Chapitre 5

L'aéroport de Dhahran était complètement engorgé. Mike Martin arrivait de Riyad, et il avait l'impression que toute la côte Est s'était donné rendez-vous là. Situé au cœur même de la chaîne de puits pétroliers qui a donné à l'Arabie Saoudite sa fabuleuse richesse, il était connu de longue date des Américains et des Européens, contrairement à Taif, Riyad ou Yenbo et aux autres villes du royaume. Le port, pourtant très actif, n'avait pas l'habitude de voir autant de visages anglo-saxons dans les rues. Mais, en cette deuxième semaine d'août, Dhahran se ressentait déjà des effets de l'invasion. Quelques-uns d'entre eux tentaient de partir. Certains avaient emprunté la digue jusqu'à Bahreïn dans l'espoir d'y prendre un avion. D'autres étaient à l'aéroport de Dhahran, surtout des femmes et des familles de pétroliers, attendant la correspondance pour Riyad et de là un avion qui les ramènerait chez eux. Et if en arrivait d'autres, un flot d'Américains avec leurs armes et leur équipement. Le vol de Martin s'était frayé un chemin entre deux Galaxy C-5 bourrés à craquer, deux avions d'un pont aérien ininterrompu qui arrivait de Grande-Bretagne, d'Allemagne et des Etats-Unis. Ils participaient à la montée en puissance qui allait transformer le nord-est de l'Arabie Saoudite en un gigantesque camp militaire.

Ce n'était pas encore Tempête du désert, la campagne de libération du Koweït, qui n'allait débuter que cinq mois plus tard; ce n'était que l'opération Bouclier du désert, conçue pour dissuader l'armée irakienne, désormais forte de quatorze divisions déployées le long de la frontière et dans tout le Koweït, de déferler plus au sud.

Un observateur non averti aurait trouvé le spectacle de l'aéroport de Dhahran assez impressionnant, mais un examen plus attentif lui aurait révélé que le bouclier avait l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarette. Les blindés et l'artillerie américains n'étaient pas encore sur place - les premiers cargos quittaient tout juste les ports américains -, et les équipements transportés par les Galaxy, Starlifter et Hercules ne représentaient qu'une petite fraction de ce qu'un navire pouvait transporter. Les Eagle basés à Dhahran et les Hornet des marines à Bahreïn, plus les Tornado britanniques qui venaient d'arriver à Dhahran depuis l'Allemagne, avaient à peine assez de munitions pour effectuer une demi-douzaine de missions. Il en fallait plus que cela pour arrêter une attaque de blindés. En dépit du spectacle offert par le matériel militaire débarqué sur quelques aéroports, tout le nord-est de l'Arabie Saoudite restait sans aucune protection sous le soleil.

Martin se fraya un chemin dans la foule qui encombrait le hall d'arrivée, son sac de marin jeté sur l'épaule, et reconnut un visage de l'autre côté de la barrière.

Pendant son stage de sélection au SAS, quand on lui disait qu'on n'allait pas essayer de l'entraîner mais de le tuer, les instructeurs avaient bien manqué réussir. Un jour, il avait parcouru quarante-cinq kilomètres à travers les Brecon, l'un des pires endroits qui existe en Grande-Bretagne. Il tombait une pluie glaciale et il portait cinquante kilos dans son sac Bergen. Comme tous les autres, il était au bord de l'épuisement, essayant de s'enfermer dans un monde intérieur où l'existence ne semblait plus qu'un monceau de souffrances et où plus rien ne subsistait que la volonté.

C'est alors qu'il vit le camion, ce camion magnifique qui les attendait. C'était la fin de la marche et, en termes d'endurance physique, le seuil limite. Plus que cent mètres, quatre-vingts, cinquante. Son corps devinait la fin du calvaire et, à mesure qu'il se rapprochait du but et qu'il ne lui restait plus que quelques mètres à parcourir, ses jambes fléchissaient de plus en plus sous le poids de son sac.

Il y avait un homme assis à l'arrière du camion, un homme qui observait tranquillement les visages, marqués par la pluie et la souffrance, des soldats qui se dirigeaient vers lui. Quand la ridelle ne fut plus qu'à vingt centimètres des doigts qui essayaient désespérément de l'atteindre, l'homme donna un coup sur l'arrière de la cabine et le camion démarra. Il ne s'arrêta pas cent mètres plus loin, il s'arrêta quinze kilomètres plus loin. Sparky Low était l'homme du camion.

" Salut, Mike, ça fait plaisir de te voir. "

Le genre d'accueil qui vous fait tout pardonner.

" Salut, Sparky, comment ça se passe ici ?

- Un sacré merdier, puisque tu me poses la question. "

Sparky sortit son 4 X 4 du parking et, trente minutes plus tard, ils étaient hors de Dhahran, en route vers le nord. Khafji était à trois cent vingt kilomètres, soit trois heures de voiture, mais ils se retrouvèrent tout seuls après avoir laissé le port de Jubail sur leur droite. La route était déserte, personne n'avait envie de visiter Khafji, petite cité pétrolière à la frontière du Koweït et réduite maintenant à l'état de ville fantôme. " Y a encore des réfugiés qui arrivent ? demanda Martin.

- Quelques-uns, fit Sparky en hochant la tête, mais le gros est passé. Ceux qui arrivent encore sont surtout des femmes et des gosses avec des laissez-passer, les Irakiens les laissent partir pour s'en débarrasser. C'est sympa. Si c'était moi qui dirigeais le Koweït, je me débarrasserais aussi des expatriés. Quelques Indiens arrivent à passer - les Irakiens ont l'air de ne pas s'en apercevoir. Les Indiens arrivent avec des renseignements intéressants, et j'ai même réussi à en persuader deux de retourner là-bas pour porter des messages aux nôtres.

- T'as les trucs que je t'avais demandés ?

- Ouais. Gray a dû tirer quelques ficelles. C'est arrivé hier dans un camion avec des plaques saoudiennes. J'ai tout mis dans la chambre d'amis. On dîne ce soir avec ce jeune pilote koweïtien dont je t'ai parlé. Il prétend qu'il a gardé des contacts là-bas, des gens de confiance qui pourraient être utiles. "

Martin grommela.

" II ne faut pas qu'il voie mon visage, il pourrait se faire pincer. "

Sparky réfléchit un instant. " D'accord. "

La villa de Sparky Low était plutôt chouette, se dit Martin. Elle appartenait à un cadre de l'Aramco, mais la compagnie avait évacué ses hommes et les avait rapatriés à Dhahran. Martin savait parfaitement qu'il ne fallait pas demander à Sparky Low ce qu'il fabriquait dans le coin. Il était évident que, lui aussi, avait été " emprunté " par Century House. Sa mission consistait apparemment à intercepter les réfugiés qui réussissaient à passer au sud et, dans la mesure où ils voulaient bien parler, à leur faire raconter ce qu'ils avaient vu ou entendu.

Khafji était pratiquement vide, mis à part la garde nationale saoudienne qui s'était enterrée dans des positions défensives autour de la ville. Mais il restait encore un Saoudien inconsolable qui errait d'une échoppe à l'autre dans le quartier du marché, et qui ne voulait pas croire qu'il avait trouvé un client. Martin lui acheta les vêtements dont il avait besoin.

L'électricité fonctionnait encore à Khafji, en ce milieu d'août, ce qui signifiait que la climatisation, la pompe à eau du puits et le chauffe-eau fonctionnaient aussi. Il y avait une baignoire, mais il préféra ne pas s'en servir. Cela faisait trois jours qu'il ne s'était pas lavé, rasé ni brossé les dents. Mme Gray avait sans doute remarqué l'odeur, mais, en femme bien élevée, elle n'en avait rien laissé paraître. Pour ce qui était de l'hygiène dentaire, Martin se contentait de se frotter avec un bout de bois après le repas.

L'officier koweïtien se révéla être un jeune homme élégant de vingt-six ans, fou de rage après ce qui était arrivé à son pays et qui soutenait visiblement la dynastie royale des Al-Sabah, lesquels étaient maintenant logés dans un hôtel de luxe mis à leur disposition par le roi Fahd d'Arabie Saoudite. Il fut très étonné en voyant que, si son hôte était plus ou moins ce à quoi il s'attendait, c'est-à-dire un officier britannique en civil, le troisième homme présent à table ressemblait à un Arabe, mais un Arabe vêtu d'un thob sale autrefois blanc et qui portait autour de la tête un keffieh troué, dont l'un des coins lui barrait le visage jusqu'aux yeux. Low fit les présentations.

" Vous êtes vraiment britannique ? " lui demanda le jeune homme, surpris. On lui expliqua pourquoi Martin était déguisé de la sorte et pourquoi il se cachait le visage. Le capitaine Al-Khalifa approuva d'une inclinaison de tête. " Pardonnez-moi, major. Je comprends, bien sûr. "

Son histoire était limpide. Le soir du 1er août, on l'avait appelé chez lui pour lui ordonner de rallier la base d'Ahmadi où il était stationné. Toute la nuit, ses camarades et lui avaient écouté la radio qui rendait compte de l'invasion du pays par le nord. A l'aube, son escadron de Skyhawk était prêt au combat, les pleins de carburant et de munitions faits. Si le Skyhawk de fabrication américaine n'est certes pas un chasseur moderne, il peut encore se montrer utile pour l'attaque au sol. Il ne pouvait pas se mesurer aux Mig 23, 25 ou 29 irakiens, ou aux Mirage de fabrication française, mais heureusement, lors de son unique mission, il n'en rencontra pas.

Il avait identifié ses objectifs dans les faubourgs de la ville, juste après l'aube. " J'ai eu un de leurs chars à la roquette, expliqua-t-il, encore tout excité. Je le sais, parce que je l'ai vu brûler. Je n'avais plus que mes canons, et je me suis attaqué aux camions qui venaient derrière. J'ai eu le premier - il est parti dans le fossé et s'est retourné. Puis je me suis retrouvé à court de munitions, si bien que j'ai dû rentrer. Mais arrivé à la verticale d'Ahmadi, la tour de contrôle nous a ordonné de nous diriger au sud vers la frontière pour essayer de sauver les avions. J'ai eu juste assez de pétrole pour me poser à Dhahran. Nous avons eu plus de soixante appareils mis hors de combat, vous savez : des Skyhawk, des Mirage et des avions d'entraînement britanniques, des Hawker. Sans compter les hélicoptères Gazelle, Puma et Super-Puma. Maintenant, je vais continuer à me battre ici et je rentrerai quand nous aurons été libérés. A votre avis, quand l'attaque sera-t-elle déclenchée ? "

Sparky Low esquissa un sourire gêné. Ce gosse était tellement convaincu de ce qu'il disait.

" C'est pas pour tout de suite, j'en ai peur. Vous devez prendre patience. Il y a tout un travail de préparation à faire. Parlez-nous un peu de votre père. "

Apparemment, le père du pilote était un commerçant très fortuné, ami de la famille royale, et comptait parmi les personnalités de son pays.

" Est-ce qu'il soutiendra les forces d'invasion ? " demanda Low.

Le jeune Al-Khalifa explosa.

" Jamais de la vie ! Il fera tout ce qui est en son pouvoir pour aider à notre libération. " II se tourna vers les yeux sombres qui l'observaient au-dessus du keffieh. " Irez-vous voir mon père ? Vous pouvez compter sur lui.

- Pas impossible, répondit Martin.

- Pourriez-vous lui remettre un message de ma part ? "

II remplit une feuille et la donna à Martin. Mais pendant le trajet de retour à Dhahran, Martin avait brûlé le message dans le cendrier de la voiture. Il ne voulait rien emporter de compromettant à Koweït City.

Le lendemain matin, Low et lui-même rangèrent les " trucs " qu'il avait demandés dans le coffre de la jeep et ils partirent vers le sud, en direction de Manifah, puis tournèrent à l'ouest le long de la Tapline qui suit la frontière irakienne avec l'Arabie Saoudite. On appelle cette route ainsi parce que TAP est l'acronyme de Trans-Arabian Pipeline. La route sert à l'entretien de cet oléoduc qui transporte la plus grosse partie du brut saoudien destiné à l'Occident. Plus tard, la Tapline deviendrait l'artère principale de ravitaillement de la plus grosse armada terrestre jamais vue : quatre cent mille Américains, soixante-dix mille Britanniques, dix mille Français et deux cent mille Saoudiens, plus tous les soldats des armées arabes massées pour envahir l'Irak et le Koweït depuis le sud. Mais ce jour-là, la route était déserte.

Au bout de quelques kilomètres, la jeep se dirigea de nouveau vers le nord, vers la frontière irako-saoudienne, mais à un autre endroit, à l'intérieur des terres. C'est là que la frontière est la plus proche de Koweït City, près du village de Hamatiyyat, qui était maintenant déserté et envahi par les mouches.

Les photos de reconnaissance américaines que Gray avait pu obtenir à Riyad montraient que le gros des forces irakiennes étaient massées juste au-dessus de la frontière, mais près de la côte. Plus on se dirigeait vers l'intérieur, plus les avant-postes irakiens étaient clairsemés. Ils concentraient leurs forces entre le carrefour de Nuwaisib, sur la côte, et le poste frontière d'Al-Wafra, à quarante kilomètres dans les terres. Le village de: Hamatiyyat est à cent cinquante kilomètres à l’intérieur, comme une punaise fichée dans la frontière, et cela réduisait la distance à parcourir pour se rendre à Koweït City.

Les dromadaires que Martin avait demandés les attendaient' dans une petite ferme à l'extérieur du village. Il y avait une chamelle de bât, dans la force de l'âge, et son chamelon, beige clair, avec un museau de velours et des yeux attendrissants, qui était encore à la mamelle. Il allait grandir et devenir aussi teigneux que le reste de ses congénères, mais on n'en était pas encore là. !

" Pourquoi le chamelon ? " demanda Low. Ils étaient assis dans la jeep et observaient l'enclos.

" C'est une couverture. Si quelqu'un me pose des questions indiscrètes, je répondrai que je les emmène dans les élevages qui se trouvent près de Sulaibiya pour les vendre. Les prix sont plus intéressants là-bas. "

II sortit de la jeep et se dirigea vers l'éleveur de dromadaires qui somnolait à l'ombre de son turban. Martin avait des sandales aux pieds. Pendant trente bonnes minutes, les deux hommes palabrèrent dans la poussière et finirent par convenir d'un prix. En voyant ce visage sombre, ces dents sales, cet homme qui parlait dans la poussière avec sa chemise sale et son odeur, le chamelier ne douta pas un seul instant qu'il avait affaire à un marchand bédouin qui avait de l'argent à dépenser pour s'acheter deux belles bêtes.

Quand le marché fut conclu, Martin paya avec une liasse de dinars saoudiens qu'il avait empruntés à Low. Il les avait gardés sous son aisselle pour bien les salir. Il conduisit alors les deux dromadaires un kilomètre plus loin, là où ils seraient à l'abri des regards indiscrets derrière les dunes de sable. Low le rejoignit avec la jeep. En attendant, il était allé s'asseoir à quelques centaines de mètres de l'enclos, pour le regarder faire. Lui-même parlait fort bien l'arabe de la péninsule, mais il n'avait encore jamais travaillé avec Martin, et il fut extrêmement impressionné. Ce type ne se contentait pas d'imiter un Arabe. Lorsqu'il était descendu de la jeep, on l'aurait vraiment pris pour un Bédouin, dont il avait tout à fait l'allure et les gestes.

La veille, au Koweït, s'était produit un petit incident dont ils n'avaient bien entendu pas connaissance. Deux ingénieurs britanniques, qui cherchaient à s'enfuir, avaient quitté leur appartement vêtus de la gandoura blanche qui tombe jusqu'aux pieds et que l'on appelle là-bas thob, la tête couverte d'un ghutra. Ils n'avaient pas parcouru la moitié des cinquante mètres les séparant de leur voiture, qu'un gamin était sorti de sa masure et leur avait crié : " Vous pouvez toujours vous déguiser en Arabes, vous marchez comme des Anglais. " Les ingénieurs avaient dû rentrer chez eux.

, Transpirant sous le soleil, mais à l'abri des indiscrets, les deux agents du SAS transférèrent les " trucs " de la jeep dans les couffins accrochés sur les flancs de la chamelle, qui protesta devant la surcharge, crachant et grognant contre les hommes qui s'acharnaient sur elle.

Les deux cents livres d'explosifs Semtex-H furent placées dans un couffin. Chaque bloc de cinq livres était enveloppé dans un chiffon et des sacs de café recouvraient le tout, au cas où un soldat irakien aurait insisté pour voir ce qu'il y avait dans le chargement. Le second couffin fut rempli de pistolets-mitrailleurs, munitions, détonateurs, retardateurs et grenades, ainsi que du minuscule mais puissant émetteur-récepteur de Martin, avec son antenne satellite pliante et des accumulateurs cadmium-nickel de rechange. Ce couffin-là fut également recouvert de sacs de café.

Quand ils eurent terminé, Low lui demanda : " Je peux faire autre chose pour toi ? "

- Non, c'est bon, merci. Je vais rester ici jusqu'au coucher du soleil. C'est pas la peine que tu attendes. "

Low lui tendit la main. " Désolé, pour les Brecon. " Martin lui rendit sa poignée de main. " C'est rien, j'ai survécu. " Low fit entendre un petit aboiement qui ressemblait à un rire. " Bah, c'est le métier. Nous survivons toujours, nom de Dieu. J'espère que t'auras toujours autant de chance, Mike. "

II démarra. La chamelle lui jeta un coup d'œil, blatéra, régurgita une bouchée de nature indéterminée et se mit à mâcher. Son chamelon essaya d'attraper une tétine, ne réussit pas, et finit par s'allonger à côté d'elle.

Martin alla s'asseoir contre la selle, ramena le keffieh sur sa figure et se mit à réfléchir à ce qui allait se passer pendant les jours à venir. Le désert ne posait pas de problème, l'agitation et la presse dans Koweït City pouvaient en être un. Y avait-il beaucoup de contrôles et de barrages sur les routes ? Les soldats qui les effectuaient étaient-ils perspicaces ? Century lui avait proposé de lui faire de faux papiers, mais il avait refusé. Les Irakiens pouvaient très bien avoir changé les documents d'identité. Il était sûr que la couverture qu'il s'était choisie était la meilleure qu'on puisse imaginer dans le monde arabe. Les Bédouins vont et viennent comme cela leur chante. Ils n'offrent jamais la moindre résistance aux envahisseurs, car ils en ont trop vu : les Sarrasins et les Turcs, les Croisés et les Templiers, les Allemands et les Français, les Britanniques et les Égyptiens, les Israéliens et les Iraniens, S'ils leur ont survécu, c'est parce qu'ils se sont toujours tenus soigneusement à l'écart de la politique et de la guerre. Plusieurs régimes ont tenté de les mater, aucun n'y est parvenu. Le roi Fahd d'Arabie, ayant décrété que tous ses sujets devaient avoir une maison, avait construit un beau village du nom d'Escan, avec tout l'équipement moderne - piscine, toilettes, salles de bains, eau courante. On rassembla quelques Bédouins et on les installa dans les lieux. Ils burent l'eau de la piscine (cela ressemblait assez à une oasis), chièrent dans le patio, jouèrent avec les robinets puis déguerpirent, en expliquant poliment à leur monarque qu'ils préféraient dormir à la belle étoile. On nettoya Escan, qui fut utilisé par les Américains pendant la crise du Golfe.

Mais Martin savait aussi que sa taille pouvait poser un problème. Il mesurait un mètre soixante-dix-huit, et la plupart des Bédouins sont beaucoup plus petits. Des siècles d'épidémies et de malnutrition les ont réduits à l'état d'êtres maladifs et rachitiques. Dans le désert, l'eau est réservée exclusivement à la boisson, que ce soit pour les chèvres, les dromadaires ou les hommes. C'est pour cela que Martin avait renoncé à prendre un bain. Il savait combien l'attrait de la vie dans le désert est une notion réservée aux Occidentaux.

Il n'avait aucun papier d'identité, mais cela, par contre, n'était pas un problème. Plusieurs gouvernements avaient essayé de les imposer aux Bédouins. Les hommes des tribus s'en montrèrent ravis, cela faisait un excellent papier hygiénique, très supérieur à une poignée de sable. Pour un policier ou un soldat, demander ses papiers à un Bédouin était une perte de temps, pour eux et pour lui, et chacun le savait. Du point de vue des autorités, la seule chose qui comptait était que les Bédouins ne créent d'ennuis à personne. Ils n'auraient aucune envie de participer à un mouvement de résistance au Koweït. Martin en était conscient, il espérait seulement que les Irakiens l'étaient aussi.

Il somnola jusqu'au coucher du soleil, puis se mit en selle. A son " hut hut hut ", la chamelle se mit debout, son chamelon derrière. Il avait avalé assez de lait pour tenir un bon bout de temps. Ils se mirent donc en route, de ce pas chaloupé qui semble très lent, mais permet en fait de couvrir des distances invraisemblables. La chamelle avait été bien nourrie et abreuvée dans l'enclos, et elle ne fatiguerait pas avant plusieurs jours.

Il était loin au nord-ouest du poste de police de Ruqaifah, là où passe une piste qui va du Koweït jusqu'en Arabie, lorsqu'il franchit la frontière, peu avant huit heures. Il faisait nuit noire, mais une faible lueur descendait des étoiles. A sa droite, il apercevait les lueurs du champ pétrolier de Manageesh, au Koweït, probablement patrouillé par les Irakiens, mais le désert qui s'étendait devant lui était vide. D'après la carte, il y avait encore cinquante kilomètres, soit trente miles, jusqu'aux élevages de chameaux qui se trouvent juste au sud de Sulaibiya, le district situé près de Koweït City où il comptait laisser ses bêtes au pâturage pour les récupérer plus tard en cas de besoin. Mais avant cela, il lui fallait enterrer ses " trucs " dans le désert et marquer l'endroit. Si personne ne l'arrêtait ni ne le retardait, il aurait le temps d'enterrer son chargement dans l'obscurité avant le lever du soleil, dans neuf heures. Une heure de plus et il serait à la ferme.

Lorsqu'il eut les champs pétroliers de Manageesh dans le dos, il sortit sa boussole et releva sa position. Comme il l'avait supposé, les Irakiens patrouillaient sans doute sur les routes, peut-être même sur les pistes, mais jamais dans le désert proprement dit. Aucun réfugié ne tenterait de s'échapper par cette voie, ni aucun ennemi de s'y infiltrer.

De la ferme, après le lever du jour, il savait qu'il trouverait facilement un camion qui le conduirait en ville, trente-cinq kilomètres plus loin. Très haut au-dessus de sa tête, silencieux dans le ciel nocturne, un satellite de reconnaissance KH-11 glissait dans le ciel. Jadis, les premières générations de satellites espions américains devaient périodiquement éjecter leurs photos dans des capsules qui rentraient dans l'atmosphère. Il fallait ensuite développer laborieusement ces images. Les KH-11, des satellites de trente mètres de long et pesant quinze tonnes, sont plus perfectionnés. Au fur et à mesure qu'ils photographient le sol sous eux, ils chiffrent automatiquement les images qui deviennent des trains d'impulsions électroniques. Ces impulsions sont alors dirigées vers le haut, sur un satellite situé au-dessus d'eux. Le satellite récepteur appartient à la catégorie des engins placés en orbite géostationnaire. Cela signifie que leur orbite et leur vitesse les maintiennent au-dessus d'un point fixe sur la terre. Lorsqu'il reçoit les images émises par le KH-11, le satellite peut soit les réémettre vers l'Amérique, soit, si la courbure de la terre masque ce continent, les réémettre dans l'espace vers un autre satellite géostationnaire qui renvoie les images à ses maîtres américains. Le NRO peut ainsi récupérer les photos en temps réel, quelques secondes après qu'elles ont été prises.

Le gain de temps réalisé ainsi est considérable en cas de guerre. Par exemple, si le KH-11 voit un convoi ennemi en mouvement, on a largement le temps d'envoyer une patrouille aérienne d'attaque au sol pour réduire les camions à l'état de ferraille. Les malheureux soldats qui sont dedans ne comprendront jamais comment les chasseurs bombardiers ont pu les trouver. Car les KH-11 fonctionnent en permanence, de jour comme de nuit, que le ciel soit clair ou qu'il y ait du brouillard.

La formule que l'on utilise souvent à leur propos est : " voit-tout ". Malheureusement, c'est inexact. Cette nuit-là, le KH-11 passait au-dessus de l'Arabie et du Koweït. Mais il ne voyait pas ce Bédouin isolé qui pénétrait dans un territoire interdit, et l’eut-il vu qu'il ne s'en serait pas préoccupé davantage. Le satellite progressait au-dessus du Koweït avant de survoler l'Irak. Il voyait de nombreux immeubles, des guirlandes de mini-cités industrielles autour de Al-Hillah et Tarmiya, Al-Atheer et Tuwaitha, mais il était incapable de voir ce qui se passait dans ces bâtiments. Il ne voyait ni les cuves de gaz mortel en cours de préparation, ni les installations de centrifugation des usines de séparation d'isotopes.

Il progressait vers le nord, repérant les aérodromes, les autoroutes et les ponts. Il détecta même le dépôt de vieilles voitures d'Al-Qubai, mais n'y prêta aucune attention. Il aperçut les centres industriels d'Al-Quaim, Jazira et Al-Shirqat à l'ouest et au nord de Bagdad, mais pas les armes de destruction massive qu'on y assemblait. Il passa au-dessus du Djebel Al-Hamreen, mais il ne vit pas la Forteresse construite par l'officier du génie Osman Badri. Il ne vit qu'une montagne parmi d'autres montagnes, des villages dans les collines parmi d'autres villages. Puis il survola le Kurdistan et aborda la Turquie.

Mike Martin avançait péniblement dans la nuit vers Koweït, invisible dans sa gandoura qu'il n'avait pas quittée depuis deux semaines. Il eut un sourire en se rappelant ce jour où, revenant à sa Land Rover après une balade dans le désert près d'Abu Dhabi, il s'était fait surprendre par une grosse Américaine qui le visait avec son appareil en lui criant " clic-clic ".

II avait été convenu que le comité Méduse tiendrait sa réunion préliminaire dans une salle de réunion située près de la salle du Conseil des ministres, à Whitehall. La principale raison de ce choix était que le lieu était sûr, on le fouillait régulièrement pour rechercher d'éventuels systèmes d'écoute. Mais les Russes étaient devenus apparemment si gentils, ces derniers temps, qu'on ne pouvait plus les soupçonner de se livrer à des pratiques aussi épouvantables.

La pièce où l'on mena les huit invités se trouvait au deuxième sous-sol. Terry Martin avait entendu parler de ces locaux protégés contre les ondes de choc et les écoutes indiscrètes où se discutaient les matières les plus sensibles qui puissent .concerner l'Etat. Cela se passait dans un immeuble d'aspect très anodin, en face du Cénotaphe.

Sir Paul Spruce présidait. C'était un bureaucrate poli et expérimenté, qui occupait la fonction de secrétaire général du gouvernement. Il se présenta d'abord, puis chacun en fit autant. L'ambassade américaine et par conséquent les États-Unis étaient représentés par l'attaché militaire adjoint et par Harry Sinclair, officier expérimenté et très intelligent de Langley, qui dirigeait le poste de la CIA à Londres depuis trois ans.

Sinclair était un type assez grand, carré, qui raffolait des vestes de tweed, fréquentait assidûment l'Opéra et s'entendait à merveille avec ses homologues britanniques.

L'homme de la CIA fit un petit signe de tête et un clin d'œil à Simon Paxman, qu'il avait rencontré au Comité mixte du renseignement, à Londres. La CIA y possède un siège permanent.

Sinclair était chargé de noter tout ce que les scientifiques britanniques auraient trouvé d'intéressant et de transmettre ces informations à Washington. Là-bas, la branche américaine de Méduse, beaucoup plus importante, était également réunie. Tout ce qu'on aurait découvert serait rassemblé, rapproché, afin d'évaluer en permanence la capacité qu'avait l'Irak de causer des dégâts majeurs. Il y avait également deux experts du Centre de recherche de l'armement d'Aldermaston, dans le Berkshire. Ces gens-là préféraient enlever l'adjectif " atomique " qui figurait dans leur nom, mais c'était pourtant bien la spécialité d'Aldermaston. Leur boulot consistait à analyser tous les renseignements provenant des USA, d'Europe et de tous les endroits où l'on pouvait en glaner, plus les photos aériennes de centres de recherche nucléaire irakiens, s'il s'en trouvait. Le but était de déterminer où en était l'Irak dans sa course pour maîtriser la technologie de la bombe atomique.

Deux autres scientifiques venaient de Porton Down. L'un était chimiste, l'autre biologiste et expert en bactériologie.

Porton Down a souvent été accusé par la presse de gauche de faire des recherches sur les armes chimiques et bactériologiques pour le compte du gouvernement britannique. En fait, depuis de nombreuses années, ses travaux s'orientent vers les antidotes destinés à lutter contre les gaz et les bactéries qui pourraient être lancés contre les troupes britanniques et alliées. Il est malheureusement impossible de mettre au point des antidotes sans étudier au préalable les propriétés des substances toxiques. Les deux experts de Porton possédaient donc, stockées dans des conditions extrêmes de sécurité, un certain nombre de substances très nocives. Mais en ce 13 août, M. Saddam Hussein en possédait tout autant. La seule différence résidait dans le fait que les Britanniques n'avaient aucune intention de s'en servir, alors que M. Saddam Hussein pouvait bien ne pas avoir les mêmes scrupules.

La tâche des hommes de Porton serait de voir si, à partir de la liste de tous les produits chimiques achetés par l'Irak depuis des années, on pouvait réussir à savoir ce que ce pays possédait, en quelle quantité, le niveau de risque, et si c'était utilisable. Ils éplucheraient également les photos aériennes de toute une série d'usines en Irak pour voir si certains indices - la forme, les dimensions des unités de décontamination et des filtres - permettaient d'identifier des installations de production de gaz toxiques.

" A présent, messieurs, commença Sir Paul en s'adressant aux quatre scientifiques, le gros du travail repose sur vous. Quant à nous, nous essaierons de vous aider dans toute la mesure du possible. J'ai ici deux gros dossiers de renseignements reçus de nos agents à l'étranger, dans les ambassades, les missions commerciales et via les clandestins. Mais nous n'en sommes qu'au tout début. Ce sont les premiers résultats de l'examen des licences d'exportation accordées à l'Irak depuis dix ans, et je n'ai pas besoin d'ajouter qu'ils proviennent essentiellement de gouvernements qui sont très désireux de nous aider. Nous avons jeté nos filets aussi rapidement que possible. Vous trouverez là des exportations de produits chimiques, de matériaux de construction, d'équipement de laboratoires et autres. En bref, il y a de tout, sauf des parapluies, de la laine à tricoter et des jouets. Certaines de ces exportations, sans doute la majorité d'entre elles, se révéleront parfaitement normales pour un pays arabe en voie de développement qui a des objectifs pacifiques, et je vous prie de m'excuser pour le temps que vous allez perdre à les traiter. Mais je vous demande de vous concentrer non seulement sur les achats manifestement destinés à fabriquer des armes de destruction massive, mais aussi sur tous les produits qui pourraient être détournés vers un objectif autre que celui qui est spécifié. Bon, je crois que nos collègues américains se sont également mis au travail. "

Sir Paul tendit l'un des dossiers aux hommes de Porton Down et l'autre à ceux d'Aldermaston. Le représentant de la CIA sortit à son tour deux dossiers et en fit autant. Assez étonnés, les experts se retrouvaient devant une masse impressionnante de papiers à traiter.

" Nous avons essayé, expliqua Sir Paul, de ne pas faire de travail en double, les Américains et nous, mais il se peut que nous n'y soyons pas entièrement parvenus. Je vous renouvelle mes excuses. Je passe la parole à M. Sinclair. "

Contrairement au fonctionnaire de Whitehall, qui avait endormi son auditoire à force de verbiage, le chef de poste de la CIA locale était un homme qui allait droit au fait. " Le problème, messieurs, c'est que nous risquons d'être obligés de nous battre contre ces salopards. " Et il continua sur ce ton. Sinclair parlait comme un Américain vu par des Britanniques : avec le style direct de quelqu'un qui ne mâche pas ses mots.

Les quatre experts l'écoutaient avec la plus grande attention.

" Si cela doit arriver un jour, nous commencerons par des attaques aériennes. Nous sommes comme les Britanniques, nous souhaitons limiter nos pertes au maximum. Nous attaquerons donc leur infanterie, leur artillerie, leurs chars et leurs avions. Nous prendrons pour cible les sites de missiles SAM, les nœuds de communications, les postes de commandement. Mais, si Saddam se sert d'armes de destruction massive, alors les pertes seront beaucoup plus lourdes, pour vous comme pour nous. C'est pourquoi nous avons besoin de savoir deux choses. Primo, que possède-t-il exactement ? Nous pourrons alors prévoir en conséquence les masques à gaz, les combinaisons étanches, les antidotes. Secundo, où diable a-t-il caché tout ça ? Nous pourrons alors attaquer les usines et les dépôts - tout détruire avant qu'il ait eu le temps de s'en servir. Il faut donc que vous étudiiez les photos à la loupe, pour trouver tous les indices. Nous allons continuer à chercher et à interviewer tous les fournisseurs qui ont construit ces usines et les scientifiques qui les ont équipées. Cela va nous apprendre énormément de choses. Mais les Irakiens ont très bien pu se livrer à quelques déménagements. C'est là que vous intervenez, vous, messieurs les experts. Vous pouvez sauver de nombreuses vies humaines, alors faites de votre mieux. Identifiez les WMD pour nous, et nous nous chargerons de les bombarder pour réduire en bouillie toute cette merde. "

Les quatre scientifiques restaient ébahis. Sir Paul avait l'air un peu choqué.

" Oui, parfait, je suis sûr que nous sommes très reconnaissants envers M. Sinclair pour sa... euh... son explication. Puis-je proposer que nous nous retrouvions dès qu'Aldermaston ou Porton Down aura quelque chose pour nous ? "

En quittant le bâtiment, Simon Paxman et Terry Martin continuèrent à déambuler pour profiter de ce chaud soleil d'août près de Whitehall et sur la place du Parlement. Les lieux étaient encombrés par les files habituelles de cars de touristes. Ils trouvèrent de la place sur un banc près de la statue de Winston Churchill, dont le regard majestueux foudroyait les pauvres humains massés à ses pieds.

" Vous connaissez la dernière de Bagdad ? demanda Paxman.

- Bien sûr. "

Saddam Hussein venait de proposer de se retirer du Koweït, à condition qu'Israël évacue la rive gauche du Jourdain et que la Syrie se retire du Liban. C'était une tentative pour mélanger les problèmes. Les Nations unies avaient tout rejeté en bloc. Les résolutions continuaient à sortir à grande cadence du Conseil de sécurité : embargo sur le commerce irakien, les exportations de pétrole, les mouvements de capitaux, les liaisons aériennes, l'approvisionnement. La destruction systématique du Koweït par l'armée d'occupation continua donc de plus belle.

" Vous y voyez une signification particulière ?

- Non, le petit jeu habituel. C'était prévisible, il joue pour son public. L'OLP est enthousiaste, bien entendu, mais ce n'est pas une stratégie.

- A-t-il seulement une stratégie ? demanda Paxman. Dans la négative, personne ne peut rien faire. Les Américains jugent qu'il est complètement fou.

- Je sais, j'ai vu Bush hier soir à la télé.

- Alors, Saddam est fou ?

- Fou furieux.

- Alors, pourquoi ne continue-t-il pas plus au sud, dans les champs pétroliers d'Arabie Saoudite tant qu'il en a le temps ? Les Américains commencent à peine à monter en puissance, et nous de même. Il n'y a dans le Golfe que quelques escadrons, quelques porte-avions. On ne peut pas l'arrêter uniquement avec des moyens aériens. Ce général américain qu'ils viennent de désigner...

- Schwarzkopf, fit Martin, Norman Schwarzkopf.

- C'est ça. Il a déclaré qu'il lui fallait au moins deux mois pour mettre en place les forces nécessaires et être capable de s'opposer à une invasion massive. Alors, pourquoi les Irakiens n'attaquent-ils pas dès maintenant ?

- Parce que Saddam attaquerait un pays arabe ami, avec qui il n'a aucun contentieux. Cela ne lui apporterait que la honte et lui mettrait tous les Arabes à dos. C'est totalement contraire à leur culture. Il veut dominer le monde arabe, mais il veut être acclamé, pas rejeté.

- Il a pourtant envahi le Koweït, remarqua Paxman.

- C'était différent. Il pouvait prétendre qu'il ne faisait que redresser une injustice des impérialistes, parce que le Koweït appartient historiquement à l'Irak. Nehru a fait la même chose quand il a chassé les Portugais de Goa.

- Allons donc, Terry. Saddam a envahi le Koweït tout simplement parce qu'il est au bord de la banqueroute. Tout le monde sait ça.

- Oui, c'est la vraie raison. Mais l'argument qu'il a mis en avant, c'est qu'il voulait récupérer un territoire irakien. Ecoutez, cela arrive partout dans le monde. L'Inde a repris Goa, l'Argentine a tenté de le faire aux Malouines. Chaque fois, le prétexte est le même : on essaie de récupérer un bout de territoire sur lequel on a des droits. Les gens adorent ça, vous savez.

- Alors, pourquoi ses amis arabes se retournent-ils contre lui ?

- Parce qu'ils se disent qu'il ne va pas s'arrêter là. Et ils ont raison.

- Seulement à cause des Américains, pas des Arabes. Pour se faire acclamer par les Arabes, il faut qu'il humilie l'Amérique, pas ses voisins arabes. Vous êtes déjà allé à Bagdad ?

- Pas récemment, répondit Paxman.

- La ville est couverte de portraits de Saddam représenté en guerrier du désert, monté sur un cheval blanc et sabre au clair. Bien entendu, c'est de la frime et l'homme n'est pas du tout de ce genre-là. Mais c'est ainsi qu'il se voit lui-même.

- Tout ça reste très théorique, Terry. Mais peu importe, merci de me livrer vos réflexions. Le seul ennui, c'est que j'ai des problèmes plus sérieux à régler. De toute manière, personne n'imagine qu'il puisse sérieusement humilier 1Amérique. Les Yankees possèdent toute la puissance et toute la technologie nécessaires. Dès qu'ils seront prêts, ils peuvent aller là-bas et balayer son armée de terre et ses forces aériennes. "

Terry Martin clignait des yeux pour se protéger du soleil.

" Les pertes humaines, Simon. L'Amérique peut se permettre beaucoup de choses, mais elle ne peut se permettre d'endurer trop de pertes. Saddam le peut, lui. Cela lui est totalement indifférent.

- Mais il n'y a pas encore suffisamment d'Américains sur place.

- Précisément. "

La Rolls Royce où se trouvait Ahmed Al-Khalifa ralentît devant la façade du bâtiment où l'on lisait, en arabe et en anglais : " Société d'import-export Al-Khalifa Ltd " et s'arrêta dans un crissement.

Le chauffeur, un domestique plutôt costaud, mi-chauffeur mi-garde du corps, descendit et alla ouvrir la portière de son maître. C'était peut-être de la folie de sortir la Rolls, mais le millionnaire koweïtien avait énergiquement refusé à ceux qui l'en suppliaient d'utiliser la Volvo, pour ne pas provoquer les soldats irakiens qui tenaient les barrages sur la route. " Qu'ils aillent en enfer ", avait-il grommelé en prenant son petit déjeuner.

En fait, tout s'était passé sans incident sur le trajet entre son bureau de Shamiya et la somptueuse résidence, entourée d'un jardin magnifique et cernée de murs, qu'il occupait dans la banlieue chic d'Andalus.

Dix jours après l'invasion, les soldats disciplinés de la garde républicaine irakienne avaient quitté Koweït City et avaient été relevés par la soldatesque de l'Armée populaire. S'il détestait les premiers, il n'avait que mépris pour ceux-là.

Au cours des premiers jours, les gardes avaient mis la ville à sac, de manière systématique et délibérée. Il les avait vus pénétrer dans la Banque centrale et emporter les 8 milliards de dollars en lingots d'or qui constituaient les réserves du pays. Mais ce n'était pas là pillage en vue de profits personnels. Les lingots avaient été placés dans des conteneurs, embarqués sur des camions fermés et ils avaient pris la route de Bagdad. Le marché aux métaux précieux avait quant à lui fourni un autre milliard de dollars qui avaient pris le même chemin.

Les gardes qui tenaient les barrages, reconnaissables à leur béret noir et à leur tenue, étaient stricts mais professionnels. Puis on avait brusquement eu besoin d'eux plus au sud pour prendre position sur la frontière avec l'Arabie Saoudite. Ils avaient alors été remplacés par l'Armée populaire, des hommes en haillons, mal rasés, indisciplinés, et par conséquent aussi dangereux qu'imprévisibles. De temps en temps, un Koweïtien se faisait tuer pour avoir refusé de donner sa montre ou sa voiture, et les témoignages de ce genre abondaient.

A la mi-août, la chaleur s'était abattue sur l'émirat comme un marteau sur une enclume. Pour s'en protéger, les soldats irakiens avaient arraché des pavés, s'étaient construit de petites cabanes en pierre dans les rues qu'ils étaient censés surveiller, et s'étaient réfugiés à l'intérieur. Lorsqu'il faisait plus frais, à l'aube ou au crépuscule, ils en sortaient et jouaient aux petits soldats. Ils s'en prenaient aux civils, volant de la nourriture ou des objets de valeur sous prétexte de fouiller les voitures pour lutter contre la contrebande.

M. Al-Khalifa avait coutume d'arriver à son bureau à sept heures, mais en retardant son arrivée jusqu'à dix heures, alors que le soleil donnait à plein, il évitait les bivouacs de l'Armée populaire. Pas un soldat n'était sorti de là pour l'inquiéter. Deux hommes, débraillés et sans coiffure, avaient même salué la Rolls, s'imaginant sans doute qu'elle transportait quelque notabilité de chez eux. Mais tout cela ne durerait pas très longtemps, bien sûr. Un jour ou l'autre, un bandit s'emparerait de la Rolls sous la menace d'un fusil. Et alors ? Lorsqu'on les aurait fait rentrer chez eux - et il était sûr que cela finirait par arriver -, il en achèterait une autre.

Il fit quelques pas sur le trottoir dans son long thob blanc. Son ghutra de fine cotonnade, maintenu par deux cordons noirs, lui recouvrait le visage. Le chauffeur ferma la portière et fit le tour de la voiture pour la conduire au parking de la société.

" L'aumône, sayidi, l'aumône pour quelqu'un qui n'a rien mangé depuis trois jours. "

II avait à peine remarqué l'homme vautré sur le trottoir, près de la porte, apparemment assoupi au soleil. C'est là un spectacle habituel dans n'importe quelle ville au Proche-Orient. L'homme était maintenant tout près de lui, un Bédouin dans sa gandoura infecte, la main tendue. Le chauffeur avait abandonné la Rolls et se préparait à chasser le mendiant sous un flot d'injures. Mais Ahmed Al-Khalifa tendit la main. Il était musulman pratiquant, et il essayait de suivre les préceptes du Coran. L'un des préceptes ordonne à celui qui en a les moyens de se montrer généreux. " Va ranger la voiture ! " ordonna-t-il. Il sortit son portefeuille de la poche de sa robe et prit un billet de dix dinars. Le Bédouin saisit le billet à deux mains, geste qui manifeste que le don est si lourd qu'on doit utiliser les deux mains pour le porter. "

" Shukran, sayidi, sbukran. " Et sans changer de ton, l'homme ajouta : " Lorsque vous serez à votre bureau, envoyez quelqu'un me chercher. J'ai des nouvelles de votre fils qui est dans le Sud. "

Le commerçant se dit qu'il avait dû mal entendre. L'homme s'était laissé glisser sur le trottoir, et il mettait le billet dans sa poche. Al-Khalifa entra dans l'immeuble, fit un petit signe de tête au planton, et monta jusqu'à son bureau au dernier étage, encore tout étonné. Il s'assit à son bureau et réfléchit un bon moment, puis appuya sur une touche de l'interphone.

" II y a un Bédouin sur le trottoir, dehors. J'aimerais lui parler. Merci de le faire monter. "

Sa secrétaire se dit peut-être que son patron était devenu fou, mais elle n'en montra rien. Elle tordait seulement un peu le nez quand elle fit, entrer le Bédouin dans le bureau climatisé, cinq minutes plus tard, manifestant ainsi ce qu'elle pensait de l'odeur dégagée par cet hôte indésirable.

Quand elle fut sortie, le commerçant proposa une chaise à son visiteur. " Tu dis que tu as vu mon fils ? " fit-il abruptement. Il se demandait si l'homme n'essayait pas simplement d'obtenir un billet un peu plus gros.

" Oui, monsieur Al-Khalifa. J'étais avec lui il y a deux jours, à Khafji. "

Le cœur du Koweïtien se mit à battre la chamade. Il n'en avait aucune nouvelle depuis deux semaines. Il avait seulement appris indirectement que son fils avait décollé ce matin-là de la base d'Ahmadi, puis après... rien. Aucun de ses contacts ne semblait savoir ce qui s'était passé ensuite. Une confusion énorme avait régné toute cette journée du 2 août.

" Tu as un message de lui ?

- Oui, sayidi. "

Al-Khalifa tendit la main.

" S'il te plaît, donne-le-moi. Je saurai te récompenser.

- II est dans ma tête. Je ne voulais pas avoir de papier sur moi, alors je l'ai appris par cœur.

- Très bien, récite-moi ce qu'il t'a dit. "

Mike Martin récita mot à mot la lettre d'une page écrite par le jeune pilote de Skyhawk : " Mon cher père, en dépit des apparences, l'homme qui est devant toi est un officier britannique.., "

Al-Khalifa se pencha brusquement en avant dans son fauteuil en regardant fixement Martin. Il n'arrivait à en croire ni ses yeux ni ses oreilles.

" II est entré clandestinement au Koweït. Maintenant que tu le sais, tu tiens sa vie entre tes mains. Je te supplie de lui faire confiance, comme il te fait confiance, car il aura besoin de ton aide. Je suis sain et sauf et je suis à la base de Dhahran, avec les forces saoudiennes. J'ai pu effectuer une mission contre les Irakiens, j'ai détruit un char et un camion. Je vais voler avec les forces aériennes saoudiennes jusqu'à la libération de notre pays. Je prie Allah chaque jour pour que les heures passent plus vite et que je puisse rentrer pour t'embrasser. Ton fils obligé, Khaled. "

Martin se tut. Ahmed Al-Khalifa se leva, se dirigea vers la .fenêtre et resta là à regarder dehors. Il poussa plusieurs longs soupirs. Lorsqu'il eut retrouvé son calme, il retourna s'asseoir. " Merci, merci. Que désirez-vous ?

- L'occupation du Koweït ne va pas durer ni quelques heures ni quelques jours. Il faudra des mois, sauf si l'on persuade Saddam Hussein de se retirer...

- Mais les Américains ne vont pas arriver bientôt ?

- Les Américains, les Britanniques, les Français et tous les autres membres de la coalition ont besoin de temps pour rassembler leurs forces. Saddam a la quatrième armée du monde, plus d'un million d'hommes. Il y en a qui sont médiocres, mais pas tous. Et ce n'est pas une poignée d'hommes qui parviendra à déloger les forces d'occupation.

- Très bien, je comprends.

- En attendant, il faudrait que tous les soldats irakiens, leurs chars, leurs canons soient entièrement immobilisés au Koweït et ne puissent pas être utilisés sur la frontière...

- Vous me parlez de résistance, de résistance armée, de contre-attaque, dit Al-Khalifa. Quelques gamins ont essayé. Ils ont tiré sur des patrouilles irakiennes, et ils se sont fait abattre comme des chiens.

- Oui, c'est aussi ce que je pense. Ils étaient courageux mais tout fous. Il existe des moyens plus efficaces de faire ce genre de chose. Il ne s'agit pas d'en tuer des centaines, ou de se faire tuer, il s'agit de rendre l'armée irakienne nerveuse, sans lui laisser aucun répit. Il faut les obliger à fournir une escorte aux officiers qui se déplacent, à ne jamais pouvoir dormir en paix.

- Ecoutez, monsieur l'Anglais, je sais que vous avez raison, mais j'ai comme le sentiment que vous êtes habitué à ce genre de chose et que vous y avez été entraîné. Ce n'est pas mon cas. Les Irakiens sont des sauvages. Cela fait longtemps que nous les connaissons. Si nous faisons ce que vous me dites, il y aura des représailles.

- C'est comme le viol, monsieur Al-Khalifa.

- Le viol ?

- Quand une femme est sur le point de se faire violer, elle peut résister ou se laisser faire. Si elle se montre docile, elle se fera violer, probablement battre et peut-être tuer. Si elle résiste, elle sera violée, sûrement battue et probablement tuée.

- Le Koweït est cette femme, et l'Irak, le violeur. Cela, je le sais déjà. Alors, pourquoi résister ?

- Parce qu'il y a un lendemain. Demain, le Koweït se regardera dans la glace. Et votre fils verra le visage d'un guerrier. "

Ahmed Al-Khalifa fixa l'Anglais barbu au visage sombre pendant un long moment, puis il reprit la parole :

" Son père aussi. Qu'Allah ait pitié de mon peuple. Que voulez-vous ? De l'argent ?

- Non merci, j'en ai. "

En fait, il avait dix mille dinars koweïtiens, reçus de l'ambassadeur à Londres, qui les avait retirés à la Banque du Koweït à l'angle de Baker Street et de George Street.

" II me faut des maisons pour y loger, six maisons...

- Aucun problème, il existe déjà des milliers d'appartements abandonnés...

- Non, pas des appartements, des villas isolées. Les appartements ont des voisins. Mais personne ne se souciera d'un malheureux qu'on a engagé pour garder une villa abandonnée.

- Je vous les trouverai.

- J'ai besoin de papiers d'identité. De vrais papiers koweïtiens. Trois en tout. Un pour un médecin koweïtien, un pour un comptable indien, et le dernier pour un jardinier qui arrive de la campagne.

- Parfait. J'ai des amis au ministère de l'Intérieur. J'espère qu'ils contrôlent encore les presses qui servent à fabriquer les cartes d'identité. Et pour les photos ?

- Pour le jardinier, trouvez un vieil homme dans la rue. Payez-le. Pour le médecin et le comptable, choisissez parmi votre personnel deux hommes qui me ressemblent vaguement lorsque je suis rasé. Il est notoire que ces sortes de photos sont toujours mauvaises. Pour terminer, des voitures, trois voitures. Une berline blanche, un 4 X 4 et un vieux pick-up aussi cabossé que possible. Il faut que toutes ces voitures soient mises à l'abri dans des garages fermés, avec des plaques neuves.

- Très bien, tout cela sera fait. Les cartes d'identité, les clés des garages et des maisons, où les prendrez-vous ?

- Vous connaissez le cimetière chrétien ? " Al-Khalifa fronça les sourcils. " J'en ai entendu parler, mais je n'y suis jamais allé. Pourquoi ?

- C'est sur la route de Jahra, dans Sulaibikhat, près du cimetière musulman principal. Il y a une porte très peu visible avec une pancarte marquée : " Pour les chrétiens ". La plupart des pierres tombales sont celles de Libanais et de Syriens, mais il y a aussi quelques Philippins et des Chinois. Dans le coin le plus éloigné sur la droite, il y a celle d'un gabier, Shepton. La plaque de marbre bouge un peu. J'ai creusé un trou dans le sable sous cette plaque, vous laisserez tout à cet endroit-là. Si vous avez un message pour moi, même chose. Allez voir une fois par semaine si je n'ai pas laissé de message pour vous. "

Al-Khalifa secoua la tête, il était béat d'étonnement. " Je ne suis pas taillé pour ce genre de chose. "

Mike Martin disparut dans la foule de gens qui se pressaient dans les rues étroites et les ruelles du quartier de Bneid-al-Qar. Cinq jours après, sous la pierre tombale de Shepton, il trouva trois cartes d'identité, trois jeux de clés de garages avec leur adresse, trois clés de contact et six trousseaux de clés de maisons, avec l'adresse sur l'étiquette.

Deux jours plus tard, un camion irakien qui rentrait en ville au retour du champ pétrolier d'Umm Gudayr sauta sur quelque chose qui explosa sous ses roues.

Le chef de la division Proche-Orient à la CIA, Chip Barber, était à Tel-Aviv depuis deux jours lorsque le téléphone sonna dans le bureau qu'on lui avait prêté à l'ambassade des Etats-Unis. C'était le chef de poste.

" Chip, ça marche. Il est de retour. J'ai fixé un rendez-vous pour quatre heures. Ça te donne le temps de prendre le dernier avion de l'aéroport Ben-Gourion pour Stateside. Les gars m'ont dit qu'ils te prendraient en passant au bureau. "

Le chef de poste appelait de l'extérieur, et il parlait en langage codé, au cas où la ligne aurait été sur écoute. Et elle l'était, bien entendu, mais par les Israéliens, qui étaient au courant de toute manière. Celui qui était " de retour ", c'était le général Yaacov " Kobi " Dror, chef du Mossad. Le bureau désignait l'ambassade et les " gars " étaient deux hommes de l'équipe de Dror qui arrivèrent dans une voiture banalisée à trois heures dix.

Barber se dit que cinquante minutes étaient plus qu'il n'en fallait pour aller de l'ambassade au quartier général du Mossad, installé dans un ensemble de tours, le Hadar Dafna, boulevard du Roi-Saül. Mais ce n'était pas là-bas que devait se tenir la réunion. La voiture sortit de la ville en direction du nord, dépassa l'aéroport militaire de Sde Dov, et rattrapa la route côtière en direction de Haïfa.

Juste à la sortie de Herzlia se trouve un grand complexe hôtelier et que l'on appelle simplement le Country Club. C'est là que viennent se détendre quelques Israéliens, mais surtout de vieux juifs venus de l'étranger. Ils viennent y profiter des installations de thalassothérapie. Ces heureux vacanciers ne se donnent jamais la peine de regarder plus loin que la colline qui borde la station balnéaire.

S'ils Pavaient fait, ils auraient vu, perché au sommet de la crête, un splendide immeuble bénéficiant d'une vue magnifique sur la mer et le pays environnant. Et s'ils avaient demandé ce que c'était, on leur aurait répondu que c'était la résidence d'été du Premier ministre. Les Premiers ministres d'Israël ont bien entendu le droit d'y venir, mais ils ne sont pas nombreux à le faire, puisqu'il s'agit de l'école de formation du Mossad, connue dans cet organisme sous le nom de Midrasha.

Yaacov Dror reçut les deux Américains dans son bureau du dernier étage, vaste pièce claire et aérée où la climatisation était réglée au maximum. C'était un homme petit et râblé qui portait l'uniforme israélien, à savoir une chemise à manches courtes sans cravate, et fumait la bagatelle de soixante cigarettes par jour.

Barber était content qu'il y ait l'air conditionné. La fumée lui chatouillait désagréablement les narines.

Le maître espion d'Israël se leva lourdement de son bureau. " Chip, mon vieil ami, comment va, ces temps-ci ? " II donna l'accolade à l'Américain qui le dominait de la tête et des épaules. Cela l'amusait de jouer le rôle d'un vieux juif et de faire l'ours savant. Mais, à l'époque où il effectuait des missions de katsa confirmé, il s'était révélé un homme extrêmement habile et dangereux.

Chip Barber l'embrassa chaleureusement à son tour. Les sourires étaient de convenance, mais tous deux avaient la mémoire longue. Et il n'y avait pas si longtemps qu'un tribunal américain avait condamné Jonathan Pollard, du service de renseignements de la marine, à une lourde peine de prison pour espionnage au profit d'Israël. Opération qui, à coup sûr, avait été montée contre les États-Unis par le génial Kobi Dror.

Dix minutes plus tard, on en vint au vif du sujet : l'Irak.

" Permettez-moi de vous dire une chose, Chip, je crois que vous faites exactement ce qu'il faut ", déclara Dror en servant une autre tasse de café à son invité, un café à réveiller un mort.

Il écrasa sa troisième cigarette dans un gros cendrier de verre. Barber essayait de se retenir de respirer, mais il dut renoncer.

" Si on est obligés d'y aller, fit Barber, s'il ne s'en va pas du Koweït et qu'on doive y mettre les pieds, nous commencerons .par des attaques aériennes.

- Bien sûr.

- Et nous commencerons par ses armes de destruction massive. C'est aussi votre intérêt, Kobi. C'est là que nous avons besoin de votre aide.

- Chip, nous surveillons ce genre d'engins depuis des années. Bon Dieu, on vous avait prévenus. A votre avis, à qui sont destinés tous ces gaz, ces bombes bourrées de bactéries et de germes de la peste ? A nous. Il y a neuf ans, nous avons détruit ses réacteurs nucléaires, à Osirak, et le monde nous a condamnés. L'Amérique aussi...

- C'était pour la galerie, nous le savons tous.

- OK, Chip, mais maintenant, il y a des vies américaines en jeu, et ce n'est plus pour la galerie. Ce sont de vrais Américains qui risquent de mourir.

- Kobi, laissez tomber avec votre paranoïa.

- Merde. Écoutez, cela nous convient tout à fait de vous voir détruire toutes ses usines chimiques et ses centres de recherche nucléaire. Cela nous convient parfaitement. Et nous accepterons même de rester en dehors du coup, maintenant que l'Oncle Sam s'est trouvé des alliés arabes. Qui s'en plaindrait ? Pas Israël, en tout cas. Nous vous avons transmis tout ce que nous savions sur leurs projets d'armes secrètes. Tout ce que nous avions. Nous n'avons rien gardé pour nous.

- Il nous faut plus que cela, Kobi. D'accord, nous avons peut-être un peu trop négligé l'Irak ces dernières années. Il y avait encore la guerre froide. Maintenant, c'est l'Irak, et nous nous retrouvons à court. Nous avons besoin de renseignements, des vrais, des informations fiables. Alors, je vous le demande franchement : disposez-vous d'un agent bien placé qui travaillerait pour vous au cœur du régime irakien ? Nous aurions des questions à lui poser, et il nous faut les réponses. Et nous sommes prêts à payer, vous connaissez les habitudes. "

Ils restèrent silencieux un bon moment. Kobi Dror était perdu dans la contemplation de sa cigarette. Les deux autres officiers supérieurs regardaient dans le lointain, au-dessus de la table.

" Chip, reprit enfin Dror, en parlant lentement, je vous en donne ma parole. Si nous avions un agent assez haut placé au cœur du régime de Bagdad, je vous le dirais. Je vous donnerais tous les tuyaux. Mais je vous demande de me croire, je n'en ai pas. "

Le général Dror devait expliquer un peu plus tard au Premier ministre Itzhak Shamir, fort en colère, qu'il ne mentait pas quand il avait fait cette déclaration. Mais il aurait tout de même bien dû faire allusion à Jéricho.