Chapitre 19
h
Dans son bureau de l'immeuble du Mukhabarat, dans le quartier Mansour, le général de brigade Hassan Rahmani réfléchissait aux événements des dernières vingt-quatre heures, et il était au bord du désespoir.
Que les principaux centres militaires et de production d'armements de son pays soient systématiquement pilonnés par les bombes et les missiles ne le préoccupait pas outre mesure. Ces événements, qu'il avait prévus depuis des semaines, rendaient simplement plus proches le jour de l'invasion américaine et la chute de l'homme de Tikrit.
C'était un événement qu'il avait mis au point, pour lequel il avait œuvré et qu'il attendait avec confiance, mais, en cette mi-février, il ne savait pas exactement ce qui allait arriver. Rahmani avait beau être intelligent, il ne lisait pas dans les boules de cristal. Ce qui le préoccupait davantage, ce matin-là, c'était sa propre survie. Les orages qui s'amoncelaient faisaient qu'il n'était même pas sûr de vivre le jour de la chute de Saddam Hussein.
La veille à l'aube, le bombardement des installations nucléaires d'Al-Qubai, si habilement camouflées que personne n'avait jamais cru possible qu'on puisse les découvrir, avait fortement secoué l'élite au pouvoir à Bagdad.
Quelques minutes après le départ des bombardiers britanniques, les artilleurs survivants avaient pris contact avec Bagdad pour rendre compte de l'attaque dont ils avaient été l'objet. Après avoir entendu leur récit, le Dr Jaafar Al-Jaafar avait sauté dans sa voiture et s'était rendu immédiatement sur-les lieux pour évaluer l'état de ses installations et de son personnel. L'universitaire était fou de rage et, à midi, s'était plaint amèrement auprès de Hussein Kamil sous l'autorité duquel se trouvait le ministère de l'Industrie et de l'Industrialisation militaire, et sur qui reposait l'intégralité du programme nucléaire.
Voilà un programme, avait hurlé le petit scientifique au .gendre de Saddam Hussein, qui avait coûté à lui seul huit milliards de dollars sur un total de cinquante consacrés en dix ans aux dépenses d'équipement militaire. Et à la veille du triomphe, tout était détruit. L'Etat n'était-il donc pas capable d'offrir un minimum de protection à ses serviteurs, etc. ?
Le physicien irakien avait beau mesurer à peine plus d'un mètre cinquante et avoir une carrure de moustique, il pesait lourd en termes d'influence et ses protestations étaient remontées très haut. Tout piteux, Hussein Kamil avait rendu compte à son beau-père qui s'était mis lui aussi dans une colère noire.
Les techniciens abrités sous le sol n'avaient pas seulement survécu, ils avaient réussi à s'enfuir, car l'usine était équipée d'un étroit tunnel qui menait à cinq cents mètres de là dans le désert et conduisait à un puits cylindrique muni d'une échelle verticale scellée dans le mur. Le personnel s'était échappé par cette voie, mais il avait été impossible d'évacuer le matériel par le même chemin.
L'ascenseur principal utilisé comme monte-charge était réduit à l'état de monceau de ferrailles tordues jusqu'à dix mètres sous terre et le remettre en état aurait pris des semaines - des semaines que l'Irak n'avait plus devant elle, pensait Hassan Rahmani.
Si les choses en étaient restées là, Rahmani aurait simplement été soulagé, car il se faisait énormément de souci depuis cette réunion qui s'était tenue au palais avant le début des bombardements, lorsque Saddam avait révélé l'existence de " son " engin.
Ce qui inquiétait maintenant Rahmani, c'était l'état épouvantable dans lequel se trouvait à présent le chef de l'État. Izzat Ibrahim, le vice-président, l'avait appelé la veille un peu après midi, et le chef du contre-espionnage n'avait encore jamais vu le confident le plus proche de Saddam dans un état pareil.
Ibrahim lui avait dit que le Raïs était hors de lui, et, lorsque cela arrivait, le sang coulait. C'était la seule chose susceptible de calmer l'homme de Tikrit. Le vice-président lui avait donc expliqué sans ambages qu'on attendait de lui, Rahmani, qu'il rapporte des résultats, et vite. " Mais, avait-il demandé à Ibrahim, à quelle sorte de résultats fais-tu allusion ?
- Trouve tout seul, avait hurlé Ibrahim, comment ils ont été mis au courant. "
Rahmani avait pris contact avec des amis qu'il avait dans l'armée et qui avaient parlé à leurs artilleurs. Les rapports étaient surprenants sur un point. Le raid britannique n'avait mis en œuvre que deux avions. Il y en avait deux autres plus haut, mais on supposait que c'étaient des chasseurs de protection. En tout cas, il était certain qu'ils n'avaient pas lâché de bombes.
Sur la recommandation de l'armée, Rahmani était allé trouvé les responsables des opérations de l'armée de l’air, bureau plans. Leur point de vue, et plusieurs d'entre eux avaient été formés en Occident, était qu'aucun objectif présentant une réelle valeur militaire n'était jamais traité par un raid de deux avions. C'était tout bonnement impossible. Donc, raisonnait Rahmani, si les Britanniques ne croyaient pas que cette installation était un dépôt de vieilles voitures, que croyaient-ils que c'était ? La réponse était probablement entre les mains des deux aviateurs abattus. Personnellement, il aurait aimé conduire les interrogatoires, convaincu qu'en utilisant des hallucinogènes il les aurait fait parler pendant des heures, et qu'ils lui auraient dit la vérité.
L'armée lui avait confirmé que le pilote et le navigateur avaient été capturés dans le désert moins de trois heures après le raid. L'un d'eux avait une cheville brisée. Malheureusement, un détachement de l'AMAM avait fait preuve d'une célérité inaccoutumée et les avait embarqués. Personne ne discutait avec l'AMAM. Ainsi, les deux Britanniques se trouvaient maintenant entre les mains d'Omar Khatib, et qu'Allah prenne pitié d'eux.
Privé de la chance qui se serait offerte à lui de briller en annonçant les renseignements tirés des aviateurs, Rahmani savait seulement qu'il lui fallait trouver autre chose. Mais la question était : quoi ?
La seule chose qui importait était ce que le Raïs désirait. Et que désirait-il ? Un complot. On allait donc lui trouver un complot. L'élément clé était celui qui avait transmis l'information.
Il décrocha son téléphone et appela le major Mohsen Zayeed, le chef de son département Sigint, les hommes chargés d'intercepter les transmissions radio. Il fallait qu'ils causent un peu.
La petite ville d'Abu Ghraib se trouve à trente kilomètres à l'ouest de Bagdad. Elle ne présente aucun intérêt particulier et pourtant son nom est connu, bien qu'on n'en parle rarement en Irak. En effet, Ghraib abrite une grande prison, utilisée exclusivement pour les interrogatoires et l'incarcération des prisonniers politiques. C'est pourquoi elle est dirigée, non par la Direction nationale des prisons, mais par la police secrète, l'AMAM.
A l'instant même où Hassan Rahmani appelait son expert Sigint, une longue Mercedes noire s'approchait du portail à double battant de la prison. En reconnaissant son occupant, .deux gardiens se précipitèrent à la porte et l'ouvrirent toute grande. Juste à temps - le passager de la voiture était capable de faire preuve d'une brutalité glaciale envers ceux qui lui causaient le moindre retard.
La voiture franchit l'entrée et les vantaux se refermèrent. La silhouette dans la voiture ne fit pas le moindre geste ou signe de tête à l'intention des gardiens.
La voiture s'arrêta au bas des marches qui menaient au bâtiment principal et un autre gardien se précipita pour ouvrir la porte arrière.
Le général de brigade Omar Khatib monta les escaliers quatre à quatre, très élégant dans son uniforme coupé sur mesure. Tout le long du trajet, les portes s'ouvraient devant lui à la hâte. Son aide de camp, un jeune officier, portait sa mallette. Pour se rendre à son bureau, Khatib prit l'ascenseur jusqu'au cinquième et dernier étage. Lorsqu'il fut seul, il commanda un café turc et se mit à feuilleter ses papiers, les rapports du jour qui relataient en détail les informations arrachées aux gens qui se trouvaient dans le sous-sol.
Derrière sa façade impassible, Omar Khatib se faisait autant de souci que son collègue de Bagdad, qu'il haïssait autant que l'autre le détestait.
Contrairement à Rahmani qui, avec son éducation à moitié britannique, sa pratique des langues étrangères et son allure cosmopolite, faisait un suspect idéal, Khatib possédait un atout fondamental : il était originaire de Tikrit. Tant qu'il faisait ce que lui avait ordonné le Raïs, et qu'il le faisait parfaitement, assurant un flot de confessions suffisant pour apaiser la paranoïa inassouvissable de son maître, il était tranquille.
Mais les dernières vingt-quatre heures avaient été troublantes. Lui aussi avait reçu un coup de fil la veille, mais du gendre, Hussein Kamil. Comme Ibrahim l'avait fait avec Rahmani, Kamil lui avait fait part de la rage du Raïs après le bombardement d'Al-Qubai et exigeait des résultats.
Contrairement à Rahmani, Khatib détenait les deux aviateurs britanniques. D'un côté, c'était un avantage, mais de l'autre, c'était aussi un piège. Le Raïs voudrait savoir, et vite, comment les aviateurs avaient été informés de leur mission avant le décollage - ce que les alliés savaient exactement de ce qui se passait à Al-Qubai et comment ils l'avaient appris.
C'était à lui, Khatib, d'obtenir ces renseignements, et ses hommes avaient travaillé au corps les deux aviateurs pendant quatorze heures, depuis sept heures du soir la veille, lorsqu'ils étaient arrivés à Abu Ghraib. Pour le moment, ces imbéciles tenaient bon.
De la cour située sous sa fenêtre provenaient des sifflements, des bruits de coups et des gémissements. Khatib fronça le sourcil d'étonnement, puis se rasséréna en se souvenant de quoi il s'agissait.
Dans la cour intérieure sous sa fenêtre, un Irakien était pendu par les poignets à la barre transversale d'une croix, les orteils à dix centimètres au-dessus du sol. A côté était posé un seau rempli d'eau salée qui avait été claire, mais était rosé sombre maintenant.
Tant qu'on ne leur avait pas donné l'ordre de cesser, tous les gardiens ou soldats qui traversaient la cour prenaient l'une des deux cannes posées dans le seau et en appliquaient un grand coup dans le dos de l'homme suspendu là, entre la nuque et les genoux. Sous une guérite, un caporal surveillait l'exécution de la consigne.
Cet idiot était un marchand qui avait été surpris à traiter le Président de fils de putain et qui apprenait, mais un peu tard, le respect que devaient les citoyens au Raïs. Le plus étonnant était qu'il soit encore là. Voilà qui montrait une fois de plus la résistance incroyable de ces gens du peuple. Le marchand avait déjà enduré cinq cents coups, ce qui constituait un record impressionnant. Il serait mort avant le millième - personne n'en avait jamais supporté mille - mais c'était tout de même intéressant. Autre chose intéressante, l'homme avait été dénoncé par son fils âgé de dix ans. Omar Khatib savoura une gorgée de café, dévissa le capuchon de son stylo en or et se pencha sur ses papiers.
Une demi-heure plus tard, quelqu'un frappa un petit coup à la porte. " Entrez ! " cria-t-il, et il leva les yeux pour voir qui arrivait. Il avait besoin de bonnes nouvelles, et un seul homme pouvait entrer ainsi chez lui sans passer par l'aide de camp qui se tenait dehors.
L'homme qui entra était un grand gaillard que sa mère elle-même n'aurait pas pu trouver joli garçon. Son visage était profondément marqué par la variole contractée lorsqu'il était petit et deux cicatrices circulaires lui restaient de kystes qu'on lui avait enlevés. Il ferma la porte et resta planté là au garde-à-vous, attendant qu'on lui adresse la parole.
Bien qu'il ne fût que sergent, ses insignes ne disaient rien de son importance réelle : c'était l'un des rares êtres pour lesquels le général de brigade ressentait un certain sentiment de camaraderie. De tous les hommes employés dans la prison, le sergent Ali était le seul qui ait le droit de s'asseoir en sa présence, à condition toutefois d'y avoir été invité.
Khatib lui montra un siège et lui offrit une cigarette. Le sergent l'alluma, en tira une bouffée et remercia d'abondance. Il faisait un boulot épuisant, et une petite pause cigarette était la bienvenue. La raison pour laquelle Khatib tolérait une familiarité pareille de la part d'un nomme de rang si inférieur était qu'il éprouvait une admiration sincère pour Ali.
En toutes choses, Khatib tenait l'efficacité en haute estime et son homme de confiance ne l'avait jamais déçu. Calme, méthodique, bon époux et bon père, Ali était un vrai professionnel.
" Alors ? demanda-t-il.
- Le navigateur est sur le point de craquer, mon général. Le pilote... " II haussa les épaules. " Une heure ou un peu plus.
- Laisse-moi te rappeler qu'il faut les briser tous les deux, Ali. Je veux qu'il n'en reste rien. Et leurs histoires doivent concorder. Le Raïs en personne compte sur nous.
- Peut-être que vous devriez venir, mon général. Je crois que vous aurez la réponse dans dix minutes. Le navigateur pour commencer, et quand le pilote le saura, il suivra dans la foulée.
- Très bien. "
Khatib se leva et le sergent lui tint la porte ouverte. Ils descendirent ensemble jusqu'au sous-sol où l'ascenseur s'arrêta. Un étroit passage menait à l'escalier qui conduisait plus bas. Le long de ce passage, il y avait des portes en acier, et derrière ces portes, mijotant dans leurs excréments, sept aviateurs américains, quatre Britanniques, un Italien et un pilote de Skyhawk koweïtien.
Deux autres cellules occupaient le niveau inférieur et elles étaient toutes deux occupées. Khatib jeta un coup d'œil par le judas de la première.
Une seule ampoule nue éclairait brillamment la cellule, aux murs couverts d'excréments et de sang séché. Au centre, sur une chaise de bureau en plastique, un homme était assis, complètement nu, la poitrine couverte de vomi, de sang et de salive. Il avait les mains attachées dans le dos et une cagoule sans aucun orifice lui couvrait le visage.
Deux hommes de l'AMAM portant des combinaisons identiques à celle du sergent Ali se tenaient debout de chaque côté de la chaise. Ils caressaient un long tube en plastique rempli de goudron. Ce produit ajoute de la masse sans diminuer la souplesse. Ils s'étaient un peu reculés, le temps d'une pause. Avant cela, ils s'étaient apparemment concentrés sur les tibias et les genoux qui avaient viré au bleu jaune.
Khatib approuva d'un hochement de tête et passa à la porte suivante. A travers le trou, il vit que le second prisonnier n'était pas masqué. L'un de ses yeux était complètement fermé ; la chair déchiquetée de l'arcade sourcilière et de la joue ne formait plus qu'une bouillie de sang séché. Quand il ouvrit la bouche, on vit les emplacements béants de deux dents cassées et une écume de sang sortit de ses lèvres écrabouillées.
" Tyne, murmura-t-il, Nicholas Tyne. Lieutenant. Cinq-Zéro-Un-Zéro-Neuf-Sîx-Huit.
- C'est le navigateur ", souffla le sergent. Khatib lui répondit de la même voix : " Qui parmi nos hommes parle anglais ? " Ali montra d'un geste celui qui était à gauche. " Fais-le sortir. "
Ali entra dans la cellule du navigateur et revint avec l'un des tortionnaires. Khatib s'entretint avec lui en arabe. L'homme fit un signe de tête, revint dans la cellule et mit une cagoule sur la tête du navigateur. Quand ce fut fait, Khatib les autorisa à ouvrir les portes des deux cellules.
L'homme qui parlait anglais se pencha vers la tête de Nicholas Tyne et lui parla à travers le tissu. Il parlait anglais avec un fort accent, mais c'était compréhensible.
" Très bien, lieutenant, c'est bon. Pour vous, c'est terminé, il n'y aura pas d'autre punition. "
Le jeune navigateur comprit ce qu'on lui disait. Son corps sembla se détendre de soulagement.
" Mais ton ami, il n'a pas autant de chance. Il est en train de mourir. Alors, on peut l'emmener à l'hôpital - il aura des chemises blanches toutes propres, des médecins, tout ce dont il a besoin. Ou bien on peut finir le travail. C'est à toi de choisir. Quand tu auras parlé, on s'arrête et on l'emmène d'urgence à l'hôpital. "
Khatib fit un signe de tête au sergent Ali, à l'autre bout du couloir, et le sergent pénétra dans l'autre cellule. Par la porte ouverte, on entendait les coups des tuyaux en plastique qui pleuvaient sur une poitrine nue. Le pilote se mit à hurler.
" D'accord, c'étaient des obus, cria Nicholas Tyne par-dessous sa cagoule. Arrêtez, bande de salauds, c'était un dépôt de munitions, des obus chargés de gaz de combat... "
Les coups cessèrent. Ali sortît de la cellule du pilote en soufflant bruyamment.
" Vous êtes un génie, sayidi général. "
Khatib haussa les épaules en prenant un air modeste.
" Ne sous-estime jamais la sentimentalité des Anglais et des Américains, dit-il à son élève. Va chercher les interprètes, extrais tous les détails, jusqu'au dernier. Quand tu auras les minutes, apporte-les à mon bureau. "
De retour dans son sanctuaire, le général Khatib téléphona à Hussein Kamil. Une heure plus tard, Kamil le rappelait. Son beau-père était ravi. On allait convoquer une réunion, probablement ce soir. Omar Khatib devait se tenir prêt à y répondre.
Ce soir-là, Karim s'était remis à taquiner Edith, gentiment et sans aucune malice. Cette fois, c'était à propos de son travail. " Et tu n'en as jamais assez de la banque, chérie ?
- Non, c'est un travail intéressant. Pourquoi me demandes-tu cela ?
- Oh, je ne sais pas. Mais je n'arrive pas à comprendre comment tu peux trouver cela intéressant. Pour moi, ce serait la chose la plus ennuyeuse du monde.
- Eh bien, ce n'est pas le cas.
- Très bien, alors qu'a-t-il de si intéressant ?
- Tu sais, tenir les comptes à jour, faire des placements, tout ça. C'est un travail important.
- Un travail idiot, tu veux dire. Passer sa vie à dire " Oui monsieur ", " Non monsieur ", " Naturellement monsieur ", à des tas de gens qui entrent et qui sortent pour déposer un chèque de cinquante schillings ! Quel ennui ! "
II était couché sur le dos. Elle s'approcha pour venir s'allonger à côté de lui et passa les bras autour de ses épaules. Elle aimait l'enlacer ainsi.
" Tu sais que tu es quelquefois complètement cinglé, Karim. Mais je t'aime comme ça. La Banque Winkler n'est pas une banque de dépôt, c'est une banque d'investissement.
- Et quelle est la différence ?
- Nous n'avons pas de comptes courants, de clients avec un numéro de compte qui vont et qui viennent. Ce n'est pas comme cela que ça marche.
- Donc, puisque vous n'avez pas de clients, vous n'avez pas d'argent.
- Bien sûr que nous avons de l'argent, mais sur des comptes de dépôt.
- J'en ai jamais eu, fit Karim. Juste un petit compte courant, et de toute façon, je préfère le liquide.
- Tu ne peux pas avoir de liquide quand il s'agit de millions. Les gens te le voleraient. Alors, tu le déposes à la banque et tu investis.
- Tu veux dire que le vieux Gemutlich manipule des millions ? Qui appartiennent à d'autres gens ?
- Oui, des millions et des millions. t
- En schillings ou en dollars ?
- En dollars, en livres, oui, des millions et des millions.
- Eh bien, moi, je ne leur ferais pas confiance pour s'occuper de mon argent. "
Elle s'assit, sincèrement choquée.
" Herr Gemutlich est d'une honnêteté totale. Il ne songerait même pas une seule seconde à faire une chose pareille.
- Lui peut-être, mais quelqu'un d'autre. Ecoute... admettons que je connaisse quelqu'un qui possède un compte à la Banque Winkler. Il s'appelle Schmitt. Un jour, j'entre et je dis : bonjour, Herr Gemutlich, je m'appelle Schmitt et j'ai un compte chez vous. Il regarde dans son registre et me répond : oui, c'est exact. Alors je lui dis : je voudrais retirer tout ce que j'ai dessus. Quand le vrai Schmitt se pointe, il ne reste rien. Voilà pourquoi je préfère le liquide. "
Elle éclata de rire devant tant de naïveté et se recoucha contre lui en jouant avec le lobe de son oreille.
" Ça ne marcherait pas. Herr Gemutlich connaîtrait sans doute ton précieux Schmitt. Et de toute façon, il faudrait qu'il prouve qui il est.
- On peut truquer des passeports. Ces maudits Palestiniens le font sans arrêt.
- Et il lui faudrait une signature, dont il aurait le double.
- Alors, je m'entraînerais à imiter la signature de Schmitt.
- Karim, je crois que tu finiras dans la peau d'un criminel, un de ces jours. Tu es méchant. "
Ils éclatèrent tous deux d'un grand rire bête à cette idée.
" De toute façon, si tu es étranger et si tu vis à l'étranger, tu aurais sans doute un compte numéroté. Ils sont impossibles à violer. "
II s'appuya sur son coude et la regarda de haut en bas, le sourcil froncé.
" Qu'est-ce que c'est que ça ?
- Un compte numéroté ?
- Mm. "
Elle lui expliqua comment cela fonctionnait.
" Mais c'est complètement dingue, finit-il par exploser lorsqu’elle eut terminé. N'importe qui pourrait se pointer et prétendre qu'il en est propriétaire. Si Gemütlich n'a jamais vu le vrai titulaire...
- II existe des procédures d'identification, imbécile. Des codes très complexes, des méthodes particulières pour écrire les lettres, certaines façons de faire sa signature - toutes sortes de choses pour vérifier que cette personne est le vrai propriétaire. Tant que tu ne réponds pas à toutes ces conditions, Herr Gemütlich ne bouge pas. Donc un abus d'identité est impossible.
- Il faut qu'il ait une mémoire du tonnerre de Dieu.
- Mais tu es vraiment trop bête. Tout est couché par écrit. Tu m'emmènes dîner ?
- Tu crois vraiment que tu le mérites ?
- Tu sais très bien que oui.
- D'accord, mais je veux d'abord un hors-d’œuvre. "
Elle ne comprenait pas.
" D'accord, commande. "
II tendit le bras, attrapa la ceinture de sa petite culotte et la tira vers le lit avec son doigt. Elle riait de plaisir. Il roula sur elle et se mit à l'embrasser. Tout à coup, il s'arrêta. Elle avait l'air inquiet.
" Je sais ce que je devrais faire, lui souffla-t-il. Je devrais louer les services d'un briseur de coffre-fort, casser le coffre du vieux Gemütlich et jeter un coup d'œil aux codes. Alors, je pourrais me tirer avec la caisse. "
Elle éclata de rire, soulagée : il n'avait pas changé d'avis, il avait toujours envie de faire l'amour.
" Ça ne marcherait pas. Mm. Refais-moi ça.
- Si, ça marcherait.
- Aaaah. Non, ça ne marcherait pas.
- Si, ça marcherait. Il y a tout le temps des coffres qui se font ouvrir. On lit ça dans les journaux tous les jours. "
Elle laissa sa main descendre " en bas " et ses yeux s'arrondirent.
" Oh, tout ça pour moi ? Tu es adorable, tu es fort, Karim, et je t'aime. Mais le vieux Gemütlich, comme tu l'appelles, est un peu plus intelligent que toi... "
Une minute plus tard, elle ne se souciait plus de savoir si ce Gemütlich était futé ou pas.
Tandis que l'agent du Mossad faisait l'amour à Vienne, Mike Martin disposait son antenne car minuit approchait et on allait changer de jour - on ne serait plus le 11 mais le 12. L'Irak n'avait plus que huit jours avant l'invasion prévue pour le 20 février. Au sud de la frontière, la zone nord du désert saoudien était occupée par la plus grosse concentration jamais vue d'hommes et d’'armes, de canons, de chars et de réserves entassées dans un espace aussi réduit depuis la Seconde Guerre mondiale.
Le matraquage aérien se poursuivait, encore que la plupart des objectifs figurant sur la liste initiale du général Horner aient reçu de la visite, quelquefois à deux reprises et même davantage. Malgré l'introduction d'objectifs nouveaux créés par l'attaque des Scud contre Israël, le plan avait retrouvé sa forme initiale. Toutes les usines connues de fabrication d'armes de destruction massive avaient été pulvérisées, et cela incluait douze nouveaux sites qui figuraient sur la liste fournie par Jéricho.
L'armée de l'air irakienne avait pratiquement cessé d'exister en tant qu'outil opérationnel. Lorsqu'ils avaient essayé de s'opposer aux Eagle, Hornet, Tomcat, Falcon, Phantom et Jaguar des alliés, ses chasseurs étaient rarement rentrés à leur base. Et à la mi-février, ils n'essayaient même plus. La crème de la chasse et des chasseurs bombardiers avaient été délibérément envoyés en Iran, où ils avaient été immédiatement saisis. D'autres avaient été détruits dans leurs abris protégés ou réduits en pièces s'ils s'étaient fait prendre à l'air libre.
Au plus haut niveau de la hiérarchie, les chefs alliés ne pouvaient pas comprendre comment Saddam avait bien pu choisir d'envoyer l'élite de son aviation chez son vieil adversaire. La raison en était qu'il attendait fermement le jour où tous les pays de la région seraient contraints de plier le genou devant lui. Il récupérerait alors son aviation de combat.
A cette époque, il n'y avait pratiquement plus un pont intact dans tout le pays, ni une centrale électrique en état de marche.
A la mi-février, l'effort aérien des alliés fut réorienté contre l'armée irakienne au sud du Koweït et sur la frontière.
Depuis la frontière saoudienne est-ouest jusqu'à l'autoroute Bagdad-Bassorah, les Buff pilonnaient l'artillerie, les chars, les batteries de lance-missiles et les positions d'infanterie. Les Thunderbolt A-10 américains, surnommés " les phacochères " à cause de leur grâce en vol, faisaient ce pour quoi ils avaient été conçus : détruire des chars. Les Eagle et les Tornado s'étaient également vu attribuer cette mission de " plieurs de chars ".
Ce que les généraux alliés de Riyad ne savaient pas, c'est que quarante usines importantes consacrées à la production d'armes de destruction massive étaient toujours cachées sous le désert ou dans la montagne, et que les bases aériennes de la Sixco étaient toujours intactes.
Depuis que l'usine d'Al-Qubai avait été ensevelie sous les décombres, l'humeur était plus légère chez les quatre généraux qui savaient ce qu'elle contenait réellement, de même que chez les hommes de la CIA et du SIS présents à Riyad.
Cette bonne humeur transparaissait dans le bref message reçu ce soir-là par Mike Martin. Ses contrôleurs à Riyad commençaient en l'informant du succès de la mission malgré la perte d'un Tornado. Le message continuait en le félicitant d'être resté à Bagdad et pour l'ensemble de la mission. Enfin, on lui indiquait qu'il restait encore une petite chose à faire. Il allait falloir transmettre un dernier message à Jéricho, pour lui dire que les alliés lui étaient très reconnaissants, que tout l'argent lui avait été payé, et que les contacts seraient repris après la guerre. Cela fait, indiqua-t-on à Martin, il pourrait regagner l'Arabie Saoudite avant que cela devienne vraiment trop risqué.
Martin rangea son matériel, le remit dans sa cachette sous le sol et déplia son lit pour se coucher. Intéressant, se disait-il, les troupes ne vont pas venir jusqu'à Bagdad. Et alors, Saddam, n'était-ce pas lui l'objet de toute la manœuvre ? Quelque chose avait changé.
S'il avait su ce qui se disait à la réunion qui se déroulait au quartier général du Mukhabarat à moins de cinq cents mètres de là, Mike Martin aurait eu le sommeil moins paisible.
En matière de compétence technique, il existe quatre degrés : compétent, très bon, brillant et " surdoué ". Cette dernière catégorie va bien au-delà de la seule compétence, dans une zone où la compétence technique est associée à une sorte d'intuition, d'instinct animal, de sixième sens, une compréhension intime des choses et des êtres qui ne s'apprend pas dans les livres.
En matière de radiocommunications, le major Mohsen Zayeed appartenait à cette catégorie des " surdoués ". Très jeune, avec des lunettes rondes qui lui donnaient l'air d'un étudiant trop sérieux, Zayeed vivait, mangeait, dormait en ne s'occupant que d'une seule chose - la technique radio. Sa chambre était remplie des dernières revues occidentales, et lorsqu'il découvrait un nouveau composant qui pouvait augmenter l'efficacité de son service, chargé des interceptions, il le réclamait. Comme il estimait énormément l'homme, Hassan Rahmani essayait de le lui obtenir.
Peu après minuit, les deux hommes étaient assis dans le bureau de Rahmani.
" Des progrès ? demanda Rahmani.
- Je crois que oui, répondit Zayeed. Il est ici, d'accord, aucun doute là-dessus. Le problème, c'est qu'il fait des émissions extrêmement brèves qu'il est pratiquement impossible d'intercepter. Ça va trop vite. Enfin, presque trop vite. Avec du talent et de la patience, on peut en trouver une par chance, même si les émissions ne durent que quelques secondes.
- Il vous faut encore combien de temps ?
- Eh bien, j'ai réduit les fréquences probables à une étroite fenêtre dans la bande VHP, ce qui facilite déjà la vie. Voici plusieurs jours, j'ai eu de la chance. Nous étions en train de surveiller une bande étroite, à tout hasard, et il a émis. Écoutez. "
Zayeed sortit un magnétophone et appuya -sur la touche " marche ". Un brouhaha de sons divers emplit le bureau. Rahmani avait l'air perplexe. " C'est ça ?
- Naturellement, c'est crypté.
- Naturellement, fit Rahmani. Et vous pourriez le décrypter ?
- La réponse est presque certainement non. Le cryptage est fait par une puce de silicium, équipée avec un circuit microélectronique très complexe.
- On ne peut pas le décrypter ? " Rahmani n'y comprenait plus rien. Zayeed vivait dans son monde à lui, parlait son langage à lui. Et en ce moment, il faisait de gros efforts pour tenter d'être plus compréhensible pour son chef.
" II ne s'agit pas d'un code. Pour transformer ce grésillement et retrouver le message initial, il faudrait posséder la même puce de silicium. Il y a des centaines de millions de combinaisons possibles.
- Alors, quel est l'intérêt ?
- L'intérêt, mon général, c'est que j'ai fait un relèvement. " Hassan Rahmani se pencha en avant, tout excité. " Un relèvement ?
- Le second. Et devinez quoi ? Ce message a été émis au milieu de la nuit, trente heures avant le bombardement d'Al-Qubai. Mon hypothèse, c'est que ce message contenait des détails sur l'usine nucléaire. Et il y a plus.
- Continuez.
- II est ici.
- Ici, à Bagdad ? "
Le major Zayeed sourit et hocha affirmativement la tête. Il avait gardé le meilleur pour la fin. Il voulait savourer son petit effet.
" Non, mon général, ici, dans le quartier de Mansour. Et je pense même qu'il est dans un carré de deux kilomètres de côté. "
Rahmani réfléchissait à toute allure. Il approchait du but. Le téléphone sonna. Il écouta quelques secondes, raccrocha et se leva.
" Je suis convoqué. Une dernière chose. Combien d'interceptions vous faudrait-il encore pour que vous le localisiez précisément ? Un bloc de maisons, ou même une maison ?
- Avec de la chance, une seule. Il est possible que je ne l'intercepte pas la première fois, mais si j'y arrive, je pense que je pourrai le trouver. Je prie le ciel qu'il envoie un long message. Dans ce cas, je pourrai vous donner un carré de cent mètres de côté. "
Rahmani avait du mal à respirer quand il descendit pour prendre sa voiture.
Ils arrivèrent à la réunion convoquée par le Raïs dans deux minibus aux fenêtres aveugles. Les sept ministres arrivèrent dans le premier, les six généraux et les trois responsables des services de renseignements dans le second. Aucun d'eux ne vit où ils allaient et, de l'autre côté de son rideau, le chauffeur se contenta de suivre un motard.
Les neuf hommes du second minibus ne furent autorisés à descendre que lorsque leur véhicule se fut arrêté dans une cour fermée. Le trajet avait duré quarante-cinq minutes, ils avaient fait des détours. Rahmani estima qu'ils se trouvaient à la campagne, à environ quarante kilomètres de Bagdad. On n'entendait aucun bruit de circulation, et les étoiles au-dessus de leurs têtes éclairaient faiblement la silhouette vague d'une grande villa aux fenêtres aveugles.
Les sept ministres attendaient déjà dans le grand salon. Les généraux prirent les places qu'on leur désigna et s'assirent en silence. Les gardes montrèrent au Dr Ubaidi, du renseignement à l'étranger, à Rahmani, du contre-espionnage, et à Omar Khatib, de la police secrète, trois sièges qui faisaient face à un grand fauteuil rembourré réservé au Raïs lui-même.
L'homme qui les avait convoqués entra quelques minutes plus tard. Ils se levèrent avec un bel ensemble, et il leur fit signe de s'asseoir. Pour certains d'entre eux, cela faisait trois semaines qu'ils n'avaient pas vu le Président. Il semblait fatigué, les valises sous ses yeux et les bajoues étaient plus marquées.
Saddam Hussein entra dans le vif du sujet sans aucun préambule. Il y avait eu un raid de bombardement - ils étaient tous au courant, même ceux qui, avant le raid, ignoraient l’existence d'Al-Qubai. L'endroit était si secret que moins d'une douzaine de personnes en Irak connaissaient son emplacement exact. Et pourtant, il avait été bombardé. Personne ne l'avait visité, à part les plus hauts dignitaires et quelques techniciens spécialisés. Ces visites avaient lieu dans des voitures aux vitres masquées, et il avait pourtant été bombardé.
Il y eut un silence dans la pièce, le silence de la peur. Les généraux, Radi pour l'infanterie, Kadiri pour les blindés, Ridha pour l'artillerie et Musuli pour le corps du génie, et les deux autres, la garde républicaine et le chef d’état-major, regardaient fixement le tapis à leurs pieds.
" Notre camarade, Omar Khatib, a interrogé les deux aviateurs britanniques, commença le Raïs. Il va maintenant expliquer ce qui s'est passé. "
Personne ne regardait le Raïs, mais tous les yeux se fixèrent sur la silhouette maigre comme un fil de fer d'Omar Khatib. Le Tourmenteur fixa les yeux à mi-poitrine du chef de l'État qui lui faisait face de l'autre côté de la pièce.
Les aviateurs avaient parlé, dit-il sobrement. Ils avaient tout craché. Le chef de leur escadron leur avait expliqué que des appareils alliés avaient vu des camions, des camions militaires, qui entraient et sortaient d'un certain dépôt de vieilles voitures. Sur cette base, les Fils de Chiens avaient eu l'impression que l'endroit cachait un dépôt de munitions et, plus précisément, d'obus chimiques. L'objectif n'avait pas reçu un haut degré de priorité et on pensait qu'il n'était pas défendu contre les attaques aériennes. En conséquence, on n'avait affecté que deux avions à la mission avec deux autres appareils plus haut pour marquer la cible. Aucun appareil de protection n'avait été prévu pour détruire les moyens de défense antiaériens, parce qu'on croyait qu'il n'y en avait pas. Le pilote et le navigateur ne savaient rien d'autre.
Le Raïs fit un signe du menton en direction du général Farouk Ridha.
" Vrai ou faux, Rafeek ?
- Il est normal, Sayidi Raïs, répondit l'homme qui commandait l'artillerie et les rampes de lancement Sam, il est normal pour eux d'envoyer d'abord des chasseurs pour détruire les moyens de défense antiaériens, puis les bombardiers pour détruire l'objectif. Ils agissent toujours ainsi. Si l'objectif reçoit un haut degré de priorité, on n'a encore jamais vu deux avions seulement et pas de soutien. "
Saddam médita la réponse, ses yeux sombres ne dévoilaient rien de ses pensées. Cela faisait partie du pouvoir qu'il exerçait sur ces hommes : ils ne savaient jamais exactement comment il allait réagir. " Y a-t-il une chance, Rafeek Khatib, que ces deux hommes aient pu te cacher quelque chose, qu'ils en sachent plus que ce qu'ils t'ont dit ?
- Non, Raïs, nous les avons... persuadés de coopérer à fond.
- Alors, c'est la fin de l'affaire ? demanda tranquillement le Raïs. Ce raid n'était qu'un malheureux coup du hasard ? "
Tous les assistants hochèrent la tête. Le hurlement les fit sursauter.
" Faux ! Vous avez tout faux. "
La voix se calma instantanément et devint un murmure, mais la crainte était distillée. Il savait tous que ce ton doux pouvait précéder la plus terrible des révélations, la plus sauvage des punitions.
" II n'y a jamais eu de camions, de camions militaires. C'est une fausse excuse qu'on a donnée aux pilotes pour le cas où ils seraient capturés. Mais il y a autre chose, n'est-ce pas ? "
La plupart d'entre eux transpiraient, malgré la climatisation. Cela avait toujours été ainsi, depuis l'aube de l'histoire, lorsque le tyran de la tribu convoquait ses sujets dans l'antre du sorcier. Toute la tribu s'asseyait en tremblant, à l'idée que le bâton de commandement allait peut-être le désigner.
" II y a eu un complot, murmura le Raïs. Il y a eu un traître. Quelqu'un a trahi, et il conspire contre moi. "
II garda le silence plusieurs minutes d'affilée, les laissant tous trembler. Lorsqu'il reprit la parole, ce fut pour s'adresser aux trois hommes assis en face de lui. " Trouvez-le. Trouvez-le et amenez-le-moi. Il apprendra comment on punit de tels crimes. Lui et toute sa famille. "
Puis il quitta la pièce, suivi de son garde du corps. Les seize hommes n'osaient pas se regarder, ni rencontrer le regard des autres. Il allait y avoir un sacrifié. Personne ne savait qui ce serait. Chacun craignait pour soi-même, pour une remarque faite au hasard, peut-être même moins.
Quinze des participants se tenaient à l'écart du seizième, le chasseur de sorcières, celui qu'ils appelaient Al-Mu'azib, le Tourmenteur. C'était lui qui devait désigner la victime du sacrifice.
Hassan Rahmani gardait également le silence. Ce n'était pas le moment de faire mention des interceptions radio. Ce qu'il avait à faire était délicat, subtil, fondé sur des recherches et du vrai travail de renseignement. La dernière chose dont il avait besoin était de voir les gros sabots de l'AMAM gâcher toutes ses pistes.
Terrorisés, les ministres et les généraux quittèrent les lieux dans la nuit et retournèrent à leur besogne.
" II ne les conserve pas dans le coffre de son bureau ", déclara Avi Herzog, alias Karim, à son chef, Gidi Barzilai, pendant qu'il prenait un petit déjeuner tardif le lendemain matin.
Le rendez-vous était sûr, ils se trouvaient dans l'appartement de Barzilai. Herzog avait attendu qu'Edith Hardenberg soit arrivée à la banque pour l'appeler d'une cabine téléphonique. Peu après, l'équipe Yarid était arrivée, avait créé une " bulle " autour de ses collègues et les avait escortés jusqu'au rendez-vous pour s'assurer que personne ne les suivait. S'il y avait eu filature, ils l'auraient détectée. C'était là leur spécialité.
Gidi Barzilai se pencha au-dessus de la table jonchée de nourriture, les yeux soudain brillants.
" Bien joué, joli cœur, maintenant, je sais où ne sont pas les codes. Mais la question est : où sont-ils ?
- Dans son bureau.
- Le bureau ? Tu es fou. N'importe qui peut ouvrir un bureau.
- Tu l'as vu ?
- Le bureau de Gemütlich ? Non.
- Apparemment, il s'agit d'un grand meuble, très décoré et très ancien. Une véritable pièce d'antiquité. Et il possède un compartiment réalisé par celui qui l'a fait. Si secret, si difficile à découvrir que Gemütlich dit lui-même que c'est un endroit plus sûr que n'importe quel coffre-fort. Il pense qu'un voleur pourrait trouver le coffre, mais qu'il ne penserait jamais au bureau. Et même s'il pensait au bureau, il ne trouverait jamais le compartiment secret.
- Et elle ne sait pas où il se trouve ?
- Non. Elle ne l'a jamais vu ouvert. Il s'enferme toujours dans son bureau quand il a besoin d'y accéder. "
Barzilai resta pensif.
" Sacrément malin, le salopard. Je n'y aurais jamais cru. Mais tu sais, il a sans doute raison.
- Bon, je peux mettre fin à ma petite aventure ?
- Non, Avi, pas encore. Si tu as raison, tu t'es débrouillé comme un chef. Mais reste dans le coin, garde le contact. Si tu disparais maintenant, elle repenserait à votre dernière conversation, elle se dirait que deux et deux font quatre, elle aurait du remords, n'importe quoi. Reste avec elle, continue à lui parler, mais plus jamais de la banque. "
Barzilai se mit à réfléchir à son propre problème. Personne, dans son équipe présente à Vienne, n'avait jamais vu le coffre, mais il y avait un homme qui l'avait vu, lui.
Barzilai envoya un message codé à Kobi Dror, à Tel-Aviv. On fit venir l'observateur et il s'installa dans une pièce avec un dessinateur.
L'observateur n'avait pas tous les talents, mais il avait une qualité rare : sa mémoire littéralement photographique. Il resta assis là durant cinq heures, les yeux fermés, et se remémora son entrevue avec Gemütlich le jour où il s'était fait passer pour un avocat new-yorkais. Sa mission principale avait consisté à repérer les systèmes d'alarme sur les fenêtres et les portes, un coffre mural, des fils indiquant la présence de détecteurs de pression - tous les trucs qui rendent une pièce sûre. Il avait tout noté et en avait rendu compte. Le bureau ne l'avait pas particulièrement intéressé. Mais plus tard, assis dans cette pièce dans le sous-sol, boulevard du Roi-Saul, il avait fermé les yeux et s'était souvenu de tout.
Il décrivit point par point le bureau au dessinateur. De temps en temps, il jetait un coup d'œil au dessin, faisait une correction et reprenait. Le dessinateur travaillait à l'encre de Chine, avec une plume très fine, et coloriait ce qu'il avait fait à l'aquarelle. Au bout de cinq heures, il produisit une feuille de papier à dessin sur laquelle le bureau apparaissait exactement tel qu'il était, avec ses couleurs exactes, dans le bureau viennois de Herr Wolfgang Gemütlich, à la Banque Winkler, Ballgasse.
On fit parvenir le dessin à Gidi Barzilai dans la " pochette ", la valise diplomatique qui faisait la navette entre Tel-Aviv et l'ambassade d'Israël en Autriche. Il le reçut deux jours plus tard.
Auparavant, un examen de la liste des sayanim présents en Europe avait révélé l'existence d'un certain M. Michel Lévy, antiquaire, boulevard Raspail, à Paris. Il était considéré comme l'un des meilleurs experts en matière de mobilier ancien sur tout le continent.
Ce n'est que le soir du 14, le jour même où Barzilai recevait son dessin à Vienne, que Saddam Hussein convoqua une nouvelle réunion de ses ministres, généraux et chefs des services secrets.
Une fois encore, ce fut le chef de l'AMAM, Omar Khatib, qui tint la vedette. Il avait prévenu le gendre de Saddam, Hussein Kamil, de son succès, et une fois encore, la réunion se déroula dans une villa à la tombée de la nuit.
Le Raïs entra dans la pièce et fit signe à Khatib de rendre compte de ses découvertes.
" Que puis-je dire, Sayidi Raïs ? " Le chef de la police secrète leva les bras au ciel et les laissa retomber dans un geste de découragement. C'était un chef-d’œuvre de fausse modestie. " Comme toujours, le Raïs avait raison, et nous étions tous dans l’erreur. Le bombardement d'Al-Qubai n'était pas un accident. II y avait un traître, et il a été démasqué. "
Un brouhaha admiratif emplit la salle. L'homme installé dans son fauteuil rembourré, le dos au mur sans fenêtre, sourit et leva la main pour faire cesser ces applaudissements intempestifs. Ils cessèrent, mais pas plus vite que nécessaire. N'avais-je pas raison, disait ce sourire, et d'ailleurs, n'ai-je pas toujours raison ?
" Et comment l’as-tu découvert, Rafeek ? demanda le Raïs.
- Un mélange de chance et de travail de détective, répondit modestement Khatib. Comme toujours, c'est la bonne fortune, le sourire d'Allah qui protège notre Raïs. "
Un murmure d'approbation parcourut l’assistance.
" Deux jours avant l'attaque des bombardiers des Béni Nadji, un barrage de contrôle avait été mis en place sur une route non loin de là. Une opération de routine comme en mènent mes hommes, pour intercepter de possibles déserteurs, des trafics de contrebande... Tous les numéros minéralogiques avaient été relevés. Il y a deux jours, j'ai repris cette liste et j'ai découvert que tous les numéros étaient des plaques de la région - des camionnettes, des camions. Mais il y avait aussi une voiture de prix, immatriculée à Bagdad. On a retrouvé la trace du propriétaire, quelqu'un qui aurait pu avoir un motif de se rendre à Al-Qubai. Et pourtant, un simple coup de fil a permis d'établir qu'il n'y était pas allé. Et alors, me suis-je demandé, pourquoi s'est-il rendu dans la région ? "
Hassan Rahmani hocha la tête. C'était du bon travail, si c'était vrai. Cela ne ressemblait guère à Khatib, qui préférait la force brutale.
" Et pourquoi était-il là-bas ? " demanda le Raïs.
Khatib marqua un temps d'arrêt pour ménager ses effets.
" Pour établir une description précise du dépôt de carcasses en surface, pour déterminer la distance au point de repère le plus proche et le relèvement exact - tout ce dont une aviation aurait besoin pour se présenter sur un objectif. "
Un énorme soupir de soulagement emplit la salle.
" Mais tout cela est arrivé plus tard, Raïs. J'ai d'abord invité cet homme à venir me voir au quartier général de l'AMAM pour avoir une franche discussion avec moi. "
Khatib se remémorait la petite conversation en question, dans le sous-sol du siège de l'AMAM à Saadoun, dans Bagdad, ce qu'on appelait le Gymnase.
En général, Omar Khatib confiait à ses subordonnés le soin de mener les interrogatoires, se contentant de fixer leur niveau de sévérité et de recueillir les résultats. Mais le cas était si délicat qu'il s'en était chargé lui-même et avait maintenu tout son monde à l'écart derrière l'épaisse porte étanche aux sons.
Deux crochets en acier étaient fixés au plafond de la cellule à un mètre de distance, et les deux chaînes qui y étaient accrochées supportaient une poutre de bois. Les poignets du suspect étaient fixés aux extrémités de cette barre, si bien que l'homme était suspendu avec les deux bras écartés d'un mètre. Comme les membres n'étaient pas en position verticale, la souffrance n'en était que plus grande. Les pieds pendaient à dix centimètres au-dessus du sol et les chevilles étaient attachées à un autre chevron. Le prisonnier était ainsi maintenu en forme de X, ce qui donnait accès à toutes les parties de son corps. Et puisqu'il était suspendu au centre de la pièce, on pouvait l'aborder de tous les côtés.
Omar Khatib posa la canne de jonc sur une petite table et fit le tour pour voir l'homme en face. Les cris déchirants du prisonnier sous les cinquante premiers coups avaient cessé, et ce n'était plus qu'un lancinant gémissement de douleur. Khatib le regarda droit dans les yeux.
" Tu es trop bête, mon ami. Tu pourrais très facilement mettre fin à tout ça. Tu as trahi le Raïs, mais il est magnanime. Tout ce qu'il me faut, c'est ta confession.
- Non, je le jure... wa~Allah-el-Adheem... par Allah grand et miséricordieux, je n'ai trahi personne, "
L'homme pleurait comme un enfant, des larmes de désespoir ruisselaient sur son visage, C'était un mou, se dit Khatib, il n'allait pas résister bien longtemps.
- Si, tu as trahi. Qubth-ut-Allah, tu sais ce que ça veut dire?
- Bien sûr, gémit l'homme.
- Et tu sais aussi où on le gardait en sûreté ?
- Oui. "
Khatib lui donna un violent coup de genou dans les testicules. L'homme aurait bien aimé pouvoir se recroqueviller mais cela lui était impossible. Il vomit, le dégueulis coula jusqu'au bas de son ventre puis goutte à goutte, du bout de son pénis jusqu'au sol.
" Oui... qui ?
- Oui, sayidi.
- Voilà qui est mieux. Et l'endroit où le Poing de Dieu est caché, il n'était pas connu de nos ennemis ?
- Non, sayidi, c'est un secret. "
La main de Khatib jaillit et l'homme reçut une grande claque en travers de la figure.
" Manyouk, sale manyouk, alors comment se fait-il qu'un matin à l'aube, les avions ennemis l’aient bombardé et aient détruit l'engin ? "
Le prisonnier écarquilla les yeux, le choc de cette nouvelle prenait le dessus sur sa honte de l'insulte. En arabe, manyouk est l'homme qui joue le rôle passif dans une relation homosexuelle.
" Mais ce n'est pas possible. Seul un petit nombre de gens étaient au courant pour Al-Qubai.
- Mais l'ennemi, lui, savait. Et il l'a détruit.
- Sayidi, je le jure, c'est impossible. Ils ne pouvaient pas le trouver. L'homme qui l'a construit, le colonel Badri, l'a trop bien camouflé... "
L'interrogatoire s'était encore poursuivi une demi-heure avant son inévitable conclusion.
Il fut sorti de sa rêverie par le Raïs lui-même.
" Et qui est-ce, ce traître ? '
- L'ingénieur, le Dr Salah Siddiqui, Raïs. "
La salle était haletante. Le Président hochait doucement la tête, comme si cela faisait bien longtemps qu'il suspectait cet homme.
" Peut-on demander, intervint Hassan Rahmani, pour qui travaillait ce scélérat ? "
Khatib lui jeta un regard venimeux et prit son temps avant de répondre.
" Ça, il ne l'a pas dit, Sayidi Raïs.
- Mais il avouera, répondit le Président.
- Sayidi Raïs, murmura Khatib, je crains d'être obligé de vous rendre compte que, à ce stade de l'interrogatoire, le traître est mort. "
Rahmani bondit sur ses pieds, sans se soucier du protocole.
" Monsieur le Président, je dois protester. Tout ceci démontre une incompétence invraisemblable. Le traître avait certainement un moyen d'entrer en contact avec l'ennemi, d'envoyer ses messages. Maintenant, nous ne saurons jamais comment il s'y prenait. "
Khatib lança à Rahmani un regard lourd de haine. Et Rahmani, qui avait lu Kipling à l'école de M. Hartley, se souvint du serpent Krait qui sifflait : Prenez garde, je suis la mort.
" Qu'as-tu à répondre à cela ? " demanda le Raïs.
Khatib était tout penaud.
" Sayidi Raïs, que puis-je dire ? Les hommes qui servent sous mes ordres t'aiment comme leur propre père, et même davantage. Ils mourraient pour toi. Quand ils ont entendu le récit de ces trahisons répugnantes... ils ont eu un excès de zèle. "
Balivernes, songea Rahmani. Mais le Raïs hochait doucement la tête. C'était là un langage qu'il aimait entendre.
" C'est compréhensible, fit-il enfin. Ce sont des choses qui arrivent. Mais vous, général Rahmani, qui critiquez tant votre collègue, avez-vous obtenu quelque chose ? "
II convenait de remarquer qu'il ne donnait pas à Rahmani le titre de Rafeek, " Camarade ". Il fallait qu'il fasse attention, très attention.
" II y a quelqu'un qui transmet les messages, Raïs, ici même, à Bagdad. "
II poursuivit en révélant ce que le major Zayeed lui avait raconté. Il hésita à ajouter une dernière phrase : " Encore une seule émission, si nous parvenons à l'intercepter, et je pense que nous mettrons la main dessus ", mais décida que cela pouvait encore attendre.
" Eh bien, puisque le traître est mort, déclara le Raïs, je peux vous révéler maintenant ce que je ne vous avais pas dit voici deux jours. Le Poing de Dieu n'a pas été détruit, ni même enseveli sous les décombres. Vingt-quatre heures avant ce raid, j'avais donné l'ordre qu'on le mette à l'abri dans un endroit plus sûr. "
Les applaudissements durèrent plusieurs secondes, tandis que le cercle des intimes exprimait son admiration pour le génie de son chef.
II leur expliqua que l'engin était désormais dans la Forteresse, dont la localisation ne les regardait pas, et qu'il serait lancé depuis la Qa'ala, changeant ainsi la face de l'Histoire, le jour où le premier soldat américain poserait le pied sur le sol sacré de l'Irak.