à arroser des combattants dans le désert, je choisirais plutôt les gaz innervants. C'est invisible et ça agit vite.

- Donc, à supposer que Saddam possède un labo de guerre bactériologique, on ne sait pas où il est ? demanda Sir Paul Spruce.

- A votre place, j'irais voir tous les laboratoires vétérinaires occidentaux et nos collègues. J'essaierais de savoir s'ils ont reçu la visite de délégations ou de professeurs irakiens au cours des dix dernières années. Je demanderais à ceux qui se sont rendus sur place s'ils ont eu connaissance d'un centre dont l'accès leur ait été strictement interdit, ou si l'on prenait des précautions particulières, du genre quarantaine. Si l'on en trouve, c'est là que ça se passe. "

Sinclair et Palfrey prenaient des notes sans discontinuer. Encore du boulot pour les experts.

" Si cela ne marche pas, conclut Bryant, vous pourriez essayer de trouver un informateur. Par exemple, un scientifique irakien spécialisé dans ce domaine qui est parti et s'est réfugié en Occident. Il n'y a pas tant de chercheurs en bactériologie sur la planète, tout le monde se connaît. Les gens savent en général ce qui se passe dans leur propre pays, même sous une dictature comme l'Irak. Si Saddam a construit un laboratoire de ce genre, un homme ayant ce profil pourrait en avoir entendu parler, et même avoir une idée sur l'endroit où il se trouve.

- Eh bien, nous vous sommes tous reconnaissants de cet exposé, docteur Bryant, conclut Sir Paul en levant la séance. Il y a du pain sur la planche pour nos enquêteurs, hein, docteur Sinclair ? J'ai entendu dire que notre autre collègue de Porton Down, le Dr Reinhart, serait en mesure de nous livrer ses conclusions sur les gaz dans deux semaines environ. Je reste naturellement en contact avec vous, messieurs. Merci de votre participation. "

Tout le groupe était tranquillement allongé dans le désert à contempler les lueurs de l'aube derrière les dunes. Lorsqu'ils étaient arrivés à la maison du Bédouin, la veille, les jeunes gens ne savaient pas qu'ils allaient passer toute la nuit dehors. Ils croyaient avoir droit à un second cours. Ils n'avaient donc pas pris de vêtements chauds et les nuits sont fraîches dans le désert, même fin août. Ils grelottaient, en se demandant ce qu'ils allaient raconter à leurs parents inquiets. Surpris par le couvre-feu ? Mais pourquoi ne pas avoir téléphoné ? La cabine était en panne... ça pouvait passer.

Sur les cinq, trois se demandaient s'ils avaient fait le bon choix, mais il était trop tard pour reculer. Le Bédouin leur avait simplement annoncé qu'il était temps pour eux d'assister à des exercices pratiques. Il les avait donc embarqués dans un vieux 4x4 délabré, garé à deux rues de chez lui. Ils étaient sortis de la ville avant le couvre-feu et avaient pris la route du désert, dans un paysage aride. Depuis, ils n'avaient vu absolument personne.

Ils avaient continué à travers le sable vers le sud pendant trente kilomètres avant d'arriver à une route étroite qui, pour autant qu'ils puissent en juger, allait du champ pétrolifère de Manageesh, à l'ouest, jusqu'au boulevard circulaire, à Test. Ils savaient que tous les puits de pétrole étaient surveillés par une garnison irakienne et que des patrouilles circulaient sans interruption sur les principaux axes. Quelque part, loin au sud, seize divisions de l'armée et de la garde républicaine étaient enterrées face à l'Arabie Saoudite et à la masse toujours croissante des Américains qui débarquaient. Ils se sentaient un peu nerveux.

Trois membres du groupe étaient allongés dans le sable à côté du Bédouin et regardaient la route qui s'éclairait doucement. La chaussée était étroite, et les véhicules étaient obligés de mordre sur le bas-côté lorsqu'ils se croisaient. Une planche plantée de clous était placée en travers de la route et en couvrait la moitié. Le Bédouin l'avait sortie de sa camionnette et recouverte d'une toile de jute. Il leur avait ensuite ordonné de la recouvrir de sable, jusqu'à ce que le tout ressemble à une tramée balayée par le vent du désert.

Les deux derniers, l'employé de banque et l'étudiant, faisaient le guet. Ils se tenaient sur deux dunes à une centaine de mètres, de chaque côté de la route, et devaient signaler les véhicules qui approchaient. Il avait été convenu d'un certain geste pour un gros camion irakien, et d'un autre s'il y en avait plusieurs.

Juste après six heures, l'étudiant en droit fit un grand mouvement des bras. Le signal signifiait : " Trop nombreux. " Le Bédouin tira sur le fil de pêche qu'il tenait à la main, et la planche glissa sur le bas-côté. Trente secondes plus tard, deux camions bourrés de soldats irakiens passèrent sans encombre. Le Bédouin courut sur la chaussée, et remit en place la planche, la couverture et le sable.

Quelques minutes après, l'employé de banque fit un geste à son tour. C'était le bon signal. Une voiture arrivait à fond de train, en direction du puits de pétrole. Le chauffeur ne chercha même pas à éviter la traînée de sable, et les clous entrèrent dans l'un des pneus avant. C'était suffisant. Le pneu éclata, la toile s'enroula autour de la roue et la voiture fit une violente embardée. Le chauffeur réagit à temps, remit la voiture dans l’axe et finit par s'arrêter, moitié sur la chaussée, moitié sur la berme. La partie de la voiture qui était sortie de la route s'enfonça sur le côté.

Le chauffeur jaillît de son siège et deux officiers, un major et un lieutenant, sortirent de l'arrière. Ils commencèrent à injurier le chauffeur qui se contenta de se lamenter en haussant les épaules et leur montra la roue. Il n'y avait pas moyen de mettre le cric en place : la voiture avait pris une curieuse inclinaison.

Le Bédouin murmura alors à l'oreille de ses élèves estomaqués : " Restez ici ", se leva, et avança dans le sable jusqu'à la route. Il portait sur l'épaule une couverture de Bédouin en poil de chameau qui lui recouvrait le bras droit. Il héla le major en arborant un large sourire.

- " Salam aleikoum, sayidi major. Je vois que vous avez un problème, je pourrais peut-être vous aider. Mes hommes sont juste à côté. "

Le major sortit son pistolet, puis se radoucit. Essayant de faire bonne figure, il hocha la tête.

" Aleikoum salam, Bédouin. Cette couverture de selle a envoyé ma voiture dans le fossé.

- Il va falloir la tirer de là, sayidi. J'ai de nombreux frères. "

Le Bédouin s'approchait toujours, il n'était plus qu'à quelques mètres quand il leva le bras. Lorsqu'il avait demandé des pistolets automatiques ou des pistolets-mitrailleurs, il souhaitait obtenir des Heckler, des Koch MP-5 ou des mini-Uzi. Cette dernière arme était impensable en Arabie Saoudite, car de fabrication israélienne, et il n'y avait pas non plus de HK. Il s'était donc arrêté sur des Kalachnikov AK-47, version MS à poignée rabattable, fabriquées en Tchécoslovaquie par Omnipol. Et il avait remplacé les munitions d'origine par des balles de 7,62 sciées. Il est inutile d'envoyer une balle dans un bonhomme pour la laisser ressortir de l'autre côté.

Il ouvrit le feu à la manière des hommes du SAS, courte rafale de deux coups, pause, rafale et ainsi de suite. Le major fut touché au cœur à trois mètres de distance. Une légère rotation sur la droite, et la deuxième cueillit le lieutenant à hauteur du sternum. Il s'écroula sur le chauffeur penché sur la roue endommagée et qui essaya de se relever. Il eut le temps de se mettre debout, et fut tué sur le coup par la troisième rafale de balles en pleine poitrine.

L'écho des coups de feu se répercuta sur les dunes, mais le désert et la route étaient toujours aussi vides. Il fit signe aux trois étudiants terrorisés de sortir de leur cachette et de venir le rejoindre. " Remettez les corps dans la voiture, le chauffeur au volant et les deux officiers à l'arrière ", ordonna-t-il aux deux garçons. Puis il tendit à la fille un petit tournevis aiguisé en forme de pointe. " Crève le réservoir, trois trous. "

II jeta un coup d'œil aux guetteurs. Il leur indiqua que personne n'arrivait. Il demanda à la jeune fille de prendre son mouchoir, de l'enrouler autour d'une pierre, de faire un grand nœud et de le tremper dans l'essence. Lorsque les trois cadavres furent installés dans la voiture, il alluma le mouchoir dégoulinant et le jeta dans la flaque d'essence qui s'échappait du réservoir. " Et maintenant, filez. "

II n'y eut pas besoin de le leur répéter, ils partirent en courant à travers les dunes jusqu'à l'endroit où il était garé, à l'écart de la route. C'est le Bédouin qui pensa à récupérer la planche cloutée. Au moment où il passait la dune, le réservoir explosa. Et la voiture d'état-major disparut dans les flammes.

Ils rentrèrent à Koweït City en silence, encore terrifiés par ce qui venait de se passer. Deux des Koweïtiens étaient assis devant à côté de lui, les trois autres étaient à l'arrière.

" Vous avez vu ? finit par leur demander Martin. Vous avez bien observé ?

- Oui, Bédouin.

- Et alors ?

- Ça a été... ça a été si rapide, finit par dire Rana, la jeune fille.

- J'ai trouvé que ça avait été long, fit l'employé de banque.

- Tout a été rapide et très brutal, reprit Martin. A votre avis, ça a duré combien de temps ?

- Une demi-heure ?

- Six minutes. Ça vous a choqués ? 5

- Oui, Bédouin.

- C'est parfait, il n'y a que les psychopathes pour supporter ce genre de spectacle, la première fois. Il y a un général américain qui s'appelait Patton, vous en avez entendu parler ?

- Non, Bédouin.

- Il a dit un jour : mon boulot n'est pas de faire mourir mes hommes pour leur patrie, c'est de faire mourir un maximum de salopards pour la leur. Vous comprenez ça ? "

II n'est pas facile de traduire la philosophie de George Patton en arabe, mais ils finirent par saisir ce qu'il voulait dire.

" Lorsqu'on fait la guerre, il y a une période pendant laquelle on peut rester à l'abri. Ensuite, il faut faire un choix : c'est vous qui mourez, ou c'est lui. A vous de faire votre propre choix, tous. Vous pouvez retourner à vos études, ou bien faire la guerre. "

Ils restèrent sans rien dire plusieurs minutes. Ce fut Rana qui prit la parole. " Je veux faire la guerre, si vous m'apprenez, Bédouin. " Chacun des jeunes gens dut prendre le même engagement.

" Très bien. Mais il faut tout d'abord que je vous apprenne comment tuer et détruire en restant vous-mêmes en vie. On se retrouve chez moi dans deux jours, à l'heure où le couvre-feu est levé. Apportez des livres de classe, même toi, le banquier. Si on vous arrête, restez naturels : vous n'êtes que des étudiants qui se rendent à leurs cours. D'ailleurs c'est vrai, ce sont seulement des études un peu spéciales. Maintenant, disparaissez et rentrez chez vous, un par camion. "

Ils avaient rejoint la route goudronnée et arrivèrent sur le périphérique n° 5. Il leur montra un garage où des camions allaient sûrement s'arrêter et qui pourraient les ramener. Quand ils furent tous partis, il retourna dans le désert, récupéra son émetteur dans sa cache, parcourut encore cinq kilomètres, déploya l'antenne satellite et commença à trafiquer sur son Motorola crypté avec un certain correspondant à Riyad.

Une heure après l'embuscade, une patrouille découvrit la voiture d'état-major pulvérisée. On emporta les corps à l'hôpital le plus proche, Al-Adan, près de Fintas, sur la côte.

Un médecin légiste pratiqua les autopsies sous l'œil furibond d'un colonel de l'AMAM, la police secrète. Il découvrit les blessures par balles, minuscules traces d'épingle dans les chairs carbonisées. Il était père de famille, il avait des filles et il connaissait bien l'infirmière qui s'était fait violer.

Il remit le drap sur le troisième cadavre et enleva ses gants.

" J'ai bien peur qu'ils ne soient morts par asphyxie lorsque la voiture a pris feu après l'accident, déclara-t-il. Qu'Allah ait pitié d'eux. "

Le colonel grommela et tourna les talons.

Lors de la troisième réunion avec sa bande de volontaires, le Bédouin les conduisit en voiture loin dans le désert dans un endroit où ils pourraient être seuls, à l'ouest de Koweït City et au sud de Jahra. Assis dans le sable comme pour un pique-nique, les cinq jeunes gens regardèrent leur professeur tirer de son sac à dos et vider dans une couverture de selle tout un tas d'objets étranges. Il les identifia l'un après l'autre.

" Ceci est du plastic, facile à manipuler, remarquablement stable. "

Ils devinrent plus pâles lorsqu'il commença à pétrir le matériau dans sa main, comme de la pâte à modeler. L'un des garçons, dont le père tenait un débit de tabac, avait apporté à sa demande quelques vieilles boîtes de cigares.

" Ceci, fit le Bédouin, est un détonateur avec son allumeur intégré. Lorsque vous tournez cette vis papillon, en haut, cela écrase une ampoule d'acide. L'acide commence à attaquer un diaphragme en cuivre. Cela prend soixante secondes. Ensuite, le fulminate de mercure fait sauter l'explosif. Regardez. "

II n'avait pas à faire d'effort pour capter leur attention. Il prit un morceau de Semtex de la taille d'un paquet de cigarettes, le mit dans une petite boîte à cigares et inséra le détonateur dans l'explosif.

" Maintenant, vous tournez le papillon comme cela, tout ce que vous avez à faire est de refermer la boîte et de passer un élastique autour... voilà... pour la maintenir fermée. Vous ne faites cette opération qu'au dernier moment. " II posa la boîte dans le sable au centre du cercle. " Cependant, soixante secondes durent bien plus longtemps que vous ne le pensez. Cela vous laisse le temps de marcher tranquillement jusqu'à un camion irakien, ou un half-track, de jeter votre boîte et de tourner les talons. Marchez, ne courez jamais. Voir un homme courir met les gens en alerte. Gardez-vous assez de temps pour aller jusqu'au coin de la rue, continuez à marcher, ne courez toujours pas, même après avoir entendu l'explosion. "

II gardait un œil sur sa montre. Trente secondes.

" Bédouin..., fit l'employé de banque.

- Oui ?

- Ce n'est pas une vraie ?

- Quoi?

- La bombe que vous venez de fabriquer. C'est une fausse, non ? "

Quarante-cinq secondes. Il se pencha pour ramasser l'engin.

" Mais non, c'est une vraie. Je voulais simplement vous montrer que, soixante secondes, c'est très long. Ne paniquez jamais quand vous manipulez ce genre d'objet. La panique vous tuerait, ou vous ferait fusiller. Restez calmes quoi qu'il arrive. "

D'un mouvement de poignet, il lança la petite boîte qui tournoya jusqu'à l'autre versant de la dune. Elle tomba là et explosa. La détonation fit sursauter les membres du groupe et un nuage de sable s'éleva, poussé par le vent.

Très haut au-dessus de leurs têtes, dans le nord du Golfe, un AWACS américain détecta l'explosion grâce à l'un de ses capteurs infrarouges. L'opérateur la signala au contrôleur de mission qui se pencha sur l'écran. La lueur de l'explosion s'évanouissait lentement.

" Intensité ?

- A peu près comme un réservoir de char qui explose, monsieur.

- OK. Notez-la. On ne bouge pas. "

" Vous serez capables d'en faire autant à la fin de la journée. Vous aurez des détonateurs, et vous les conserverez comme ceci. " II prit un tube à cigares en aluminium, enveloppa le détonateur dans du coton, le plaça dans le tube et revissa le bouchon. " Pour le plastic, vous ferez comme ceci. " II prit l'emballage d'un morceau de savon, découpa cent grammes d'explosif en forme de pain et l'enveloppa dedans, puis colla le tout avec un bout de scotch. " Vous achèterez vous-mêmes les boîtes de cigares. Pas de grosses boîtes de havanes, non, des petites boîtes de cigarillos. Laissez toujours deux cigarillos dans la boîte au cas où vous seriez arrêtés et fouillés. Si un Irakien veut vous prendre le tube à cigares, ou la boîte, ou le savon, laissez-le faire. "

II les fit s'entraîner au soleil jusqu'à ce qu'ils soient tous capables de sortir le " savon " de son papier, vider la boîte de cigarillos, préparer la bombe et attacher l'élastique, le tout en moins de trente secondes.

" Toutes ces opérations peuvent se faire à l'arrière d'une voiture, dans les toilettes d'un café, dans l'embrasure d'une porte ou la nuit derrière un arbre, leur dit-il. Choisissez votre première cible, assurez-vous qu'il n'y ait pas de soldat à l'écart qui risquerait d'en réchapper, tournez le papillon, fermez la boîte, placez l'élastique, avancez-vous, jetez votre bombe et partez. A partir du moment où vous avez tourné le papillon, comptez lentement jusqu'à cinquante. Si à cinquante vous n'avez pas réussi à vous en débarrasser, jetez-la le plus loin possible. Maintenant, vous ferez cela essentiellement dans l'obscurité, c'est ce que nous allons voir maintenant. "

II leur fit s'attacher un foulard sur les yeux, l'un après l'autre, et ils regardèrent le premier élève tâtonner et laisser tomber les composants. A la fin de l'après-midi, ils étaient capables de faire toutes les manipulations uniquement au toucher. Le soir, il leur distribua le contenu de son sac. Chacun avait suffisamment de matériel pour confectionner six morceaux de savon, avec six détonateurs. Le fils du détaillant en tabac promit de leur procurer les boîtes de cigares et les tubes en aluminium. De leur côté, ils devaient trouver du coton, des emballages de savon et des élastiques. Il les ramena en ville.

Au cours du mois de septembre, l'état-major de l’AMAM, à l'hôtel Hilton, commença à voir arriver une masse de rapports, qui faisaient tous état d'une augmentation croissante d'attaques contre des soldats ou des matériels irakiens. La colère du colonel Sabaawi était à la mesure de son impuissance.

Les choses ne se passaient pas du tout comme prévu. On lui avait dit que les Koweïtiens étaient un peuple de lâches, qui ne bougeraient pas. Quelques bonnes vieilles méthodes à la mode de Bagdad, et ils feraient ce qu'on leur dirait de faire. Or les choses ne se passaient pas du tout ainsi.

Il existait en fait plusieurs mouvements de résistance, mais la plupart d'entre eux apparaissaient au hasard et sans aucune coordination. Dans le quartier chiite de Rumaithiya, des soldats irakiens disparurent purement et simplement. Les musulmans chiites avaient des raisons bien précises de haïr les Irakiens qui avaient massacré par centaines de milliers leurs coreligionnaires iraniens pendant le conflit Iran-Irak. Des soldats irakiens qui arpentaient le fouillis de ruelles de Rumaithiya se firent couper la gorge et leurs corps furent jetés dans les égouts. On ne les retrouva jamais.

Chez les sunnites, la résistance était concentrée autour des mosquées où les Irakiens ne s'aventuraient que rarement. C'est là que l'on se passait les messages, que l'on échangeait des armes et que l’on mettait au point les opérations.

Le mouvement le mieux organisé avait été mis sur pied par des notables koweïtiens, gens riches et cultivés. M. Al-Khalifa en devint le trésorier et utilisa sa fortune pour procurer aux Koweïtiens de quoi se nourrir. D'autres cargaisons un peu particulières, cachées sous des caisses de produits alimentaires, commencèrent à arriver de l'étranger.

L'organisation s'était fixé six objectifs, dont cinq concernaient uniquement la résistance passive. Premier point, la documentation : chaque résistant recevait des informations précises fournies par des membres du mouvement qui travaillaient au ministère de l'Intérieur. Venait ensuite le renseignement, collecte de toutes les informations relatives aux mouvements des Irakiens que l'on retransmettait au quartier général de la coalition à Riyad. Une attention spéciale était accordée aux effectifs et aux armements, aux fortifications côtières, aux sites de missiles. Une troisième branche s'occupait de maintenir en état de fonctionnement différents services d'intérêt général - l'eau, l'électricité, les services d'incendie et de santé. Lorsque les Irakiens, à la fin des opérations, ouvrirent les vannes des puits de pétrole et déclenchèrent une marée noire, ce furent des ingénieurs koweïtiens qui indiquèrent aux chasseurs bombardiers américains l'emplacement exact des vannes qu'ils devaient détruire pour arrêter l'hémorragie.

Des comités de solidarité circulaient dans les différents quartiers, prenaient contact avec les Européens et autres citoyens des pays développés toujours calfeutrés dans leurs appartements. Ce sont eux qui veillaient à ce qu'ils puissent échapper aux coups de filet des Irakiens.

Un système de téléphone par satellite fut introduit en contrebande depuis l'Arabie Saoudite dans le réservoir d'une jeep. Contrairement à celui de Martin, cet appareil n'était pas crypté, mais en le déplaçant constamment, la résistance koweïtienne échappait aux moyens de détection irakiens et parvint à transmettre à Riyad tout ce qui se produisait d'intéressant. Un vieux radioamateur réussit à émettre durant toute la durée de l'occupation, envoyant des milliers de messages à un collègue du Colorado qui les retransmit au Département d'État.

Il y avait enfin la résistance armée dont l'essentiel était regroupé sous les ordres d'un lieutenant-colonel koweïtien, l'un de ceux qui avaient réussi à s'échapper du ministère de la Défense le jour de l'invasion. Comme il avait un fils appelé Fouad, il prit pour nom d'emprunt celui d'Abou Fouad, père de Fouad.

Saddam Hussein avait fini par renoncer à mettre en place un gouvernement fantoche et désigna comme gouverneur général son demi-frère, Hassan Majid.

La résistance qui s'organisait n'était pas un jeu pour amuser la galerie. Une guerre limitée, mais extrêmement féroce, se développa dans la clandestinité. L’AMAM répliqua en installant deux centres d'interrogatoires, le premier au centre sportif Kathma et l'autre dans le stade de Qadisiyah. On y employait intensivement les méthodes pratiquées par le chef de l'AMAM, Omar Khatib, à la prison d'Abu Gnraib, près de Bagdad. Durant toute la durée de l'occupation, cinq cents Koweïtiens furent tués, dont deux cent cinquante par exécution, souvent après de longues tortures.

Hassan Rahmani, chef du contre-espionnage, s'installa à son bureau de l'hôtel Hilton et se mit à lire la pile de comptes rendus préparés par ses collaborateurs directs. Ce 15 septembre, il était venu de Bagdad en mission éclair. Ce qu'il lisait était très inquiétant. On observait une augmentation régulière des attaques contre les postes irakiens installés sur les routes isolées ou contre les cantonnements de soldats et les barrages routiers. Ce problème concernait surtout l'AMAM - la résistance locale relevait de son activité. Comme Rahmani l'avait prévu de longue date, cette brute de Khatib n'arrivait pas à s'en sortir.

Rahmani n'avait pas pour la torture le goût de son rival des services secrets irakiens. Il préférait s'appuyer sur un patient travail de détective, sur la déduction et le rassemblement d'indices. Il admettait pourtant que c'était la terreur et rien d'autre qui avait permis au Raïs de conserver le pouvoir en Irak depuis tant d'années. Il avait essayé de persuader le Président de lui donner la responsabilité du renseignement au Koweït, mais s'était vu opposer un refus ferme et sans appel. Comme le lui avait expliqué Tarek Aziz, ministre des Affaires étrangères, c'était une question de principe. Lui, Rahmani, était chargé de protéger l'État contre l'espionnage et le sabotage manipulés par l'étranger. Et le Raïs ne pouvait admettre que le Koweït fût un pays étranger. C'était la dix-neuvième province de l'Irak. Par conséquent, c'était à Omar Khatib de s'en occuper.

En contemplant cette pile de rapports ce matin-là à l'hôtel Hilton, Rahmani était plutôt soulagé de ne pas avoir cette responsabilité. C'était un vrai cauchemar, et, comme prévu, Saddam Hussein avait fait exactement le contraire de ce qu'il fallait. La prise d'otages occidentaux transformés en boucliers humains s'était révélée désastreuse, totalement contre-productive. Il avait raté l'occasion de déferler au sud et de s'emparer des puits de pétrole saoudiens, de manière à contraindre le roi Fahd à s'asseoir à la table de négociations. Et à présent, les Américains s'engouffraient dans le pays.

Toutes les tentatives faites pour assimiler le Koweït avaient échoué et dans un mois, si ce n'est moins, l'Arabie Saoudite serait imprenable grâce au bouclier américain installé à sa frontière nord. A son avis, Saddam Hussein ne réussirait ni à se retirer du Koweït sans se faire humilier, ni à résister sur place si on l'attaquait avec des forces supérieures en nombre. Mais, dans l'entourage du Raïs, l'ambiance était encore à la confiance, comme s'il avait la conviction qu'un retournement de situation était possible. Pourtant, que pouvait-il bien espérer ? Qu'Allah en personne descende du paradis et écrase ses ennemis ?

Rahmani se leva et fit quelques pas jusqu'à la fenêtre. Il aimait bien faire les cent pas quand il avait besoin de réfléchir, cela lui excitait les méninges. Il regarda ce qui se passait dehors. La marina, autrefois superbe, était devenue une vraie poubelle. Quelque chose le troublait dans tous ces rapports déposés sur son bureau. Il retourna s'asseoir et les relut une seconde fois. Oui, il y avait quelque chose d'anormal. Un certain nombre d'attaques menées contre les Irakiens l'avaient été avec des fusils et des armes de poing, d'autres avec des bombes à base de TNT utilisé dans l'industrie. Mais il y en avait eu d'autres, et même de plus en plus, où il était clair que du plastic avait été utilisé. Il n'y en avait jamais eu au Koweït, encore moins du Semtex-H. Qui l'utilisait et où l'avait-il déniché ?

Il y avait aussi les interceptions radio, qui avaient détecté un émetteur crypté quelque part dans le désert. Il se déplaçait continuellement, émettait de façon erratique, envoyant des messages chiffrés pendant dix ou quinze minutes. Puis c'était le silence. D'autres rapports évoquaient un étrange Bédouin qui circulait à sa guise, apparaissant et disparaissant, réapparaissant et semant la destruction derrière lui. Avant de mourir, deux soldats grièvement blessés avaient dit l'avoir rencontré. Ils l'avaient décrit comme un individu de grande taille et très sûr de lui. Il portait un keffieh à damiers rouges et blancs, dont un pan lui masquait le visage.

Sous la torture, deux Koweïtiens avaient raconté la légende du Bédouin invisible, mais assuraient qu'ils ne l'avaient jamais rencontré. Les hommes de Sabaawi voulaient à tout prix leur faire avouer qu'ils le connaissaient. Bande d'imbéciles ! Ils auraient avoué n'importe quoi pour mettre un terme à ce supplice.

Plus Hassan Rahmani y pensait, plus il était convaincu qu'il avait affaire à des agents infiltrés de l'extérieur. Donc, cela relevait de lui. Il avait du mal à croire à cette histoire de Bédouin expert en plastic et en émetteurs cryptés - en admettant qu'il s'agisse d'un seul et même homme. Il avait fort bien pu former plusieurs poseurs de bombes, mais il effectuait apparemment un certain nombre de missions lui-même.

Il était impensable d'arrêter tous les Bédouins qui se baladaient en ville ou dans le désert - c'est comme cela qu'agirait l'AMAM, mais ils pourraient leur arracher les ongles pendant des siècles sans obtenir le moindre résultat. Pour Rahmani, un problème de ce genre avait trois solutions possibles. On pouvait capturer l'homme sur le fait, mais c'était extrêmement improbable. On pouvait aussi essayer de s'emparer de l'un de ses complices koweïtiens et le suivre à la trace. Ou bien il fallait le prendre pendant qu'il émettait dans le désert.

Rahmani s'arrêta à cette dernière solution. Il allait faire venir d'Irak deux ou trois de ses meilleures équipes radio, les mettre à différents endroits et essayer de localiser la source. Il aurait également besoin d'un hélicoptère de l'armée avec une équipe des forces spéciales, prête à intervenir. Il décida de mettre l'opération en route dès qu'il serait de retour à Bagdad.

Hassan Rahmani n'était pas le seul à s'intéresser au Bédouin. Dans une villa à quelques kilomètres du Hilton, un élégant jeune homme portant moustache, vêtu d'un long thob de coton blanc, était installé dans un fauteuil et écoutait l'un de ses amis venu lui raconter une curieuse anecdote.

" J'étais dans ma voiture, à attendre que le feu passe au vert, je ne regardais rien de précis, quand j'ai remarqué un camion de l'armée irakienne de l'autre côté du carrefour. Il était garé, il y avait des soldats autour, en train de casser la croûte ou de fumer une cigarette. Un jeune garçon, quelqu'un de chez nous, est alors sorti d'un café, tenant à la main quelque chose qui ressemblait à une petite boîte, quelque chose de vraiment minuscule. Je ne faisais pas attention à lui, quand je l'ai vu la lancer sous le camion. Il a alors tourné au coin de la rue et a disparu. Le feu est passé au vert, mais je n'ai pas bougé. " Cinq secondes après, le camion a explosé. Tu vois ce que je veux dire, complètement en miettes. Il y avait des soldats allongés par terre, les jambes arrachées. Je n'avais jamais vu un si petit truc faire autant de carnage. Pas besoin de te raconter, j'ai fait demi-tour et je me suis tiré avant que l'AMAM se pointe.

- Du plastic, murmura l'officier. Je donnerais n'importe quoi pour en avoir. C'est sans doute l'un des hommes du Bédouin. Qui est ce salopard, peu importe après tout. Mais j'aimerais bien le rencontrer.

- Ce qu'il y a, c'est que j'ai reconnu le garçon.

- Quoi ? " Le colonel se pencha un peu, soudain intéressé.

" Je ne serais pas venu vous voir pour le plaisir de vous raconter quelque chose que tout le monde sait. Mais je vous le garantis, j'ai reconnu ce jeteur de bombe. Abou Fouad, cela fait des années que j'achète mes cigarettes chez son père. "

Trois jours plus tard, lorsqu'il prit la parole devant les membres du comité Méduse, le Dr Reinhart avait l'air fatigué. Même en laissant tomber toutes ses autres activités à Porton Down, la masse de documents qu'on lui avait fournis lors de la première réunion et tout ce qu'il avait accumulé ensuite lui avaient donné un travail considérable.

" Cette analyse n'est sans doute pas terminée, dit-il, mais ce que l'on peut en déduire à ce stade est déjà intéressant. Pour commencer, bien sûr, nous savons que Saddam Hussein dispose d'une capacité de production de gaz que j'estime à plus de mille tonnes par an. Au cours de la guerre Iran-Irak, des soldats iraniens gazés ont été soignés en Grande-Bretagne et j'ai eu l'occasion de les examiner. Nous avons reconnu les effets du gaz moutarde et du phosgène. Mais pis encore, j'ai la conviction que l'Irak possède des stocks significatifs de deux gaz beaucoup plus dangereux, d'invention allemande, le sarin et le tabun. S'ils ont été utilisés au cours de cette guerre, et je crois que cela a été le cas, on n'a pas pu traiter les victimes dans des hôpitaux britanniques, elles sont mortes bien avant.

- Mais quelle est exactement la toxicité de ces... euh... de ces agents, docteur Reinhart ? demanda Sir Paul Spruce.

- Sir Paul, êtes-vous marié ? "

Le mandarin fut surpris de la question.

" Oui, bien sûr, j'ai une femme.

- Lady Spruce utilise-t-elle du parfum en atomiseur ?

- Oui, je crois que je l'ai déjà vue s'en servir.

- Avez-vous remarqué la taille minuscule des gouttelettes ?

- Bien sûr, et quand je pense au prix du parfum, je m'en réjouis. "

Fine plaisanterie, en tout cas aux yeux de Sir Paul.

" Deux de ces gouttelettes de sarin ou de tabun sur votre peau, et vous êtes un homme mort ", reprit le chimiste de Porton. Plus personne ne souriait. " Les recherches irakiennes sur les gaz innervants remontent à 1976. Cette année-là, ils ont pris contact avec la société britannique ICI et lui ont expliqué qu'ils voulaient construire une usine pour produire quatre insecticides - mais la nature des produits qu'ils réclamaient à conduit ICI à refuser. Les spécifications des Irakiens comportaient l'utilisation de réacteurs résistant à la corrosion, de tuyaux et de pompes tels qu'ICI fut rapidement convaincue que leur véritable but n'était pas de produire des insecticides, mais des gaz innervants. L'affaire échoua donc.

- Dieu soit loué, dit Sir Paul qui prenait des notes.

- Mais tout le monde n'a pas refusé de travailler pour eux, ajouta l'ex-réfugié autrichien. C'est toujours le même argument, l'Irak avait besoin de produire des herbicides et des pesticides, ce qui nécessite bien entendu l'utilisation de produits toxiques.

- Mais ils avaient peut-être vraiment l'intention de fabriquer des produits chimiques pour l'agriculture ? demanda Paxman.

- Impossible, répondit Reinhart. Pour un chimiste, la seule chose qui importe est la quantité et la nature des composants. En 1981, ils ont obtenu d'une société allemande qu'elle leur livre un laboratoire d'une conception assez spéciale. Il devait produire du pentachlorure de phosphore, qui sert à fabriquer du phosphore organique, lequel est l'un des composants des gaz innervants. Aucune université, aucun laboratoire normal n'accepterait de manipuler des substances aussi toxiques. Les ingénieurs chimistes qui ont trempé dans l'affaire le savaient certainement. D'autres autorisations d'exportation concernent le thioglycol. C'est un composant du gaz moutarde, après réaction avec l'acide chlorhydrique. En faibles quantités, le thioglycol est utilisé également pour la fabrication d'encre de stylo à bille.

- Combien en ont-ils acheté ? demanda Sinclair.

- Cinq cents tonnes.

- De quoi fabriquer pas mal de stylos, murmura Paxman.

- Cela se passait début 83, ajouta Reinhart. Pendant l'été, leur grande usine de gaz de combat, à Samarra, démarra la production. Elle fournissait de l'ypérite, du gaz moutarde si vous préférez. Ils commencèrent à l'utiliser contre les Iraniens en décembre. Lorsque les Iraniens lancèrent leurs premières attaques par vagues, les Irakiens utilisèrent un mélange de pluie jaune, d'ypérite et de tabun. En 1985, ils réussirent à améliorer la composition du mélange : acide cyanhydrique, gaz moutarde, tabun et sarin. L'infanterie iranienne connut alors jusqu'à soixante-dix pour cent de pertes.

- Pourrions-nous considérer uniquement les gaz innervants, docteur ? demanda Sinclair. Il semble que ce soient les plus dangereux.

- C'est exact, répondit le Dr Reinhart. A partir de 1984, les produits chimiques qu'ils se sont mis à acheter étaient le chloroxyde de phosphore, important précurseur chimique du tabun, et deux précurseurs du sarin, le triméthyl de phosphite et le fluorure de potassium. Pour le premier, ils passèrent commande de deux cent cinquante tonnes à une société néerlandaise. Il y a là suffisamment de pesticides pour détruire tous les arbres, arbustes et brins d'herbe du Proche-Orient. Les Hollandais refusèrent, comme ICI avant eux, mais ils réussirent à acheter deux autres produits non contrôlés à la même époque : du diméthylamine pour produire du tabun et de l'isopropanol pour le sarin.

- Mais si ces produits étaient en vente libre en Europe, pourquoi ne pouvaient-ils pas les utiliser à la production de pesticides ? demanda Sir Paul.

- A cause des quantités en jeu, répondit Reinhart, de la nature des équipements chimiques, des moyens de manipulation et des plans de l'usine. Pour un chimiste ou pour un ingénieur, il est évident que ces approvisionnements ne pouvaient servir qu'à la fabrication de gaz de combat.

- Savez-vous qui a été leur principal fournisseur pendant toutes ces années, docteur ? demanda Sir Paul. - Oh oui. Au début, il y a eu quelques transferts de connaissances de la part de l'Union soviétique et de l'Allemagne de l'Est, plus des exportations venant de huit autres pays. Dans la plupart des cas, il s'agissait de produits non contrôlés et en petite quantité. Mais quatre-vingts pour cent des usines, des plans, des équipements, des moyens de manutention spécialisés, la technologie, le savoir-faire provenaient d'Allemagne de l'Ouest.

- Il est vrai, grommela Sinclair, que nous avons protesté pendant des années auprès de Bonn. Ils ont toujours rejeté avec dédain ces accusations. Docteur, seriez-vous capable d'identifier les usines de gaz chimiques sur les photos que je vous ai remises ?

- Oui, naturellement. Quelques-unes sont directement identifiables sur les tirages, il faut utiliser la loupe pour les autres. "

Le chimiste étala cinq grandes photos aériennes sur la table.

" Je ne connais pas les noms arabes, mais vous pouvez reconnaître les photos d'après leur numéro d'identification, n'est-ce pas ?

- Oui, montrez-moi les bâtiments, dit Sinclair.

- Ici, tout ce complexe de dix-sept constructions... là, cette usine isolée... vous voyez le filtre à air ? Et ici, celle-là... et tout cet ensemble de huit bâtiments... et celui-ci. "

Sinclair consulta une liste qu'il avait sortie de son attaché-case. Il hocha la tête d'un air entendu.

" C'est bien ce que nous pensions. Al-Qaim, Fallujah, Al-Hillah, Salman Pak et Samarra. Docteur, je vous suis très reconnaissant. Nos experts aux États-Unis arrivent exactement aux mêmes conclusions. Ce seront les objectifs de la première vague d'attaque. "

Lorsque la réunion eut pris fin, Sinclair, Simon Paxman et Terry Martin se promenèrent jusqu'à Piccadilly et entrèrent boire un café chez Richoux.

" Je ne sais pas ce que vous en pensez, dit Sinclair en buvant lentement son cappuccino, mais pour nous, l'essentiel est la menace des gaz. Le général Schwarzkopf est persuadé de ce qu'il appelle le scénario cauchemar. Des attaques de gaz massives, une pluie d'épandage aérien au-dessus de nos troupes. S'ils doivent y aller, ce sera avec des masques à gaz et des combinaisons de la tête aux pieds. Le bon côté des choses, c'est que ces gaz ont une durée de vie assez courte une fois qu'ils sont à l'air libre. Dès qu'ils touchent le désert, c'est terminé. Terry, vous m'avez l'air sceptique.

- C'est à propos de cet épandage par voie aérienne, dit Martin. Comment Saddam pourrait-il procéder ? "

Sinclair haussa les épaules. " Au moyen de barrages d'artillerie, j'imagine. C'est ce qu'il a fait contre les Iraniens.

- Vous ne pouvez pas détruire son artillerie ? Les canons n'ont jamais qu'une portée de trente kilomètres, et ils doivent bien être quelque part dans le désert.

- Sûr, dit l'Américain, nous avons toute la technologie nécessaire pour localiser chaque canon et chaque blindé là-bas, même s'ils sont enterrés ou camouflés.

- S'il n'a plus de canons, comment Saddam pourra-t-il faire pleuvoir une pluie de gaz ?

- Sans doute avec des chasseurs bombardiers.

- Mais vous les aurez détruits lorsque les forces terrestres se mettront en branle, souligna Martin. Saddam n'aura plus rien à mettre en l'air.

- - OK, alors les missiles Scud. C'est ce qu'il va essayer de faire. Et nous les descendrons un par un. Désolé, les gars, il faut que je m'en aille.

- Qu'avez-vous derrière la tête, Terry ? lui demanda Paxman lorsque l'homme de la CIA fut parti. "

Terry Martin eut un petit rire. " On, je ne sais pas. Je me dis que Saddam et ses stratèges savent certainement tout ça. Ils ne vont pas sous-estimer la puissance aérienne américaine. Simon, pourriez-vous me fournir tous les discours de Saddam depuis six mois ? En arabe, il me les faut en arabe.

- Oui, ça devrait être possible. Cheltenham doit les avoir, ou bien le service arabe de la BBC. Il vous les faut sur bande ou sur papier ?

- Sur bande, si possible. "

Pendant trois jours, Terry Martin écouta la voix gutturale qui haranguait les foules depuis Bagdad. Il passa et repassa les bandes, et il ne pouvait s'empêcher de penser que le despote irakien n'avait pas le ton auquel on s'attendrait de la part de quelqu'un qui se trouve dans une situation aussi difficile. Ou bien il n'en était pas conscient, ou bien il savait quelque chose que ses adversaires ignoraient.

Le 21 septembre, Saddam Hussein prononça un discours, ou plutôt une déclaration depuis le Conseil révolutionnaire. Dans cette déclaration, il indiquait qu'il n'y avait pas la moindre chance de voir l'Irak se retirer du Koweït, et que toute tentative d'en chasser son pays conduirait à " la mère de toutes les batailles ". C'est en tout cas ainsi que l’on traduisit l'expression qu'il avait employée. Elle plut aux médias et elle devint bientôt un leitmotiv.

Le Dr Martin étudia ce texte et téléphona à Simon Paxman.

" J'ai consulté le dialecte de la haute vallée du Tigre, lui dit-il.

- Seigneur, quel passe-temps ! répondit Paxman.

- C'est à propos de l'expression qu'il a utilisée, " la mère de toutes les batailles ".

- Oui, et alors ?

- Ce mot qu'on a traduit par " bataille ", eh bien dans ce dialecte, il signifie également " dégâts " ou " bain de sang ". "

Son interlocuteur garda le silence un bon moment.

" Ne vous en faites pas trop pour ça. "

-' Mais il avait beau dire, c'est précisément pour cela que Terry Martin se faisait du souci.