Chapitre 8
Le 1er octobre, Mike Martin se rendit sur la tombe du gabier Shepton au cimetière de Sulaibikhat et y trouva la requête d'Anmed Al-Khalifa. Il n'en fut pas surpris. Si Abou Fouad avait entendu parler de lui, lui aussi avait entendu parler de la croissance régulière et du développement du mouvement de résistance koweïtien et de son chef resté dans l'ombre. Il était sans doute inévitable que leurs chemins se croisent un jour ou l'autre.
En six semaines, la situation des forces d'occupation irakiennes s'était énormément détériorée. L'invasion proprement dite s'était déroulée comme une promenade, et les Irakiens avaient entamé leur occupation dans le calme et la confiance, persuadés que leur installation serait aussi aisée que l'avait été la conquête. Le pillage s'était révélé facile et profitable, il était amusant de tout détruire, les femmes leur avaient donné bien du plaisir. Les conquérants agissaient ainsi depuis toujours, depuis l'époque de Babylone.
Le Koweït n'était après tout qu'un pigeon gavé prêt à se laisser plumer. Mais, en six semaines de temps, le pigeon avait commencé à donner des coups de bec et de griffes. Plus de cent soldats et huit officiers avaient disparu, ou avaient été retrouvés morts. Et ces disparitions ne pouvaient pas s'expliquer par des désertions. Pour la première fois, les forces d'occupation faisaient l'expérience de la peur.
Les officiers refusaient désormais de se déplacer en voiture isolée et exigeaient d'avoir un camion bourré de soldats d'escorte. Les bâtiments qui abritaient les quartiers-généraux devaient être gardés nuit et jour, au point que les officiers irakiens en vinrent à tirer des coups de feu au-dessus des sentinelles pour les réveiller. La nuit, seuls les mouvements de troupes d'une certaine importance avaient été maintenus. Les groupes qui gardaient les barrages routiers se calfeutraient dans leurs abris dès que l'obscurité tombait. Et les mines continuaient à sauter, les véhicules se retrouvaient en flammes ou en panne, moteur hors d'usage, on jetait des grenades et des soldats disparaissaient dans des égouts ou des dépôts d'ordures, la gorge tranchée.
La montée en puissance de la résistance avait obligé le haut commandement à faire relever l'Armée populaire par les forces spéciales, des troupes aptes au combat qui auraient été mieux employées sur le front en cas d'attaque américaine. En ce début d'octobre, et pour paraphraser Churchill, le Koweït n'en était pas au début de la fin, mais à la fin du début.
Martin n'avait pas sur lui de quoi répondre au message d'Al-Khalifa qu'il venait de lire dans le cimetière, et il ne déposa donc sa réponse que le lendemain. Il accepta un rendez-vous, mais à ses propres conditions. Pour bénéficier de l'obscurité, tout en évitant la période du couvre-feu qui commençait à vingt-deux heures, il fixa l'heure à sept heures du soir. Il fournit des consignes précises, l'endroit où Abou Fouad devait garer sa voiture et la description du petit bouquet d'arbres où ils devaient se rencontrer. L'endroit se trouvait dans le quartier d'Abrak Kheitan, près de la grand-route qui reliait la ville à l'aéroport, désormais détruit et déserté.
Martin savait que le quartier était bâti en traditionnel, des maisons de pierre aux toits plats. Il comptait se poster sur l'un de ces toits deux heures avant l'heure fixée pour le rendez-vous, afin de voir si l'officier koweïtien était suivi et, si oui, par qui : ses propres gardes du corps, ou les Irakiens. Dans cet environnement hostile, l'officier SAS se sentait à l'aise comme au combat, et ne prenait pas de risque, pas un seul risque. Il ne savait rien des habitudes d'Abou Fouad en matière de sécurité. Il fixa la date du rendez-vous au 7, et déposa sa réponse sous la dalle de marbre. Ahmed Al-Khalifa la retira le 6.
Lorsque le Dr John Hipwell se présenta devant le comité Méduse, on n'aurait jamais pensé qu'il se rendait régulièrement à des réunions de physiciens nucléaires, ni qu'il passait ses journées derrière les murs sévèrement gardés du centre nucléaire d'Aldermaston où il concevait des têtes au plutonium pour les missiles Trident qui devaient bientôt entrer en service. Un observateur non averti l'aurait pris pour un homme de la campagne, se penchant sur un morceau d'agneau au marché pour l'examiner, plutôt que pour l'homme qui supervisait l'enrobage de disques de plutonium dans de l'or-pur.
Le temps était encore assez chaud, mais il portait toujours, comme en août, sa chemise à carreaux, une cravate de laine et une veste de tweed. Sans attendre qu'on l'interroge, il commença à bourrer sa pipe d'une grosse main rougeaude - il fumait du tabac fort - avant de prendre la parole. Sir Paul Spruce tordait son nez de dégoût et fît signe que l'on veuille bien pousser à fond la climatisation.
" Eh bien, messieurs, j'ai une bonne nouvelle. Notre ami Saddam Hussein n'a pas de bombe atomique. Il n'en a pas encore, et il n'en aura pas avant longtemps ", ajouta Hipwell derrière un nuage de fumée bleu pâle.
Le savant marqua une pause pour savourer sa pipe. Peut-être, se dit Terry Martin, que lorsqu'on risque chaque jour de se ramasser une dose mortelle de plutonium, une pipe de temps en temps n'a pas grande importance. Le Dr Hipwell consultait ses notes.
" L'Irak essaie de fabriquer sa bombe depuis le milieu des années soixante-dix, lorsque Saddam Hussein a pris le pouvoir pour de bon. On dirait que ça l'obsède. A cette époque, l'Irak a acquis un réacteur nucléaire complet auprès de la France, qui n'a pas signé le Traité de non-prolifération de 1968, précisément pour cette raison. "
II aspira voluptueusement et bourra un peu le feu de broussailles qui ronflait dans sa pipe d'églantier. Des escarbilles tombèrent ça et là sur ses papiers.
" Pardonnez-moi, fit Sir Paul, ce réacteur n'était-il pas destiné à produire de l'électricité ?
- C'était la raison officielle, convint Hipwell. Mais c'était parfaitement invraisemblable, et les Français le savaient très bien. L'Irak dispose des troisièmes réserves pétrolières au monde et aurait pu se procurer une centrale thermique pour beaucoup moins cher. Non, le problème consistait à charger ce réacteur avec de l'uranium peu enrichi, ce que l'on appelle du yellowcake ou du caramel, pour convaincre les fournisseurs de lui en vendre. Une fois passé dans le réacteur, il en sort du plutonium. "
Les participants hochèrent la tête. Ils savaient que le réacteur britannique de Sellafield produisait de l'électricité pour le réseau et du plutonium qui se retrouvait chez le Dr Hipwell pour lui permettre de fabriquer ses têtes nucléaires.
" Alors, les Israéliens se sont mis au boulot, continua Hipwell. Pour commencer, l'un de leurs commandos détruisit la grosse turbine à Toulon avant son embarquement, retardant ainsi le projet de deux ans. Puis, en 1981, alors que les précieux réacteurs Osirak 1 et 2 de Saddam étaient sur le point de fonctionner, des chasseurs bombardiers israéliens expédièrent le tout au paradis. Depuis, Saddam n'a jamais réussi à acheter un autre réacteur. Au bout d'un moment, il a fini par renoncer.
- Mais pourquoi diable avait-il essayé ? demanda Harry Sinclair, à l'autre bout de la table.
- Parce qu'il avait modifié ses plans, répondit Hipwell avec un grand sourire, comme quelqu'un qui vient de faire les mots croisés du Times en une demi-heure. Jusque-là, il avait choisi la filière du plutonium pour fabriquer une bombe atomique. Désormais, il choisit celle de l'uranium. Et avec quelque succès, soit dit en passant. Mais ce n'était pas suffisant. Cependant...
- Je ne comprends pas, dit Sir Paul Spruce. Quelle est la différence entre une bombe au plutonium et une bombe à l'uranium ?
- L'uranium est plus simple à obtenir, dît le physicien. Vous comprenez... il existe plusieurs substances radioactives qui peuvent servir à une réaction en chaîne, mais si vous voulez faire une bombe simple et efficace, il vous faut choisir l'uranium. C'est ce qu'a décidé Saddam à partir de 1982. Il ne l'a pas encore, mais il essaie et il finira bien par y arriver un jour. "
Le Dr Hipwell se rassit, l'air aussi satisfait que s'il venait de résoudre l'énigme de la Création. Comme la plupart de ceux qui étaient assis là, Sir Paul Spruce était toujours aussi perplexe.
" S'il a réussi à acheter de l'uranium pour son réacteur en ruine, pourquoi ne s'en sert-il pas pour faire une bombe ? " demanda-t-il.
Le Dr Hipwell se jeta sur la question comme un fermier sur une bonne affaire.
" II y a plusieurs sortes d'uranium, mon cher. Un truc amusant, l'uranium. Très rare. Avec mille tonnes de minerai, tout ce qu'on en extrait représente la taille d'une boîte à cigares. Le yellowcake : on l'appelle uranium naturel, et son nombre isotopique est 238. On peut faire marcher un réacteur industriel avec ça, mais on ne peut pas en faire une bombe. Il n'est pas assez pur. Pour une bombe, il vous faut l'isotope le plus léger, du 235.
- Et ça sort d'où ? demanda Paxman.
- Il est contenu dans le yellowcake. Dans une boîte à cigares, il y en a suffisamment pour le mettre au bout de son doigt sans aucun danger. Là où ça se corse, c'est pour séparer les deux. On appelle cette opération : séparation isotopique. Très difficile, très technique, très cher et très lent.
- Mais vous dites que l'Irak en est là, insista Sinclair.
- Il y est sans y être, dit Hipwell. Il existe une seule méthode valable pour purifier et raffiner le yellowcake jusqu'au taux requis de quatre-vingt-treize pour cent. Il y a des années, lors du projet Manhattan, vos copains ont essayé plusieurs méthodes. Ils en étaient encore au stade expérimental, vous comprenez ? Ernest Lawrence tenta une méthode, Robert Oppenheimer en essaya une autre. A cette époque, ils ont utilisé les deux de manière complémentaire et ont produit suffisamment d'uranium pour fabriquer Little Boy. Après la guerre, on inventa la méthode par centrifugation et on la perfectionna lentement. A présent, c'est la seule méthode utilisée. Schématiquement, vous mettez la matière première dans une machine qu'on appelle centrifugeuse, qui tourne tellement vite que toute l'opération doit se passer dans le vide, faute de quoi les paliers seraient réduits en purée. Lentement, les isotopes les plus lourds, ceux dont on ne veut pas, sont chassés à l'extérieur et évacués. Ce qui reste est un tout petit peu plus pur qu'au début. Juste un tout petit peu. Vous recommencez encore et encore, pendant des milliers d'heures, pour obtenir une malheureuse galette d'uranium enrichi de la taille d'un timbre.
- Mais c'est ce qu'il est en train de faire ? insista encore Sir Paul.
- Ouais. Depuis environ un an. Ces centrifugeuses... pour aller plus vite, nous les plaçons en série, c'est ce qu'on appelle des cascades. Mais il vous faut des milliers de centrifugeuses pour réaliser une cascade.
- S'ils y sont mis dès 1982, pourquoi leur a-t-il fallu si longtemps ? demanda Terry Martin,
- Il ne suffit pas d'entrer dans une quincaillerie et d'acheter une centrifugeuse à uranium, souligna Hipwell. Ils ont d'abord essayé, mais sans succès - les documents le montrent clairement. Depuis 1985, ils ont acheté les composants nécessaires à la construction de leur propre usine sur place. Ils ont acquis environ cinq cents tonnes de yellowcake brut, dont la moitié au Portugal. Et le plus gros de la technologie des centrifugeuses, ils l'ont acheté en Allemagne de l'Ouest...
- Je croyais que l'Allemagne avait signé tous les accords internationaux qui limitent la prolifération nucléaire, protesta Paxman.
- C'est bien possible, mais je ne connais rien à la politique, répondit le physicien. Ce que je sais, c'est qu'ils se sont procuré toutes les pièces et tous les composants auprès de ce pays : tours de précision, l'acier spécial maraging, cuves résistant à la corrosion, sectionnements spéciaux, fours à haute température qu'on appelle " crânes " parce qu'ils en ont la forme, plus des pompes à vide et des membranes. Ils ont acheté tout ça, et le savoir-faire qui allait avec, en Allemagne.
- Essayons de clarifier tout ça, reprit Harry Sinclair, Saddam possède-t-il déjà une unité de centrifugation en état de marche ?
- Oui, il a une cascade. Elle marche depuis un an environ, et une seconde va entrer en service bientôt.
- Et savez-vous où il a installé tout ça ?
- L'usine qui fabrique la chaîne de centrifugeuses est installée à Taji, ici. " Le savant tendit à l'Américain une grande photo aérienne et entoura d'un cercle un ensemble de bâtiments industriels. " La cascade qui fonctionne semble enterrée pas très loin du réacteur français en ruine, à Tuwaitha, ce réacteur qu'ils avaient appelé Osirak. Je ne suis pas sûr qu'un bombardier arriverait à trouver l'endroit - tout est certainement enterré et camouflé.
- Et la seconde cascade ?
- Aucune idée, dit Hipwell, elle peut se trouver n'importe où.
- Ils l'ont sans doute installée ailleurs, fit remarquer Terry Martin. Les Irakiens dispersent et dupliquent systématiquement leurs installations, depuis qu'ils ont commis l'erreur de mettre tous leurs œufs dans le même panier et que les Israéliens ont écrabouillé le panier en question. "
Sinclair grommela on ne sait quoi.
" Etes-vous sûr de vous ? demanda Sir Paul, êtes-vous bien sûr que Saddam Hussein ne possède pas encore cette bombe ?
- Facile, dit le physicien. C'est une question de temps, et il n'en a pas eu assez. Pour une bombe simple mais utilisable, il vous faut trente à trente-cinq kilos d'uranium 235 pur. En partant de zéro il y a un an, même en supposant que la cascade qui produit tourne vingt-quatre heures sur vingt-quatre - ce qui est impossible -, une séquence élémentaire nécessite au moins douze heures par centrifugeuse. Il vous faut un millier de machines pour obtenir du quatre-vingt-treize pour cent à partir du matériau brut. Cela représente cinq cents jours de travail. Mais il y a aussi le nettoyage, l'entretien, les pannes. Même avec mille centrifugeuses qui tournent depuis deux ans il vous faut cinq ans en tout. Vous ajoutez une deuxième chaîne l’an prochain - ça tombe à trois ans.
- Donc, il n'aura pas ses trente-trois kilos avant 1993 au minimum ? l'interrompit Sinclair. "
- Non, c'est impossible.
- Une dernière question. S'il a l'uranium, combien lui faut-il de temps pour avoir la bombe ? ;
- Pas longtemps. Quelques semaines. Vous savez, un pays qui décide de fabriquer sa propre bombe travaille sur l'ingénierie en parallèle. Fabriquer une bombe n'est pas si compliqué, pourvu que vous sachiez ce que vous devez faire. Et Jaafar le sait parfaitement, il sait comment la faire et comment l'allumer. Bon Dieu, et c'est nous qui l'avons formé à Harwell ! Mais le point fondamental, c'est que Saddam Hussein ne peut pas avoir déjà assez d'uranium, c'est une question de temps. Dix kilos, maxi. Il lui faut encore trois ans au minimum. "
On remercia le Dr Hipwell pour les semaines qu'il avait consacrées à ce travail, et la réunion fut levée.
Sinclair rentra à son ambassade pour rédiger une note volumineuse qui serait expédiée en Amérique, une fois codée. Ensuite, elle serait comparée avec les analyses effectuées côté américain par des physiciens qu'on était allé chercher à Sandia, Los Alamos et surtout à Lawrence Livermore, en Californie. C'est là que depuis des années et dans le plus grand secret, le Département Z surveillait la prolifération nucléaire dans le monde pour le compte du département d'Etat et du Pentagone.
Sinclair ne le savait pas à ce moment, mais les résultats obtenus par les Britanniques et les Américains se révélèrent extrêmement similaires.
Terry Martin et Simon Paxman quittèrent les lieux et allèrent flâner un peu dans Whitehall. Le soleil d'octobre était encore doux.
" Quel soulagement, dit Paxman. Ce vieil Hipwell est très rassurant. Et il semble que les Américains soient entièrement du même avis. Ce salaud n'est pas près d'avoir sa bombe, ça fait toujours un cauchemar de moins. "
Ils se séparèrent au coin de la rue. Paxman franchit la Tamise pour retourner à son bureau de Century House, Martin traversa Trafalgar Square et remonta ensuite Saint-Martin's Lane en direction de Gower Street.
Déterminer ce que possédait, ou possédait probablement l'Irak était une chose. Trouver précisément à quel endroit en était une autre. Les photos continuaient à s'empiler. Les KH-11 et KH-12 passaient et repassaient sans interruption, photographiant tout ce qu'ils voyaient de l'Irak au-dessous d'eux.
Au mois d'octobre, un autre appareil d'observation était entré en action, un nouvel appareil de reconnaissance américain si secret que le Capitole n'était même pas au courant. Baptisé Aurora, il volait à la limite de l'atmosphère, atteignant Mach 8, près de huit mille kilomètres à l'heure, et se propulsant sur sa chambre à combustion - l'effet statoréacteur - loin au-dessus des radars et des missiles irakiens. Même la technologie de feu l'URSS aurait été incapable d'intercepter Aurora, qui avait remplacé le légendaire Blackbird SR-71.
De manière assez amusante, et alors que le Blackbird venait d'être retiré du service, un autre vieux coucou faisait ses petites affaires au-dessus de l'Irak, cet automne-là. Agé de près de quarante ans et surnommé Dragon Lady, Madame Dragon, l'U-2 volait toujours et continuait à faire des photos. En 1960, Gary Powers avait été descendu avec son U-2 au-dessus de Sverdlovsk en Sibérie, et c'est également un U-2 qui avait détecté les premiers missiles soviétiques déployés à Cuba pendant l'été 62, même si c'est bien Oleg Penkovsky qui avait annoncé leur nature offensive et non pas défensive. C'est toute cette histoire qui avait déclenché les vociférations de Krouchtchev, et c'est comme cela que Penkovsky avait mis en place ce qui devait le conduire à la mort.
Les U-2 version 1990 avaient été modernisés pour l'écoute plutôt que pour l'observation et rebaptisés TR-1, mais ils continuaient à faire des photos.
Tout ce faisceau de renseignements obtenus par des professeurs et des savants, des analystes et des interprètes, des enquêteurs et des observateurs esquissait le tableau de l'Irak en cet automne 1990, et ce tableau était assez effrayant.
Obtenue à travers des milliers de sources, cette matière première aboutissait dans une pièce très secrète installée au deuxième niveau sous le ministère saoudien de l'Air, route de l'ancien aéroport. C'est dans cette pièce côté rue que les galonnés tenaient leurs réunions pour discuter les plans (non autorisés par les Nations unies) d'invasion de l'Irak. Ils l'appelaient entre eux " le Trou Noir ".
C'est donc dans ce Trou Noir que les planificateurs britanniques et américains déterminaient les sites à détruire. Ils avaient en fin de compte réalisé la carte des opérations aériennes du général Chuck Horner, et elle comportait sept cents objectifs.
Six cents étaient des objectifs militaires - postes de commandement, ponts, aéroports, arsenaux, dépôts de munitions, sites de missiles, concentrations de troupes. Les cent derniers concernaient les armes de destruction massive - centres de recherche, usines d'assemblage, laboratoires chimiques, dépôts de stockage.
Les installations de centrifugation de Taji figuraient sur la liste, de même que l'installation moins bien localisée et souterraine du complexe de Tuwaitha. Mais l'usine d'embouteillage de Tarmiya n'y était pas, ni Al-Qubai. Personne ne savait où les localiser.
Un exemplaire du rapport détaillé de Harry Sinclair s'ajouta à ceux des différents services aux Etats-Unis et à l'étranger. La synthèse de ce volumineux travail finit par atterrir dans une petite cellule de réflexion très discrète, au Département d'État, connue seulement de quelques initiés à Washington sous le nom de Groupe de renseignement et d'analyse politique. Le PIAG est une sorte de laboratoire d'idées en matière d'affaires étrangères et prépare des rapports à usage strictement confidentiel. Cet organisme n'en réfère qu'au secrétaire d'État, James Baker à l'époque.
Deux jours plus tard, Mike Martin était allongé à plat ventre sur un toit d'où il bénéficiait d'une vue panoramique sur le quartier d'Abrak Kheitan, là où il avait donné rendez-vous à Abou Fouad.
Presque exactement à l'heure fixée, il vit arriver une voiture qui quittait la route du Roi-Fahd, la route de l'aéroport, pour s'engager dans une rue latérale. La voiture descendit lentement la rue, loin des lumières de l'autoroute brillamment éclairée, et entra dans l'ombre. Elle s'arrêta à l'endroit qu'il avait indiqué dans son message à Al-Khalifa. Deux personnes en sortirent, un homme et une femme. Ils observèrent soigneusement autour d'eux, vérifiant si une autre voiture ne les avait pas suivis depuis l'autoroute, puis se dirigèrent lentement à pied vers un terrain vague planté de quelques rares arbres.
Abou Fouad et la femme avaient reçu pour consigne d'attendre une demi-heure. Si le Bédouin n'était toujours pas là, ils devaient abandonner et rentrer chez eux. En fait, ils attendirent quarante minutes avant de retourner à leur voiture. Ils étaient tous deux déçus.
" II a dû avoir un problème, fit Abou Fouad à sa compagne. Peut-être une patrouille irakienne. Qui sait ? Mais peu importe, merde, il faudra que je recommence.
- Je crois que tu es fou de lui faire confiance, dit la femme. Tu ne sais absolument pas qui il est. "
Ils parlaient à voix basse. Le chef de la résistance koweïtienne inspecta les deux bouts de la rue pour vérifier si des soldats irakiens n'étaient pas venus pendant qu'il était plus loin.
" II est malin et il fait du travail de professionnel. C'est tout ce que j'ai besoin de savoir. J'aimerais bien collaborer avec lui, s'il est d'accord.
- Alors je n'ai rien contre. "
La jeune femme poussa un cri bref et Abou Fouad sursauta sur son siège.
" Ne vous retournez pas. On va causer un peu ", dit une voix qui venait de derrière eux. Dans son rétroviseur, le Koweïtien entrevît la forme vague d'un keffieh rouge et blanc. Il sentait l'odeur de quelqu'un qui vit à la dure. Il poussa un long soupir. " Tu ne fais pas de bruit quand tu te déplaces, Bédouin.
- Pas besoin de faire de bruit, Abou Fouad. Ça attire les Irakiens. Et je n'aime pas trop, sauf quand je suis prêt. "
Les dents d'Abou Fouad étincelaient sous sa moustache noire. " Très bien, on a fini par se retrouver. Parlons un peu. A propos, pourquoi t'es-tu caché dans la voiture ?
- Si ce rendez-vous avait été un coup monté, tu n'aurais pas dit ce que tu as dit en remontant en voiture.
- Je me serais dénoncé moi-même...
- Tout juste...
- Et dans ce cas...
- Tu serais mort.
- Compris.
- Qui est avec toi? Je ne t'avais pas autorisé à venir accompagné.
- C'est toi qui as fixé les conditions du rendez-vous, c'est moi qui devais te faire confiance. C'est une collègue, elle est sûre. Asrar Qabandi.
- Très bien. Enchanté, mademoiselle Qabandi. De quoi voulais-tu parler ?
- D'armes, Bédouin. De pistolets-mitrailleurs Kalachnikov, de grenades à main modernes, de Semtex-H. Mes hommes pourraient faire bien plus s'ils avaient tout cela.
- Tes hommes se font prendre, Abou Fouad. Tu en as dix qui ont été encerclés dans une maison par toute une compagnie irakienne aux ordres de l'AMAM. Tous fusillés. Tous des jeunes. "
Abou Fouad n'avait rien à répondre à cela. C'avait été un désastre.
" Neuf, finit-il par dire. Le dixième a fait le mort et a réussi à sortir en rampant, un peu plus tard. Il est blessé et nous le soignons. C'est lui qui nous a tout raconté.
- Raconté quoi ?
- Qu'ils avaient été trahis. S'il était mort, nous ne l'aurions jamais su.
- Ah, la trahison. C'est toujours le gros risque, dans la résistance. Et le traître ?
- Nous savons qui c'est, bien entendu. Nous pensions que nous pouvions lui faire confiance.
- Mais il est coupable ?
- On dirait.
- On dirait seulement ? "
Abou Fouad se mit à ricaner. " Le survivant jure que seul le onzième connaissait l'heure et l'adresse du rendez-vous. Mais il y a peut-être eu une fuite, quelqu'un d'autre... Ou l'un d'entre eux a été suivi...
- Alors, il faut enquêter sur lui. Et s'il est coupable, le punir. Mademoiselle Qabandi, voudriez-vous nous laisser seuls un moment, je vous prie ? "
La jeune femme jeta un coup d'œil à Abou Fouad, qui lui fit un signe de tête. Elle sortit de la voiture et retourna sous les arbres. Le Bédouin expliqua calmement et en détail à Abou Fouad ce qu'il attendait de lui.
" Je ne quitterai pas cette maison avant sept heures, conclut-il, donc, sous aucun prétexte tu n'appelles avant sept heures et demie. Compris ? "
Le Bédouin se glissa hors de la voiture et disparut dans les ruelles sombres qui serpentaient entre les maisons. Abou Fouad remonta la rue en voiture et prit Mlle Qabandi au passage. Et ils rentrèrent chez eux.
Le Bédouin ne devait jamais revoir la jeune femme. Avant la libération du Koweït, Asrar Qabandi fut capturée par l’AMAM, horriblement torturée, violée, fusillée et enfin décapitée. Elle n'avait pas parlé avant de mourir.
Terry Martin était au téléphone avec Simon Paxman, qui était submergé de travail et se serait bien passé de cette interruption. Mais il aimait bien cet arabisant distingué, et il avait donc pris la communication.
" Je sais que je vous dérange, mais je voudrais savoir si vous avez des contacts avec le GCHQ ?
- Bien sûr, répondit Paxman. Surtout avec la division pays arabes. Je connais le directeur.
- Pourriez-vous lui passer un coup de fil et lui demander de me recevoir ?
- Oui, enfin, je suppose. Qu'avez-vous en tête ?
- C'est à propos de tous ces trucs qui sortent d'Irak, ces jours-ci. Bien sûr, j'ai étudié tous les discours de Saddam et j'ai regardé les reportages sur les otages, les boucliers humains, toute leur propagande minable à la télévision. Mais j'aimerais voir si l'on ne peut pas trouver autre chose, quelque chose qui n'aurait pas été filtré par leur ministère de la Propagande.
- Eh bien, c'est précisément le boulot du GCHQ. Je ne vois pas ce qui s'y opposerait. Si vous avez participé aux réunions de Méduse, c'est que vous êtes habilité. Je vais l'appeler. "
Cet après-midi-là, sur rendez-vous, Terry Martin prit donc la route du Gloucestershire et se présenta au portail sévèrement gardé de l'ensemble de bâtiments et d'antennes qui abrite la troisième branche du renseignement britannique, les deux autres étant le M 1-5 et le M 1-6, le quartier général des transmissions du gouvernement.
Le directeur de la division pays arabes était un certain Scan Plummer, sous les ordres de qui se trouvait ce M. Al-Khouri qui avait testé l'arabe de Mike Martin dans un restaurant de Chelsea, onze semaines plus tôt. Mais ni Terry Martin ni Plummer n'étaient au courant.
Le directeur avait accepté de recevoir Martin au milieu d'une journée chargée, car, en tant qu'arabisant, il avait entendu parler du jeune professeur de la SOAS et admirait beaucoup les travaux originaux qu'il avait consacrés au califat des Abbassides.
" Que puis-je faire pour vous ? " lui demanda-t-il lorsqu'ils furent installés devant un verre de thé à la menthe. C'était un petit luxe que Plummer s'autorisait pour échapper au café de la Maison. Martin lui expliqua qu'il était surpris de la pauvreté des conversations irakiennes interceptées qu'on lui avait communiquées. L'œil de Plummer s'alluma.
" Vous avez tout à fait raison. Comme vous le savez, nos amis arabes ont la langue déliée et passent leur vie à bavarder comme des pies. Ces deux dernières années, le trafic intercepté s'est pourtant considérablement réduit. Alors, ou bien le caractère national a changé, ou bien...
- Les câbles enterrés, dit Martin.
- Précisément. Il semble que Saddam et ses acolytes aient posé plus de soixante-dix mille kilomètres de fibres optiques.
C'est là-dessus qu'ils discutent. A mon avis, c'est un vrai salaud. Mais comment faire pour fournir à nos espions des piles de bulletins météo pour la région de Bagdad ou la dernière liste de teinturerie de la mère Hussein ? "
Martin se doutait bien que c'était une façon de parler. En fait, le service de Plummer fournissait beaucoup plus que cela.
" Ils parlent toujours autant, bien sûr - les ministres, les fonctionnaires, les généraux -, jusqu'aux chefs de chars qui taillent une bavette sur la frontière saoudienne. Mais les appels téléphoniques sérieux, ultraconfidentiels, rien. On n'avait jamais vu ça. Que voudriez-vous voir ? "
Durant quatre heures, Terry Martin parcourut la liste des interceptions. Les émissions radio étaient banales. Il cherchait une imprudence commise au cours d'une conversation téléphonique, un lapsus, une erreur. Il referma le dossier qui contenait les résumés.
" Pourriez-vous, demanda-t-il enfin, juste garder un œil, au cas où vous tomberiez sur quelque chose de bizarre, quelque chose d'incompréhensible ? "
Mike Martin commençait à se dire qu'un de ces jours il devrait écrire un guide touristique sur les toits en terrasse de Koweït City. Il y avait passé énormément de temps, à surveiller le quartier au-dessous de lui. Mais c'était aussi un endroit remarquablement adapté à la position allongée.
Dans le cas présent, cela faisait deux jours qu'il était installé là, à surveiller la maison dont il avait donné l'adresse à Abou Fouad. C'était l'une des six villas louées par Ahmed Al-Khalifa, et une planque qu'il n'utiliserait plus à l'avenir.
Bien qu'il eût donné cette adresse deux jours plus tôt à Abou Fouad et qu'il ne dût rien se produire avant le soir de ce 9 octobre, il était resté là à veiller jour et nuit, se nourrissant d'un morceau de pain et de fruits.
Si les soldats irakiens débarquaient avant sept heures et demie en ce 9 octobre, il saurait qui l'avait trahi - Abou Fouad lui-même. Il jeta un coup d'œil à sa montre : sept heures trente. Le colonel koweïtien devait être en train de passer son coup de fil, comme il le lui avait demandé.
De l'autre côté de la ville, Abou Fouad décrochait effectivement le combiné. Il composa un numéro, et quelqu'un décrocha à la troisième sonnerie. " Salah ?
- Oui, qui est à l'appareil ?
- Nous ne nous connaissons pas, mais j'ai eu des renseignements flatteurs sur ton compte. On me dit que tu es quelqu'un de courageux et loyal, et que tu es des nôtres. On m'appelle Abou Fouad. "
II y eut un silence au bout du fil.
" J'ai besoin de toi, Salah. Le mouvement peut-il compter sur toi ?
- Oh oui, Abou Fouad. Dis-moi ce que tu veux.
- Ce n'est pas pour moi, c'est pour un ami. Il est gravement blessé. Je sais que tu es pharmacien. Prends immédiatement des médicaments avec toi - des pansements, des antibiotiques et des calmants. As-tu entendu parler de ce type qu'on appelle le Bédouin ?
- Oui, bien sûr. Tu veux dire que tu le connais ?
- Peu importe, mais nous travaillons avec lui depuis quelques semaines. Nous tenons beaucoup à lui.
- Je descends à la pharmacie et je vais prendre ce dont il a besoin. Où se trouve-t-il ?
- Il est terré dans une maison de Shuwaikh et est incapable de se déplacer. Prends un papier et un crayon. "
Abou Fouad lui dicta l'adresse qu'on lui avait donnée. A l'autre bout du fil, son correspondant notait.
" J'y pars tout de suite en voiture, Abou Fouad. Tu peux me faire confiance, conclut le pharmacien.
- T'es un brave type, nous te récompenserons. "
Abou Fouad raccrocha. Le Bédouin lui avait dit qu'il téléphonerait à l'aube s'il ne s'était rien passé et l'on saurait alors que le pharmacien était innocent.
Mike Martin aperçut soudain, plus qu'il ne l'entendit, le premier camion. Il était tout juste huit heures. Il était en roues libres, moteur coupé pour ne pas faire de bruit. Il dépassa lentement le croisement avant de s'arrêter quelques mètres plus loin, hors de sa vue. Martin hocha la tête de satisfaction.
Un second camion refit la même manouvre quelques instants plus tard. Vingt hommes descendirent calmement des deux véhicules, des bérets verts qui savaient ce qu'ils avaient à faire. Les hommes remontèrent la rue en colonne, précédés d'un officier qui tenait un civil par le collet. Le dish-dash blanc de l'homme faisait une tache de lumière dans la demi-obscurité. Avec toutes ces plaques de rue qui avaient été arrachées, les soldats avaient besoin d'un civil pour les guider. Mais les numéros des maisons étaient toujours là.
Le civil s'arrêta devant une maison, examina le numéro et la montra du doigt. Le capitaine responsable de l'opération eut une rapide conversation à voix basse avec son sergent, qui prit quinze hommes et passa derrière la maison pour couvrir l'autre côté.
Suivi des autres, le capitaine essaya d'ouvrir la porte en fer qui fermait le petit jardin. Elle s'ouvrit sans peine. Les hommes s'engouffrèrent à l'intérieur.
Du jardin, le capitaine apercevait une faible lueur dans la chambre à l'étage. Un garage, vide, occupait la plus grande partie du rez-de-chaussée. Arrivé à la porte d'entrée, il fallut bien se résoudre à abandonner toute discrétion. Le capitaine tourna la poignée, la serrure était verrouillée. Il fit signe à un soldat qui se trouvait derrière lui. L'homme tira une courte rafale d'automatique, arrachant la serrure du panneau de bois, et la porte s'ouvrit largement.
Leur capitaine en tête, les bérets verts se précipitèrent à l'intérieur. Les uns se dirigèrent vers les pièces du bas, le capitaine et le reste montèrent les escaliers quatre à quatre vers la chambre principale.
Du palier, le capitaine apercevait l'intérieur de la chambre mal éclairée, un fauteuil dos à la porte et d'où dépassait un keffieh à damier rouge et blanc. Il ne tira pas. Le colonel Sabaawi, de l'AMAM, avait été formel : il le voulait vivant pour pouvoir l'interroger. Le jeune officier se précipita dans la chambre, sans se rendre compte qu'un fil de pêche en nylon se prenait dans ses bottes.
Il entendit la première équipe entrer par-derrière, tandis que les autres se massaient en haut des escaliers. Il vit une forme molle en robe blanc sale, remplie de coussins, et un gros melon d'eau qui bourrait le keffieh. Son visage s'empourpra de colère, et il eut le temps de lancer une insulte au pharmacien tremblant qui se tenait dans l'embrasure.
Cinq livres de Semtex-H ne font pas tant de bruit que ça, et n'occupent pas énormément de place. Toutes les maisons du voisinage étaient faites de pierre et de béton, ce qui les sauva de dégâts trop importants. Mais celle dans laquelle se trouvaient les soldats fut totalement détruite. On retrouva plus tard des tuiles de la toiture à plusieurs centaines de mètres de distance.
Le Bédouin n'avait pas attendu de voir la conclusion de son œuvre. Il était déjà deux rues plus loin, traînant les pieds, réfléchissant à la suite, quand il entendit l'explosion assourdie, comme une porte que l'on claque, puis un silence, et enfin le fracas de la maison qui s'effondrait.
Il se passa trois choses le lendemain, après la tombée de la nuit. Au Koweït, le Bédouin eut une seconde rencontre avec Abou Fouad. Cette fois, le Koweïtien était venu seul au rendez-vous, à l'ombre d'une porte voûtée et à deux cents mètres seulement de l'hôtel Sheraton qui était occupé par des dizaines d'officiers supérieurs irakiens. " Tu en as entendu parler, Abou Fouad ?
- Bien sûr, toute la ville est en ébullition. Ils ont perdu plus de vingt hommes sans compter les blessés. " II soupira. " II va y avoir des représailles aveugles.
- Tu as envie de tout arrêter ?
- Non, c'est impossible. Mais combien de temps allons-nous souffrir comme ça ?
- Les Américains et les Britanniques viendront. Un jour.
- Allah fasse que ce soit bientôt. Salah était-il avec eux ?
- C'est lui qui les guidait. Il y avait un seul civil. Tu n'en as parlé à personne d'autre ?
- Non, rien qu'à lui. C'était sans doute lui le traître. Il avait la mort de neuf hommes sur la conscience. Il n'ira pas au paradis.
- Tant pis pour lui. Que veux-tu d'autre ?
- Je ne te demande pas qui tu es ni d'où tu viens. Je suis officier de carrière, et je sais que tu n'es pas un simple éleveur de chameaux qui arrive du désert. Tu possèdes des explosifs, des armes, des munitions, des grenades. Mes hommes pourraient faire beaucoup de choses s'ils en avaient autant.
- Et que m'offres-tu en échange ?
- Rejoins-nous et apporte tes stocks. Ou reste de ton côté, mais partage ce que tu possèdes. Je ne suis pas là pour menacer, plutôt pour demander. Mais si tu veux vraiment aider notre résistance, c'est le moyen de le faire. "
Mike Martin réfléchit un bon moment. Après huit semaines de séjour, il lui restait encore la moitié de ses stocks, toujours enterrés dans le désert ou dispersés dans les deux villas qu'il avait réservées à cette fin et où il ne logeait pas. Sur ses quatre autres pied-à-terre, l'un était détruit et l'autre, celui où il retrouvait ses élèves, suspect. Il pouvait distribuer ce qui restait et demander un parachutage de nuit - c'était risqué, mais faisable, au moins tant que ses messages vers Riyad n'étaient pas interceptés, ce qu'il ignorait. Il pouvait également faire un autre voyage à dos de chameau, passer la frontière saoudienne et revenir avec deux couffins chargés. Mais ce ne serait pas facile - il y avait désormais seize divisions irakiennes déployées le long de cette frontière, trois fois plus qu'à son arrivée.
Il fallait qu'il reprenne contact avec Riyad pour demander des instructions. En attendant, il décida de céder à Abou Fouad la quasi-totalité de ce qu'il lui restait. Le ravitaillement ne manquait pas au sud de la frontière, il faudrait simplement qu'on lui en fasse passer d'une manière ou d'une autre. " Où veux-tu être livré ? demanda-t-il.
- Nous avons un hangar au port de Shuwaikh. Il est très sûr, on s'en sert pour stocker du poisson. Et le propriétaire est des nôtres.
- Dans six jours ", décida Martin.
Ils convinrent de l'heure et du lieu, où un homme de confiance d'Abou Fouad retrouverait le Bédouin et le guiderait jusqu'au hangar. Martin lui expliqua à quoi ressemblait son véhicule et comment lui-même serait déguisé.
Cette même nuit, mais deux heures plus tard à cause du décalage horaire, Terry Martin était installé dans un petit restaurant pas loin de chez lui, et faisait tournoyer lentement un peu de vin dans son verre. L'homme qu'il avait invité arriva quelques minutes après. C'était un homme âgé aux cheveux grisonnants, qui portait des lunettes et un nœud papillon à pois. Il cherchait quelqu'un des yeux.
" Moshe, je suis ici. "
L'Israélien se fraya un chemin jusqu'à l'endroit où Terry Martin venait de se lever, et le salua avec effusion.
" Terry, mon cher enfant, comment vas-tu ?
- Je vais déjà mieux de vous voir, Moshe. Vous croyez que je vous laisserais passer à Londres sans vous avoir à dîner pour bavarder un peu ? "
L'Israélien avait l'âge d'être le père de Terry Martin, mais leur amitié était née de leur passion commune. Ils étaient tous deux universitaires et spécialistes des anciennes civilisations du Proche-Orient, de leurs cultures, de leurs langues, de leur art.
Le professeur Moshe Hadari avait eu une carrière très riche. Quand il était encore jeune, il avait fait des fouilles dans la majeure partie de la terre sainte avec Yigael Yadin, qui était lui-même à la fois universitaire et général. Son grand regret était que, en tant qu'Israélien, la plus grande partie du Proche-Orient lui fût fermée, même pour ses recherches. Il était pourtant l'un des meilleurs dans sa spécialité, spécialité certes étroite. Il était donc inévitable que les deux professeurs se rencontrent un jour ou l'autre, et cela s'était produit dix ans plus tôt.
Le menu était savoureux, la conversation portait sur les dernières recherches, les derniers détails obtenus sur le mode de vie dans les royaumes du Proche-Orient, dix siècles auparavant. Terry Martin savait qu'il était lié par la loi sur le secret et n'aborda donc pas ses activités plus récentes au bénéfice de Century House. Mais, au moment du café, ils en vinrent tout naturellement à parler de la crise du Golfe et des risques de guerre.
" Crois-tu qu'ils vont s'en aller tout seuls du Koweït, Terry ? " demanda le professeur.
Terry hocha négativement la tête. " Non, c'est impossible, sauf si on propose à Saddam Hussein une porte de sortie honorable, des concessions qu'il pourrait mettre en avant pour justifier son départ. S'il part les mains vides, il est mort. "
Hadari poussa un soupir. " Quel gâchis, fit-il, toute ma vie, quel gâchis ! Tout cet argent, il y en avait assez pour faire du Proche-Orient un paradis sur terre. Tous ces talents, toutes ces jeunes existences. Et tout ça pour quoi ? Terry, si la guerre éclate, crois-tu que les Britanniques se battront avec les Américains ?
- Bien sûr. Nous avons déjà envoyé là-bas la 7e brigade blindée et je crois que la 4e va suivre. Cela fait une division, sans compter les chasseurs et les navires de guerre. Mais ne vous en faites pas. S'il y a une guerre au Proche-Orient à laquelle Israël ne peut pas participer, et surtout, ne doit pas participer, c'est bien celle-là.
- Oui, je sais, répondit tristement l'Israélien. Mais combien de jeunes gens vont encore se faire tuer ? "
Martin se pencha et posa la main sur son bras.
" Ecoutez, Moshe, il faut arrêter cet homme. Tôt ou tard. S'il y a un pays qui sait où il en est avec ses armes de destruction massive, c'est Israël. Et d'une certaine manière, nous venons tout juste de prendre conscience de l'ampleur de ce programme.
- Mais les gens de chez nous vous ont aidés, bien sûr. Nous sommes certainement sa cible prioritaire.
- Oui, si l'on se contente d'une analyse d'objectifs, répondit Martin. Notre principal problème vient du renseignement de base, obtenu sur place. Nous n'avons aucun agent de bon niveau à Bagdad. Les Britanniques, les Américains, les gens de chez vous, personne. "
Vingt minutes plus tard, leur dîner était terminé et Terry Martin mit le Pr Hadari dans le taxi qui le ramenait à son hôtel.
Vers minuit, trois stations radio étaient installées au Koweït, sur ordre envoyé de Bagdad par Hassan Rahmani. Elles étaient équipées de paraboles conçues pour suivre les sources d'émission radioélectriques et prendre des relèvements. La première était une station fixe, installée sur le toit d'un grand immeuble du quartier Ardiya, à l'extrémité sud des faubourgs de Koweït City. Sa parabole était pointée vers le désert.
Les deux autres étaient des stations mobiles, de gros camions avec leurs antennes sur le toit et un groupe électrogène. A l'intérieur de la cabine, maintenue dans l'obscurité, les opérateurs installés devant leurs consoles scrutaient leurs écrans, à la recherche de l'émetteur qu'ils devaient repérer. On leur avait simplement dit que le lieu de l'émission se situerait probablement quelque part dans le désert, entre la ville et la frontière saoudienne.
L'un des camions stationnait près de Jahra, très à l'ouest d'Ardiya, et le deuxième avait été placé près de la côte, sur le terrain de l'hôpital Al-Adan, là où la sœur de l'étudiant en droit avait été violée aux premiers jours de l'invasion. La station d'Al-Adan pouvait faire un relèvement que l'on croiserait avec ceux qu'obtiendraient les deux autres situés plus au nord. Il était alors possible en théorie de déterminer le lieu d'émission à quelques centaines de mètres près.
A la base aérienne d'Ahmadi, là même où avait décollé Khaled Al-Khalifa avec son Skyhawk, un hélicoptère canon de fabrication soviétique, un Hind, stationnait, en alerte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. L'équipage appartenait à l'armée de l'air, concession faite par Rahmani au général commandant l'armée de l'air irakienne. Les spécialistes radio provenaient du contre-espionnage de Rahmani et arrivaient de Bagdad. Il avait choisi sa meilleure équipe.
Le Pr Hadari passa une nuit blanche. Quelque chose l'ennuyait terriblement dans ce que lui avait dit son ami. Il se considérait comme un citoyen loyal envers Israël, il était né dans une vieille famille séfarade qui avait émigré au début du siècle, avec des hommes comme Ben Yehuda ou David Ben Gourion. Lui-même était né dans la banlieue d'Haïfa, à une époque où ce port animé fourmillait encore d'Arabes palestiniens, et il avait appris leur langue à l'école. Il avait eu deux fils, dont l'un était mort bêtement dans une embuscade au Sud-Liban. Il était grand-père de cinq petits-enfants. Qui aurait pu lui reprocher de ne pas aimer son pays ?
Mais il y avait quelque chose qui ne collait pas. Si la guerre devait éclater, de nombreux jeunes gens allaient mourir, comme son Ze'ev, et peu importe qu'ils fussent américains, britanniques ou français. Était-ce bien le moment pour Kobi -Dror de se montrer si vindicatif, d'afficher un chauvinisme de petite puissance ?
Il se leva de bonne heure, paya sa note, fit ses valises et commanda un taxi pour l'aéroport. Avant de quitter l'hôtel, il chercha vaguement une cabine téléphonique dans le hall puis changea d'avis.
A mi-chemin de l'aéroport, il ordonna au chauffeur de quitter la M4 et de lui trouver un téléphone. Pestant contre la perte de temps et les ennuis que cela lui occasionnait, le taxi s'exécuta et finit par dénicher une cabine à un coin de rue dans Chiswick. Hadari avait de la chance. C'est Hilary qui répondit au téléphone, dans leur appartement de Bayswater.
" Attendez une seconde, lui dit-elle, il est tout juste en train de partir. "
Terry Martin prit le combiné.
" Ici Moshe. Terry, je n'ai pas beaucoup de temps. Dis aux gens de chez toi que l'Institut a un agent bien placé à Bagdad. Dis-leur de demander ce qui est arrivé à Jéricho. Au revoir, l'ami.
- Moshe, un instant, vous êtes sûr ? Comment êtes-vous au courant ?
- Ça n'a pas d'importance. Je ne t'ai jamais appelé. Au revoir. "
On avait raccroché. A Chiswick, le vieux professeur remonta dans son taxi et continua son chemin vers Heathrow. Il était tout tremblant à cause de ce qu'il venait de faire. Et comment expliquer à Terry Martin que c'était lui, professeur d'arabe à l'université, qui avait traduit la première réponse qu'ils avaient envoyée à Jéricho, à Bagdad ?
L'appel de Terry Martin surprit Simon Paxman à son bureau de Century House peu après dix heures.
" Un déjeuner ? Désolé, je ne peux pas. Trop de boulot. Demain peut-être, répondît Paxman.
- Trop tard, c'est urgent, Simon. "
Paxman soupira. Son universitaire distingué avait sans doute une nouvelle interprétation d'une phrase prononcée à la radio irakienne, trouvaille qui allait changer la face de la terre.
- C'est toujours non pour le déjeuner. J'ai une conférence importante, ici même. Écoutez, juste un verre. Au Trou-dans-le-mur, c'est un pub en bas du pont de Waterloo, tout près d'ici. Disons midi? Je peux vous accorder une demi-heure, Terry.
- C'est plus qu'il n'en faut. A tout à l'heure ", dit Martin.
Juste après midi, ils s'assirent devant une bière au bar, au milieu du bruit des trains en provenance du sud-ouest et qui se dirigeaient vers le Kent, le Sussex et le Hampshire. Martin, sans révéler sa source, raconta ce qu'il avait appris le matin.
" Bon Dieu, murmura Paxman, car il y avait quelqu'un dans le box à côté. Qui vous a raconté ça ?
- Je ne peux pas le dire. '
- SI, vous devez. '"
- Écoutez, il est arrivé sur un petit nuage. J'ai donné ma parole. C'est un universitaire, un vieil universitaire. Je ne peux pas en dire plus. "
Paxman réfléchissait. Un universitaire qui avait affaire a Terry Martin. Sûrement un autre arabisant. Peut-être quelqu'un qui collaborait avec le Mossad. En tout cas, il fallait qu'il rende compte à Century, et sur l'heure. Il remercia Martin, laissa sa bière et se précipita vers l'immeuble minable qui abritait le Service.
Steve Laing n'avait pas bougé, pour cause de réunion à l'heure du déjeuner. Paxman le prit à part et lui raconta la chose. Laing en référa immédiatement au chef en personne.
Sir Colin, qui n'était pas homme à prononcer un mot de trop, déclara tout net que le général Kobi Dror était décidément " un type impossible ", décommanda son déjeuner, ordonna qu'on lui porte un sandwich à son bureau et gagna le dernier étage. Là, il appela directement sur une ligne extrêmement protégée le juge William Webster, directeur de la CIA.
Il n'était que huit heures trente à Washington, mais le juge avait coutume de se lever aux aurores et il était déjà à son bureau. Il posa une ou deux questions à son collègue britannique sur la source de ses informations, grogna un peu quand il apprit qu'elle était inconnue, mais convint volontiers qu'il s'agissait d'une chose qu'on ne pouvait pas traiter à la légère.
M. Webster en parla à son directeur adjoint aux opérations, Bill Stewart, qui explosa de rage. Ils eurent ensuite une réunion d'une demi-heure avec Chip Barber, chef des opérations pour le Proche-Orient. Barber était encore plus en colère qu'eux, car c'est lui qui s'était trouvé en face du général Dror dans le bureau en haut de la colline, près de Herzlia, et apparemment, c'est à lui qu'on avait menti.
Ils mirent au point ce qu'ils voulaient faire et allèrent en parler au directeur.
Au milieu de l'après-midi, William Webster eut une réunion avec Brent Scowcroft, président du Conseil national de sécurité, et alla rendre compte au président Bush. Webster expliqua ce qu'il voulait et obtint carte blanche.
Il sollicita le concours du secrétaire d'État James Baker et l'obtint immédiatement. Le soir même, le Département d'Etat envoya une demande urgente à Tel-Aviv, laquelle fut remise à son destinataire le lendemain matin, c'est-à-dire seulement trois heures plus tard, compte tenu du décalage horaire.
Le vice-ministre des Affaires étrangères israélien de l'époque était Benyamin Netanyahu, un diplomate grisonnant, élégant et distingué, frère de ce Jonathan Netanyahu qui avait été le seul mort israélien du raid sur l'aéroport d'Entebbe, lorsque les commandos israéliens avaient récupéré les passagers d'un avion de ligne français pris en otage par des terroristes palestiniens et allemands.
Benyamin Netanyahu, sabra de la troisième génération, avait fait une partie de ses études aux États-Unis. Il parlait un anglais impeccable, avec une diction parfaite et c'était un ardent nationaliste. Il était membre du Likoud d'Itzhak Shamir dont il était le porte-parole persuasif auprès des médias occidentaux.
Il arriva le 14 octobre, deux jours plus tard, à l'aéroport Dulles qui dessert Washington, plutôt perplexe sur l'objet de cette invitation urgente. Le Département d'Etat l'avait en effet prié de venir sans délai pour un sujet de la plus haute importance.
Deux heures de conversation avec le secrétaire d'État adjoint Lawrence Eagleburger n'avaient fait qu'ajouter à sa perplexité : la discussion avait consisté en un tour d'horizon sur l'évolution de la situation au Proche-Orient depuis le 2 août. Il sortit de là très déçu et se prépara à reprendre le vol du soir pour rentrer en Israël.
Au moment où il quittait le Département d'État, un employé lui tendit un épais carton d'invitation. La carte était imprimée au nom de son propriétaire qui, d'une élégante écriture, le priait de ne pas quitter Washington sans passer lui faire une petite visite. Le signataire ajoutait qu'il souhaitait parler de quelque chose d'urgent " pour nos deux pays et nos deux peuples ".
Il reconnut la signature. Il connaissait cet homme, son pouvoir et sa fortune. La limousine de son correspondant l'attendait devant la porte. Le ministre israélien décida d'y aller, ordonna à son secrétaire de passer à l'ambassade prendre ses bagages et de le retrouver deux heures plus tard à une adresse qu'il lui indiqua, dans Georgetown. Ils se rendraient ensuite directement à Dulles. Puis il monta dans la limousine.
Il n'avait jamais vu la maison, mais elle était exactement comme il l'avait imaginée, une bâtisse somptueuse dans la partie la plus chic de M. Street, à moins de trois cents mètres du campus de l'université. On le fit entrer dans une bibliothèque lambrissée, remplie de livres et de tableaux de prix. Son hôte se montra quelques instants plus tard. " Mon cher Bibi, merci de m'accorder un peu de ton précieux temps. "
Saul Nathanson à la fois banquier et financier, était extrêmement riche. Sa fortune exacte n'était pas connue et son propriétaire était bien trop raffiné pour l'afficher. Mais les Van Dyck et les Breughel accrochés aux murs n'étaient pas des copies, et les dons qu'il faisait aux bonnes œuvres, y compris en Israël, étaient légendaires.
Il était aussi élégant et grisonnant que le ministre israélien, à ceci près que son costume venait de chez Savile Row à Londres et sa chemise de soie de chez Sulka.
Il invita son visiteur à prendre place dans l'un des deux fauteuils de cuir, devant un feu de bois, et un maître d'hôtel anglais entra, apportant deux verres et une bouteille sur un plateau d'argent.
" J'ai pensé que ceci vous ferait plaisir, cher ami, pendant que nous discutons. "
Le maître d'hôtel servit le vin rouge dans les verres signés Lalique et l'Israélien goûta. Nathanson l'interrogea du regard.
" II est sublime, naturellement, fit Netanyahu. Un château-mouton-Rothschild 61 ne se trouve pas partout et ne s'avale pas d'un trait. " Le maître d'hôtel laissa la bouteille à portée de la main et se retira.
Saul Nathanson était bien trop fin pour aller immédiatement au vif du sujet. Il commença par parler de choses et d'autres. Puis on passa au Proche-Orient. " La guerre va éclater, vous savez, fit-il tristement.
- J'en suis convaincu, approuva Netanyahu.
- Beaucoup de jeunes Américains pourraient bien y laisser la vie, des hommes qui ne méritent pas cela. Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour limiter les pertes à ce qui est humainement faisable, vous ne croyez pas ? Un peu de vin ?
- Je suis parfaitement d'accord avec vous. "
Où voulait-il en venir ? Dans sa candeur, le vice-ministre n'en avait aucune idée. " Saddam, reprit Nathanson en contemplant la flambée, représente une menace. Il faut absolument l'arrêter. Et il menace sans doute plus Israël qu'aucun de ses voisins.
- C'est ce que nous répétons depuis des années. Mais lorsque nous avons bombardé son réacteur nucléaire, les Américains nous ont condamnés. "
Nathanson balaya l'argument d'un geste. " L'administration Carter. C'était stupide, naturellement, et uniquement destiné à la galerie. Nous le savons tous deux, et nous savons plus encore. J'ai un fils qui sert dans le Golfe.
- Je ne le savais pas. J'espère qu'il reviendra sain et sauf. "
Nathanson était sincèrement touché. " Merci, Bibi, merci. Je prie chaque jour pour cela. C'est mon fils aîné, mon seul fils. J'ai simplement le sentiment qu'au point où nous en sommes... nous devons coopérer sans aucune arrière-pensée.
- C'est indiscutable. " L'Israélien avait l'impression désagréable que le ton allait changer.
" II faut limiter les pertes, vous comprenez. C'est pourquoi je vous demande votre aide, Benyamin, pour limiter ces pertes. Nous sommes du même bord, n'est-ce pas ? Je suis américain et juif. "
L'ordre qu'il avait utilisé n'était pas neutre.
" Et moi, je suis israélien et juif ", murmura Netanyahu. Il le dit exprès dans le même ordre. Le financier n'en fut pas étonné.
" Précisément. Mais vous avez été élevé ici, vous comprenez bien... voyons, comment dire... que les Américains peuvent parfois être sensibles à certaines choses. Vous me permettez d'être direct ? "
L'Israélien se sentit soulagé.
" Tout ce qui pourrait limiter un tant soit peu les pertes, la plus petite chose, mes compatriotes et moi-même en serions éternellement reconnaissants à celui qui y aurait contribué. "
Nathanson n'eut pas besoin d'en dire davantage, Netanyahu avait suffisamment de pratique de la diplomatie pour saisir la suite. Si quoi que ce soit augmentait ces pertes, l'Amérique ne l'oublierait pas et sa vengeance pourrait bien être fort désagréable.
" Qu'attendez-vous exactement de moi ? " demanda-t-il.
Saul Nathanson but une petite gorgée de vin en fixant rêveusement les bûches qui se consumaient.
" II semblerait qu'il y ait un homme à Bagdad. Nom de code : Jéricho... "
Lorsqu'il eut terminé, le vice-ministre des Affaires étrangères se précipita à Dulles. Il avait matière à réfléchir.