Chapitre 10

La CIA et le SIS étaient très occupés. Bien que la chose n'ait pas donné lieu à trop de publicité, la présence de la CIA à Riyad en cette fin octobre avait pris énormément d'ampleur.

Très rapidement, la CIA commença à se chamailler avec les militaires installés un kilomètre plus loin dans les salles d'état-major du ministère saoudien de la Défense. L'opinion la plus répandue, en tout cas chez les généraux de l'armée de l'air, était la suivante : en utilisant judicieusement la stupéfiante panoplie de moyens techniques mis à leur disposition, ils étaient en mesure de découvrir tout seuls les défenses irakiennes et leur état de préparation.

Et la panoplie était effectivement stupéfiante : sans parler des satellites qui produisaient un flot continu de photos prises au-dessus du pays de Saddam Hussein, sans parler des Aurora et des U-2 qui en faisaient autant un peu plus bas, il existait un certain nombre d'autres moyens spécialisés dans l'obtention de renseignements depuis le ciel.

D'autres satellites, en orbite géostationnaire au-dessus du Proche-Orient, écoutaient tout ce que racontaient les Irakiens et interceptaient chaque mot prononcé sur une ligne téléphonique. Mais ils ne pouvaient pas entendre les conversations tenues sur les quarante-cinq mille kilomètres de fibres optiques enterrées...

Côté avions, le plus important était le Système aéroporté de détection et de contrôle, plus connu sous le nom d'AWACS. Il s'agissait de Boeing 707 équipés d'un grand dôme radar monté sur leur dos. Ils tournaient lentement dans le nord du Golfe en se relevant toutes les vingt-quatre heures. Les AWACS pouvaient signaler à Riyad en quelques secondes le moindre mouvement aérien au-dessus de l'Irak. Un avion irakien ne pouvait pas bouger ni une patrouille prendre l'air sans que Riyad sache le numéro de la piste, son relèvement, son cap, sa vitesse et son altitude.

D'autres 707 transformés complétaient les AWACS. Les E8-A, également appelés J-STAR, réalisaient pour les mouvements au sol l'équivalent de ce que faisaient les AWACS pour les mouvements aériens. Avec leurs grands radars Norden à visée latérale vers le bas, ils pouvaient observer le territoire irakien sans entrer dans l'espace aérien et les J-STAR étaient de détecter le moindre morceau de métal en mouvement, combinaison de tous ces moyens, sans compter d'autres miracles de la technique pour lesquels Washington avait dépensé des milliards de dollars, avait convaincu les généraux d'une chose : ils pouvaient entendre tout ce qui se disait, voir tout ce qui bougeait, et donc détruire tout ce qu'ils détectaient. Et mieux encore, ils pouvaient le faire qu'il vente ou qu'il pleuve, de nuit comme de jour. Jamais plus l'ennemi ne pourrait se mettre à l'abri dans la jungle pour échapper à la détection. Les yeux du ciel voyaient tout.

Les fonctionnaires du renseignement arrivés de Langley étaient sceptiques, et cela sautait aux yeux. Les civils doutent toujours de tout. Cela irritait les militaires : ils avaient une rude tâche devant eux, ils allaient l'accomplir, et ils n'avaient pas besoin qu'on leur sape le moral.

La situation était différente côté britannique. Les opérations du SIS dans le Golfe n'avaient pas la même ampleur que celles de la CIA, mais, selon les normes de Century House, c'était tout de même une opération d'envergure. Simplement, l'approche était différente, plus discrète et plus secrète. Les Britanniques avaient en outre choisi comme commandant en chef de leurs forces et adjoint du général Schwarzkopf un homme assez particulier et au profil original.

Norman Schwarzkopf était un homme massif et carré promis à un brillant avenir et très proche de la troupe. Surnommé également Norman la Tempête ou " l'Ours ", son humeur passait sans transition de la bonhomie à la colère, des colères brèves qui faisaient dire à son état-major que le général " partait en butée ". Son homologue britannique n'aurait pas pu être plus différent de lui.

Le lieutenant général Sir Peter de la Billière, qui était arrivé début octobre pour prendre le commandement des forces britanniques, était un homme mince, taciturne et peu porté au contact. Le grand Américain extraverti et le petit Britannique introverti composaient un couple on ne peut plus insolite.

Sir Peter, connu de ses hommes sous le sigle P.B., était le soldat le plus décoré de l'armée britannique, chose dont il ne parlait jamais. Seuls ceux qui avaient servi avec lui au cours de ses différentes campagnes évoquaient parfois, après quelques bières, son calme imperturbable sous le feu, qualité qui lui avait valu toutes ces rondelles de métal épinglées sur sa vareuse. Il avait également commandé le SAS, expérience qui lui avait permis dacquérir une bonne connaissance du Golfe, des Arabes et des opérations clandestines.

Le commandant en chef britannique avait déjà travaillé avec le SIS, et Century House trouvait auprès de lui une oreille plus attentive à ses réserves que la CIA.

Les hommes du SAS avaient déjà une forte présence sur le théâtre d'opérations saoudien. Ils étaient cantonnés dans un camp qui leur était réservé au bout d'une grande base, à l'extérieur de Riyad. En tant qu'ancien chef de corps de ces hommes, le général P.B. veillait personnellement à ce que leurs talents ne soient pas gaspillés dans des missions que les fantassins ou les paras pouvaient aussi bien remplir. Ces hommes étaient des spécialistes de la pénétration profonde et de la récupération d'otages. On avait envisagé un moment de les utiliser pour aller récupérer les " boucliers humains " britanniques qui se trouvaient entre les mains de Saddam, mais l'idée avait été abandonnée lorsque les otages avaient été dispersés à travers l'Irak.

Réunis dans cette villa près de Riyad au cours de la dernière semaine d'octobre, les équipes de la CIA et du SIS arrêtèrent une opération qui était tout à fait dans les cordes du SAS. Les principales lignes en furent transmises au commandant de l'échelon local du SAS, qui se mit immédiatement au travail.

Le lendemain de son retour, Mike Martin passa tout l'après-midi à se faire expliquer comment les Anglo-Américains avaient découvert l'existence à Bagdad d'un traître baptisé Jéricho. Il avait cependant le droit de refuser et de rejoindre son régiment. Il passa la soirée à réfléchir et retourna voir les officiers de la CIA et du SIS.

" J'y vais. Mais je pose mes conditions et je veux qu'elles soient respectées. "

Ils le savaient tous, le problème majeur était de lui trouver une couverture. Il ne s'agissait pas d'une mission éclair où tout se jouait sur la vitesse et l'appui du contre-espionnage. Il ne pourrait pas non plus compter sur des soutiens comme ceux qu'il avait pu trouver au Koweït. Il ne pourrait pas davantage se déguiser en Bédouin et aller se promener dans le désert autour de Bagdad.

L'Irak n'était plus qu'un gigantesque camp militaire. Même les zones qui, sur la carte, paraissaient désolées et vides, étaient quadrillés par l'armée. Dans Bagdad même, les patrouilles de l'armée et de l'AMAM étaient partout. La police militaire traquait les déserteurs et l’AMAM tous ceux qui avaient l'air un tant soit peu suspect.

La crainte qu'inspirait l'AMAM était parfaitement connue de tous les participants à la réunion de la villa. Les comptes rendus faits à leur retour par des hommes d'affaires, des journalistes, des diplomates britanniques ou américains témoignaient amplement de l'omniprésence de la police secrète qui terrorisait les citoyens.

S'il allait là-bas, il devrait aussi y passer un certain temps. Et diriger un agent comme Jéricho n'allait pas être facile. Pour commencer, il fallait le retrouver, via les boîtes aux lettres, et le prévenir que l'opération était réactivée. Ces boîtes pouvaient être compromises et placées sous surveillance. Jéricho pouvait s'être fait prendre et avoir été obligé de tout avouer.

Ensuite, il fallait que Martin trouve un endroit où s'installer, une base à partir de laquelle il pourrait envoyer et recevoir des messages. Il lui faudrait circuler en ville pour relever les boîtes si l'activité de Jéricho reprenait, fût-ce au profit de nouveaux maîtres.

Enfin, et c'était bien là le pire, il ne pourrait bénéficier d'aucune couverture diplomatique, d'aucune protection susceptible de lui épargner les horreurs qu'il subirait s'il était capturé. Les cellules des tortionnaires d'Abu Ghraib étaient déjà toute prêtes pour un individu dans son genre.

" Euh, qu'aviez-vous exactement en tête lorsque vous avez dit que vous poseriez vos exigences ? avait demandé Paxman à Martin.

- Si je ne peux pas être diplomate, je veux être hébergé dans un local à statut diplomatique.

- Ce ne sera pas facile, mon vieux. Les ambassades sont surveillées.

- Je n'ai pas dit une ambassade, j'ai dit un local diplomatique.

- Vous voudriez être chauffeur ou quelque chose comme ça?

- Non, trop facile. Un chauffeur doit rester au valant de sa voiture. C'est lui qui trimbale le diplomate, et il est donc surveillé comme un diplomate.

- Alors quoi ?

- Sauf si les choses ont complètement changé, la plupart des diplomates de haut rang vivent en dehors de l'ambassade, et si le rang est suffisamment élevé, il s'agit d'une villa indépendante dans un jardin clos de murs. Autrefois, il y avait toujours un jardinier dans ce genre de demeures.

" Un jardinier ? s'enquit Barber. Pour l'amour du ciel, c'est un métier manuel. Vous vous ferez ramasser et on vous enrôlera dans l'armée.

- Non. Le jardinier-homme à tout faire s'occupe de tout ce qui se passe en dehors de la maison. Il s'occupe du jardin, part à bicyclette au marché achète du poisson, des fruits, des légumes, du pain et de l'huile. Il habite dans une remise au fond du jardin.

- Alors, où est l'avantage, Mike ? demanda Paxman.

- L'avantage, c'est qu'il est invisible. Il est tellement ordinaire que personne ne le remarque. Si on l'arrête, sa carte d'identité est en règle et il a un papier à en-tête de l'ambassade qui dit qu'il travaille pour un ambassadeur, qu'il est exempté de service militaire et qui prie les autorités de bien vouloir le laisser vaquer à ses occupations. Tant qu'il ne fait rien de mal, tout policier qui s'en prendrait à lui s'expose à une lettre de protestation officielle de l'ambassade. "

Les officiers de renseignements réfléchirent à la proposition.

" Ça pourrait marcher, finit par admettre Barber. Un homme ordinaire, invisible. Qu'en pensez-vous, Simon ?

- Oui, dit Paxman, il faudrait que le diplomate soit dans le coup.

- En partie seulement, répondit Martin. Il suffirait qu'il reçoive un ordre de son gouvernement d'accueillir et de prendre à son service un homme qui viendrait se présenter chez lui, et il n'aurait plus à s'en préoccuper. S'il suspecte quelque chose, c'est son affaire. Il a intérêt à ne rien dire s'il tient à garder son poste et à préserver sa carrière. Il faut pour cela que l'ordre vienne de suffisamment haut.

- L'ambassade de Grande-Bretagne est hors de question, dit Paxman. Les Irakiens se feraient un plaisir de nous embêter.

- C'est la même chose pour nous, ajouta Barber. Vous aviez quelque chose en tête, Mike ? "

Martin leur expliqua ce à quoi il pensait, et ils en restèrent pantois.

" Vous n'êtes pas sérieux, fit l'Américain.

- Parfaitement sérieux, répondit calmement Martin.

- Bon Dieu, Martin, une requête de ce genre devrait remonter à... euh... au Premier ministre.

- Et au Président, dit Barber.

- Bon, au point où nous en sommes tous, pourquoi pas ? Je veux dire, si les renseignements de Jéricho peuvent sauver des vies alliées, est-ce trop demander que de passer un coup de fil?"

Chip Barber jeta un coup d'œil à sa montre. Il y avait sept heures de décalage entre Washington et le Golfe. Les gars de Langley finissaient de déjeuner. A Londres, il n'était que deux heures plus tôt, mais les officiers supérieurs avaient encore une chance d'être à leur bureau.

Barber se précipita à l'ambassade des Etats-Unis et envoya un message " flash " codé au directeur adjoint aux opérations, Bill Stewart, qui, lorsqu'il en prit connaissance, en référa immédiatement au directeur, William Webster. Ce dernier appela la Maison-Blanche et demanda un rendez-vous avec le Président.

Quant à Simon Paxman, il eut de la chance. Son coup de téléphone crypté trouva Steve Laing encore à son bureau de Century House, et, après l'avoir écouté, le directeur aux opérations au Proche-Orient appela le chef chez lui.

Sir Colin réfléchit un instant et appela à son tour le secrétaire du gouvernement, Sir Robin Butler.

Le chef des services secrets a le privilège, en cas d'urgence, de pouvoir demander un rendez-vous avec son Premier ministre, et Margaret Thatcher avait toujours eu la réputation de recevoir sans problème ceux qui dirigeaient les services de renseignements et les forces spéciales. Elle accepta de recevoir le chef à son bureau personnel au 10, Downing Street le lendemain matin à huit heures.

Comme à son habitude, elle était au travail avant l'aube et avait pratiquement déblayé ses dossiers lorsqu'on introduisit le chef du SIS. Elle écouta attentivement son étrange requête, demanda des explications supplémentaires, pesa le pour et le contre, puis, comme à son habitude, prit sa décision sur-le-champ.

" Je vais en parler au président Bush dès qu'il sera levé, et nous verrons ce que nous pouvons faire. Ce, hum, cet homme... il va réellement y aller?

- C'est en tout cas son intention, madame le Premier ministre.

- C'est l'un de vos hommes, Sir Colin ?

- Non, il est major au SAS. "

Son visage s'éclaira. " Un homme remarquable.

- C'est aussi mon avis, madame.

- Lorsqu'il sera rentré, j'aimerais le rencontrer.

- Je suis sûr que ce sera possible, madame le Premier ministre. "

Après le départ du chef, le cabinet appela la Maison-Blanche, alors qu'on était au milieu de la nuit, et fixa l'heure de la liaison à huit heures du matin, heure de Washington, soit une heure de l'après-midi à Londres. On décala de trente minutes le déjeuner du Premier ministre.

Comme son prédécesseur Ronald Reagan, le président George Bush avait toujours trouvé difficile de refuser au Premier ministre britannique quoi que ce soit lorsqu'elle était remontée à bloc.

- " D'accord, Margaret, fit le Président au bout de cinq minutes, je vais l'appeler.

- Il peut dire non, insista Mme Thatcher, mais il ferait mieux de dire oui. Après tout ce que nous avons fait pour lui.

- Oui, quand on pense à tout ce qu'on a fait ", approuva le Président.

Les deux chefs de gouvernement appelèrent à une heure d'intervalle et la réponse de leur correspondant, pourtant passablement surpris, fut positive. Il acceptait de recevoir leurs représentants en tête à tête dès qu'ils seraient arrivés.

Ce soir-là, Bill Stewart décolla de Washington et Steve Laing attrapa le dernier vol qui partait de Heathrow.

Si Mike Martin avait une idée du branle-bas qu'avait déclenché sa demande, il n'en montra rien. Il passa les journées des 26 et 27 octobre à se reposer, à manger et à dormir. En revanche, il ne se rasait plus, pour laisser repousser sa barbe. Pendant ce temps-là, et à plusieurs endroits différents, d'autres travaillaient pour lui.

Le chef de poste du SIS à Tel-Aviv avait rendu visite au général Kobi Dror pour une dernière requête. Le chef du Mossad considérait l'Anglais avec stupeur.

" Vous allez vraiment continuer cette affaire, non ? lui demanda-t-il.

- Je ne sais rien d'autre que ce qu'on m'a dit de vous dire, Kobi.

- Mais bon Dieu, une opération clandestine ? Vous savez bien qu'il va se faire prendre, vous le savez.

- Pouvez-vous faire cela pour nous, Kobi ?

- Bien sûr que nous pouvons le faire.

- D'ici vingt-quatre heures ? "

Kobi Dror lui fit la grande scène du deux.

" Pour vous, vieux frère, je me ferais couper le bras droit. Mais écoutez-moi bien, c'est complètement délirant, ce que vous proposez. "

II se leva de son bureau et passa un bras autour des épaules de l'Anglais.

" Écoutez, nous avons violé la moitié de nos règles habituelles, et nous avons eu de la chance. Normalement, on n'envoie jamais personne relever une boîte aux lettres, ce pourrait être un piège. Pour nous, une boîte ne marche que dans un seul sens : du katsa à l'espion. Pour Jéricho, nous avons violé cette règle. Moncada allait récupérer les messages de cette façon parce qu'il n'y avait pas moyen de faire autrement. Et il a eu de la chance, de la chance pendant deux ans. Mais il avait une couverture diplomatique. Et maintenant, vous voulez ça ? "

II lui tendit la photo d'un homme à l'air sinistre déguisé en Arabe, les cheveux noirs, mal rasé, la photo de l'Anglais qu'on venait juste de lui envoyer de Riyad. Comme il n'existe pas de lignes commerciales entre les deux capitales, c'est le biréacteur HS-125 personnel du général de la Billière qui avait fait la commission. Le 125 attendait sur la base militaire de Sde Dov, où son marquage avait été photographié sous tous les angles.

Dror haussa les épaules.

" D'accord, à demain matin. C'est juré. "

Sans vouloir soulever de polémique, on peut dire que le Mossad dispose de l'un des meilleurs services techniques qui soient au monde. Outre un ordinateur central qui stocke près de deux millions de noms et la meilleure équipe de serruriers de la terre, il existe dans les sous-sols au siège du Mossad une série de pièces où la température reste soigneusement contrôlée.

Ces salles contiennent du " papier ". Pas seulement du vieux papier : du papier très spécial. On y trouve en fait les originaux de tous les passeports imaginables, des myriades de cartes d'identité, de permis de conduire, de cartes de sécurité sociale et toutes ces sortes de choses. On y trouve également des " ébauches ", c'est-à-dire des pièces d'identité vierges que les calligraphies peuvent remplir à volonté, en se fondant sur les originaux pour produire des faux d'une qualité tout à fait exceptionnelle.

Les cartes d'identité ne sont pas la seule spécialité de la maison. Ce service peut également fournir des billets de banque pratiquement parfaits, et il en fournit effectivement : que ce soit pour démolir la monnaie de pays voisins, mais ennemis, ou pour financer les opérations secrètes du Mossad, celles que ni le Premier ministre ni la Knesset ne connaissent ou ne veulent connaître.

Après bien des hésitations, la CIA et le SIS avaient décidé de demander cette faveur au Mossad. Il leur avait fallu se rendre à l'évidence : ils étaient tous deux incapables de fabriquer la carte d'identité d'un travailleur irakien âgé de quarante-cinq ans, en étant assurés qu'elle résisterait aux contrôles. Personne ne s'était jamais soucié d'obtenir un original qu'on puisse copier.

Par un heureux hasard, le Sayeret Matkal, un groupe de reconnaissance si secret dont le nom n'est jamais prononcé en Israël, avait fait une incursion en Irak deux ans auparavant. Il était allé déposer un indicateur arabe qui devait prendre quelques contacts là-bas. Une fois sur place, il avait surpris deux hommes qui travaillaient aux champs, les avait ligotés et leur avait subtilisé leurs papiers.

Comme promis, les faussaires de Dror travaillèrent toute la nuit. A l'aube, ils avaient terminé une carte d'identité irakienne, assez sale et déchirée pour attester d'un long usage. Le document était établi au nom d'un certain Mahmoud Al-Khouri, âgé de quarante-cinq ans, né dans un village des collines au nord de Bagdad et qui vivait dans la capitale où il exerçait un métier manuel.

Les faussaires ignoraient que Martin avait emprunté son patronyme à ce M. Al-Khouri qui avait testé son arabe dans un restaurant de Chelsea, début août. Ils ne pouvaient pas non plus deviner que le village était celui dont était originaire le jardinier de son père, le vieil homme qui, voilà bien longtemps, sous un arbre de leur jardin de Bagdad, avait décrit au petit Anglais l'endroit où il était né, la mosquée, le café, les champs d'alfa et de melons qui l'entouraient. Mais il y avait encore autre chose qu'ignoraient les faussaires.

Dans la matinée, Kobi Dror remit le document à l'homme du SIS à Tel-Aviv.

" Ce n'est en tout cas pas ceci qui le perdra. Mais laissez-moi vous dire que ce... (il frappa la photo du bout du doigt)... que cet Arabe apprivoisé vous trahira ou se fera prendre en moins d'une semaine. "

L'homme du SIS se contenta de hausser les épaules. Il ne savait même pas que l'homme de la photo salie n'était pas arabe. Il n'avait pas besoin de le savoir, et on ne lui avait donc pas dit. Il se contenta de faire ce qu'on lui avait ordonné : il prit le document et le remit à l'équipage du HS-125 qui le remporta à Riyad.

Pendant ce temps, on avait préparé les vêtements adéquats : le simple dish-dash du travailleur irakien, un keffieh marron foncé en tissu rugueux, des espadrilles de toile à semelle de corde.

Un fabricant de paniers, sans savoir ni pour qui ni pour quoi on le lui demandait, se vit confier la réalisation d'un berceau d'osier assez insolite. C'était un pauvre artisan saoudien et l'argent que lui proposait cet étrange infidèle était bienvenu. Il s'exécuta donc sans rechigner.

Hors de Bagdad, sur une base secrète de l'armée, on prépara également deux véhicules très particuliers. Un Hercules de la RAF les avait apportés depuis la base principale du SAS jusqu'au sud de la péninsule arabique, à Oman. Ils furent totalement désossés puis remis en état en prévision d'un sévère voyage au long cours.

L'essentiel de la transformation des deux Land Rover à châssis long ne concernait ni le blindage ni l'armement, mais la vitesse et le rayon d'action. Chacune devrait emporter son équipe SAS habituelle de quatre hommes avec un passager supplémentaire pour l'une des deux. L'autre transporterait en plus une moto tout-terrain à pneus renforcés, elle-même équipée de réservoirs supplémentaires.

L'armée américaine mit une fois de plus ses moyens à disposition. Cette fois-ci, il s'agissait de deux gros hélicoptères Chinook, des appareils de transport lourd. On leur demanda de se tenir prêts à décoller.

Mikhail Sergueïvitch Gorbatchev était à son bureau comme d'habitude au septième et dernier étage de l'immeuble du Comité central, à Novaya Ploshad, en compagnie de deux secrétaires hommes. L'interphone sonna pour lui annoncer que les deux émissaires venus de Londres et Washington étaient arrivés.

Il était toujours aussi intrigué par les requêtes faites vingt-quatre heures plus tôt par le Président américain et le Premier ministre britannique. Ils lui avaient demandé de bien vouloir recevoir un émissaire personnel dépêché par chacun d'eux. Pas des politiciens ni des diplomates, juste un messager. A notre époque, se disait-il, quel genre de message faut-il que ce soit pour qu'il ne puisse pas transiter par les voies diplomatiques ordinaires ? Ils pouvaient même utiliser la ligne protégée, encore qu'elle impose de passer par des interprètes et des techniciens.

Il était donc assez intrigué, et comme la curiosité était l'un de ses traits de caractère, il avait envie de résoudre très vite cette énigme.

Dix minutes plus tard, les deux visiteurs furent introduits dans le bureau du secrétaire général du Parti communiste de PURSS et président de l'Union soviétique. C'était une pièce étroite et profonde, avec des fenêtres sur un seul côté, et qui donnait sur la place Neuve. Il n'y avait pas de fenêtres derrière le Président qui était assis dos au mur, à l'extrémité d'une longue table.

Contrairement à ses prédécesseurs, Andropov et Tchernenko, Gorbatchev aimait les décors sobres. Le bureau et la table en bois de hêtre clair étaient flanqués de chaises droites mais confortables. Les fenêtres étaient cachées par des voilages légers.

Lorsque les deux hommes furent là, il congédia d'un geste ses deux secrétaires, puis se leva et vint vers eux. " Bienvenue, messieurs, dit-il en russe. Parlez-vous notre langue ? "

L'un d'eux, qu'il jugea être l'Anglais, répondit dans un russe hésitant : " Je crois que l'assistance d'un interprète serait préférable, monsieur le Président.

- Vitali, fit Gorbatchev à l'un des secrétaires qui se retiraient, envoie-moi Evgueni. "

Faute de pouvoir discuter, il arbora un grand sourire et fit signe aux visiteurs de prendre un siège. Son interprète personnel les rejoignit bientôt et s'assit sur le côté du bureau présidentiel.

" Mon nom, monsieur, est William Stewart. Je suis directeur adjoint aux opérations de l'Agence centrale de renseignements, à Washington ", dit l'Américain.

Gorbatchev pinça les lèvres et fronça les sourcils.

" Et moi, monsieur, je suis Stephen Laing, directeur aux opérations pour le Proche-Orient des services de renseignements britanniques. "

La perplexité de Gorbatchev ne faisait que croître. Des espions ?

" Nos deux services, reprit Stewart, ont suggéré à leurs gouvernements respectifs de vous demander si vous accepteriez de nous recevoir. Vous savez, monsieur, que le Proche-Orient se dirige vers une guerre. Nous en sommes tous conscients. Pour tenter de l'éviter, nous devons savoir ce qui se passe à l'intérieur même des instances du régime irakien. Nous croyons qu'il existe des différences radicales entre ce qu'ils proclament en public et ce qu'ils disent en privé.

- Ce n'est pas nouveau, remarqua sèchement Gorbatchev.

- Non, monsieur, ce n'est pas nouveau. Mais il s'agit ici d'un régime très instable, et dangereux pour nous tous. Si nous pouvions savoir ce qui se passe exactement dans l'entourage immédiat du président Saddam Hussein, nous pourrions mettre au point une stratégie propre à éviter la guerre, dit Laing.

- C'est le travail des diplomates, souligna Gorbatchev.

- En temps normal, monsieur le Président. Mais il existe des circonstances dans lesquelles la diplomatie est trop voyante, trop ouverte pour permettre d'exprimer les pensées .profondes. Vous vous souvenez de Richard Sorge ? "

Gorbatchev hocha la tête affirmativement. Tous les Russes connaissaient Sorge. Il existait des timbres à son effigie et il avait été fait Héros de l'Union soviétique à titre posthume.

" A cette époque, poursuivit Laing, les renseignements fournis par Sorge et selon lesquels le Japon n'attaquerait pas la Sibérie se sont révélés décisifs pour votre pays. Mais vous n'auriez pas pu les obtenir par l'intermédiaire de votre ambassade. Monsieur le Président, nous avons des raisons de penser qu'il existe une source à Bagdad, exceptionnellement haut placée, et qui est prête à nous informer de tout ce qui se dit dans les réunions les plus secrètes de l'entourage de Saddam Hussein. Ce genre de renseignements pourrait faire la différence entre une guerre et un retrait volontaire du Koweït de la part de l'Irak. "

Mikhaïl Gorbatchev hocha une nouvelle fois la tête. Il n'éprouvait pas une grande amitié pour ce Saddam Hussein. Dans le temps, l'Irak s'était montrée l'élève docile de l'URSS, mais avait manifesté de plus en plus d'indépendance. Ces derniers temps, son chef imprévisible s'était montré de plus en plus agressif vis-à-vis de l'Union soviétique.

Plus important encore, le dirigeant soviétique savait parfaitement que, s'il voulait pousser assez loin les réformes chez lui, il aurait besoin d'une aide industrielle et financière, laquelle dépendait de la bonne volonté occidentale. La guerre froide était terminée, c'est pourquoi, au Conseil de sécurité, l'URSS s'était associée à la condamnation de l'invasion irakienne au Koweït.

" Ainsi, messieurs, prenez contact avec cette source, montrez-nous des informations que les grandes puissances pourraient utiliser pour désamorcer la situation, et nous vous en serons tous reconnaissants. L'URSS ne veut pas d'une guerre au Proche-Orient.

- Nous aimerions bien établir ce contact, monsieur, répondit Stewart, mais nous en sommes incapables. Cette source refuse de se dévoiler et nous comprenons fort bien ses raisons. Les risques qu'elle court sont énormes. Pour établir ce contact, il nous faut éviter les voies diplomatiques habituelles. Notre source nous a dit très clairement qu'elle ne voulait entrer en rapport avec nous que par des moyens clandestins.

- Alors, qu'êtes-vous venus me demander ? "

Les deux Occidentaux prirent une profonde respiration.

" Nous voudrions infiltrer l'un de nos hommes à Bagdad, afin qu'il fasse le relais entre la source et nous-mêmes, dit Stewart.

- Un agent ?

- Oui, monsieur le Président, un agent. Qui pourrait passer pour un Irakien. "

Gorbatchev les regarda, l'air incrédule. " Vous avez l'homme qui convient ?

- Oui, monsieur. Mais il faut bien qu'il habite quelque part. Un endroit tranquille, calme, où il ne ferait rien d'autre que récupérer nos messages et de remettre les siens. Nous vous demandons de le prendre dans le personnel d'un haut diplomate de l'ambassade soviétique. "

Gorbatchev posa son menton dans ses mains. Il était parfaitement au fait de tout ce qui touchait aux opérations clandestines, le KGB en avait monté un certain nombre. Et voilà que, maintenant, on lui demandait d'aider les anciens adversaires de ce même KGB à monter la leur et de prêter l'ambassade soviétique pour couvrir un des leurs. C'était tellement insensé qu'il éclata de rire.

" Si votre homme se fait prendre, c'est mon ambassade qui sera compromise.

- Non, monsieur, la Russie aura simplement été lâchement trompée par l'un de ses cyniques ennemis occidentaux traditionnels. Saddam le croira ", dit Laing.

Gorbatchev réfléchissait. Il se disait qu'un président et un Premier ministre s'étaient personnellement impliqués dans cette affaire. Il n'avait pas vraiment le choix.

" Très bien, dit-il enfin. Je vais donner les instructions nécessaires au général Vladimir Krioutchkov, et vous pouvez être assuré de sa pleine coopération. "

A l'époque, Krioutchkov était président du KGB. Deux mois plus tard, alors que Gorbatchev était en vacances sur les bords de la mer Noire, Krioutchkov, le ministre de la Défense et quelques autres tenteraient un coup d'Etat contre leur président.

Les deux Occidentaux se trémoussèrent sur leur chaise.

" Avec tout notre respect, monsieur le Président, fit Laing, pourriez-vous faire en sorte que seul votre ministre des Affaires étrangères soit dans la confidence ? "

Edouard Chevardnadze était le ministre des Affaires étrangères et l'ami intime de Mikhail Gorbatchev.

" Chevardnadze et personne d'autre ? demanda le Président.

- Oui, monsieur, si cela ne vous ennuie pas.

- Comme vous voudrez. Toutes les dispositions seront prises exclusivement par le ministre des Affaires étrangères. "

Une fois les deux visiteurs partis, Mikhail Gorbatchev retourna s'asseoir, perdu dans ses pensées. Ils avaient insisté pour que seul Edouard Chevardnadze fût mis au courant. Pas Krioutchkov. Savaient-ils quelque chose qu'ignorait le président de l'URSS ?

Ils étaient onze agents du Mossad au total, répartis en deux équipes de cinq plus le contrôleur opérationnel que Kobi Dror avait choisi personnellement. Il était allé le dénicher au centre d'entraînement de Herzlia, où il s'embêtait à faire des cours aux nouvelles recrues.

La première équipe appartenait à la division Yarid, branche du Mossad responsable de la sécurité et des opérations de surveillance. L'autre venait du Neviot, dont la spécialité couvre tout ce qui concerne les écoutes, les intrusions et la serrurerie - en somme, tout ce qui a trait à des objets inanimés ou mécaniques.

Sur les dix, huit parlaient un allemand à peu près correct. Le contrôleur opérationnel, quant à lui, le parlait couramment. Le groupe de l'opération Josué entra dans Vienne en étalant les arrivées sur trois jours, et en venant de différents endroits d'Europe. Tous possédaient des passeports irréprochables et des couvertures crédibles.

Comme pour l'opération Jéricho, Kobi Dror avait pris certaines libertés avec les règles internes, mais aucun de ses subordonnés ne songea un instant à discuter. Josué avait été désigné comme ain efes, ce qui signifie " échec interdit ". Venant du patron lui-même, cela impliquait une priorité absolue.

Les équipes Yarid et Neviot se composent normalement de sept à neuf membres, mais, puisque la cible était un civil d'un pays neutre, ce nombre avait été légèrement réduit.

Le responsable du Mossad à Vienne avait mis à leur disposition trois de ses résidences, avec trois bodlim chargés de les maintenir en état et de les approvisionner convenablement.

Un bodel, pluriel bodlim, est en général un jeune Israélien, étudiant le plus souvent, engagé comme indicateur après une vérification approfondie de sa situation familiale et de ses antécédents. Son rôle consiste à s'occuper des agents en mission, de faire ce qu'on lui dit et surtout de ne pas poser de questions. En contrepartie, il peut habiter gratuitement l'une des résidences du Mossad, ce qui constitue un avantage non négligeable pour un étudiant fauché qui vit dans une capitale étrangère. Lorsque des " pompiers " arrivent pour une mission, le bodel doit déménager, mais il peut également rester sur place pour s'occuper du ménage, de la lessive et des courses.

Vienne n'est sans doute pas une capitale importante en soi, mais elle l'a toujours été pour le monde de l'espionnage. Cela remonte à 1945 lorsque la ville, alors seconde capitale du Troisième Reich, fut occupée par les alliés victorieux et divisée en quatre secteurs - français, britannique, américain et russe.

Contrairement à Berlin, Vienne retrouva sa liberté. Les Russes acceptèrent même de se retirer, mais en échange de la neutralité absolue de Vienne et de toute l'Autriche. Pendant la guerre froide et particulièrement après le blocus de Berlin en 1948, Vienne devint un repaire d'espions. Le pays était neutre, ne possédait aucun service de contre-espionnage digne de ce nom, était proche de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie. Il était ouvert sur l'Occident tout en restant suffisamment proche du monde de l'Est. Il constituait par conséquent une base idéale pour un grand nombre de services secrets.

Peu après sa création, en 1951, le Mossad comprit rapidement les avantages présentés par cette ville et s'y installa, au point que le responsable local est un personnage plus important que l'ambassadeur. Cette décision était plus que justifiée, dans la mesure où l'élégante capitale cosmopolite de l'ex-Empire austro-hongrois était devenue le siège de banques extrêmement discrètes, de trois organismes des Nations unies et le point d'entrée préféré des Palestiniens et autres terroristes.

Très attachée à sa neutralité, l'Autriche n'a possédé pendant longtemps qu'un service de contre-espionnage et de sécurité du territoire très réduit. Il est tellement facile de lui échapper que les agents du Mossad appellent ses agents débonnaires les fertsalach, mot qui n'est pas exactement un compliment puisqu'il signifie " pétomane ".

Le contrôleur de mission choisi par Kobi Dror était un katsa énergique qui possédait des années d'expérience à Berlin, Paris et Bruxelles. Gideon Barzilai avait aussi servi dans l'un des commandos kidon qui avaient pourchassé les terroristes arabes responsables du massacre d'athlètes israéliens lors des jeux olympiques de Munich en 1972. Heureusement pour sa carrière, il n'avait pas été mêlé au plus grave fiasco de toute l'histoire du Mossad, lorsqu'un commando kidon avait abattu un innocent barman marocain à Lillehammer, en Norvège. Il avait été identifié par erreur comme étant Ali Hassan Salameh, le cerveau du massacre.

Gideon " Gidi " Barzilai s'appelait dorénavant Ewald Strauss, représentant d'un fabricant de matériel sanitaire établi à Hambourg. Ses papiers étaient bien sûr parfaitement en règle et le contenu de sa serviette aurait révélé les brochures ad hoc, des carnets de commande et de la correspondance établie sur papier à en-tête de la société. Et si quelqu'un avait essayé de téléphoner à son bureau de Hambourg, il aurait eu confirmation de toute l'histoire, car le numéro de téléphone qui figurait dans l'en-tête du papier à lettre était celui d'un bureau contrôlé par le Mossad.

La documentation de Gidi, comme celle de tous les autres membres de son équipe, était l'œuvre d'un autre service du Mossad. Dans ce même sous-sol qui abrite le département des faux papiers se trouvent des salles où sont archivés une masse impressionnante de documents sur un nombre incroyable de sociétés, réelles ou fictives. Les comptes, les rapports d'audit, les certificats d'enregistrement, leur papier à lettres, tout est conservé en quantité telle que n'importe quel katsa partant en mission à l'étranger peut être pourvu d'une couverture professionnelle pratiquement impossible à pénétrer.

Après s'être installé dans l'appartement qui lui était réservé, Barzilai eut une longue réunion avec le responsable local et décida de commencer par quelque chose d'assez simple : rassembler le maximum d'informations sur une petite banque très discrète, la Banque Winkler, installée à deux pas de Franziskanerplatz.

Pendant ce même week-end, deux hélicoptères américains Chinook décollèrent d'un terrain militaire situé près de Riyad et mirent cap au nord. Leur trajectoire coupait la Tapline qui court tout le long de la frontière avec l'Irak, de Khafji à la Jordanie. Chaque hélicoptère transportait, coincée dans la carlingue, une Land Rover à châssis long, dépouillée de tous ses accessoires, mais munie de réservoirs supplémentaires. Chacune devait emporter quatre SAS entassés derrière l'équipage.

Leur lieu de destination se situait au-delà du rayon d'action normal des hélicoptères, mais deux gros camions-citernes venus de Dammam, sur la côte du Golfe, les attendaient sur la Tapline.

Quand les Chinook assoiffés se posèrent sur la chaussée, les hommes des camions se mirent à l'ouvrage et firent le plein à ras bord. Les hélicoptères redécollèrent, suivirent la route en direction de la Jordanie en restant assez bas pour échapper aux radars irakiens installés de l'autre côté de la frontière. Après avoir dépassé la ville saoudienne de Badanah, ils se retrouvèrent à l'endroit où les trois frontières, jordanienne, irakienne et saoudienne, font leur jonction et atterrirent une seconde fois. Deux autres camions-citernes les attendaient pour refaire les pleins, mais c'est là qu'ils débarquèrent leur cargaison et leurs passagers.

Si les Américains avaient une idée de l'endroit où allaient ces Anglais taciturnes, ils n'en laissèrent rien paraître. De toute façon, ils ne leur demandèrent rien. L'équipage baissa la rampe et mit à terre les véhicules camouflés couleur de sable. Tout le monde se serra la main en se contentant d'un " bonne chance, les gars ". Ils refirent le plein avant de reprendre le même chemin. Les camions en firent autant.

Les huit SAS les regardèrent disparaître avant de prendre la route dans la direction opposée, plus loin encore sur la route de la Jordanie. Arrivés à quatre-vingts kilomètres au nord de Badanah, ils s'arrêtèrent et attendirent.

Le capitaine qui commandait l'expédition vérifia sa position. A l'époque où le colonel David Stirling parcourait le désert libyen, il fallait prendre des hauteurs sur le soleil, les étoiles et la lune. La technologie des années quatre-vingt-dix rendait cette opération beaucoup plus facile et précise.

Le capitaine tenait à la main un petit appareil pas plus gros qu'un livre de poche. C'est ce qu'on appelle le Système global e navigation, alias NAVSTAR, alias Magellan. En dépit de sa taille, le GPS fournit une position à au moins dix mètres près dans n'importe quel endroit du globe. Le récepteur du capitaine pouvait être utilisé soit en mode P, soit en mode Q. Le mode P avait une précision de l'ordre de dix mètres, mais nécessitait la présence simultanée de quatre satellites NAVSTAR au-dessus de l'horizon. Le mode Q ne nécessitait que deux satellites au-dessus de l'horizon, mais sa précision n'était que de cent mètres.

A ce moment-là, il n'y avait que deux satellites visibles, mais c'était suffisant. Personne ne risquait de manquer quelqu'un d'autre à cent mètres près dans ce désert sauvage de sable et de rochers, à des kilomètres de tout lieu habité entre Badanah et la frontière jordanienne. Satisfait de voir qu'il était à l'endroit fixé pour le rendez-vous, le capitaine coupa le GPS et se glissa sous le filet de camouflage tendu par ses hommes entre les deux véhicules pour s'abriter du soleil. Le thermomètre affichait cinquante-cinq degrés.

Une heure plus tard, un hélicoptère Gazelle arriva du sud. Le major Mike Martin avait décollé de Riyad à bord d'un C-130 Hercules de la RAF jusqu'à la ville saoudienne d'Al-Jawf, aérodrome secondaire le plus proche de la frontière. L'Hercules avait embarqué le Gazelle, pales repliées, son pilote, une équipe de mécaniciens et les réservoirs supplémentaires requis pour permettre à l'hélicoptère de se rendre d'Al-Jawf à la Tapline aller et retour.

Pour se mettre à l'abri d'un éventuel radar irakien, y compris dans cette région perdue, le Gazelle volait en rase-mottes, mais le pilote aperçut tout de suite la fusée Véry tirée par le capitaine du SAS lorsqu'il entendit le bruit du moteur. Le Gazelle se posa sur la route à cinquante mètres des Land Rover et Martin sauta à terre. Un sac tricoté pendait à son épaule et il tenait un panier d'osier à la main gauche. Le contenu de ce panier avait amené le pilote à se demander s'il s'était engagé dans l'aviation légère de l'armée de terre ou dans quelque syndicat agricole : le panier contenait deux poulets vivants.

A part cela, Martin était vêtu comme les huit SAS qui l'attendaient : bottes spécialement adaptées au désert, pantalon large en toile épaisse, chemise, tricot et veste de combat couleur sable. Un keffieh à damier était enroulé autour de son cou, qui lui servirait à se protéger le visage des tourbillons de poussière. Il avait sur le sommet du crâne une balaclava ronde en laine et une paire de grosses lunettes de protection. Le pilote se demandait comment faisaient tous ces hommes pour ne pas mourir de chaleur sous cet accoutrement, mais il ne savait pas à quel point les nuits pouvaient être froides dans le désert.

Les SAS sortirent du Gazelle les jerricanes en plastique qui l'avaient obligé à décoller à la masse maximale, et refirent le plein. Sur ce, le pilote leur fit un grand signe et décolla, cap au sud sur Al-Jawf, puis sur Riyad où l'attendait le monde normal, loin de ces fous du désert.

Les hommes du SAS se sentirent plus à l'aise lorsqu'il eut disparu. Bien que les huit hommes appartiennent à la compagnie D, celle des experts en véhicules de reconnaissance, alors que Martin faisait partie de la compagnie A, celle des chuteurs opérationnels, il les connaissait tous sauf deux. Ils se saluèrent chaleureusement avant de passer à l'activité favorite des soldats britanniques lorsqu'ils ont un peu de temps devant eux : ils se firent un thé.

L'endroit choisi par le capitaine pour franchir la frontière irakienne était particulièrement sauvage et accidenté, et ce pour deux raisons. La première était que cela réduisait la probabilité de rencontrer une patrouille irakienne. Sa mission ne consistait pas à battre les Irakiens en terrain découvert, mais à ne pas se faire voir. Seconde raison : il devait déposer son passager aussi près que possible de la grande autoroute irakienne qui serpente depuis Bagdad jusqu'à Ruweishid, à la frontière jordanienne, en traversant de vastes plaines désertiques.

Ce misérable avant-poste dans le désert était devenu familier aux téléspectateurs depuis la conquête du Koweït, car c'est là que venaient s'échouer le flot de réfugiés - Philippins, Bengalis, Palestiniens et autres - qui fuyaient le chaos créé par l'invasion.

C'est à cette pointe extrême occidentale de l'Arabie Saoudite que la distance est la plus courte jusqu'à Bagdad. Le capitaine savait que, plus à l'est, de Bagdad jusqu'à la frontière saoudienne, le pays n'était la plupart du temps qu'un désert plat et lisse comme une table de billard. Ce terrain se prêtait bien à un trajet rapide depuis la frontière jusqu'à la route la plus proche menant à Bagdad. Mais cette zone avait aussi toutes les chances d'être patrouillée par l'armée et d'abriter des observateurs. Ici, dans le désert de l'Ouest irakien, le pays comportait des collines, des ravins qui deviendraient des torrents en cas de pluie, et qui étaient délicats à franchir même à la saison sèche. Mais il était pratiquement vide de patrouilles irakiennes.

Le point de franchissement qu'il avait choisi se trouvait à cinquante kilomètres plus au nord et, au-delà de la frontière non signalée, à cent autres kilomètres de la route Bagdad-Ruweishid. Mais le capitaine était conscient qu'il aurait besoin de toute une nuit, puis une halte sous les filets de camouflage pendant la journée, et encore d'une autre nuit, pour déposer son passager à un endroit d'où il pût rejoindre la route à pied.

Ils se mirent en route à quatre heures de l'après-midi. Le soleil tapait encore et il faisait une chaleur de fournaise. A six heures, le crépuscule approchait et la température tomba rapidement. A sept heures, il faisait complètement noir et la fraîcheur s'installa. La sueur séchait sur leur peau et ils étaient bien contents de porter les chandails dont le pilote du Gazelle s'était tellement moqué.

Le navigateur était assis à côté du conducteur dans la voiture de tête et surveillait sans cesse leur position et leur cap. A la base, le capitaine et lui avaient passé des heures sur les cartes à grande échelle et les photographies haute définition aimablement fournies par les U-2 américains, qui décollaient de la base aérienne de Taif et donnaient du pays une image supérieure à celle d'une simple carte.

Ils roulaient tous feux éteints, mais, grâce à sa lampe torche, le navigateur suivait tous les écarts qu'ils devaient faire, et corrigeait la route chaque fois qu'un goulet ou un défilé les contraignait à s'éloigner de leur axe. Ils s'arrêtaient toutes les heures pour confirmer leur position au moyen de Magellan. Le navigateur avait gradué le bord des photos en minutes et en secondes de latitude et de longitude, si bien que les indications du Magellan lui disaient exactement où ils se trouvaient sur les photos elles-mêmes.

La progression était lente. A chaque crête, il fallait envoyer un homme en éclaireur pour observer et s'assurer qu'il n'y avait pas de présence hostile de l'autre côté.

Une heure avant l'aube, ils dénichèrent un oued assez encaissé, au fond duquel ils descendirent et mirent en place les filets. L'un des hommes grimpa sur une petite éminence pour examiner leur camp et fit faire quelques ajustements jusqu'à ce qu'il soit satisfait du résultat. Un avion de reconnaissance pouvait pratiquement s'écraser dans l'oued sans les voir.

Pendant la journée, ils se restaurèrent, burent, dormirent. Deux hommes étaient de faction en permanence, au cas où un berger ou un voyageur isolé s'approcherait. Ils entendirent à plusieurs reprises le bruit d'avions à réaction irakiens, très haut, et une fois les bêlements de chèvres qui paissaient sur une colline, pas très loin d'eux. Mais les chèvres, qui semblaient se promener en liberté, s'éloignèrent de l'autre côté. Ils se remirent en route au coucher du soleil.

Il y avait une petite ville, Ar-Rutba, à cheval sur la route et, peu avant quatre heures, ils aperçurent des lumières dans le lointain. Magellan confirma qu'ils étaient bien à l'endroit où ils voulaient, juste au sud de la ville et à sept kilomètres de la route.

Quatre hommes partirent en reconnaissance, jusqu'à ce que l'un d'eux ait trouvé un oued au fond sablonneux. Ils y creusèrent un trou en silence, grâce aux pelles et aux outils accrochés au flanc des Land Rover pour parer au risque d'enlisement. Ils y enterrèrent la moto tout terrain aux pneus renforcés, ainsi que les jerricanes d'essence qui lui permettraient de rouler jusqu'à la frontière, en cas de nécessité. Le tout était enveloppé dans une feuille épaisse de polyéthylène pour le protéger du sable et de l'eau, car la saison des pluies n'allait plus tarder. Pour éviter que la cache ne soit emportée par les eaux, ils construisirent un cairn destiné à ralentir l'érosion hydraulique.

Le navigateur grimpa sur la colline qui dominait l'oued et fit un relèvement aussi précis que possible de l'antenne radio dominant Ar-Rutba. On apercevait ses feux rouges dans le lointain.

Pendant qu'ils travaillaient, Mike Martin s'était déshabillé. Il sortit de son sac la gandoura, le voile et les sandales de Mahmoud Al-Khouri, travailleur irakien et jardinier - homme à tout faire. Un autre sac contenait du pain, de l'huile, du fromage et des olives pour le petit déjeuner, un portefeuille fatigué pour les papiers et les photos des vieux parents de Mahmoud, une boîte cabossée en fer-blanc avec un peu d'argent et un coupe-papier. Il était prêt.

" Touche du bois, fit le capitaine.

- Bonne chasse, patron, ajouta le navigateur.

- Au moins, vous aurez un œuf frais pour votre déjeuner ", dit un autre, et tous éclatèrent de rire. Les hommes du SAS ne se souhaitent jamais bonne chance, jamais. Mike Martin leur fit un grand signe de la main et commença à marcher dans le désert, jusqu'à la route. Quelques minutes plus tard, les Land Rover avaient disparu et l'oued était redevenu vide comme avant.

Le chef du poste de Vienne avait dans ses cartons un sayan qui était banquier, directeur de l'une des plus grandes banques de dépôt du pays. On lui demanda de préparer un rapport, aussi détaillé que possible, sur la Banque Winkler. On expliqua seulement au sayan que certaines entreprises israéliennes étaient entrées en relation avec Winkler et souhaitaient être rassurées sur sa solidité, ses antécédents et ses pratiques bancaires. On constate tellement de fraudes de nos jours, lui dit-on.

Le sayan accepta l'explication et fit de son mieux. Ce n'était pas si mal, car sa première découverte fut que la Winkler opérait avec un souci obsessionnel du secret.

La banque avait été créée presque cent ans plus tôt par le père du propriétaire et président actuel. Le Winkler de 1990, fils du fondateur, était âgé de quatre-vingt-onze ans et il était connu dans les cercles financiers de Vienne sous le surnom de Der Alte, le Vieux. Malgré son âge, il refusait d'abandonner la présidence et le contrôle de l'établissement. Veuf et sans enfants, il n'avait pas de successeur naturel. Le changement de contrôle devrait donc attendre la séance de lecture de son testament.

Néanmoins, la gestion au jour le jour de la banque reposait sur trois vice-présidents. Ils voyaient le président à son domicile environ une fois par mois. Sa principale préoccupation semblait être de s'assurer que ses principes extrêmement stricts étaient appliqués à la lettre. Les décisions de gestion courante étaient prises par les vice-présidents, Kessler, Gemütlich et Blei. Il ne s'agissait naturellement pas d'une banque de dépôt, et elle ne délivrait pas de carnets de chèques ni ne tenait de comptes courants. Son métier consistait à recueillir les fonds que lui confiaient ses clients et à les placer de façon judicieuse et sûre, principalement en valeurs européennes. Les rendements de pareils investissements avaient peu de chances d'être parmi les dix meilleurs de la place, mais là n'était pas la question. Les clients de Wînkler ne recherchaient pas la croissance où des taux d'intérêts époustouflants. Ils cherchaient la sécurité et l'anonymat le plus absolu. C'est cela que leur garantissait Winkler, et il tenait ses promesses.

Les règles auxquelles Winkler attachait une importance maladive étaient la discrétion la plus totale quant à l'identité des détenteurs de comptes numérotés, associée à une sainte horreur de ce que le Vieux appelait " ces nouvelles excentricités ". Il professait pour tous ces gadgets modernes un tel dégoût que les ordinateurs étaient bannis de chez lui pour l'archivage des informations sensibles ou de la comptabilité, de même que les télécopieurs, et, dans la mesure du possible, les téléphones. La Banque Winkler acceptait de recevoir des ordres ou des informations par téléphone, mais n'en communiquait jamais par cette voie. La Banque Winkler travaillait à l'ancienne mode, rédigeant ses lettres sur un papier de luxe et organisant des réunions dans ses murs. Dans Vienne, c'est un coursier qui portait les lettres et les notes, dans des enveloppes cachetées à la cire. La banque ne faisait confiance aux services postaux que pour le courrier expédié en province ou à l'étranger.

On avait demandé au sayan de s'intéresser particulièrement aux comptes numérotés des clients étrangers. Personne ne savait grand-chose là-dessus, mais la rumeur publique parlait de dépôts de plusieurs centaines de millions de dollars. Si c'était vrai, et étant donné le pourcentage de ces clients très discrets qui mouraient sans avoir dit à personne comment accéder à leur compte, la Banque Winkler devait faire d'assez jolis résultat, merci pour elle.

Gidi Barzilai, lorsqu'il lut ce rapport, jura comme un charretier. Le vieux Winkler ne connaissait peut-être rien aux dernières techniques d'écoute ou de piratage d'ordinateur, mais son instinct avait mis exactement le doigt sur ce qu'il fallait faire.

Au cours des années pendant lesquelles l'Irak avait accru ses achats d'équipements d'armes chimiques, tous les contrats avec des sociétés allemandes avaient transité par trois banques suisses. Le Mossad savait que la CIA avait réussi à pirater les ordinateurs de ces trois établissements - le premier objectif était en fait de repérer l'argent du blanchiment de la drogue. Ce sont ces renseignements qui avaient permis à Washington d'adresser un nombre incalculable de protestations au gouvernement allemand. Et ce n'était vraiment pas de la faute de la CIA si le chancelier Kohl avait rejeté avec mépris chacune de ces protestations : les renseignements étaient extrêmement précis.

Si Gidi Barzilai avait espéré pirater l'ordinateur central de la Banque Winkler, c'était peine perdue : il n'existait pas. Il ne restait guère que les micros, l'interception du courrier et les écoutes téléphoniques. Mais il était bien possible que ces moyens ne suffisent pas à régler son problème.

De nombreux comptes bancaires utilisent un losungswort, un indicatif codé qui permet d'effectuer transferts et retraits. Mais les détenteurs de ces comptes utilisent normalement cet indicatif pour s'identifier au téléphone ou dans un fax, quelquefois même dans une lettre. Avec les méthodes de la Winkler, un compte numéroté important utilisait sans doute un système plus élaboré. Il pouvait s'agir d'une présentation particulière associée à une identification détaillée du titulaire, ou d'un mandat manuscrit préparé d'une certaine façon, avec des mots codés ou des symboles qui devaient apparaître à un endroit bien déterminé.

Il était clair que la Banque Winkler acceptait n'importe quel versement, d'où qu'il vienne et quel qu'en soit l'émetteur. Le Mossad le savait, puisqu'il avait effectué ces foutus virements sur le compte de Jéricho à la banque. Et ce compte n'était identifié que par un simple numéro. Mais convaincre la Banque Winkler d'effectuer un virement serait une autre paire de manches.

D'une façon ou d'une autre, dans la chambre où il passait le plus clair de son temps à écouter de la musique religieuse, le vieux Winkler avait deviné que les techniques d'interception frauduleuse seraient plus fortes que les techniques modernes de transfert.

La seule autre chose que le sayan pouvait considérer comme pratiquement certaine était que les comptes les plus sensibles étaient gérés directement par l'un des trois vice-présidents et personne d'autre. Le Vieux avait choisi judicieusement ses adjoints ; tous trois avaient la réputation d'hommes dépourvus d'humour, durs et fort bien rémunérés. En un mot, inattaquables. Israël, avait conclu le sayan, n'avait aucun souci à se faire avec la Banque Winkler. Mais il était naturellement passé à côté de la plaque. En cette première semaine de novembre, Gidi Barzilai commençait à en avoir sérieusement assez, de cette Banque Winkler.

Il y avait un bus une heure après le lever du jour, et il ralentit pour prendre l'unique passager assis sur un rocher au bord de la route cinq kilomètres avant Ar-Rutba. L'homme se leva et fit de grands signes. Il tendit deux billets sales d'un dinar, alla s'asseoir à l'arrière, posa son panier et les poulets sur ses genoux et s'endormit.

Une patrouille de police stationnait dans le centre de la ville, et le bus s'arrêta en tanguant sur ses vieux ressorts fatigués. La plupart des passagers descendirent pour se rendre à leur travail ou au marché, d'autres montèrent. Mais tandis que les policiers contrôlaient les papiers de ceux qui montaient, ils se contentaient de se faire montrer à travers les vitres sales les cartes d'identité des rares passagers restés à bord. Ils ne virent même pas le paysan installé à l'arrière. Ce qu'ils recherchaient, c'étaient des individus suspects.

Au bout d'une heure, le bus prit en cahotant la direction de l'est, roulant d'un bord à l'autre de la route. Il était obligé de temps à autre de se mettre à moitié sur le bas-côté pour laisser passer une colonne grondante de camions militaires remplis de soldats abrutis entassés à l'arrière, qui contemplaient les nuages de poussière soulevés par les véhicules.

Mike Martin gardait les yeux clos, mais il écoutait attentivement les conversations autour de lui, essayant de repérer un mot insolite ou une pointe d'accent qu'il aurait oubliés. Dans cette région de l'Irak, l'arabe était assez différent de celui qu'on parlait au Koweït. S'il devait passer pour un fellah analphabète à Bagdad, il aurait à se servir de cet accent et des tournures de la campagne. Un policier urbain laisse rapidement tomber lorsqu'il entend un accent qui a l'odeur du foin.

Dans leur cage posée sur ses genoux, les poulets avaient fait un voyage éprouvant, même s'il avait sorti de temps en temps du fond de sa poche quelques grains et partagé avec eux un peu d'eau de sa gourde. Laquelle gourde se trouvait maintenant dans une Land Rover camouflée sous un filet dans le désert, très loin derrière lui. Les volatiles caquetaient de colère à chaque cahot, ou s'accroupissaient et crottaient dans leur litière.

Il aurait fallu un œil averti pour s'apercevoir que le fond extérieur de la cage mesurait six centimètres de plus que l'intérieur. L'épaisse litière autour des pattes des poulets masquait la différence. Le foin n'avait pas plus de deux centimètres d'épaisseur. Dans la cavité de six centimètres ainsi ménagée à l'intérieur de cette cage de trente centimètres de côté, se trouvait un certain nombre d'objets que la police d'Ar-Rutba aurait certainement jugés aussi étranges qu'intéressants. Il y avait là une antenne satellite pliante, réduite à la taille d'un manche de parapluie de poche. Il y avait aussi un émetteur radio, mais plus puissant que celui que Martin avait utilisé au Koweït. Bagdad ne lui offrirait pas la possibilité de s'éloigner dans le désert pour émettre à sa guise. De même, il était hors de question de s'autoriser de longues vacations, ce qui expliquait, outre les piles au cadmium-nickel, la présence dans la cachette d'un dernier objet. Il s'agissait d'un magnétophone, mais d'un genre très particulier.

Les nouvelles technologies commencent toujours par être encombrantes et difficiles à utiliser. Au fur et à mesure qu'elles se développent, il se produit deux choses. La " tripaille " devient de plus en plus complexe, mais l'appareil est de plus en plus miniaturisé et sa mise en œuvre se simplifie.

Les émetteurs radio utilisés en France au cours de la Seconde Guerre mondiale par les agents des services spéciaux britanniques étaient un vrai cauchemar selon les normes actuelles. Tenant dans une valise, ils avaient besoin d'une antenne de plusieurs mètres, possédaient des tubes électroniques de la taille d'une grosse ampoule et ne travaillaient qu'en Morse. Toutes ces contraintes obligeaient l'opérateur à pianoter pendant des heures, ce qui laissait largement le temps aux unités radio allemandes de le localiser et de débarquer sur les lieux.

Le magnétophone de Mike Martin était très simple à utiliser, mais comportait quelques raffinements assez intéressants. Il pouvait dicter un message de dix minutes à un rythme normal dans le micro. Avant enregistrement, le texte était chiffré électroniquement en un crachouillis que, même s'ils l'interceptaient, les Irakiens seraient probablement incapables de décoder. Lorsqu'on appuyait sur un bouton, la bande se rembobinait. Un autre bouton déclenchait le réenregistrement, mais deux cents fois plus vite, réduisant ainsi la durée de l'émission à un grésillement de trois secondes impossible à repérer. C'est ce grésillement que l'opérateur envoyait sur les ondes via l'antenne satellite en raccordant l'émetteur à la batterie et au magnétophone. Le message serait reçu à Riyad, ralenti, déchiffré et relu en clair.

Martin descendit du bus à Ramadi, terminus de la ligne, et prit une autre correspondance qui s'arrêtait après le lac Habbaniyah et l’ancienne base aérienne de la Royal Air Force maintenant transformée en base de la chasse irakienne. Le bus fut arrêté dans la banlieue de Bagdad et toutes les pièces d'identité vérifiées.

Martin fit humblement la queue, serrant ses poulets contre lui, derrière les voyageurs qui s'avançaient jusqu'à la table où officiait un policier. Lorsque ce fut son tour, il posa le panier d'osier par terre et sortit sa carte d'identité. Le policier jeta un coup d'œil, il faisait chaud et il avait soif. La journée avait été longue. Il désigna du doigt la localité d'origine du porteur.

" Où est-ce ?

- Un petit village au nord de Baji, très connu pour ses melons, bey. "

Le policier tordit la bouche. " Bey " était l'appellation respectueuse qui remontait au temps de l'Empire turc. On ne l'entendait plus que rarement, et uniquement dans la bouche de gens qui sortaient d'un trou. Il lui fit signe qu'il pouvait s'en aller. Martin ramassa ses poulets et remonta dans le bus.

Peu avant sept heures, le bus s'arrêta et Martin sortit de la grande gare routière de Kadhimiya. Il était à Bagdad.