Chapitre 2

Le gros véhicule tout terrain descendait à fond de train l'autoroute qui relie Qatar à Abu Dhabi, dans les Emirats arabes unis. Le système d'air conditionné maintenait l'habitacle à une température agréable et le chauffeur écoutait ses cassettes préférées, de la country ou de la musique occidentale. Cela lui rappelait le pays.

Après avoir dépassé Ruweis, il était maintenant en rase campagne. Sur la gauche, on apercevait par intermittence la mer entre les dunes. A droite, le désert s'étendait sur des centaines de kilomètres jusqu'au Dhofar en direction de l'océan Indien.

Assise à côté de son mari, Maybelle Walker regardait avec beaucoup d'excitation le désert couleur ocre qui brillait au soleil de midi. Ray, son mari, gardait les yeux rivés sur la route. Il avait passé toute sa vie dans le pétrole, et le désert, il connaissait. Quand on en a vu un, on les a tous vus. Il se contentait donc de pousser un vague grognement quand sa femme lançait des cris d'admiration, subjuguée par les paysages qu'elle contemplait pour la première fois. Tout était nouveau pour Maybelle Walker et elle ne voulait pas perdre une seule minute de son voyage de deux semaines dans le golfe Persique.

Ils étaient partis du nord du Koweït, avaient continué hors piste par l'itinéraire imposé par la compagnie, droit vers le sud direction l'Arabie Saoudite en passant par Khafji et Al-Khobar, puis ils avaient emprunté à nouveau la piste à Bahreïn et étaient revenus via le Qatar et les Emirats arabes unis. A chaque halte, Ray Walker avait procédé à une inspection en règle de la succursale de la société - motif officiel de sa mission - tandis que sa femme louait les services d'un guide de la compagnie pour explorer les environs. Elle éprouvait un sentiment d'héroïsme en parcourant toutes ces ruelles étroites seule sans un homme avec elle, totalement inconsciente du fait qu'elle aurait couru de plus grands dangers dans une bonne cinquantaine de villes américaines.

Tout l'enchantait, pour ce premier et peut-être dernier voyage hors d'Amérique. Elle admirait les palais et les minarets, s'émerveillait devant tous ces objets étincelants dont regorgeaient les souks, s'effrayant un peu de ces visages basanés et de ces gandouras multicolores qui volaient autour d'elle dans les vieux quartiers.

Elle avait tout photographié. Ainsi, elle pourrait montrer à son club où elle était allée et ce qu'elle avait vu. Elle avait fait bien attention à ne pas prendre en photo un Arabe du désert sans sa permission, comme l'en avait prévenu le représentant de la compagnie au Qatar. Certains d'entre eux croient encore qu'on leur vole leur âme quand on les photographie.

Elle se disait souvent qu'elle était une femme heureuse, et elle avait effectivement de quoi se réjouir. Elle s'était mariée à la sortie du lycée, après avoir fréquenté deux ans le même garçon, et s'était retrouvée l'épouse d'un solide gaillard qui travaillait dans une compagnie pétrolière locale. Il avait gravi peu à peu tous les échelons au fur et à mesure que sa société se développait avant de terminer sa carrière au poste de vice-président.

Ils habitaient une belle maison à Tulsa et possédaient une résidence secondaire à Hatteras, entre l'Atlantique et l'embouchure de la Pamlico, en Caroline du Nord. Cela faisait trente ans qu'ils étaient mariés et heureux. Leur fils unique leur donnait toutes les joies possibles. Et maintenant, la compagnie leur offrait quinze jours de voyage, de senteurs exotiques et de visions insolites.

" La route est bonne ", remarqua-t-elle, comme ils arrivaient en haut d'une côte. Le ruban goudronné brillait devant eux. Il ne faisait que vingt degrés dans la voiture, mais au moins cinquante dehors.

" On aurait dû la construire nous-mêmes, grommela son mari.

- La compagnie ?

- Non, Oncle Sam, bon Dieu. "

Ray Walker ponctuait chacune de ses remarques d'un " bon Dieu ". Ils se turent un bon moment.

A soixante ans, Ray Walker était sur le point de raccrocher avec une bonne pension et quelques solides actions. Sa société reconnaissante lui avait offert ces deux semaines de rêve tous frais payés dans le Golfe dans le but officiel d'inspecter différents établissements qu'elle possédait le long de la côte.

C'était la première fois qu'il venait dans le coin, mais il devait admettre qu'il était moins emballé que sa femme. Il était malgré tout ravi de la voir aussi heureuse.

La seule chose qui l'intéressait dans l'immédiat était de gagner Abu Dhabi puis Dubaï avant de reprendre un vol en première classe pour les USA via Londres. Il pourrait enfin commander une grande Bud bien fraîche. L'islam était peut-être ce qui convenait à certains, mais quand on avait passé quelque temps dans les meilleurs hôtels au Koweït, en Arabie Saoudite ou au Qatar, pour s'entendre dire qu'il n'y avait rien à boire, on se demandait bien quelle religion pouvait empêcher quelqu'un de s'en jeter une bien fraîche quand il faisait cette chaleur à crever.

Il était accoutré selon ce qu'il estimait être la tenue type du pétrolier dans le désert : hautes bottes, Jean, ceinturon, chemise et stetson. Ce n'était pas indispensable pour un homme dont la spécialité était le contrôle de qualité dans l'industrie chimique.

Il jeta un coup d'œil au compteur : encore cent cinquante kilomètres jusqu'à Abu Dhabi avant de faire demi-tour.

" Faut que je fasse une pause pipi, chérie, marmonna-t-il.

- Fais bien attention, répondit Maybelle, il y a des scorpions dans le coin.

- Ouais, mais ils ne sautent pas à un mètre de haut", répliqua-t-il en riant de sa propre plaisanterie. Se faire taquiner les "choses" par un scorpion sauteur... - faudrait qu'il la raconte à ses copains en rentrant.

" Ray, tu es décidément impossible ", répondit Maybelle, et elle se mit à rire elle aussi. Walker gara le 4 X 4 sur le côté, coupa le contact et ouvrit la portière. Il fut happé par une chaleur de fournaise. Il sortit et claqua la porte derrière lui pour essayer de préserver un maximum d'air frais.

Tandis que son mari se dirigeait derrière la dune la plus proche et ouvrait sa braguette, Maybelle vit quelque chose à travers le pare-brise et murmura : " Mon Dieu, qu'est-ce que c'est que ça ? "

Elle attrapa son Pentax, ouvrit la portière et se glissa dehors.

" Ray, tu crois qu'il dirait quelque chose si je prenais une photo ? "

Ray regardait de l'autre côté, absorbé par l'une des plus profondes satisfactions que puisse ressentir un homme d'âge mûr.

" Si c'est toi, ça devrait aller, chérie. Qui ça ? "

Le Bédouin restait immobile de l'autre côté de la route. Il était apparemment arrivé par les dunes. Une seconde plus tôt, il n'y avait personne, et il était là. Maybelle Walker était plantée, devant le 4 X 4, son appareil à la main, ne sachant trop quoi faire. Son mari fit demi-tour et se reboutonna. Il regarda l'homme qui était toujours aussi immobile de l'autre côté de la route.

" J' sais pas, fit-il. Je crois que non, mais il est trop près. Il a, sans doute des puces. Je vais faire démarrer le moteur, tu prends ta photo vite fait et s'il se fâche, tu montes en vitesse. "

II remonta en voiture et mit le moteur en route. Le système de climatisation redémarra par la même occasion, ce qui ne faisait pas de mal.

Maybelle Walker fit quelques pas et colla l'œil dans son viseur.

" Puis-je prendre une photo ? demanda-t-elle. Appareil ? Photo ? Clic-clic ? Pour mon album, chez moi ? "

L'homme restait là à la fixer sans bouger. Sa longue djellaba, qui jadis avait été blanche lui descendait jusqu'aux pieds. Maintenant, elle était couverte de taches et de poussière. Son keffieh rouge et blanc était maintenu en place par deux bouts, de ficelle noire, les coins remontés sur chaque tempe, si bien que son visage était voilé jusqu'aux narines. Deux yeux sombres étincelaient au-dessus du tissu. Le peu de peau que l'on apercevait était brûlé par le soleil du désert. Elle avait déjà pris un paquet de photos pour l'album qu'elle voulait faire en rentrant, mais elle n'en avait pas encore de Bédouin sur fond de désert.

Elle leva son appareil, l'homme ne bougeait toujours pas. Elle visa, centra la silhouette dans le cadre, pas certaine de savoir si elle arriverait à courir jusqu'à la voiture, au cas où l'Arabe la poursuivrait. Clic.

" Merci beaucoup ", fit-elle. Il était toujours immobile. Elle recula vers la voiture, souriant de toutes ses dents. Il faut toujours sourire, ça fait partie des conseils du Reader's Digest à l'usage des Américains confrontés à des gens qui ne parlent pas anglais.

" Monte, chérie, lui cria son mari.

- Ça va, je crois qu'il ne dira rien ", répondit-elle en ouvrant la portière.

La cassette était arrivée à la fin pendant qu'elle prenait sa photo. Cela mit en marche la radio. Ray Walker tendit le bras et la happa au passage pour la faire monter plus vite, puis il démarra en trombe.

L'Arabe les regarda s'éloigner, haussa les épaules et se dirigea derrière la dune où était garée une Land Rover camouflée. Quelques secondes plus tard, il se dirigeait vers Abu Dhabi.

" Pourquoi t'es pressé comme ça? se plaignit Maybelle Walker. Il ne me voulait aucun mal.

- C'est pas le problème, chérie. " Ray Walker serrait les lèvres, en homme qui domine la situation. " On va aller à Abu Dhabi, on prend le premier vol et on rentre à la maison. Bon Dieu, on dirait que l'Irak a envahi le Koweït ce matin. Ils risquent d'être ici dans moins d'une heure. "

Il était dix heures, heure du Golfe, en ce matin du 2 août 1990.

Douze heures plus tôt, le colonel Osman Badri attendait, tendu et nerveux, à côté des chenilles d'un char de bataille T-72. Il se trouvait à proximité d'une petite base aérienne du nom de Safwan.

Le terrain d'aviation ne comportait qu'une piste, pas de bâtiments, et était longé par l'autoroute. Plus au nord, par où il était arrivé trois jours plus tôt, se trouvait le carrefour d'où l'on pouvait aller à l'est vers Bassorah ou au nord-ouest vers Bagdad.

Au sud, la route filait tout droit vers la frontière avec le Koweït, à quelques kilomètres de là. De l'endroit où il était, en portant son regard vers le sud, il apercevait les lueurs de Jahra et, plus loin à l'est, de l'autre côté de la baie, les lumières de Koweït City.

L'heure était venue et cela le remplissait d'excitation. L'heure de punir ces déchets de l'humanité de Koweïtiens de ce qu'ils avaient fait à sa patrie, de cette guerre économique non déclarée, de cette agression financière et de leur arrogance hautaine.

Et pourtant, tout au long de huit années d'une guerre meurtrière, l'Irak avait contenu les hordes persanes, les empêchant d'envahir le nord du Golfe et de mettre un terme à leur vie de luxe. Et sa seule récompense aurait été de garder le silence tandis que les Koweïtiens volaient le pétrole qui lui appartenait dans le gisement de Rumailah ? Il lui faudrait mendier, tandis que le Koweït augmenterait sa production et ferait baisser les cours ? Il faudrait qu'ils acceptent avec humiliation de rembourser les malheureux quinze milliards de dollars que ces chiens d'Al-Sabah avaient prêtés à l'Irak durant la guerre ?

Non, et le Raïs avait eu raison, comme d'habitude. Le Koweït était la dix-neuvième province de l'Irak, c'était un fait historique. Elle l'avait toujours été jusqu'à ce que les Britanniques tracent cette damnée ligne dans le sable, en 1913, créant ainsi le plus riche émirat de la planète. Le Koweït allait payer, cette nuit même, et Osman Badri allait y contribuer en personne.

Officier du génie, il ne serait pas en première ligne, mais juste derrière, avec les unités de pontonniers, les pelleteuses, les bulldozers, les sapeurs. Leur mission consistait à ouvrir la voie si d'aventure les Koweïtiens essayaient de leur barrer le passage. Cela dît, les reconnaissances aériennes n'avaient détecté aucune obstruction : pas de levée de terre, pas de tas de sable, pas de tranchée antichar, pas de piège en béton. Mais, en cas de besoin, le génie serait là sous les ordres d'Osman Badri pour ouvrir la route aux blindés et à l'infanterie mécanisée de la garde républicaine.

Il se tenait à quelques mètres de la tente de commandement remplie d'officiers supérieurs penchés sur les cartes et qui mettaient la dernière main à leur plan d'attaque. Les heures et les minutes s'égrenaient, tandis qu'ils attendaient l'ordre d'assaut qui serait donné directement par le Raïs depuis Bagdad. Il reconnaissait son supérieur, le général Ali Musuli, et avait déjà eu l'occasion de lui parler. Le général commandait le corps du génie de l'armée irakienne et c'est à lui qu'il devait d'avoir été recommandé aussi chaudement pour cette " mission spéciale " en février. Il avait assuré son chef que ses hommes étaient parfaitement équipés et prêts au combat.

Tandis qu'il discutait avec Musuli, un autre général s'était approché et l'avait présenté au général Abdullah Kadiri, commandant les blindés. Un peu plus loin, il vit le général Saadi Tumah Abbas, commandant le corps d'élite de la garde républicaine, qui pénétrait dans la tente. Comme membre loyal du parti et admirateur de Saddam Hussein, il avait été surpris d'entendre le général de cavalerie Kadiri marmonner quelque chose au sujet d'une " politique qui ne consiste qu'à ramper ". Comment expliquer cette réaction ? Tumah Abbas n'était-il pas un intime de Saddam Hussein et n'avait-il pas été largement récompensé après avoir remporté la bataille de Fao qui avait définitivement mis les Iraniens hors de combat ? Le colonel Badri avait chassé de sa mémoire les rumeurs qui prétendaient que Fao avait été en fait l'œuvre du général Maher Rashid, maintenant disparu.

Autour de lui, des officiers et des hommes des divisions de la garde Tawakkulna et Médina se pressaient dans l'obscurité. Il repensait à cette nuit mémorable de février, lorsque le général Musuli lui avait ordonné de laisser en plan ce qu'il faisait, l'achèvement d'Al-Qubai, et de se rendre sans délai au quartier général, à Bagdad. Il pensa alors qu'on allait lui donner une nouvelle affectation." Le Président veut vous voir, lui avait dit sèchement Musuli. Il enverra quelqu'un vous prendre. Allez au mess et tenez-vous disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre. "

Badri se mordit la lèvre. Qu'avait-il bien pu faire ? Qu'avait-il pu dire ? Rien qui montre le moindre signe de déloyauté, c'était impossible. Quelqu'un l'avait-il dénoncé à tort ? Dans ce cas, le Président ne le convoquerait pas - le fautif était simplement embarqué par l'un de ces commandos de l'Amn-al-Amm, les hommes du général de brigade Khatib, et on lui donnait une bonne leçon. En voyant la tête qu'il faisait, Musuli éclata de rire de toutes ses dents. Il portait une épaisse moustache noire, comme beaucoup d'officiers de haut rang qui essayaient d'imiter Saddam Hussein.

" Ne vous inquiétez pas, il a une mission à vous confier, une mission spéciale. "

Et c'est ainsi que les choses s'étaient passées. Moins de vingt-quatre heures plus tard, Badri avait été convoqué dans le hall du mess. Une longue limousine noire l'attendait, avec deux hommes de l’Amn-al-Khass, les gardes du corps du Président. On le conduisit directement au palais présidentiel pour ce qui devait être le moment le plus intense et le plus excitant de sa vie.

Le palais était alors situé à l'angle de la rue Kindi et de la rue du 14-Juillet, non loin du pont du même nom. Cette date est celle du premier des deux coups d'Etat qui portèrent le parti Baas au pouvoir et mirent un terme au règne des généraux. On conduisit Badri dans une salle d'attente et on le laissa là pendant deux heures. Il fut fouillé deux fois de la tête aux pieds, puis introduit en Sa présence.

Il s'arrêta en même temps que le garde qui se tenait à côté de lui, salua en tremblant, resta la main près de la tempe pendant trois secondes avant de retirer son béret et de le placer sous son bras gauche. Puis il attendit au garde-à-vous.

" Alors, c'est vous, le génie de la maskirovka ? "

On lui avait dit qu'il ne fallait jamais regarder le Raïs droit dans les yeux, mais il ne pouvait pas faire autrement lorsque quelqu'un lui adressait la parole. Saddam Hussein était de bonne humeur. Le jeune officier debout devant lui avait les yeux brillants d'amour et d'admiration. Très bien, il n'y avait rien à craindre. Lentement, calmement, il expliqua à l'ingénieur ce qu'il attendait de lui. Badri se sentait rempli de fierté et de reconnaissance.

Il avait travaillé cinq mois pour tenir le délai impossible qui lui avait été fixé, et avait même terminé avec quelques jours d'avance. Il avait obtenu tous les moyens que le Raïs lui avait promis : tous les hommes, tous les engins étaient à son entière disposition. S'il lui fallait davantage de béton ou d'acier, il lui suffisait d'appeler le numéro personnel de Kamil et le gendre du Président le lui fournissait sur-le-champ, en prélevant sur les stocks du ministère de l'Industrie. S'il manquait de travailleurs, des centaines d'ouvriers arrivaient, des Coréens ou des Vietnamiens sous contrat. Ils taillaient, creusaient, logés dans de misérables cantonnements installés dans la vallée. Cela avait duré tout l'été, puis on les avait emmenés vers une destination qu'il ne connaissait pas.

En dehors des coolies, nul n'arrivait par la route, réduite à une simple piste tout juste dégrossie, réservée aux camions qui apportaient les matériaux ou les ferraillages et aux toupies à béton. En dehors des chauffeurs de camions, tous les hommes venaient par hélicoptère, des MIL de fabrication russe dont les hublots étaient masqués par des rideaux. Cette mesure s'appliquait à tous les Irakiens, du plus humble au plus gradé.

Badri avait choisi lui-même le site, après des jours de reconnaissance dans la montagne en hélicoptère. Il s'était finalement arrêté sur un sommet du Djebel Hamreen, assez loin au nord de Kifri, là où les collines de la chaîne des Hamreen s'élèvent sur la route de Sulaymaniya. Il travaillait vingt heures par jour, dormait à la dure sur le site, menaçait, cajolait, et obtint de ses hommes des résultats miraculeux. Tout était terminé fin juillet. Toutes les traces avaient ensuite été effacées, les briques, le moindre morceau de béton, le moindre bout d'acier qui aurait pu briller au soleil. Les trois villages destinés aux gardes avaient été achevés et on y avait installé des chèvres et des moutons. Pour finir, l'unique piste avait été remblayée, recouverte d'éboulis et un bulldozer avait achevé la besogne en reculant jusqu'en bas. Les trois vallées et la montagne avaient retrouvé exactement leur état d'origine. Enfin, presque.

C'était donc lui, Osman Badri, colonel du génie, héritier des bâtisseurs de Ninive et de Tyr, ancien élève du Russe Stepanov, maître en matière de maskirovka, l'art de camoufler n'importe quoi de manière à ce qu'il ne ressemble plus à rien ou à quelque chose d'autre - c'était donc lui qui avait édifié pour Saddam Hussein la Qa'ala, la Forteresse. Personne ne pouvait la trouver, personne ne savait où elle se trouvait.

Avant la clôture du chantier, Badri avait pu observer les autres, ceux qui montaient le canon, les scientifiques. Il les avait vus mettre en place ce terrible canon dont le tube semblait s'élever jusqu'aux étoiles. Ils s'en allèrent eux aussi et il ne resta sur place qu'une petite garnison permanente. Aucun de ses membres n'aurait le droit de sortir de là par voie de terre : arrivées et départs se faisaient uniquement en hélicoptère. Et celui-ci n'atterrissait même pas, il se mettait en stationnaire au-dessus d'une minuscule zone d'herbe, loin de la montagne. Et les rares passagers avaient toujours un bandeau sur les yeux. Les pilotes et les équipages étaient cantonnés dans une seule base aérienne, sans visites ni téléphone. On sema quelques graines d'herbe folle, on planta les derniers arbustes, et la Forteresse fut laissée à sa solitude.

Bien que Badri ne l'ait jamais su, les ouvriers arrivés par la route furent finalement transférés dans des autocars dont on avait masqué les vitres. Ils furent emmenés très loin, dans un ravin, et les bus s'arrêtèrent là avec leurs trois mille travailleurs asiatiques. Les gardes s'éloignèrent en courant, et lorsque les détonations cessèrent, les cars furent recouverts de terre et enterrés à jamais. Puis les gardes eux-mêmes furent abattus par d'autres gardes : ils avaient vu la Qa'ala.

La rêverie de Badri fut interrompue par des cris qui venaient de la tente de commandement, et la nouvelle circula comme une traînée de poudre parmi la foule de soldats qui attendaient l'ordre d'attaque.

L'ingénieur courut à son camion et se hissa sur le siège du passager, tandis que le conducteur mettait le moteur en route. Ils attendirent là dans le hurlement des chars russes T-72 des deux divisions de la garde, avant-garde de l'armée d'invasion. Les chars s'ébranlèrent, s'éloignèrent de l'aérodrome et prirent la route du Koweït.

Son frère Abdelkarim, pilote de chasse et colonel dans l'armée de l'air, lui raconta plus tard que tout s'était passé comme une partie de chasse aux pigeons. Le misérable poste de police implanté à la frontière fut balayé en un tournemain. Vers deux heures du matin, la colonne avait franchi cette ligne et se dirigeait vers le sud. Si les Koweïtiens s'imaginaient que cette armée, la quatrième du monde, allait se contenter de gagner le col de Mutla et attendre là que le Koweït veuille bien accéder aux demandes du Raïs, ils se faisaient des illusions. Si l'Occident pensait qu'ils se contenteraient de s'emparer des deux îles de Warbah et Bubiyan, afin de fournir à l'Irak l'accès au Golfe qu'il demandait depuis si longtemps, ils se trompaient tout autant. Les ordres de Bagdad étaient très simples : s'emparer de tout.

Juste avant l'aube, il se produisit un accrochage de blindés dans la petite ville de Jahra, au nord de Koweït City. L'unique brigade blindée koweïtienne avait fait route vers le nord à toute allure, car on l'avait laissée en retrait pendant la semaine précédant l'invasion pour ne pas provoquer les Irakiens.

Les Koweïtiens, perçus comme de vulgaires commerçants et de bas exploiteurs de leur pétrole, se battirent bien. Ils réussirent à arrêter l'élite de la garde républicaine pendant une heure, permettant ainsi à leurs chasseurs Skyhawk et Mirage de prendre l'air depuis la base d'Ahmadi, loin au sud. Mais ils n'avaient aucune chance. Les gros chars soviétiques T-72 taillèrent en pièces les blindés légers T-55 de fabrication chinoise qui équipaient l'armée du Koweït. Les défenseurs perdirent vingt chars en vingt minutes, et les survivants furent contraints de battre en retraite.

Osman Badri observait le combat qui se déroulait à un peu plus d'un kilomètre. Les mastodontes reculaient et tiraient dans d'énormes nuages de poussière et de fumée, tandis qu'une ligne rosé marquait le ciel au-dessus de l'Iran. Il ne pouvait pas savoir qu'un jour, ces mêmes chars T-72 des divisions Médina et Tawakkulna seraient eux-mêmes taillés en pièces par les Challenger britanniques et les Abram américains.

A l'aube, les unités de pointe déboulèrent dans les faubourgs nord-ouest de Koweït City. Elles se divisèrent alors pour contrôler les quatre autoroutes qui donnent accès à la ville en traversant ces quartiers : la route d'Abu Dhabi qui suit la côte, celle de Jahra entre les banlieues de Granada et Andalus, les autoroutes 5 et 6 plus au sud. Après cela, les quatre détachements convergèrent vers le centre de la cité. Personne ou presque ne fit appel aux services du colonel Badri. Il n'y avait pas de tranchée à combler pour ses sapeurs, pas d'obstruction à dégager, pas de bollard en béton à traiter au bulldozer. Une seule fois, il eut besoin de se mettre à l'abri pour sauver sa peau.

Alors qu'il roulait dans Sulaibikhat, tout près du cimetière chrétien (mais il ne le savait pas), un Skyhawk isolé émergea du soleil et tira quatre roquettes contre le char qui le précédait. Le blindé encaissa le coup, perdit une chenille et se mit à brûler. L'équipage paniqué sortit par la tourelle. Mais le Skyhawk était revenu sur eux, cherchant à engager les camions qui suivaient dans la colonne. Des flammes sortaient de son nez. Badri vit le goudron voler en éclats devant lui et sauta par la portière juste au moment où son chauffeur conduisait le camion dans le fossé en poussant des hurlements. Personne n'avait été blessé, mais Badri était furieux. Quelle impudence ! Il termina la journée à bord d'un autre camion.

Il y eut des tirs sporadiques d'artillerie pendant toute la journée, et les deux divisions, composées d'unités blindées, d'artillerie et d'infanterie mécanisée, continuèrent leur progression en traversant de part en part Koweït City. Au ministère de la Défense, un groupe d'officiers se calfeutra à l'intérieur des locaux et essaya de résister aux envahisseurs avec des armes légères trouvées sur place. L'un des officiers irakiens essaya de les amener doucement à la raison, en insistant sur le fait qu'ils étaient des hommes morts s'il forçait la porte en la poussant simplement du canon de son char. Quelques Koweïtiens essayèrent encore de discuter avant de se rendre, les autres se débarrassèrent de leurs uniformes, enfilèrent des disb-dash et des ghutras avant de s'éclipser par une sortie dérobée. L'un d'entre eux devait devenir plus tard le chef de la résistance koweïtienne.

Le principal foyer d'opposition fut la résidence de l'émir Al-Sabah, longtemps après que celui-ci et sa famille eurent fui pour trouver refuge en Arabie Saoudite. Il fut impitoyablement écrasé.

Au coucher du soleil, le colonel Osman Badri était debout, le dos à la mer, à l'extrémité septentrionale du Koweït, sur le golfe Persique. Il contemplait la façade de cette résidence, le palais Dasman. Quelques soldats irakiens avaient déjà pénétré à l'intérieur, et l'un d'eux ressortit avec une œuvre d'art sans prix arrachée à un mur. Il dut enjamber quelques corps qui gisaient sur les marches et dans l'herbe avant d'aller déposer son butin dans un camion.

Il avait bien envie de prendre un objet pour lui-même, un cadeau de prix pour son vieux père qui habitait Qadisiyah, mais quelque chose le retint. C'était une séquelle héritée de cette foutue école britannique qu'il avait fréquentée pendant de nombreuses années, loin de Bagdad - tout cela à cause de l'amitié que portait son père à un Anglais du nom de Martin et à son admiration pour tout ce qui était britannique. " Piller, c'est voler, mes garçons, et voler est mal. La Bible et le Coran le défendent expressément. Ne le faites donc pas. " En ce jour encore, il se rappelait M. Hartley, le directeur de l'école primaire de l'Institut britannique et le voyait encore faire ses cours à ses élèves anglais et irakiens, assis à leur pupitre.

Combien de fois avait-il eu cette éternelle discussion avec son père après avoir rejoint les rangs du parti Baas ? Les Anglais avaient toujours été des agresseurs impérialistes, qui avaient maintenu les Arabes dans les chaînes pendant des siècles pour accroître toujours davantage leurs richesses. Son vieux père, âgé maintenant de soixante-dix ans - car Osman et son frère étaient nés d'un second mariage -, souriait et répondait invariablement : " Les Anglais sont certes des étrangers et des infidèles, mais ils sont courtois et respectent un certain nombre de règles, mon fils. Peux-tu me dire ce que respecte M. Saddam Hussein, je te prie ? "

II lui était impossible de faire entrer dans la caboche du vieil homme l'importance du parti pour l'Irak ni de lui faire comprendre que son chef allait donner au pays toute la gloire et les triomphes possibles. Il finit par renoncer à ce genre de discussion, de crainte que son père ne dise sur le compte du Raïs des choses qui pourraient être entendues des voisins, ce qui leur vaudrait à tous pas mal d'ennuis. C'était son seul point de désaccord avec son père, à qui il vouait une grande affection.

Voilà pourquoi, à cause d'un maître qu'il avait connu vingt-cinq ans plus tôt, il fit demi-tour sans se joindre au pillage du palais Dasman.

Il avait du moins retiré de ses années passées à l'école Tasisiya (école de l'Institut britannique) une pratique courante de l'anglais qui s'était révélée très utile. C'est en effet dans cette langue qu'il communiquait le mieux avec le colonel Stepanov. Cet officier avait longtemps dirigé le détachement du génie du groupe de conseillers militaires soviétiques avant la fin de la guerre froide. Il était alors rentré à Moscou.

Osman Badri avait trente-cinq ans, et cette année 1990 était la plus grande année de sa vie. Comme il l'expliqua plus tard à son frère : " J'étais debout, le dos au Golfe, le palais Dasman devant moi, et je me disais : par le Prophète, nous avons gagné. Nous avons fini par prendre le Koweït. Et nous n'avons mis qu'un seul jour. Voilà, tout est terminé. "

II avait tort : ce n'était que le début.

Pendant que Ray Walker, pour citer ses propres termes, " se maniait le cul " dans l'aéroport d'Abu Dhabi, faisant le siège du guichet en répétant que la Constitution américaine lui donnait droit à un billet d'avion, certains de ses compatriotes venaient de passer une nuit blanche.

A sept heures de décalage de là, le Conseil national de sécurité avait travaillé toute la nuit. Dans le temps, cela se traduisait par une réunion dans la salle de crise installée au sous-sol de la Maison-Blanche. Avec les techniques modernes de communications, cela signifiait que les gens restaient en contact par vidéoconférence.

Dans l'après-midi du 1er août à Washington, les premiers rapports avaient fait état d'échanges de tirs à la frontière nord du Koweït. C'était prévisible : depuis plusieurs jours, les gros satellites KH-11 envoyaient des photos montrant la montée en puissance des forces irakiennes, et Washington en savait ainsi davantage que son propre ambassadeur au Koweït. Tout le problème était de déterminer quelles étaient exactement les intentions de Saddam Hussein : simple menace ou projet d'invasion ?

La veille, des demandes pressantes d'informations supplémentaires avaient été envoyées au quartier général de la CIA à Langley, mais l'Agence s'était montrée particulièrement inefficace. Tout ce qu'on avait pu en tirer consistait en supputations basées sur les photos prises par les satellites de l'Organisation nationale de reconnaissance, et en généralités politiques déjà amplement connues du Département d'État, division du Proche-Orient. " Le premier imbécile venu en ferait autant, grondait Brent Scowcroft, président du Conseil national de sécurité. On n'a personne d'infiltré au sein du régime irakien ? "

La réponse était non, malheureusement. Ce problème allait se poser constamment pendant quatre mois.

La solution de l'énigme finit par arriver un peu avant dix heures du soir, au moment où le président George Bush décida d'aller se coucher et de ne plus prendre d'appel de Scowcroft. Dans le Golfe, le jour était levé, et les chars irakiens, qui avaient déjà dépassé Jahra, pénétraient dans les faubourgs nord-ouest de Koweït City.

Tous les participants se souvenaient de cette nuit épouvantable. Ils étaient huit en vidéoconférence : il y avait là des représentants du. Conseil national de sécurité, du Trésor, du Département d'État, de la CIA, du Comité des chefs d'état-major et du département de la Défense. Des ordres incessants arrivaient et repartaient. Leurs homologues étaient réunis à Londres au sein d'un COBRA (Cabinet Office Briefing Room Annexe : salle de réunion du gouvernement) réuni à la hâte. Cela faisait cinq heures de décalage avec Washington, mais seulement deux avec le Golfe.

Tous les avoirs financiers irakiens à l'étranger furent saisis par les deux gouvernements, de même que (avec l'accord du gouvernement koweïtien) les avoirs de ce pays. De cette manière, aucun gouvernement fantoche installé par Bagdad ne pourrait mettre la main sur ces fonds. Des milliards de pétrodollars furent ainsi gelés.

Le 2 août, on réveilla le président Bush à quatre heures quarante-cinq du matin pour lui faire signer ces documents. A Londres, Mme Margaret Thatcher, debout depuis longtemps et au courant de tout, en avait fait autant avant de prendre l'avion pour les Etats-Unis.

Une autre étape importante consistait à réunir d'urgence le Conseil de sécurité des Nations unies à New York pour condamner l'invasion et exiger le retrait immédiat des Irakiens. Cela fut fait avec la résolution 660, signée à quatre heures trente du matin le même jour.

A l'aube, la vidéoconférence prit fin. Les participants avaient deux heures pour rentrer chez eux, se laver et se raser, avant de se retrouver à la Maison-Blanche à huit heures pour une réunion plénière du Conseil national de sécurité présidée par le président Bush en personne. De nouveaux membres devaient se joindre à cette réunion, à savoir Richard Cheney, du département de la Défense, Nicholas Brady du Trésor, et le garde des Sceaux, Richard Thornburgh. Bob Kimmitt resta pour représenter le Département d'État, car le secrétaire d'Etat, James Baker, et son adjoint, Lawrence Eagleburger, étaient tous deux absents.

Colin Powell, président du Comité des chefs d'état-major, était arrivé de Floride en compagnie du général commandant le Central Command, un gros homme de forte carrure dont on allait beaucoup entendre parler. Norman Schwarzkopf était donc avec le général Powell lorsqu'il arriva à la Maison-Blanche.

George Bush quitta la salle de conférences à neuf heures et quart, au moment où Ray et Maybelle Walker se trouvaient dans les airs, quelque part au-dessus de l'Arabie Saoudite, sur le chemin du retour. Le Président embarqua dans un hélicoptère qui l'attendait sur la pelouse sud de la base d'Andrews et s'envola en direction d'Aspen, dans le Colorado. Il devait y prononcer un discours sur les besoins de la défense américaine. Le sujet était tout à fait à l'ordre du jour, mais la journée allait être plus chargée que prévu.

Durant le vol, il eut une longue conversation avec le roi Hussein de Jordanie. Le souverain hachémite était en réunion au Caire avec le président égyptien Hosni Moubarak. Le roi Hussein fut consterné d'apprendre que l'Amérique donnait seulement quelques jours aux États arabes pour tenter de résoudre pacifiquement la crise. Il proposa la tenue d'une conférence à quatre avec le président Moubarak lui-même et Saddam Hussein, sous la présidence de Sa Majesté le roi Fahd d'Arabie. Il avait bon espoir que cette conférence saurait convaincre le dictateur irakien de se retirer tranquillement du Koweït. Mais il avait besoin d'au moins trois jours, peut-être quatre, et il fallait en outre que les pays participants s'abstiennent de toute condamnation préalable de l'Irak.

Le président Bush répondit : " A vous de jouer, je m'en remets à vous. " Le malheureux George n'avait pas encore rencontré la Dame de Londres qui l'attendait à Aspen. Ils se rencontrèrent dans l'après-midi.

La Dame de fer eut très vite l'impression que son cher ami hésitait, une fois de plus. En deux heures de temps, elle s'employa à lui remonter sérieusement les bretelles. " On ne peut pas, on ne peut vraiment pas, George, le laisser tout bonnement rentrer chez lui comme ça. "

Confronté à ces yeux bleus qui lançaient des éclairs et à cette voix coupante qui couvrait le bourdonnement de la climatisation, George Bush finit par admettre que telle n'était pas du tout l'intention de l'Amérique. Plus tard, ses intimes acquirent la conviction qu'il avait été moins impressionné par Saddam Hussein avec ses canons et ses chars que par l'intrépide Dame de fer.

Le 3 août, l'Amérique fit tranquillement comprendre au président Moubarak combien ses forces dépendaient d'armements américains, combien l'Egypte devait à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international, et combien la contribution des USA comptait dans tout ça. Le 4 août, le gouvernement égyptien fit une déclaration qui condamnait sévèrement l'invasion de Saddam Hussein.

Au grand dam du roi de Jordanie, mais sans que ce soit réellement une surprise, le despote irakien avait refusé de se rendre à la conférence de Djeddah et de s'asseoir à côté de Hosni Moubarak, sous la présidence du roi Fahd. Pour le roi d'Arabie, c'était un camouflet, dans un contexte culturel où la politesse se conforme à des codes très élaborés. Le roi, qui derrière une grande civilité apparente, cachait une intelligence politique aiguë, n'apprécia pas du tout.

Si ce fut la première raison qui expliqua l'échec de la conférence de Djeddah, la seconde tenait au fait que la monarchie Saoudite avait eu connaissance de photos américaines prises depuis l'espace. Ces documents démontraient que, loin de ralentir sa progression, l'armée irakienne était toujours en ordre de bataille et se dirigeait vers le sud, vers la frontière avec l'Arabie Saoudite, dans l'extrême sud du Koweït. Allaient-ils oser tout balayer sur leur passage et envahir l'Arabie Saoudite ? Un simple calcul suffisait à donner quelques indications. L'Arabie possédait les plus grosses réserves de pétrole du monde. Le Koweït venait immédiatement derrière et disposait de centaines d'années de réserve au rythme de production actuel. L'Irak occupait la troisième place. En s'emparant du Koweït, Saddam Hussein avait bouleversé ce classement. Pis encore, quatre-vingt-dix pour cent des puits et des gisements saoudiens étaient coincés dans le coin nord-est du royaume, autour de Dhahran, Al-Khobar, Dammam et Jubail, et dans l'intérieur des terres à proximité de ces ports. Ce triangle se trouvait donc en plein sur la zone vers laquelle se dirigeaient les divisions de la garde républicaine, et les photos montraient que d'autres divisions se massaient au Koweït.

Fort heureusement, Sa Majesté ne sut jamais que ces photos avaient été truquées. Les divisions massées près de la frontière étaient en train de s'enterrer, mais les bulldozers avaient été effacés des documents.

Le 6 août, le royaume d'Arabie Saoudite demandait officiellement aux forces américaines de venir lui prêter main-forte. Les premiers escadrons de chasseurs-bombardiers décollèrent le même jour pour le Proche-Orient. Bouclier du désert venait de commencer.

Le général de brigade Hassan Rahmani sauta de son command-car et monta quatre à quatre les marches de l'hôtel Hilton qui avait été aussitôt réquisitionné pour devenir le quartier général des forces de sécurité irakiennes au Koweït occupé. Franchissant les portes vitrées du hall en ce matin du 4 août, il souriait à la pensée que le Hilton était mitoyen de l'ambassade américaine. Les deux bâtiments étaient construits sur le front de mer et bénéficiaient d'une vue superbe sur les eaux bleues miroitantes du golfe Persique.

Cette vue, c'était tout ce dont pourrait profiter le personnel de l'ambassade pendant un bon bout de temps. Sur ses suggestions, le bâtiment avait été immédiatement encerclé par la garde républicaine, et il le resterait aussi longtemps que nécessaire. Il ne pouvait empêcher des diplomates étrangers de transmettre des messages depuis un territoire sous leur souveraineté, et il ne possédait pas les supercalculateurs nécessaires pour percer à jour des codes aussi sophistiqués que ceux qu'utilisaient les Britanniques et les Américains. Mais, en tant que chef du contre-espionnage, il pouvait garantir que les informations issues uniquement de ce qu'ils parviendraient à voir par les fenêtres ne présenteraient pas grand intérêt. Il leur restait certes la possibilité d'obtenir par téléphone des renseignements de leurs concitoyens qui se trouvaient encore au Koweït. Il fallait donc s'assurer que toutes les lignes internationales étaient coupées ou sur table d'écoute - la seconde solution était préférable, mais la plupart de ses meilleurs éléments étaient à Bagdad.

Il s'engouffra dans l'enfilade de chambres réservées à l'équipe du contre-espionnage, se débarrassa de sa veste de combat, la jeta à son aide de camp en sueur qui était arrivé avec deux grosses valises de documents, et se dirigea vers la fenêtre pour admirer la piscine du Hilton Marina. Il irait volontiers prendre un bain un peu plus tard, mais remarqua deux soldats en train d'y remplir leur gourde, puis deux autres qui pissaient dans l'eau. Il poussa un soupir.

Agé de trente-sept ans, Rahmani était un homme soigné et élégant, rasé de près - il ne voulait pas s'embêter avec une moustache à la Saddam Hussein. S'il occupait son poste, c'était parce qu'il était compétent et non par copinage politique. Il était un technocrate au milieu de crétins qui ne devaient leur ascension qu'à leurs amitiés.

" Mais pourquoi donc, lui demandaient ses amis étrangers, servez-vous ce régime ? " La question venait en général quand il les avait suffisamment fait boire au bar de l'hôtel Rachid ou dans un endroit plus privé. Il était autorisé à se mêler à eux de par ses fonctions. Mais il restait invariablement sobre. Ce n'était pas pour des raisons religieuses qu'il ne buvait pas d'alcool, il se contentait de commander un gin tonic, tout en s'assurant que le barman ne lui servait que du tonic. II se bornait donc à sourire, haussait les épaules et répondait : " Je suis irakien et fier de l'être. Quel gouvernement voudriez-vous que je serve ? " En lui-même, il savait parfaitement pourquoi il servait un régime dont il méprisait tous les soi-disant ténors. Si quelque chose l'émouvait encore, bien qu'il prétendît que rien ne l'atteignait, c'était la profonde affection qu'il portait à son pays et à son peuple, ce petit peuple que le parti Baas ne représentait plus depuis bien longtemps.

Mais la raison principale qui le faisait agir ainsi était qu'il tenait à la vie. Pour un Irakien de sa génération, il n'y avait pas beaucoup de solutions. Il pouvait s'opposer au régime et partir à l'étranger, en faisant des traductions pour survivre et en se cachant pour échapper aux commandos de tueurs, ou bien rester en Irak.

Cela ne laissait que trois possibilités. S'opposer au régime, pour finir dans l'une des chambres de torture de cet animal d'Omar Khatib, un individu qu'il détestait et qui le lui rendait sans doute bien ; ou vivoter en faisant des affaires dans une économie gérée de façon catastrophique. Ou enfin, faire de grands sourires à ces imbéciles et monter dans la hiérarchie grâce à son intelligence et à ses talents.

Il ne voyait pas ce qu'il y avait de répréhensible dans cette dernière façon de faire. Reinhard Gehlen avait d'abord servi Hitler, puis les Américains et enfin l'Allemagne de l'Ouest. Marcus Wolf avait servi les communistes de l'Allemagne de l'Est, sans croire un seul mot de ce qu'ils racontaient. Il était comme eux, un joueur d'échecs. Il aimait le jeu subtil de l'espionnage et du contre-espionnage. L'Irak représentait son échiquier à lui. Et il connaissait beaucoup d'autres professionnels dans le monde qui comprenaient parfaitement ce point de vue.

Hassan Rahmani s'éloigna de la fenêtre, s'assit derrière son bureau et commença à écrire. Il y avait un travail énorme à effectuer au Koweït si l'on voulait en faire la dix-neuvième province de l'Irak, dans des conditions de sécurité à peu près convenables.

Son premier problème était qu'il ne savait pas combien de temps Saddam Hussein avait l'intention de rester au Koweït. Et il doutait fort qu'il le sût lui-même. Si l'Irak devait se retirer, cela n'avait aucun sens de monter une grosse opération de contre-espionnage, en colmatant toutes les brèches possibles.

Au fond de lui-même, il pensait que Saddam pouvait s'en sortir. Mais il fallait pour cela jouer finement, manœuvrer habilement, trouver les mots ad hoc. La première démarche consistait à se rendre à cette conférence prévue le lendemain à Djeddah et à flatter le roi Fahd. Il fallait ensuite prétendre que l'Irak ne revendiquait qu'un nouvel accord pétrolier, un accès au Golfe, parler de l'emprunt. Cette tactique permettrait de limiter le conflit aux pays arabes et de laisser les Américains et les Britanniques en dehors du coup. Saddam pouvait s'appuyer sur le fait que les Arabes préféraient laver leur linge sale en famille et continuer à palabrer jusqu'à ce que la fièvre retombe. De cette manière, l'Occident maintiendrait la pression pendant quelques semaines puis se lasserait et laisserait les quatre Etats arabes régler le problème. Tant que le pétrole continuerait à couler, les Anglo-Saxons seraient contents. Tant que le Koweït ne serait pas trop sauvagement martyrisé, les médias se tiendraient à l'écart, on finirait par oublier que les Al-Sabah étaient en exil quelque part en Arabie Saoudite et les Koweïtiens s'habitueraient à vivre avec un nouveau gouvernement. Enfin, la conférence sur le thème " Évacuez le Koweït " pourrait durer des années jusqu'à ce qu'elle n'intéresse plus personne.

Cette stratégie pouvait marcher. Comme elle avait marché pour Hitler, par exemple : je ne cherche qu'une issue pacifique à des exigences qui sont légitimes, promis, c'est ma dernière revendication territoriale. Le roi Fahd tomberait dans le panneau - personne n'avait d'affection particulière pour les Koweïtiens, sans parler de ces Al-Sabah mangeurs de lotus. Le roi Fahd et le roi Hussein les laisseraient tomber, comme Chamberlain avait laissé tomber les Tchèques en 1938.

Il subsistait cependant un petit problème. Saddam Hussein avait une veine de pendu, sans quoi il ne serait plus en vie depuis longtemps, mais, stratégiquement et diplomatiquement parlant, c'était une nullité. D'une manière ou d'une autre, songeait Rahmani, le Raïs ferait une bêtise. Il risquait de ne pas se retirer mais de continuer à avancer, de s'emparer des gisements saoudiens et de mettre l'Occident devant le fait accompli, si bien que ces pays ne pourraient pas faire autrement que de détruire les puits et leur propre prospérité pour au moins une génération.

Par " Occident ", il fallait entendre l'Amérique soutenue par les Britanniques. Il connaissait bien les Anglo-Saxons. Cinq années passées à l'école Tasisiya dirigée par M. Hartley lui avaient permis d'avoir un anglais parfait, une excellente compréhension de leur mode de pensée et plus particulièrement de l'une de leurs fâcheuses habitudes : celle de vous balancer un direct dans les mâchoires sans avertissement. Il se frotta le menton, précisément à l'endroit où cela lui était arrivé, longtemps auparavant, et éclata de rire. A l'autre bout de la pièce, son aide de camp sursauta. Sacré Martin, où pouvait-il bien être aujourd'hui ?

Hassan Rahmani était un homme intelligent, cultivé, cosmopolite, raffiné, un rejeton de la bonne société qui servait un régime d'assassins, ployant sous la tâche. Et quelle tâche ! En ce mois d'août, le Koweït comptait un million huit cent mille habitants, mais six cent mille seulement d'entre eux étaient koweïtiens. Il fallait y ajouter six cent mille Palestiniens, dont

certains resteraient fidèles au Koweït, tandis que d'autres rallieraient la cause irakienne à cause de l'OLP, mais la plupart d'entre eux adopteraient le profil bas et tenteraient tout simplement de survivre. Il y avait aussi trois cent mille Égyptiens. Quelques-uns travaillaient sans conteste pour Le Caire, ce qui, compte tenu des circonstances, était strictement équivalent à travailler pour Washington ou Londres. On trouvait enfin deux cent cinquante mille Pakistanais, Indiens, citoyens du Bangladesh et Philippins, surtout des ouvriers ou des domestiques. En tant qu'Irakien, il croyait sincèrement qu'aucun Koweïtien digne de ce nom ne s'abaisserait à gratter une morsure de puce sans l'assistance d'un valet de chambre étranger.

Et puis, il y avait cinquante mille ressortissants de pays occidentaux - Britanniques, Américains, Français, Allemands, Espagnols, Suédois, Danois ou Dieu sait qui. Et on attendait de lui qu'il réduise à zéro tout espionnage étranger... Il rit doucement en songeant à l'époque où les messages étaient transmis par des messagers ou, à la rigueur, par téléphone. En tant que chef du contre-espionnage, il se sentait capable de verrouiller les frontières et de couper les lignes téléphoniques. Mais à présent, le premier imbécile venu pouvait composer un numéro sur un téléphone cellulaire ou un modem d'ordinateur et parler avec la Californie. Difficile à intercepter ou à identifier sans l'équipement ad hoc... qu'il ne possédait pas, de toute façon.

Il savait aussi qu'il ne pourrait pas empêcher les échanges d'informations via le flot de réfugiés qui réussirait à passer la frontière. Il ne pouvait rien non plus contre les satellites espions américains ; il était d'ailleurs pratiquement sûr qu'ils avaient déjà été reprogrammés pour passer au-dessus du Koweït et de l'Irak.

Nul n'était tenu à l'impossible, même s'il pouvait faire semblant. Son objectif prioritaire serait d'empêcher les opérations de sabotage, les assassinats d'Irakiens et la destruction de leur matériel, la constitution d'un mouvement de résistance organisé. Il lui faudrait en outre interdire l'infiltration dans le pays d'aide, qu'il s'agisse d'hommes, d'équipements ou d'assistance. Ce faisant, il allait se trouver en concurrence avec ses rivaux de l'AMAM, la police secrète, installés deux étages en dessous. Il avait appris le matin même que Khatib avait nommé cette crapule de Sabaawi, un bon à rien aussi brutal que lui, chef de l'AMAM au Koweït. Si des résistants koweïtiens avaient le malheur de tomber entre leurs mains, ils hurleraient aussi fort que les dissidents irakiens. Par conséquent, lui, Rahmani, ne comptait s'occuper que des étrangers. C'était là sa mission.

Ce matin-là, peu avant midi, le Dr Terry Martin termina sa conférence à l'Ecole des études africaines et orientales, institut dépendant de l'université de Londres, près de Gowen Street, et rejoignit la salle des professeurs. En sortant, il se cogna contre Mabel, la secrétaire qu'il partageait avec deux autres professeurs d'études arabes. " Oh, docteur Martin, il y a un message pour vous. " Elle fouilla dans sa serviette, qu'elle avait posée vaille que vaille sur son genou, et sortit une feuille de papier. " Ce monsieur vous a appelé. Il a dit que c'était urgent, il voudrait que vous le rappeliez. "

Une fois dans la salle des professeurs, il posa ses notes sur le califat des Abbassides et décrocha le téléphone mural. A la deuxième sonnerie, une voix de femme charmeuse indiqua son numéro. Pas de nom de société, juste un numéro.

" M. Stephen Laing est-il là ? demanda Martin.

- De la part de qui, je vous prie ?

- De la part du Dr Martin, Terry Martin. Il m'a appelé.

- Ah oui, docteur Martin, pouvez-vous attendre quelques instants ? "

Martin fronça les sourcils. Elle était au courant du premier appel, elle connaissait son nom. Il avait beau chercher, ce nom de Stephen Laing ne lui disait rien du tout. Un homme prit la communication.

" Steve Laing à l'appareil. Écoutez, c'est très gentil de me rappeler aussi vite. Je sais que tout ça est un peu rapide, mais nous nous sommes vus il y a quelque temps à l'Institut des études stratégiques. Oui, lorsque vous avez fait cette brillante présentation des méthodes des Irakiens pour acquérir du matériel d'armement. Je me demandais si vous ne seriez pas libre à déjeuner. "

Qui que fût ce Laing, il pratiquait ce mode d'attaque directe auquel il est très difficile de résister.

" Aujourd'hui ? Vous voulez dire, maintenant ?

- Sauf si vous avez autre chose à faire. Quel était votre emploi du temps ?

- Je comptais avaler un sandwich à la cafétéria, répondit Martin.

- Je peux vous offrir une sole meunière chez Scott, elle est tout à fait convenable. Vous savez où c'est, j'en suis sûr. Mount Street. "

Martin connaissait : l'un des meilleurs restaurants de poissons et l'un des plus chers de Londres. Il était midi et demi, et il adorait le poisson. Et Scott était largement au-dessus de ses moyens. Est-ce que ce Laing se doutait de tout ça ?

" Vous êtes à l'ISS ? demanda-t-il.

- Je vous expliquerai tout ça pendant le déjeuner, docteur. Disons une heure. On se retrouve là-bas. " Son interlocuteur raccrocha.

Quand Martin pénétra dans le restaurant, le maître d'hôtel s'avança immédiatement pour l'accueillir. " Le Dr Martin ? M. Laing est déjà arrivé. Voulez-vous me suivre ? "

Ils s'installèrent à une table discrète, dans un coin, d'où l'on ne risquait pas d'être entendu. Laing - maintenant, il était sûr de ne jamais l'avoir rencontré - se leva pour l'accueillir. C'était un homme assez mince aux cheveux gris, habillé d'un complet sombre et d'une cravate très sobre. Il conduisit son hôte à sa chaise et désigna d'un mouvement de sourcil une bouteille d'un excellent meursault qui les attendait dans son seau. Martin hocha la tête.

" Vous n'appartenez pas à l'Institut, monsieur Laing ? "

Laing ne se laissa pas démonter. Il regardait attentivement le liquide couler dans son verre et attendit que le serveur se fût éloigné après leur avoir laissé le menu. Puis il leva son verre à la santé de son invité. " En fait, j'appartiens à Century House. Cela vous ennuie ? "

Les services secrets britanniques ont leurs bureaux à Century House, un immeuble assez miteux au sud de la Tamise, entre Elephant, le Château et l'ancienne route du Kent. Le bâtiment est assez vétuste compte tenu de ce que l'on y fait, et les couloirs y sont tellement tortueux que les visiteurs n'ont pas vraiment besoin de laissez-passer. Au bout de quelques secondes, ils sont complètement perdus et poussent des hurlements en espérant que quelqu'un viendra les sauver.

" Non, je me renseignais, c'est tout, répondit Martin.

- En fait, c'est nous qui aimerions nous renseigner. J'admire beaucoup ce que vous faites. J'essaie de me tenir au courant, mais je ne suis pas aussi expert que vous.

- J'ai du mal à vous croire ", répliqua Martin, en réalité assez flatté. Cela fait toujours plaisir à un professeur, quand on lui dit qu'on l'admire.

" Mais je vous assure que c'est vrai, insista Laing. Une sole vous aussi ? Parfait. Je crois que j'ai lu tous les articles que vous avez écrits pour l'Institut, sans compter les gens de l'Institut des services conjoints et de Chatham. Et sans oublier, naturellement, ces deux papiers pour Survival. "

Au cours des cinq dernières années, et malgré son jeune âge (il avait trente-cinq ans), le Dr Martin avait vu sa notoriété croître de plus en plus et on le demandait comme conférencier pour faire des exposés d'une extrême érudition à l'Institut d'études stratégiques, à l'Institut des services conjoints et à cet autre organisme important en matière d'affaires étrangères, Chatham. Survival est la revue de l'ISS, et, à chacune de ses livraisons, vingt-cinq exemplaires sont envoyés directement au ministère des Affaires étrangères. Cinq filent à Century House.

L'intérêt de Terry Martin pour ces gens n'était pas dû uniquement à son extrême compétence concernant la Mésopotamie médiévale, il avait une seconde casquette. A titre tout à fait personnel, il s'était mis, plusieurs années auparavant, à étudier tout ce qui touchait aux armées du Proche-Orient, se rendant aux expositions de matériel de guerre, cultivant de nombreuses amitiés tant chez les industriels que chez leurs clients arabes. Avec ces derniers, sa pratique courante de la langue facilitait les contacts. Dix ans plus tard, il était devenu une véritable encyclopédie ambulante et les professionnels recueillaient ses avis avec beaucoup de respect.

On leur servit leurs soles meunières et ils commencèrent à déguster le poisson. Huit semaines plus tôt, Laing, alors directeur des opérations pour le Proche-Orient à Century House, avait demandé au service de documentation une note biographique sur Terry Martin. Ce qu'il lut l'impressionna beaucoup.

Né à Bagdad, Martin avait passé son enfance en Irak avant de regagner l'Angleterre pour poursuivre ses études. Il était sorti de Haileybury avec son bac, options histoire, anglais et français. Tout cela avec mention. Haileybury le considérait comme un élément très brillant, et le destinait à Oxford ou Cambridge. Mais le jeune homme, qui parlait déjà couramment l'arabe, souhaitait continuer dans ce domaine. Il posa donc sa candidature à l'École des langues orientales, la SOAS, à Londres, et passa le concours d'entrée au printemps 1973. Accepté du premier coup, il y commença ses études supérieures à l'automne de la même année et opta pour l'histoire du Proche-Orient.

Il obtint sa maîtrise en trois ans, puis consacra encore trois autres années à préparer son doctorat, se spécialisant dans l'Irak du VIII° au XVe siècle, plus particulièrement le califat abbasside de 750 à 1258. Il obtint son doctorat d'Etat en 1979 et prit alors une année sabbatique : il se trouvait en Irak lorsque ce pays envahit l'Iran en 1980, déclenchant une guerre de huit ans. C'est de cette première expérience que naquit son intérêt pour les armées de la région. A son retour, on lui offrit un poste de chargé de cours. Il n'avait que vingt-six ans. A la SOAS, c'est là un honneur insigne, car cette institution est l'une des meilleures écoles au monde d'enseignement de la civilisation arabe. En reconnaissance de ses travaux de recherche originaux, il fut promu assistant d'histoire du Proche-Orient à l'âge de trente-quatre ans. Il était clair qu'il serait professeur à part entière avant d'avoir atteint la quarantaine.

Voilà ce que Laing avait lu dans cette fiche. Ce qui l'intéressait le plus, c'était le second versant du personnage : cette connaissance étonnante des arsenaux au Proche-Orient. Pendant des années, c'était resté un sujet secondaire, une broutille à côté de la guerre froide, mais à présent... " C'est à propos de cette histoire du Koweït ", finit-il par lâcher. On avait débarrassé leurs assiettes. Tous deux avaient refusé de prendre un dessert. La bouteille de meursault avait été vidée sans problème et Laing avait fait en sorte que Martin en boive le plus gros. Et deux portos étaient arrivés sur la table comme par enchantement.

" Comme vous pouvez l'imaginer, toute cette affaire a donné lieu à pas mal d'embrouilles ces derniers jours. " Laing était largement en dessous de la vérité. La Dame de fer était rentrée du Colorado d'une humeur qualifiée par ses proches de bodicéenne, du nom de cette reine des Bretons qui avait coutume de découper les Romains au ras des genoux grâce aux épées dont elle avait muni les roues de ses chars. On disait du secrétaire aux Affaires étrangères, Douglas Hurd, qu'il songeait à s'équiper d'un casque de combat. Des demandes d'éclaircissements on ne peut plus pressantes avaient plu sur les espions de Century House.

" Pour dire vrai, ce que nous aimerions, c'est infiltrer quelqu'un au Koweït pour essayer de savoir ce qui se passe exactement.

- Actuellement ? Avec l'occupation irakienne ? demanda Martin.

- J'ai bien peur que oui, puisqu'ils ont l'air de s'être installés.

- Et pourquoi moi ?

- Permettez-moi d'être franc, répondit Laine qui avait envie de tout sauf de ça. Nous avons vraiment besoin de savoir ce qui se passe à l'intérieur. L'armée d'occupation irakienne : ses effectifs, son niveau, la nature de son armement. Nos propres concitoyens : comment ils se débrouillent, s'ils sont en danger, s'il y a une chance qu'ils puissent s'enfuir sans trop de danger. Il nous faut quelqu'un sur place. Ce genre de renseignements est vital. Alors... quelqu'un qui parle l'arabe comme un Arabe, un Koweïtien ou un Irakien. Bon, vous passez votre vie avec des arabisants, beaucoup plus souvent que moi...

- Mais il y a sûrement des centaines de Koweïtiens en Grande-Bretagne qui pourraient retourner discrètement chez eux ", tenta de suggérer Martin.

Laing essayait de se débarrasser d'un morceau de sole coincé entre deux dents. " A vrai dire, murmura-t-il doucement, nous préférerions que ce soit quelqu'un de chez nous.

- Un Britannique ? Quelqu'un qui pourrait passer pour un Arabe, noyé dans la foule ?

- C'est cela qu'il nous faut. Et nous ne sommes pas sûrs d'en trouver un. "

C'était sans doute le vin, ou peut-être le porto. Terry Martin n'était pas habitué à boire du meursault et du porto à déjeuner. Plus tard, il se dit qu'il aurait mieux fait de se mordre la langue. Mais il parla, et il ne pouvait plus revenir en arrière.

" Je connais quelqu'un, mon frère Mike. Il est major dans le SAS (Spécial Air Service : commandos de l'air)'. Il pourrait passer pour un Arabe. "

Laing tenta de ne pas montrer son excitation. Il réussit enfin à venir à bout de ce morceau de poisson et ôta le cure-dent de sa bouche.

" II en serait capable, vraiment capable ? "