Chapitre 11
Cela lui faisait une bonne marche matinale depuis le terminus des bus, dans le nord de la ville, jusqu'à la maison du premier secrétaire de l'ambassade d'Union soviétique, dans le quartier de Mansour, mais Martin en était plutôt heureux. La première raison était simple : il venait de se faire secouer pendant douze heures dans deux bus successifs pour parcourir les trois cent soixante-dix kilomètres qui séparent Ar-Rutba de la capitale, et ce n'étaient pas des autocars de luxe avec couchette. Deuxième motif, marcher lui permettrait de s'imprégner de l'atmosphère de la ville où il n'était pas revenu depuis qu'un avion de ligne avait emmené à Londres l'écolier nerveux de treize ans qu'il était alors. Et cela faisait vingt-quatre ans.
Beaucoup de choses avaient changé. La ville dont il se souvenait était typiquement arabe, plus petite, regroupée autour des quartiers centraux de Cheikh Omar et Saadoun sur la rive occidentale du Tigre, et du quartier d'Aalam de l'autre côté du fleuve, vers Karch. L'activité se concentrait là, dans les rues étroites et les ruelles, les marchés, les mosquées et leurs minarets qui se découpaient sur le ciel pour rappeler aux gens qu'ils devaient se soumettre à la volonté d'Allah.
Vingt années de revenus pétroliers avaient apporté de larges autoroutes qui se croisaient à travers des ronds-points, des viaducs et des bretelles d'accès en forme de trèfle. Les voitures s'étaient multipliées et les gratte-ciel s'élançaient vers le ciel nocturne. Mammon avait vaincu son vieil adversaire.
Il eut du mal à reconnaître Mansour une fois arrivé au bas du long ruban de la rue Rabia. Il avait le souvenir de vastes espaces dégagés autour du Club Mansour où son père emmenait sa famille pendant les après-midi de week-end. Le quartier était visiblement resté un endroit chic, mais les jardins avaient cédé la place à des rues et à des résidences destinées à ceux qui en avaient les moyens.
Il passa à quelques centaines de mètres seulement de l'ancienne école primaire de M. Hartley où il avait appris ses leçons et joué pendant la récréation avec ses amis, Hassan Rahmani et Abdelkarim Badri, mais il faisait nuit et il ne reconnut pas la rue.
Il savait quel boulot faisait Hassan, mais il n'avait plus entendu parler des deux fils du Dr Badri depuis près d'un quart de siècle. Le cadet, Osman, qui aimait tant les maths, était peut-être devenu ingénieur. Et Abdelkarim, qui raflait tous les prix de récitation, était-il poète ou écrivain ?
S'il avait marché à la façon des SAS, le pied bien à plat, les épaules se balançant en cadence pour soulager les jambes, il aurait mis moitié moins de temps pour couvrir le trajet. Mais il se souvenait de ce qui était arrivé à ces deux ingénieurs anglais, au Koweït : " Vous avez beau être habillés comme des Arabes, vous marchez comme des Anglais. " II ne portait pas aux pieds de bonnes chaussures de marche bien lacées, mais des espadrilles de toile à semelle de corde, comme n'importe quel pauvre fellah irakien. Il trainait donc les pieds, les épaules courbées, la tête basse.
On lui avait montré à Riyad les derniers plans de la ville et de nombreuses photos prises à haute altitude. Elles avaient été agrandies et, avec une loupe, on arrivait à distinguer les détails des jardins derrière leurs murs, les piscines et les voitures des riches et des puissants. Il avait tout appris par cœur. Il prit à gauche dans la rue de Jordanie, dépassa la place Yarmuk puis tourna tout de suite à droite l'avenue bordée de trois rangées d'arbres où habitait le diplomate soviétique.
Dans les années soixante, du temps de Kassem puis des généraux qui lui avaient succédé, l'URSS occupait une place de premier plan à Bagdad et faisait mine d'épouser la cause du nationalisme arabe perçu comme anti-occidental, tout en essayant de convertir ce même monde arabe au communisme. A cette époque, l'Union soviétique avait acquis plusieurs vastes résidences hors de l'ambassade pour y loger une représentation de plus en plus nombreuse. Ces maisons ainsi que les terrains qui les entouraient avaient obtenu le statut d'extraterritorialité. C'était là un privilège que même Saddam Hussein n'avait pas osé remettre en cause, car, au milieu des années quatre-vingt, Moscou était devenu son principal fournisseur d'armes et six mille conseillers militaires soviétiques entraînaient son armée de l'air et ses forces blindées sur du matériel russe.
Martin arriva devant la villa, facile à identifier grâce à la petite plaque de cuivre indiquant que cette maison appartenait à l'ambassade d'URSS. Il tira la chaîne qui pendait sur le côté du portail et attendit là.
Au bout de plusieurs minutes, on ouvrit la porte et il vit apparaître un grand gaillard tout blond en veste blanche de maître d'hôtel. " Da ? " fit-il. Martin répondit en arabe, sur le ton larmoyant d'un humble employé s'adressant à un supérieur. Le Russe prit un air excédé. Martin fouilla dans sa robe et sortit sa carte d'identité. C'était au moins une chose que le Russe comprenait, son pays en connaissait un bout en matière de passeports intérieurs. Il prit la carte, dit " Attends " en arabe et referma le portail.
Il revint au bout de cinq minutes et fit signe à l'Irakien au dish-dash douteux d'entrer, et le mena vers l'escalier qui conduisait à la porte d'entrée de la villa. Alors qu'ils étaient au pied des marches, un homme apparut en haut du perron.
Youri Koulikov, premier secrétaire de l'ambassade soviétique, était un diplomate tout ce qu'il y a de plus professionnel : il avait trouvé scandaleuses les instructions reçues de Moscou, mais était bien obligé de s'y plier. Il était évident qu'on le dérangeait pendant son dîner, car il froissait une serviette avec laquelle il s'essuya la bouche en descendant les marches.
" Alors, te voilà, dit-il en russe. Maintenant, écoute-moi bien. Puisqu'on nous impose cette histoire invraisemblable, allons-y. Mais je ne veux rien avoir à faire là-dedans. Panimayesh ? "
Martin, qui ne parlait pas russe, haussa les épaules d'un air découragé et répondit en arabe. " Oui, bey ? "
Koulikov prit ce changement de langue pour une insolence. Martin en déduisit que - circonstance amusante - le Russe prenait ce nouveau domestique assez peu bienvenu pour l'un de ces espions que lui collaient aux fesses ces incapables de la Loubianka.
" Oh, très bien, on parle arabe si tu préfères. " II le parlait couramment lui aussi, encore que ce soit avec un accent russe prononcé, et il ferait beau voir que cet agent du KGB lui en remontre dans ce domaine.
Il poursuivit donc en arabe. " Voilà ta carte. Et voici la lettre qu'on m'a ordonné de préparer pour toi. Maintenant, tu logeras dans la remise au fin fond du jardin, tu t'occuperas des plates-bandes, et tu feras le marché comme te l'ordonnera le chef. A part ça, je ne veux pas entendre parler de toi. Si tu te fais prendre, je ne sais rien, si ce n'est que je t'ai engagé de bonne foi. Maintenant, va t'occuper de tes affaires et débarrasse-moi de ces foutues bêtes. Je ne veux pas voir des poulets me saccager le jardin. "
Quel merdier ! se dit-il, irrité, en retournant terminer son dîner interrompu. Si cet idiot se fait pincer par l'AMAM à faire une bêtise, ils sauront vite qu'il est russe. L'idée qu'il est au service du premier secrétaire de l'ambassade par un malheureux hasard a autant de chances de passer qu'une partie de patin à glace sur le Tigre.
Mike Martin découvrit son logement au fond du jardin. C'était un bungalow d'une seule pièce, meublé d'un lit de camp, d'une table, de deux chaises, d'un portemanteau accroché au mur et d'une cuvette posée sur une étagère dans un coin. Un examen un peu plus fouillé révéla des cabinets extérieurs et un robinet scellé dans le mur du jardin. Les ablutions allaient être plutôt sommaires, et il fallait s'attendre à ce qu'on lui serve ses repas à la porte de la cuisine, derrière la maison. Il poussa un soupir. Qu'elle était loin, la grande villa de Riyad !
Il trouva une bonne quantité de bougies et des allumettes. En s'éclairant à la lueur d'une chandelle, il tendit des couvertures devant les fenêtres et commença à défaire quelques-unes des briques grossières du sol au moyen de son couteau. Après avoir creusé le ciment pendant une heure, il réussit à en enlever quatre. Il passa encore une heure à creuser un trou en s'aidant d'une pioche trouvée dans le râtelier à outils. Il avait de quoi mettre à l'abri son émetteur, les batteries, le magnétophone et l'antenne pliable. Il mélangea un peu de salive et de terre pour combler les rainures entre les briques et effacer toute trace de la cache.
Un peu avant minuit, il découpa au couteau le fond de la cage à poules et tassa la litière dans le véritable fond. Toute trace de la cavité de six centimètres avait ainsi disparu. Tandis qu'il travaillait, les poulets grattaient le sol à la recherche de grains de blé assez improbables. Ils se rattrapèrent en avalant un certain nombre de punaises.
Martin termina ses dernières olives et le reste du fromage puis partagea la fin du pain de seigle avec ses compagnons de voyage, ainsi qu'un grand bol d'eau tiré au robinet.
Les poulets retrouvèrent leur cage, sans qu'on sache s'ils avaient pris conscience de l'agrandissement de leur logis. Mais ils ne protestèrent pas. La journée avait été longue, et tout ce petit monde s'endormit.
Le dernier geste de Martin fut pour aller pisser un coup sur les roses de Koulikov dans l'obscurité avant de souffler les bougies. Puis il s'enroula dans sa couverture et fit comme ses protégés.
Son horloge interne le réveilla à quatre heures du matin. Il sortit les sacs en plastique qui contenaient son matériel de transmission, enregistra un court message pour Riyad, l'accéléra deux cents fois, relia le magnétophone à l'émetteur et dressa face à la porte ouverte l'antenne qui occupait toute la place dans la remise.
A quatre heures quarante-cinq, il effectua une brève émission sur la fréquence du jour, démonta le tout et le remit à sa place sous le carrelage.
Le ciel était encore tout noir au-dessus de Riyad. Une antenne identique, installée sur le toit de la résidence du SIS, capta le signal d'une seconde et le transmit au PC télécoms. La fenêtre de transmission était comprise entre quatre heures trente et cinq heures du matin, l'équipe d'écoute était donc présente.
Deux magnétophones enregistrèrent l'émission de Bagdad et un voyant se mit à clignoter, avertissant les techniciens qu'il y avait quelque chose. Ils ralentirent le message deux cents fois et l'écoutèrent en clair sur casque. L'un d'eux nota rapidement le contenu, le tapa à la machine et sortit du local.
Julian Gray, le chef de poste, fut réveillé à cinq heures quinze.
" C'est Ours Brun, monsieur. "
Gray lut le message dans l'excitation et alla réveiller Simon Paxman. Le chef du bureau Irak avait décidé de rester à Riyad pour une durée indéterminée et son intérim à Londres était assuré par son adjoint. Il s'assit sur le bord de son lit, complètement réveillé, et lut la feuille de papier pelure.
" Sacrebleu, pour l'instant, ça marche.
- Les problèmes pourraient commencer, fit Gray, lorsqu'il essaiera de contacter Jéricho. "
II y avait en effet de quoi être préoccupé. L'ex-agent du Mossad à Bagdad était déconnecté depuis trois mois. Il pouvait être compromis, ou tout simplement avoir changé d'avis. Il avait peut-être aussi été muté assez loin, ce qui était encore plus vraisemblable s'il s'agissait d'un officier supérieur nommé à un commandement opérationnel au Koweït. Tout avait pu arriver.
" On ferait mieux de prévenir Londres. Y a moyen d'avoir du café ?
- Je vais dire à Mohammed de s'en occuper ", fit Gray.
Mike Martin arrosait les fleurs du jardin. Il était cinq heures trente et la maison s'éveillait. La cuisinière, une Russe épanouie, l'aperçut par la fenêtre et, quand l'eau fut chaude, l'appela par la fenêtre de la cuisine. " Kak naravitsiya ? " lui demanda-t-elle. Elle s'arrêta avant de reprendre en arabe : " Ton nom ? -il
- Mahmoud, répondit Martin.
- Tiens, voilà une tasse de café, Mahmoud. "
Martin remercia plusieurs fois à grands signes de tête en signe de reconnaissance, murmura " Shukran " et prit la tasse chaude à deux mains. Il ne plaisantait pas, c'était du vrai café et il était délicieux. C'était la première boisson chaude qu'il avalait depuis le thé qu'ils avaient préparé à la frontière saoudienne.
Le petit déjeuner était à sept heures - un bol de lentilles et du pain de seigle - et il se jeta littéralement dessus. Apparemment, le maître d'hôtel de la veille et sa femme, la cuisinière, tenaient le ménage du premier secrétaire Koulikov, qui semblait être célibataire. A huit heures, Martin fit la connaissance du chauffeur, un Irakien qui baragouinait le russe et lui était donc assez utile pour traduire quelques messages assez simples.
Martin décida de ne pas trop frayer avec ce chauffeur qui risquait d'être un homme de l'AMAM ou même du contre-espionnage de Rahmani. Mais il s'avéra vite que cela ne posait pas de problème. Agent ou pas, le chauffeur regardait le jardinier avec beaucoup de condescendance. Il consentit cependant à expliquer à la cuisinière que Martin devait sortir quelque temps, car leur employeur lui avait ordonné de se débarrasser de ses poulets.
Une fois dans la rue, Martin se dirigea vers l'arrêt de bus et remit ses poulets en liberté dans un terrain vague.
Comme dans de nombreuses villes arabes, un arrêt de bus à Bagdad n'est pas seulement un endroit où l'on monte dans les véhicules qui desservent la province. C'est aussi un endroit où une foule de gens de la classe laborieuse viennent vendre ou acheter. Un marché en plein air court ainsi tout le long de l'enceinte sud de la ville. C'est là que Martin, après avoir marchandé comme il convient, acquit une bicyclette bringuebalante qui se mit à gémir pitoyablement quand il l'enfourcha. Mais une bonne giclée d'huile y remédia.
Il savait qu'il ne pourrait pas circuler en voiture, et même une moto aurait paru trop luxueuse pour un humble jardinier. Il revoyait le domestique de son père pédalant dans toute la ville, d'un marché à l’autre, pour assurer le ravitaillement quotidien. Il en déduisit que la bicyclette était un moyen de transport parfait pour un travailleur.
Avec son couteau, il découpa le haut de la cage à poules et la transforma ainsi en un panier carré ouvert sur le dessus. Il la fixa sur la fourche arrière de son vélo avec deux gros -caoutchouc, d'ex-courroies de ventilateur qu'il avait achetées dans un modeste garage. Il revint jusqu'au centre ville et .s'acheta quatre bâtons de craie de différentes couleurs chez un marchand de trottoir, rue Shurja, juste en face de l'église catholique Saint-Joseph où se réunissent les chrétiens chaldéens.
Il se souvenait de ce quartier de son enfance, l’Agid-al-Nasara ou quartier des Chrétiens. Les rues Shurja et de la Banque étaient toujours aussi encombrées de voitures en stationnement interdit et d'étrangers qui flânaient dans les boutiques où l'on vendait des herbes et des épices.
Lorsqu'il était enfant, il n'existait que trois ponts pour franchir le Tigre, le pont de chemin de fer au nord, le pont Neuf au centre et le pont du Roi-Fayçal au sud. A présent, il y en avait neuf. Quatre jours après le début de la guerre aérienne qui allait éclater, il n'en resterait plus un. Tous faisaient partie de la liste d'objectifs établis dans le Trou Noir à Riyad, et ils furent consciencieusement détruits. Mais, en cette première semaine de novembre, toute l'animation de la ville y créait une circulation incessante dans les deux sens.
Il remarqua aussi une autre nouveauté, l'omniprésence de la police secrète, l'AMAM, encore que la plupart des hommes ne fissent aucun effort pour avoir l'air secret. Ils stationnaient au coin des rues ou dans leurs voitures. Deux fois, il vit des étrangers se faire contrôler leurs papiers, et il vit deux autres fois la même chose arriver à des Irakiens. Les étrangers se contentèrent de manifester une résignation un peu nerveuse, alors que les Irakiens avaient l'air terrorisé.
En apparence, la vie de la cité continuait comme avant, et les habitants se montraient toujours d'aussi bonne humeur que dans ses souvenirs. Mais ses antennes lui disaient que, sous ces apparences, régnait la peur, une peur inspirée par le tyran installé dans son grand palais près du fleuve, plus bas, près du pont Tamouz.
Ce matin-là, il n'eut qu'une occasion d'expérimenter ce que les Irakiens vivaient chaque jour. Il était à Kasra, au marché aux fruits et légumes, de l'autre côté du fleuve par rapport à sa nouvelle demeure, en train de marchander le prix de quelques fruits avec un vieux marchand. Si les Russes devaient continuer à le nourrir uniquement de bonnes paroles et de pain, il pourrait au moins compléter son ordinaire avec quelques fruits. Pas très loin de là, quatre hommes de l'AMAM bousculèrent un jeune homme un peu rudement avant de le laisser aller. Le vieux marchand éructa et cracha dans la poussière, manquant de peu une botte de ses propres aubergines. " Un jour, les Béni Nadji reviendront et ils chasseront cette vermine, murmura-t-il.
- Fais attention, vieillard, tu dis n'importe quoi ", dit Martin dans un souffle en tâtant des pêches pour voir si elles étaient mûres.
Le vieil homme le fixa droit dans les yeux. " D'où viens-tu, mon frère ?
- De très loin. Un village du nord, après Baji.
- Retournes-y, si tu veux croire ce que te dit un vieil homme. J'ai vu beaucoup de choses. Les Béni Nadji viendront du ciel, sûr, et les Béni Kalb aussi. "
II cracha une seconde fois, et là, les aubergines n'eurent pas la même chance. Martin acheta des pêches et des melons puis s'éloigna sur son vélo. Il était de retour dans la demeure du premier conseiller soviétique vers midi. Koulikov était parti depuis longtemps à l'ambassade et son chauffeur avec lui. Martin se fit engueuler par la cuisinière, mais c'était en russe. Il haussa les épaules et retourna s'occuper du jardin.
Il était tout de même intrigué par le vieil homme. Il y avait apparemment des gens qui s'attendaient à l'invasion et qui n'étaient pas contre. L'expression " chasser cette vermine " ne pouvait viser que la police secrète et, par conséquent, Saddam Hussein.
A Bagdad, le peuple des rues appelle les Britanniques les Béni Nadji. L'origine de ce nom se perd dans la nuit des temps, mais on croit qu'il s'agissait d'un vieux sage et d'un saint. Les jeunes officiers britanniques affectés dans le pays du temps de l'Empire avaient coutume de venir le voir. Ils s'asseyaient à ses pieds et écoutaient ses préceptes. Il les traitait comme ses propres fils, en dépit du fait qu'ils étaient chrétiens, donc infidèles, si bien que le petit peuple les appela les " fils de Nadji ".
Les Américains sont surnommés Béni Kalb. Kalb signifie " chien " en arabe, et le chien, hélas, n'est pas un animal trop bien considéré dans la culture arabe.
Gideon Barzilai avait au moins un motif de satisfaction après avoir pris connaissance du rapport établi sur la Banque Winkler par le sayan banquier de l'ambassade. Il lui indiquait une piste qu'il pouvait explorer. Sa première priorité consistait à déterminer qui, des trois vice-présidents, Kessler, Gemütlich ou Blei, gérait le compte du renégat irakien Jéricho. Le moyen le plus rapide était de téléphoner, mais, au vu du rapport, Barzilai était sûr que personne ne prendrait un appel sur une ligne non protégée. Il présenta sa demande par message codé depuis le sous-sol blindé qu'occupait le Mossad dans l'ambassade et reçut la réponse de Tel-Aviv dans les meilleurs délais.
C'était une lettre, fabriquée sur papier à en-tête de l'un des établissements les plus vénérables qui soient, la Banque Coutts of the Strand, à Londres, banquiers de Sa Majesté la Reine. La signature était la reproduction exacte de celle d'un véritable directeur de Coutts, département des opérations internationales. Aucun nom ne figurait sur l'enveloppe ni dans la lettre, qui commençait simplement par un " Cher monsieur... "
Le contenu de cette missive était simple et allait droit au fait. Un client important de Coutts comptait procéder prochainement à un virement important sur le compte numéroté d'un client de la Banque Winkler, numéro ceci et cela... Le client de Coutts venait de les prévenir que, pour des raisons techniques de dernière minute, il était obligé de reporter ce virement de plusieurs jours. Si jamais le client de Winkler s'inquiétait de ce retard, Coutts serait éternellement reconnaissant envers M. Winkler s'ils pouvaient informer leur client que les fonds allaient arriver incessamment. Pour conclure, Coutts serait heureux d'obtenir un accusé de réception de cette lettre.
Barzilai avait fait le raisonnement suivant : les banques adorent la perspective d'une rentrée d'argent, et Winkler encore plus que les autres. On pouvait donc s'attendre à ce que la bonne vieille maison de Ballgasse fasse aux banquiers de la Maison Royale des Windsor l'honneur d'une réponse - par courrier. Il avait vu juste.
L'enveloppe envoyée par Tel-Aviv était assortie au papier à lettres, et portait des timbres anglais, apparemment compostés au bureau de Trafalgar Square deux jours plus tôt. Elle était adressée à " Monsieur le Directeur, Clients internationaux, Banque Winkler etc. ". Il n'existait bien sûr aucun responsable de ce genre à la Banque Winkler, puisque les tâches correspondantes étaient partagées entre trois hommes.
L'enveloppe fut glissée au milieu de la nuit dans la boîte aux lettres de la banque.
L'équipe Varia de surveillance observait la banque depuis déjà une semaine, notant et prenant en photo tous les menus événements du train-train quotidien, les heures d'ouverture et de fermeture, l'arrivée du courrier, le départ du coursier en tournée, l'endroit où se tenait la réceptionniste derrière son bureau dans le hall du rez-de-chaussée et celui où se trouvait le garde de sécurité qui avait le sien du côté opposé.
Winkler n'occupait pas un immeuble très grand. Ballgasse, ainsi d'ailleurs que Franziskanerplatz, est situé dans le quartier ancien, juste au-delà de Singerstrasse. L'immeuble de la banque avait sans doute été jadis l'hôtel particulier d'une riche famille de marchands, qui se sentait à l'abri derrière l'épaisse porte de bois décorée d'une discrète plaque de cuivre. Pour avoir une idée de la disposition des lieux, l'équipe Yarid était entrée dans une autre maison similaire de la place en se faisant passer pour les clients d'un cabinet comptable qui y était installé. Il n'y avait que cinq étages, et six bureaux à chaque niveau.
Entre autres choses, l'équipe Yarid avait remarqué que le courrier était déposé dans la boîte située sur la place juste avant l'heure de la fermeture. C'était le travail du coursier-gardien, qui retournait ensuite dans l'immeuble pour surveiller la porte ouverte pendant que le personnel quittait les bureaux. Il passait le relais au gardien de nuit avant de rentrer chez lui. Le gardien de nuit fermait la porte, en tirant assez de verrous pour résister à un véhicule blindé.
Avant de jeter l'enveloppe de Coutts dans la fente à la porte de la banque, le chef de l'équipe technique du Neviot avait examiné la boîte aux lettres de la place avec une grimace dédaigneuse. Ce n'était pas sorcier. L'un des hommes était un as du rossignol, il lui avait fallu trois minutes pour l'ouvrir et la refermer. Avec ce qu'il avait observé, il était en mesure de fabriquer une clé ad hoc, ce qu'il fit. Après deux ajustements mineurs, elle marcha aussi bien que celle du postier.
La surveillance montra également que le gardien avait toujours vingt à trente minutes d'avance sur l'heure à laquelle passait la camionnette de la poste.
Le jour où la lettre de Coutts fut déposée, l'équipe Yarid et le serrurier du Neviot travaillèrent de concert. Pendant que le gardien rentrait à la banque, le serrurier ouvrit la boîte aux lettres. Les vingt-deux lettres déposées par la Banque Winkler étaient sur le sommet du tas. II leur fallut trente secondes pour retirer celle qui était adressée à " M. Coutts, Londres ", remettre le reste en place et refermer la porte.
Les cinq hommes de l'équipe Yarid étaient disséminés dans le square pour le cas où quelqu'un aurait risqué de déranger le " postier " dont l'uniforme, acheté à la hâte dans un magasin de fripes, ressemblait presque en tout point à un véritable uniforme de la poste de Vienne.
Mais les bons citoyens de cette ville ne sont pas habitués à voir des agents venus du Proche-Orient violer le sanctuaire que représente une boîte aux lettres. Il n'y avait que deux promeneurs dans le square et aucun ne fit attention à l'individu qui avait tout d'un employé des postes en train d'accomplir son devoir. Vingt minutes plus tard, le vrai postier fit ce qu'il avait à faire, mais les deux promeneurs étaient déjà partis pour être remplacés par d'autres.
Barzilai ouvrit la réponse de Winkler à Coutts et prit connaissance de l'accusé de réception, bref mais courtois, écrit dans un anglais passable et signé Wolfgang Gemütlich. Le chef de l'équipe du Mossad savait maintenant qui gérait le compte de Jéricho. Il ne restait plus qu'à le casser ou à le retourner. Ce que Barzilai ne savait pas, c'est que les vrais problèmes commençaient tout juste.
Il faisait nuit depuis longtemps lorsque Mike Martin quitta l'enclave russe à Mansour. Il ne voyait aucune raison de déranger les Russes en passant par la grande porte. Il y en avait une autre, un guichet, dans le mur de derrière avec une serrure rouillée dont on lui avait donné la clé. Il poussa sa bicyclette dans l'allée, referma la porte à clé et se mit en route.
Il savait que la nuit allait être longue. Le diplomate chilien, Moncada, avait parfaitement décrit aux officiers du Mossad qui l'avaient interrogé les trois boîtes aux lettres destinées aux messages qu'il faisait passer à Jéricho et les endroits où il faisait ses marques à la craie pour prévenir l'homme invisible qu'un message l'attendait. Martin savait qu'il n'avait pas le choix et qu'il lui fallait utiliser simultanément les trois, avec un message identique dans chacune d'elles.
Il avait écrit son message en arabe sur du fin papier pelure et avait glissé les feuilles pliées dans un petit sachet en plastique. Les trois sachets étaient collés à l'intérieur de sa cuisse. Il avait mis les bâtons de craie dans sa poche.
Il s'arrêta d'abord au cimetière Alwazia de l'autre côté du fleuve, à Risafa. Il y était déjà venu, il y avait longtemps, et s'en souvenait encore. Il avait aussi soigneusement étudié des photos à Riyad. Mais trouver une brique branlante dans l'obscurité était une autre paire de manches.
Il lui fallut tâtonner pendant dix minutes dans l'obscurité avant de la trouver. C'était exactement à l'endroit indiqué par Moncada. Il sortit la brique de son logement, glissa le sachet en plastique derrière et remit la brique en place.
La seconde boîte se trouvait dans un autre vieux mur en ruine, près de la vieille citadelle d'Aadhamiya cette fois. Une flaque d'eau stagnante est tout ce qu'il reste des anciennes douves. Le tombeau d'Aladin n'est pas très loin de la citadelle, et entre les deux court un mur aussi ancien que celle-ci. Martin trouva le mur et l'arbre solitaire qui y était adossé. Il se glissa par-derrière et compta dix rangées de briques en partant du haut. La dixième brique tomba comme une vieille dent. Il y glissa la seconde enveloppe et remit la brique à sa place. Martin vérifia que personne n'était en vue, mais il était complètement seul. Personne n'avait envie de venir dans cet endroit désert pendant la nuit.
La troisième et dernière boîte se trouvait également dans un cimetière, mais cette fois dans le cimetière britannique abandonné de longue date qui se trouve à Waziraya près de l'ambassade de Turquie. Comme au Koweït, c'était une tombe. Pas une fente sous la dalle de marbre : une petite urne en pierre scellée à la place de la stèle au bout d'un lot laissé à l'abandon depuis très longtemps.
" Te fais pas de bile, murmura Martin au guerrier de l'Empire qui reposait en dessous depuis des années, continue comme ça, tu fais du bon boulot. "
Comme Moncada travaillait dans l'immeuble des Nations unies situé à quelques kilomètres sur la route de l'aéroport Matar-Sadam, il avait judicieusement fait ses marques à la craie à des endroits proches des larges avenues de Mansour, d'où on pouvait les voir en passant en voiture. La règle était simple : quand Moncada ou Jéricho voyait une marque, il notait la boîte à laquelle elle correspondait et effaçait la craie avec un chiffon humide. Celui qui l'avait faite repassait au même endroit un ou deux jours plus tard, voyait qu'elle avait été effacée et savait que le message avait été reçu (probablement), la cache visitée et le colis enlevé.
Les deux agents avaient communiqué de cette façon pendant deux ans sans jamais se rencontrer.
Martin, contrairement à Moncada, n'avait pas de voiture, et dut donc faire tout le trajet à vélo. Il fit sa première marque, un X en forme de croix de Saint-André, à la craie bleue sur le pilier en pierre du portail d'une vieille maison. La seconde, blanche, fut apposée sur la porte rouillée d'un garage derrière une maison de Yarmuk. Elle était en forme de croix de Lorraine. La troisième était rouge - un croissant islamique barré d'un trait au centre - et inscrite sur le mur de l'immeuble qui abritait l'Union des journalistes arabes à l'extrémité du quartier de Moutanabi. Les journalistes irakiens ne sont guère encouragés à se livrer à des investigations approfondies, et une marque de craie sur leur mur avait peu de chances de faire la une.
Martin n'avait aucun moyen de savoir si Jéricho, en dépit de l'avis laissé par Moncada pour le prévenir qu'il reviendrait peut-être un jour, continuait à circuler en ville, surveillant par la vitre de sa voiture la présence éventuelle de marques sur les murs. Tout ce qu'il pouvait faire était d'effectuer une tournée d'inspection chaque jour et d'attendre.
Le 7 novembre, il remarqua que la marque blanche avait disparu. Le propriétaire de la porte du garage avait-il décidé de nettoyer sa plaque de tôle rouillée de sa propre initiative ?
Martin continua sa tournée en vélo. La marque bleue sur le pilier du portail n'était plus là. Et la rouge sur le mur des journalistes non plus.
Cette nuit-là, il alla relever les trois boîtes aux lettres réservées aux messages de Jéricho pour son contrôleur.
La première était cachée sous une brique branlante derrière le mur qui entourait le marché aux fruits et légumes de la rue Saadoun. Il y avait une feuille de papier pelure pliée pour lui. La seconde cache se trouvait sous la pierre mal fixée d'une fenêtre, dans une maison en ruine, au bout d'une ruelle, dans ce labyrinthe de rues grouillantes qui constituent le souk de la rive nord, près du pont Shuhada. Elle lui réserva la même bonne surprise. La troisième et dernière, sous une borne dans une cour abandonnée, près d'Abou-Nawas, lui procura enfin un troisième morceau de papier pelure.
Martin les fixa avec du sparadrap contre sa cuisse gauche et retourna à bicyclette jusqu'à la maison de Mansour.
A la lueur d'une bougie vacillante, il les lut tous. Le message était le même à chaque fois. Jéricho était vivant et en bonne santé. Il était prêt à se remettre à travailler pour l'Occident, et comprenait que les Britanniques et les Américains étaient désormais les destinataires de ses renseignements. Mais les risques avaient augmenté dans des proportions considérables, et ses honoraires en feraient autant. Il attendait un accord sur ce point et des indications sur ce qu'on attendait de lui.
Martin brûla les trois messages et écrasa les cendres jusqu'à les réduire en poudre. Il savait quelle réponse faire aux deux requêtes. Langley était prêt à se montrer généreux, très généreux même, si la marchandise était de qualité. Quant aux renseignements recherchés, Martin avait appris par cœur une liste de questions relatives à l'humeur de Saddam, à sa stratégie, à l'emplacement des principaux centres de commandement et aux sites de production d'armes de destruction massive. Juste avant l'aube, il prévint Riyad : Jéricho était de retour.
Le 10 novembre, le Dr Terry Martin retourna dans le petit bureau encombré qu'il occupait à l'École des études orientales et africaines. Il trouva un bout de papier que sa secrétaire avait déposé sur son sous-main. " Un certain M. Plummer a appelé. A dit que vous avez son numéro et voudrait avoir de vos nouvelles. "
La sécheresse du message indiquait que Miss Wordsworth était mécontente. C'était une femme qui aimait protéger ses universitaires avec la possessivité d'une mère poule. Pour tout dire, cela signifiait qu'elle désirait savoir tout ce qui se passait et à tout instant. Les gens qui appelaient et refusaient de lui donner le motif de leur appel n'avaient aucune chance de recueillir son approbation.
Avec le premier trimestre qui battait son plein et un nouvel arrivage d'étudiants dont il prenait la responsabilité, Terry Martin avait presque oublié la demande qu'il avait faite au directeur du département pays arabes du GCHQ. Lorsqu'il l'appela, Plummer était sorti déjeuner et ses conférences retinrent Martin jusqu'à quatre heures. A cinq heures, il réussit à obtenir son correspondant dans le Gloucestershire. Celui-ci était sur le point de rentrer chez lui.
" Ah oui, fit Plummer, Vous vous souvenez que vous m'aviez demandé de vous prévenir si on trouvait quelque chose de bizarre, quelque chose qui n'aurait apparemment aucun sens ? Nous avons intercepté quelque chose hier à notre station de Chypre, et ça sent le roussi. On peut vous le faire écouter, si vous voulez.
- Ici, à Londres ? demanda Martin.
- Non, j'ai peur que ce ne soit pas possible. Nous avons la bande ici, naturellement, mais franchement, il faudrait que vous l'entendiez sur l'une des grosses machines que nous avons ici, avec toutes les possibilités de réglage. Un magnétophone ordinaire ne vous permettrait pas d'obtenir cette qualité. Le son est très mauvais. C'est pourquoi mes Arabes ne peuvent pas en venir à bout. "
Les deux hommes étaient totalement pris tout le reste de la semaine. Martin convînt d'aller en voiture le voir le dimanche et Plummer lui proposa de l'inviter à déjeuner dans un petit restaurant sympa à un kilomètre ou deux de son bureau.
Les deux hommes en veste de tweed n'éveillèrent l'attention de personne dans la vieille auberge à poutres apparentes. Ils commandèrent le plat du jour, bœuf et yorkshire pudding.
" Nous ne savons pas qui parle à qui, dit Plummer, mais ce sont visiblement des gens importants. Pour une raison ou pour une autre, celui qui appelle le fait sur une ligne non protégée et il semble qu'il rentre d'une tournée au quartier général avancé, au Koweït. Il utilisait peut-être son téléphone de voiture. Nous savons qu'ils n'étaient pas sur le réseau militaire, donc le correspondant n'est probablement pas un militaire. Un haut fonctionnaire, peut-être. "
Le bœuf arriva et ils cessèrent de parler pendant qu'on leur servait les pommes de terre et la viande grillée. Lorsque la serveuse se fut éloignée, Plummer continua. " Celui qui appelle semble commenter les comptes rendus de l'armée de l'air irakienne selon lesquels les Américains et les Britanniques envoient de plus en plus de patrouilles de chasse qui foncent jusqu'à la frontière avant de virer de bord à la dernière minute. "
Martin hocha la tête, il avait entendu parler de cette tactique. Elle était destinée à tester les réactions de la défense antiaérienne à de telles attaques simulées, en l'obligeant à " illuminer " ses écrans radar et les conduites de tir des missiles SAM, dévoilant ainsi leur position exacte aux AWACS qui faisaient des ronds au-dessus du Golfe.
" Celui qui parle fait allusion aux Béni Kalb, les fils de chiens, le surnom des Américains. L'autre se met à rire et dit que l'Irak a tort de répondre à ces manœuvres, destinées évidemment à la piéger en l'obligeant à révéler ses positions défensives. Le premier poursuit en parlant de quelque chose que nous ne parvenons pas à comprendre. Il y a de la friture à ce moment-là, électricité statique ou autre chose. Nous pouvons augmenter la qualité de la majeure partie de la bande, mais le haut-parleur crache de la bouillie à cet endroit. Enfin, peu importe, le second a l'air très ennuyé, dit à l'autre de se taire et raccroche brutalement. En fait, nous avons l'impression qu'il se trouvait à Bagdad. Ce sont ces deux dernières phrases que j'aimerais vous faire entendre. "
Le déjeuner fini, Plummer conduisit Martin jusqu'au centre d'exploitation qui travaillait exactement comme si c'était n'importe quel jour de la semaine. Le GCHQ fonctionne sept jours sur sept. Dans une salle isolée phoniquement comme un studio d'enregistrement, Plummer demanda à un technicien de faire tourner la bande. Martin et lui s'assirent en silence, tandis que les voix gutturales des Irakiens remplissaient la pièce.
La conversation commença telle que Plummer l'avait décrite. Vers la fin, l'Irakien qui avait appelé le premier donnait l'impression de s'exciter, la voix devenait plus aiguë. " Pas pour longtemps, Rafeek. Bientôt nous pourrons... " Le grésillement commença et les mots furent brouillés. Mais leur effet sur l'homme de Bagdad fut immédiat. Il l'interrompit. " Tais-toi, ibn-al-gahba. " Puis il raccrocha brutalement, comme s'il prenait soudain conscience que la ligne n'était pas protégée.
Le technicien repassa trois fois la bande, à des vitesses légèrement différentes.
" Alors, vous comprenez quelque chose ? demanda Plummer.
- Eh bien, ils sont tous deux membres du parti, dit Martin. Seuls les hiérarques du parti utilisent le terme Rafeek, " camarade ".
- Exact, nous avons donc deux gros pontes qui taillent la bavette sur la montée en puissance américaine et les provocations de l’US Air Force à la frontière.
- Puis le locuteur s'énerve, il est probablement en colère, avec une touche d'exaltation. Il utilise l'expression " pas pour longtemps... ".
- ... qui indique que des changements vont intervenir? demanda Plummer.
- Quelque chose comme ça, fit Martin.
- Puis le passage brouillé. Mais écoutez bien la réaction de celui qui écoute, Terry. Il ne se contente pas de raccrocher, il traite son collègue de " fils de pute ". C'est une injure assez gratinée, non ?
- Oui, une grave injure. Seul le plus gradé des deux pourrait utiliser cette expression sans piper, dit Martin. Qu'est-ce qui peut bien avoir provoqué une réaction pareille, bon sang ?
- C'est la phrase qui est brouillée. Écoutez encore une fois. "
Le technicien repassa une nouvelle fois uniquement cet extrait.
" Quelque chose à propos d'Allah ? suggéra Plummer. Bientôt nous serons avec Allah ? Dans les mains d'Allah ?
- Je comprends quelque chose comme : bientôt, nous aurons quelque chose... quelque chose... Allah.
- Parfait, Terry. Je vais essayer de creuser cette idée. Nous allons avoir l'aide d'Allah, peut-être ?
- Dans ce cas, pourquoi l'autre explose-t-il de rage ? demanda Martin. Attribuer la bonne volonté du Tout-Puissant à sa cause n'est pas quelque chose de nouveau. Ni de particulièrement offensant. Je ne vois pas. Vous pourriez me laisser une copie de la bande pour que je l'emporte ?
- Bien sûr.
- Vous en avez parlé à nos cousins d'Amérique ? "
Terry Martin ne fréquentait cet univers bizarre que depuis quelques semaines, mais il avait déjà le vocabulaire. Pour les gens du renseignement britannique, leurs propres collègues sont des " amis " et leurs équivalents américains des " cousins ".
" Naturellement. Fort Meade a intercepté la même conversation retransmise par satellite. Ils ne comprennent rien non plus. En fait, ils n'y attachent pas trop d'importance. Pour eux, c'est secondaire. "
Terry Martin rentra chez lui en voiture avec la cassette dans sa poche. Malgré l'irritation d'Hilary, il passa et repassa la brève conversation sur le magnétophone qui était à côté de leur lit. Lorsqu'elle protestait, Terry répondait qu'Hilary lui cassait souvent les pieds pour un simple mot qu'elle n'arrivait pas à trouver dans les mots croisés du Times, Hilary fut choquée de la comparaison. " Moi au moins, je finis par trouver la réponse le lendemain matin ", lui cria-t-elle avant de se retourner et de s'endormir.
Terry Martin n'avait toujours pas la réponse le lendemain ni le surlendemain. Il écoutait l'enregistrement pendant les pauses entre deux cours ou dès qu'il avait un moment, essayant différentes hypothèses pour remplacer les mots manquants. Mais le sens lui échappait toujours. Pourquoi l'autre homme s'était-il mis dans un tel état pour une référence inoffensive à Allah ?
Il ne fallut pas moins de cinq jours pour que les deux gutturales et la sifflante de la phrase brouillée livrent enfin leur secret. Il essaya alors de joindre Simon Paxman à Century House, mais on lui répondit que son contact était absent pour une durée indéterminée. Il demanda alors qu'on lui passe Steve Laing, mais le responsable des opérations pour le Proche-Orient n'était pas là non plus.
Il ne pouvait pas savoir que Paxman était à Riyad avec le détachement du SIS, et que Laing l'avait rejoint pour une importante réunion sur place avec Chip Barber, de la CIA.
L'homme qu'on appelait 1’" observateur " arriva à Vienne en provenance de Tel-Aviv, via Londres et Francfort. Personne n'était venu l'accueillir et il prit un taxi pour se rendre de l'aéroport de Schwechat à l'hôtel Sheraton où une chambre était réservée à son nom.
L'observateur en question était un Américain rubicond et jovial, un juriste qui arrivait de New York avec tous les documents nécessaires pour prouver cette qualité. Son anglais teinté d'accent américain était parfait, ce qui n'était pas surprenant pour quelqu'un qui avait vécu longtemps aux Etats-Unis, et son allemand était passable.
Dès son arrivée à Vienne, il avait consacré quelques heures, grâce aux services de secrétariat offerts par l'hôtel Sheraton, pour écrire le brouillon d'une lettre tout à fait comme il faut, sur papier à en-tête de son cabinet, et destinée à un certain Wolfgang Gemütlich, vice-président de la Banque Winkler.
Le papier était d'origine et, si quelqu'un avait tenté de vérifier par téléphone, le signataire était réellement associé de ce cabinet prestigieux de New York. Il était cependant en vacances (le Mossad avait fait les vérifications nécessaires sur place). Ce n'était donc sûrement pas le même homme qui se trouvait à Vienne.
La lettre multipliait les excuses et éveillait la curiosité, comme il se devait. L'auteur représentait un client fortuné d'un certain standing qui désirait placer une part substantielle de ses biens en Europe.
Ce client avait insisté personnellement, peut-être sur le conseil d'un ami, pour que l'on contacte à ce sujet la Banque Winkler, et plus spécialement ce bon Herr Gemütlich.
L'auteur de la lettre aurait dû prendre rendez-vous, mais le client comme son cabinet attachaient la plus grande importance à ce que toute l'affaire soit menée de manière discrète. Ils souhaitaient éviter l'emploi du téléphone et du fax pour parler affaires. Le signataire avait donc profité d'un voyage en Europe pour faire un crochet par Vienne. Hélas, son programme ne lui permettait pas de passer plus de trois jours à Vienne, mais si Herr Gemütlich voulait avoir la bonté de lui accorder un entretien, lui, l'Américain, serait ravi de se rendre à la banque.
L'Américain mit personnellement la lettre dans la boîte aux lettres de la banque pendant la nuit, et à midi le lendemain, le coursier de la banque avait déposé la réponse au Sheraton. Herr Gemütlich serait ravi de recevoir l'avocat américain le lendemain matin à dix heures.
A partir de l'instant où l'observateur fut introduit dans rétablissement, ses yeux ne manquèrent pas un seul détail. Il ne prenait pas de notes, mais rien ne lui échappait et il se souvenait de tout. La réceptionniste contrôla ses papiers, téléphona en haut pour vérifier qu'il était bien attendu, et le coursier le prit en charge - tout le long du trajet depuis l'austère porte de bois où il avait frappé. On ne le laissa pas un seul instant sans surveillance.
En voyant le signal " entrée " s'allumer, le coursier ouvrit la porte et introduisit l'Américain, avant de refermer derrière lui et de retourner à son bureau dans le hall.
En allemand, gemütlich signifie " confortable " avec une nuance de chaleur. Jamais homme n'avait aussi peu mérité son nom. Ce Gemütlich était d'une maigreur cadavérique - la soixantaine, costume gris, cravate grise, le cheveu rare et le visage à l'avenant. Il suintait la grisaille par chaque pore de sa peau. Pas la moindre trace d'humour dans les yeux gris pâle et le sourire de bienvenue de ses lèvres desséchées ressemblait au rictus d'une statue de marbre.
Le bureau affichait la même austérité que son propriétaire : murs garnis de boiseries sombres, diplômes professionnels encadrés et un grand bureau en bois travaillé sur lequel absolument rien ne tramait.
Wolfgang Gemütlich n'était pas un banquier pour rire. D'ailleurs, il était évident que toute forme de distraction, quelle qu'elle soit, était considérée par l'intéressé comme quelque chose de répréhensible. La banque était quelque chose de sérieux ; plus encore, c'était l'essence même de la vie. S'il y avait une chose que déplorait amèrement Herr Gemütlich, c'était bien le fait de dépenser de l'argent. L'argent était fait pour être épargné, de préférence sous l'égide de la Banque Winkler. Un retrait pouvait lui causer de violentes douleurs stomacales, un transfert de fonds chez une autre banque le rendait malade pour la semaine.
L'observateur savait qu'il était là pour tout noter et rendre compte de ce qu'il avait vu. Sa première mission, remplie, consistait à identifier Gemütlich pour le décrire à l'équipe Yarid restée au-dehors. Il devait aussi essayer de détecter la présence d'un coffre-fort contenant les détails du compte de Jéricho, ainsi que la présence de serrures de sécurité, de sécurités de porte, de systèmes d'alarme – en bref, il était venu faire un état des lieux en vue d'une éventuelle entrée par effraction.
Tout en restant très vague sur les sommes que son client désirait transférer en Europe, mais en donnant suffisamment d'indications sur leur importance, l'observateur mena la conversation sur le terrain des mesures de sécurité et de discrétion mises en œuvre par la Banque Winkler. Herr Gemütlich se fit un plaisir de lui expliquer que les comptes numérotés de la Banque Winkler étaient inviolables et que la discrétion était une véritable obsession dans son établissement.
Ils ne furent interrompus qu'une seule fois durant cet entretien. Une porte s'ouvrit et laissa entr'apercevoir la frimousse de souris d'une femme qui apportait trois lettres à la signature. Gemütlich fronça les sourcils d'être ainsi dérangé.
" Mais vous m'aviez dit que c'était très important, Herr Gemütlich. Sans cela... ", fît la femme. En l'examinant d'un peu plus près, on se disait qu'elle n'était pas si vieille que cela, la quarantaine peut-être. Les cheveux noirs tirés en arrière, le chignon, le tailleur de tweed, les bas de fil et les chaussures à talon plat la vieillissaient.
" Ja ja, ja... ", répondit Gemütlich, et il tendit le bras pour prendre les lettres. Entschuldigung... ", s'excusa-t-il auprès de son visiteur.
L'observateur et lui parlaient allemand, car Gemütlich ne parlait qu'un anglais assez hésitant. L'observateur se leva et fit une petite courbette à la secrétaire. " Grüss Gott, Fräulein ", fit-il. Elle parut surprise. En général, les visiteurs de Gemütlich ne se donnaient pas la peine de se lever pour une employée. Le geste de galanterie contraignit Gemütlich à s'éclaircir la gorge et à murmurer : " Ah oui... euh... mon assistante, Mlle Hardenberg. "
L'observateur prit bonne note de son nom et se rassit.
Lorsqu'on le reconduisit, après lui avoir donné l'assurance que son client de New York serait le bienvenu à la Banque ; Winkler, la procédure fut le même qu'à l'arrivée. Le coursier fut demandé dans le hall et se présenta à la porte du bureau. L'observateur prit congé et suivit l'homme vers la sortie. Ils se dirigèrent ensemble vers le petit ascenseur à porte grillagée qui les descendit au rez-de-chaussée. L'observateur s'enquit des toilettes. Le coursier prit l'air ennuyé de quelqu'un qui considère ce genre de fonction biologique comme un peu déplacée à la Banque Winkler, mais arrêta l'ascenseur à mi-étage. Il montra à l'observateur une porte sans indication particulière tout près de l'ascenseur. L'observateur entra.
L'endroit était visiblement réservé aux employés de la banque de sexe masculin. Un W-C, un lavabo, un rouleau d'essuie-main et un placard mural. L'observateur ouvrit les robinets pour faire du bruit et fit rapidement l'inspection des lieux. Il y avait une fenêtre verrouillée avec des barreaux, où l'on voyait les fils d'un dispositif d'alarme - possible, mais pas très facile. L'aération était assurée par un système de ventilation automatique. Le placard contenait des balais, des seaux, des produits de nettoyage et un aspirateur. Donc, ils avaient une équipe de nettoyage. Mais quand venaient-ils ? La nuit ou pendant le week-end ? A en croire son expérience, l’équipe de nettoyage ne devait pas avoir le droit d'entrer dans les bureaux sans surveillance. Il devait être assez facile de neutraliser le coursier ou le gardien de nuit, mais ce n'était pas là qu'était le problème. Les ordres de Kobi Dror étaient très nets là-dessus : il ne fallait pas laisser la moindre trace.
Lorsqu'il sortit des toilettes, le coursier l'attendait à la porte. En apercevant un peu plus loin dans le couloir les larges marches de marbre qui conduisaient au hall d'entrée, l'observateur fit un grand sourire, les montra du doigt et se dirigea vers les escaliers au lieu de reprendre l'ascenseur pour un trajet aussi court.
Le coursier courut derrière lui, l'escorta jusqu'en bas et le raccompagna à la porte. Il entendit le long levier de cuivre du dispositif de verrouillage claquer derrière lui. Lorsque le coursier était dans les étages, se disait-il, comment la réceptionniste faisait-elle si un client ou un coursier arrivait ?
Il passa deux heures à décrire à Gidi Barzilai les aménagements intérieurs de la banque, de manière aussi détaillée que possible. Le rapport n'était pas brillant. Le chef de l'équipe Neviot s'assit et branla du chef.
Ils pouvaient s'introduire à l'intérieur, dit-il. Pas de problème. Trouver le système d'alarme et le neutraliser. Mais quant à le faire sans laisser de traces, c'était une autre paire de manches. Il y avait le gardien de nuit qui faisait sans doute régulièrement sa ronde. Et ils rechercheraient quoi ? Un coffre ? Où ça ? De quel type ? Moderne ou pas ? Une clé, une combinaison, ou les deux ? Cela leur prendrait des heures. Et il faudrait neutraliser le gardien de nuit. Cela laisserait des traces. Dror le leur avait interdit.
L'observateur reprenait l'avion pour Tel-Aviv le lendemain. Cet après-midi-là, sur un jeu de photos, il identifia Wolfgang Gemütlich et Fräulein Hardenberg pour faire bonne mesure. Lorsqu'il fut parti, Barzilai et le chef de l'équipe Neviot se réunirent pour discuter.
" Franchement, il me faut plus de détails sur la disposition des lieux, Gidi. Il y a encore trop de choses dans le vague. Les papiers que tu cherches, il doit les garder dans un coffre. Où ça ? Derrière les lambris ? Sous le plancher ? Dans le bureau de sa secrétaire ? Dans la cave ? Il nous faut davantage de renseignements. "
Barzilai émit un grognement. Des années plus tôt, lorsqu'il suivait sa formation, un instructeur leur avait dit : s'il y a une chose qui n'existe pas, c'est un homme sans aucun point faible. Trouvez le point faible, appuyez dessus, et il coopérera. Le lendemain matin, les deux équipes Yarid et Neviot au complet mirent Wolfgang Gemütlich sous surveillance serrée.
Mais le peu sympathique Viennois allait faire la preuve que l'instructeur avait tort.
Steve Laing et Chip Barber avaient un gros problème. Vers la mi-novembre, Jéricho avait déposé une première réponse aux questions qu'on lui avait transmises via la boîte aux lettres de Bagdad. Son prix était élevé, mais le gouvernement américain avait effectué le transfert de fonds sur son compte à Vienne sans rechigner.
Si les informations de Jéricho étaient exactes, et il n'y avait aucune raison d'en douter, elles étaient très précieuses. Il n'avait pas répondu à toutes les questions, mais il en avait résolu quelques-unes et confirmé quelques autres sur lesquelles planait encore un doute.
Pour l'essentiel, il avait indiqué précisément les noms de dix-sept sites liés à la production d'armes de destruction massive. Huit d'entre eux étaient déjà considérés comme suspects par les alliés. Sur les huit, il avait rectifié la position de deux sites. Les neuf autres étaient nouveaux. Y figurait en particulier l'emplacement exact du laboratoire souterrain où fonctionnait la .cascade de centrifugation et de diffusion gazeuse destinée à la production d'uranium 235 pour la bombe atomique.
- Le problème était le suivant : comment faire passer ces renseignements aux militaires sans dévoiler le fait que Langley et Century avaient un agent bien placé qui trahissait Bagdad de l'intérieur ? Non que les maîtres espions se soient défiés des militaires. Au contraire, ils étaient officiers supérieurs comme eux. Mais dans le monde de l'action clandestine, il existe un vieux principe qui a fait ses preuves ; moins on en sait, mieux c'est. Un homme qui n'est pas au courant de quelque chose ne peut pas le laisser échapper, même par inadvertance. Si les hommes en civil se contentaient de sortir une liste de nouveaux objectifs qui auraient l'air de venir de nulle part, combien de généraux et de colonels finiraient par deviner d'où cela sortait ?
La troisième semaine du même mois, Barber et Laing eurent un entretien en tête à tête au sous-sol du ministère de l'Air saoudien avec le général Buster Glosson, adjoint du général Chuck Horner qui commandait les forces aériennes sur le terrain.
Bien qu'il ait un prénom comme tout le monde, tout le monde donnait au général de brigade Glosson son surnom de " Buster ". C'est lui qui avait établi et complété le plan des attaques aériennes sur l'Irak dont chacun savait qu'elles devraient précéder l'attaque par voie terrestre.
Londres et Washington s'étaient depuis longtemps accordés sur le fait que, indépendamment du problème du Koweït, la machine de guerre de Saddam Hussein devait purement et simplement être détruite, et cela incluait la production de gaz, de produits bactériologiques et de bombes atomiques.
Avant que Bouclier du Désert ait anéanti tout risque de voir l'Irak attaquer l'Arabie Saoudite victorieusement, les plans de la guerre aérienne étaient bien avancés, sous le nom de code secret de Tonnerre Immédiat. Le véritable stratège de cette guerre aérienne était Buster Glosson.
Le 16 novembre, les Nations unies et diverses chancelleries dans le monde en étaient encore à s'échiner pour monter un " plan de paix " afin de mettre fin à la crise sans tirer un seul coup de feu, sans jeter une seule bombe ni lancer un seul missile. Ce jour-là, les trois hommes enfermés dans le souterrain savaient très bien que cette stratégie n'avait aucune chance de succès.
Barber fut bref et alla droit au fait. " Comme vous le savez, Buster, les Britanniques et nous-mêmes avons beaucoup travaillé depuis des mois pour essayer de déterminer l'emplacement exact des usines de production d'armes de destruction massive de Saddam. " Le général de l'USAF hocha prudemment la tête. Dans le couloir, il avait une carte couverte d'épingles comme un porc-épic, et chacune d'elles représentait un objectif à bombarder.
Barber poursuivit : " Nous avons commencé avec les licences d'exportation et nous avons établi la liste de tous les pays exportateurs, puis des sociétés qui avaient signé ces contrats. Nous sommes passés ensuite aux savants qui avaient réalisé les équipements, mais dans de nombreux cas, ils avaient été conduits sur les sites dans des cars aux vitre masquées, ils vivaient sur la base et n'avaient jamais su exactement où ils se trouvaient. En fin de compte, Buster, nous avons fait les mêmes vérifications avec les gens du bâtiment, ceux qui ont réalisé la plupart des usines chimiques de Saddam. Et quelques-uns d'entre nous ont permis de découvrir le pot aux rosés, une vraie saloperie. "
Barber remit au général la nouvelle liste d'objectifs. Glosson la lut avec intérêt. Les cibles n'étaient pas identifiées par leurs coordonnées comme celles dont aurait besoin le responsable d'une mission de bombardement, mais les descriptions étaient suffisamment précises pour qu'il soit possible de les identifier sur les photographies aériennes déjà disponibles.
Glosson maugréa. Il savait que certains de ces objectifs figuraient déjà sur ses listes ; d'autres étaient encore marqués d'un point d'interrogation et devaient être confirmés. D'autres enfin étaient nouveaux. Il leva les yeux.
" C'est du sûr ?
- C'est absolument sûr, dit l'Anglais. Nous sommes convaincus que les gens du bâtiment constituent une source fiable, peut-être la plus fiable, parce que ce sont des hommes de terrain qui savaient ce qu'ils faisaient lorsqu'ils construisaient ces bâtiments, et qu'ils parlent librement, beaucoup plus que les bureaucrates. "
Glosson se leva. " OK. Vous allez m'en rapporter encore beaucoup comme ça ?
- Nous continuons à enquêter en Europe, Buster, répondit Barber. Si nous tombons sur d'autres cibles qui nous paraissent sérieuses, nous vous les ferons parvenir. Ils ont enterré énormément de matériel, vous savez. Dans le désert. Nous parlons là des grandes installations.
- Dites-moi où ils les ont mises, et nous ferons écrouler le toit sur leurs têtes ", dit le général.
Un peu plus tard, Glosson transmît la liste à Chuck Horner. Le commandant des forces de l'USAF était plus petit que Glosson, c'était un homme taciturne et renfermé avec une tête de limier et la subtilité d'un rhinocéros. Mais il adorait ses hommes, et ils le lui rendaient bien. Tout le monde savait qu'il se battrait autant qu'il le faudrait contre les industriels, les bureaucrates et les politiques, si haut placés fussent-ils, et il ne mâchait jamais ses mots. L'homme faisait ce qu'il disait. Quand il faisait la tournée des États du Golfe, Bahreïn, Abu Dhabi et Dubaï où certains de ses hommes étaient stationnés, il évitait le confort des Sheraton et des Hilton pour partager la vie de ses équipages sur les bases.
Les hommes et les femmes qui servent sous l'uniforme n'ont pas beaucoup de goût pour les finasseries : ils savent très vite ce qu'ils aiment et ce qu'ils détestent. Les pilotes de l'US Air Force se seraient battus contre l'Irak sur des vieux biplans en toile et en ficelle pour Chuck Horner. Il prit connaissance de la liste établie par les gens du renseignement et grommela quelques mots. Deux des sites indiqués sur les cartes se trouvaient au beau milieu du désert.
" Où ont-ils trouvé ça ? demanda-t-il à Glosson.
- Ils ont interrogé les équipes qui les ont construits, c'est en tout cas ce qu'ils racontent, dit Glosson.
- Foutaises, répondit le général, ces enfants de salauds ont quelqu'un à Bagdad. Buster, on garde ça pour nous. Pas un mot à qui que ce soit. Contentez-vous de prendre ce qu'ils nous rapportent et de l'ajouter sur la liste. " II se tut et réfléchit un instant avant d'ajouter : " Je me demande qui peut bien être ce salopard. "
Steve Laing rentra à Londres le 18, un Londres pris dans les tourbillons de la crise qui secouait le gouvernement conservateur depuis qu'un obscur membre du Parlement essayait de tirer profit des règles du parti pour chasser Mme Margaret Thatcher de son poste de Premier ministre.
Malgré sa fatigue, Laing prit sur son bureau le message de Terry Martin et l'appela à l'école. L'universitaire semblait très excité et Laing accepta donc de le voir un instant en fin de journée. Laing, qui habitait dans la grande banlieue, ne souhaitait pas rentrer trop tard chez lui.
Quand ils furent installés à une table au fond d'un bar tranquille de West End, Martin sortit de son attaché-case un magnétophone et une cassette. Il les montra à Laing en lui expliquant la demande qu'il avait faite quelques semaines plus tôt à Plummer puis leur rencontre une semaine plus tôt.
" Je peux vous la passer ? fit-il.
- En bien, si les copains du GCHQ n'arrivent pas à comprendre, je ne sais pas comment je ferai, dit Laing. Ecoutez, Sean Plummer a dans son équipe des Arabes comme Al-Khouri. S'ils ne s'en sortent pas... "
II écouta cependant poliment.
" Vous entendez ça ? lui dit Martin, tout excité. Le son " k " après " avons " ? L'homme ne demande pas l'aide d'Allah en faveur de la cause irakienne, il se sert d'un titre. Et il est évident que personne ne l'utilise de manière ouverte. Cela doit rester confiné à un petit cercle d'initiés.
- Mais qu'est-ce qu'il dit exactement ? " demanda Laing qui n'y comprenait rien.
Martin le regarda d'un air consterné. Ce type ne comprenait décidément rien à rien. " II dit que le gigantesque effort des Américains ne sert à rien, car " nous aurons bientôt Qubth-ut-Allah ". "
Laing était toujours aussi perplexe,
" Une arme, insista Martin, ce doit être une arme. Quelque chose dont ils vont disposer bientôt et qui anéantira les Américains.
- Excusez mes faibles connaissances en arabe, fit Laing, mais que veut dire Qubth-ut-Allah ?
- Oh, dit Martin, cela signifie " le Poing de Dieu ". "