Chapitre 17
Terry Martin se posa le lendemain sur l'aéroport international de San Francisco un peu après quinze heures, heure locale. Il fut accueilli par son hôte, le Pr Paul Maslowski, qui portait la tenue type de l'universitaire américain, veste de tweed à renforts de cuir. Il se sentit immédiatement enveloppé par une chaude hospitalité à la mode du pays.
" Betty et moi nous avons pensé qu'un hôtel serait trop impersonnel, et nous nous sommes dit que vous préféreriez venir à la maison, dit Maslowski en sortant de l'aéroport au volant de sa petite voiture pour prendre l'autoroute.
- Merci, c'est très gentil ", répondit Martin, et il le pensait sincèrement.
" Les étudiants vous attendent avec impatience, Terry. Ils ne sont pas très nombreux, naturellement - notre département d'études arabes est plus petit que le vôtre à la SOAS, mais ils sont vraiment enthousiastes.
- Très bien, je me ferai une joie de les rencontrer. "
Ils continuèrent à discuter de leur passion commune, la Mésopotamie médiévale, jusqu'à la maison de bois du Pr Maslowski, dans un lotissement de banlieue à Menlo Park.
Ils y furent accueillis par Betty, la femme de Paul, qui l’accompagna jusqu'à la chambre d'amis, une pièce chaude et confortable. Il jeta un coup d'œil à sa montre : cinq heures moins le quart.
" Puis-je utiliser le téléphone ? demanda-t-il après être redescendu.
- Mais bien sûr, répondit Maslowski, vous désirez appeler chez vous ?
- Non, ici, avez-vous un annuaire ? "
Le professeur le lui donna et se retira.
C'était après la ligne " Livermore ". Laboratoire national Lawrence L., dans le comté d'AIameda. Il était juste à l'heure.
" Voudriez-vous me passer le Département Z ? demanda-t-il à la standardiste. Il prononçait " Zèd ".
" Qui ça ? demanda la fille.
- Département Zi, reprit Martin. Le bureau du directeur.
- Attendez un instant, je vous prie. "
Une autre voix de femme prit la communication. " Le bureau du directeur, que puis-je faire pour vous ? "
Son accent britannique facilitait sans doute un peu les choses. Martin expliqua qu'il était le Dr Martin, un universitaire arrivé d'Angleterre pour un bref séjour, et qu'il aimerait parler au directeur. Une voix d'homme prit la communication. " Le Dr Martin ?
- Oui.
- Jim Jacobs, je suis le directeur adjoint. Puis-je vous aider ?,
- Écoutez, je sais que je ne vous préviens pas très à l’avance. Mais je suis ici pour peu de temps, je suis venu donner une conférence à la faculté des études orientales, à Berkeley. Je dois rentrer tout de suite après. A dire vrai, je me demandais si je ne pourrais pas passer vous voir à Lîvermore pour vous rencontrer. "
On sentait l'étonnement de son interlocuteur à l'autre bout du fil. " Pourriez-vous m'indiquer l'objet de votre visite, docteur Martin ?
- Eh bien, ce n'est pas très facile. Je suis membre du comité Méduse, côté britannique. Cela vous dit quelque chose ?
- Bien sûr. Nous n'allons pas tarder à fermer. Est-ce que demain vous conviendrait ? "
Ils convinrent d'un rendez-vous. Martin avait habilement évité de mentionner qu'il n'était pas du tout physicien nucléaire, mais arabisant. Il était inutile de trop compliquer les choses.
Cette nuit à Vienne, à l'autre bout du monde, Karim mit Edith dans son lit. Sa tactique de séduction était lente et pleine de délicatesse. Il lui avait donné l'impression de prolonger naturellement une soirée de concert puis le dîner qui avait suivi. Même lorsqu'elle l'avait emmené chez elle à Grinzing au volant de sa voiture, Edith avait essayé de se persuader qu'il ne s'agissait que de prendre un dernier café avant de s'embrasser et de se souhaiter bonne nuit. Mais elle savait très bien au fond d'elle-même que ce n'était pas vrai.
Lorsqu'il la prit dans ses bras en l'embrassant doucement mais passionnément, elle le laissa faire. Elle s'était bien dit qu'elle protesterait un peu, mais toutes ses résolutions s'effondraient et elle n'y pouvait rien. Et, plus encore, elle ne le voulait pas vraiment.
Lorsqu'il la conduisit jusqu'à sa chambre minuscule, elle se contenta de blottir son visage au creux de son épaule et de se laisser faire. Elle sentit à peine sa petite robe austère glisser par terre. Ses doigts étaient d'une habileté dont était dépourvu Horst - il ne se débattait pas avec les boutons et les fermetures à glissière.
Elle portait encore son slip lorsqu'il la rejoignit sous le Bettkissen, le gros édredon si doux des Viennois, et la chaleur de son jeune corps était bien agréable par cette froide nuit d'hiver.
Comme elle ne savait pas trop quoi faire, elle ferma les yeux et s'abandonna. Des sensations étranges, terrifiantes, un goût de péché l'envahirent lentement lorsque ses lèvres et ses doigts se mirent à la caresser doucement. Horst n'avait jamais été ainsi.
Elle commença à paniquer lorsque ses lèvres quittèrent sa bouche et ses seins et commencèrent à explorer d'autres endroits, des endroits défendus, ce que sa mère appelait " en bas ".
Elle tenta de le repousser, protestant du bout des lèvres ; elle savait que les vagues qui commençaient à gagner la moitié inférieure de son corps n'étaient ni convenables ni décentes, mais il avait tant d'ardeur... Il ne fit aucune attention à ses " nein, Karim, das sollst du nicht " répétés et les vagues devinrent torrent, elle n'était plus qu'une barque désemparée sur un océan déchaîné, jusqu'à ce que la dernière onde la submerge et la noie. Elle éprouvait une sensation que jamais, en trente-neuf ans de vie, elle n'avait eu besoin de confier aux oreilles de son confesseur à la Votivkirche.
Elle lui saisit la tête entre les mains, la serra contre ses petits seins maigrichons et le berça en silence.
Il lui fit deux fois l'amour cette nuit-là, une première fois après minuit et de nouveau dans l'obscurité avant l'aube. Il avait été à chaque fois si gentil et si passionné que son émotion avait culminé avec la sienne d'une façon qu'elle n'aurait jamais crue possible. Ce n'est que la seconde fois qu'elle laissa ses mains à elle courir sur son corps quand il se fut endormi, pour goûter la douceur de sa peau et jouir de l'amour qu'elle ressentait pour le moindre centimètre carré de son épiderme.
Sans se douter que son invité avait d'autres centres d'intérêt dans la vie que les études arabes, le Dr Maslowski insista pour conduire Terry Martin à Livermore dans la matinée, afin de lui épargner la dépense d'un taxi.
" J'ai donc chez moi quelqu'un de plus important que je ne l'imaginais ", dit-il alors qu'ils roulaient. Mais, malgré les protestations de Martin affirmant qu'il n'en était rien, le professeur californien en connaissait assez sur le laboratoire Lawrence Livermore pour savoir qu'on y entrait pas sur un simple coup de téléphone. Faisant preuve d'une discrétion exemplaire, le Dr Maslowski s'abstint pourtant de lui poser davantage de questions.
A la porte de l'enceinte de sécurité, des gardes en uniforme examinèrent le passeport de Martin, passèrent un coup de fil et lui indiquèrent le parking.
" Je vous attends ici ", fit Maslowski.
Compte tenu des travaux auxquels il se livre, le laboratoire occupe un groupe de bâtiments d'assez médiocre apparence sur la route de Vasco. Quelques-uns sont modernes, mais la plupart remontent à l'époque où c'était une base militaire. Pour ajouter encore à ce mélange de styles, un certain nombre de constructions " provisoires " et devenues plus ou moins permanentes sont éparpillées, disséminées entre les vieux bâtiments de la caserne. On conduisit Martin dans un ensemble de bureaux situés à l'est du complexe.
Bien que rien ne le laisse supposer, c'est depuis cet ensemble de bâtiments qu'une équipe de scientifiques surveille la prolifération des armes nucléaires dans le tiers monde.
Jim Jacobs se révéla être un homme un peu plus âgé que Terry Martin, à peine la quarantaine, docteur ès-sciences et physicien nucléaire. Il accueillit Martin dans un bureau encombré de paperasses. " II fait froid ce matin. Je suis sûr que vous imaginiez la Californie comme un pays chaud. C'est ce que tout le monde pense. Mais pas les gens d'ici. Café ?
- Volontiers.
- Du sucre, de la crème ?
- Non, sans rien, merci. "
Le Dr Jacobs enfonça la touche de l'interphone.
" Sandy, pourrions-nous avoir deux cafés ? Le mien comme d'habitude et le second, noir. "
Depuis l'autre côté de son bureau, il fit un grand sourire à son visiteur. Il ne prit pas la peine d'indiquer qu'il avait appelé Washington pour vérifier l'identité de cet Anglais et qu'on lui avait confirmé qu'il appartenait bien au comité Méduse. Un autre membre du comité, américain, qu'il connaissait, avait vérifié sa liste et confirmé lui aussi. Jacobs était assez impressionné. Le visiteur paraissait jeune, mais il devait être à un échelon assez élevé. L'Américain connaissait tout sur Méduse, car lui-même et ses collègues avaient été consultés pendant des semaines entières à propos de l'Irak et il avait eu connaissance de tous les éléments recueillis, de tous les détails de cette histoire démente : la négligence dont avait fait preuve l'Occident en donnant pratiquement à Saddam Hussein tout ce dont il avait besoin pour avoir sa bombe.
" Alors, que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il.
- Je sais que c'est une photo prise d'assez haut, répondit Martin en attrapant son attaché-case, mais je pense que vous avez déjà vu ceci ? "
II posa l'une des douze photos de l'usine de Tarmiya sur le bureau, celle que Paxman lui avait donnée en violation de toutes les règles de sécurité. Jacobs y jeta un coup d'œil et hocha la tête.
" Bien sûr, il en est arrivé des dizaines de Washington, c'était il y a trois ou quatre jours. Qu'ajouter ? Ça ne veut rien dire. Je ne pourrais rien ajouter à ce que j'ai dit à Washington. Jamais vu un truc pareil. "
Sandy arriva avec le café. C'était une jolie Californienne pleine d'assurance. " Salut, dit-elle à Martin.
- Oh, euh, salut. Le directeur les a vues ? " Jacobs fronça les sourcils. Cela sous-entendait qu'il n'était pas assez important lui-même.
" Le directeur fait du ski dans le Colorado. Mais je les ai passées à quelques-uns des meilleurs cerveaux qu'on ait ici, et croyez-moi, ce sont des gens très, très brillants.
- J'en suis certain ", fît Martin. Nouveau silence. " Mais ce sont des photos prises à haute altitude. "
Sandy déposa les tasses sur le bureau. Son regard tomba sur la photo. " Oh, encore celles-là ! s'exclama-t-elle.
- Ouais, encore elles, dit Jacobs, et il sourit d'un air un peu ironique. Le Dr Martin ici présent pense que quelqu'un... quelqu'un d'un peu plus vieux devrait y jeter un œil.
- Eh bien, répondit-elle, il suffit de les montrer à Papy Lomax. "
Et elle sortit.
" Qui est ce Papy Lomax ? interrogea Martin.
- Oh, ne faites pas attention. Il a travaillé ici dans le temps. Il est à la retraite et vit retiré dans la montagne. Il passe de temps à autre, en souvenir du bon vieux temps. Cette fille l'aime bien, il lui apporte des fleurs de sa montagne. Il est assez réjouissant, ce vieux. "
Ils burent leur café, mais il n'y avait plus grand-chose à ajouter.
Martin attendit quelques secondes dans le couloir et passa la tête par la porte.
" Où pourrais-je trouver Papy Lomax ? demanda-t-il à Sandy.
- Je ne sais pas. Il habite dans les collines. Personne n'y est jamais allé.
- Il a le téléphone ?
- Non, la ligne ne va pas jusque-là. Mais je crois qu'il a un radiotéléphone, c'est sa compagnie d'assurances qui a insisté. Vous savez, il est très vieux. "
Son visage avait pris l'expression attendrie que seule une jeune Californienne peut montrer en parlant de quelqu'un de plus de soixante ans. Elle feuilleta un répertoire et retrouva le numéro. Martin prit note, la remercia et s'en alla.
A dix fuseaux horaires de là, Mike Martin pédalait sur son vélo poussif vers le nord-ouest, en direction de la rue Port-Saïd. Il venait de dépasser l'ancien Club britannique dans ce qu'on appelait Southgate et, comme il se souvenait d'y être allé dans son enfance, il se retourna pour regarder d'un peu plus près.
Cette légère inattention faillit lui faire avoir un accident. Il était arrivé au bord de la place Nafura et pédalait sans penser à rien. Une grande limousine arriva de sa gauche et, bien qu'elle eût dû normalement lui céder la priorité, les deux motards qui l'escortaient n'avaient visiblement pas l'intention de s'arrêter. L'un des deux fit une violente embardée pour éviter le fellah avec son panier de légumes attaché sur le porte-bagages, mais la roue avant de la moto accrocha le vélo et le fit tomber sur le goudron.
Martin tomba avec sa bicyclette, s'étala sur la chaussée, ses légumes répandus tout autour de lui. La limousine freina, s'arrêta, et fit un crochet avant de reprendre sa route.
Remis sur ses genoux, Martin regarda la voiture passer. Le passager assis à l'arrière fixait à travers la fenêtre l'imbécile qui avait osé le retarder d'une fraction de seconde. Cet homme avait un visage glacial. Maigre et austère, il portait l'uniforme de général de brigade, des rides profondes couraient de part et d'autre de son nez et jusqu'à la bouche amère. Pendant cette demi-seconde, Martin remarqua surtout les yeux. Pas des yeux froids ou coléreux, ni des yeux injectés de sang ou cruels. Des yeux vides, complètement et étonnamment vides, des yeux de cadavre. Puis le visage disparut.
Il n'avait pas besoin des commentaires que lui murmurèrent les deux ouvriers qui l'aidèrent à se relever et à ramasser ses légumes. Il avait déjà vu ce visage, mais c'était le visage triste et compassé de quelqu'un qui faisait le salut militaire, sur une photo posée sur une table à Riyad, quelques semaines plus tôt. Il venait de rencontrer l'homme le plus craint en Irak après le Raïs, peut-être craint du Raïs lui-même. C'était celui qu'on appelait le Tourmenteur, l'homme qui arrachait les aveux, le chef de l'AMAM, Omar Khatib.
A l'heure du déjeuner, Terry Martin composa le numéro qu'on lui avait donné. Il n'y avait personne, rien que le message préenregistré : le numéro que vous avez composé n'est plus en service actuellement, merci de renouveler votre appel ultérieurement.
Paul Maslowski avait emmené Martin déjeuner avec des collègues de l'université sur le campus. La conversation fut animée et porta sur des sujets universitaires. Martin réessaya son numéro après le déjeuner en se rendant à Barrows Hall, en compagnie de la directrice du département Proche-Orient, Kathlene Keller, mais n'obtint pas davantage de réponse.
Sa conférence se passa fort bien. Il y avait vingt-sept étudiants, dont la plupart préparaient un doctorat, et il fut impressionné par la bonne connaissance qu'ils avaient de ses articles sur le califat qui régnait sur la Mésopotamie centrale au cours de ce que les Européens appellent le Moyen Âge.
Lorsque l'un des étudiants se leva pour le remercier d'être venu de si loin leur parler, et que les autres applaudirent, Terry Martin devint tout rouge et se confondit en remerciements. Il alla ensuite décrocher un combiné mural dans le hall. Cette fois, il y eut une réponse, et une voix morose fit : " Ouais.
- Excusez-moi, c'est bien le Dr Lomax ?
- Il n'y en a pas deux, l'ami. C'est moi.
- Je sais que cela va vous paraître très bizarre, mais j'arrive d'Angleterre. J'aimerais vous rencontrer. Je m'appelle Terry Martin.
- D'Angleterre, hein ? Ça fait loin. Mais de quoi voudriez-yous bien parler avec un vieux croûton dans mon genre, monsieur Martin ?
- Je voudrais que vous me racontiez des choses qui se sont passées il y a longtemps et vous montrer quelque chose aussi. Les gens de Livermore m'ont dit que vous avez passé un bout de temps là-bas, et que vous êtes au courant de tout ce qui s'y est fait. Je voudrais vous montrer quelque chose. C'est difficile à expliquer au téléphone. Je pourrais passer vous voir ?
- C'est pas pour une enquête du fisc ?
- Non.
- Ni pour la page centrale de Playboy ?
- J'ai bien peur que non
- Vous m'intéressez. Vous connaissez le chemin ?
- Non, mais j'ai un crayon et du papier. Pouvez-vous m'indiquer comment faire ? "
Papy Lomax lui expliqua où il habitait. Cela prit un certain temps et Martin nota le tout.
" Demain matin, fit le physicien à la retraite, il est trop tard pour ce soir et vous vous perdriez dans le noir. Vous aurez besoin d'un 4x4. "
II n'y avait que deux J-STAR E-8A dans le Golfe et c'est l'un d'eux qui intercepta ce signal dans la matinée du 28 janvier. Les J-STAR étaient encore en cours d'évaluation et leur équipage comportait un grand nombre de techniciens civils lorsqu'on les fit venir d'urgence depuis l'usine Grumman à Melbourne en Floride. Ils traversèrent donc la moitié de la planète et se retrouvèrent en Arabie Saoudite.
Ce matin-là, l'un des deux avait décollé de la base militaire de Riyad et survolait la frontière irakienne à haute altitude, mais en restant dans l'espace aérien saoudien. Son radar Norden à faisceau latéral scrutait tout ce qui se passait sur une centaine de milles dans le désert occidental de l'Irak.
Le bip était faible, mais il indiquait la présence d'une masse de métal se déplaçant lentement, assez profondément en territoire irakien. Sans doute un convoi de deux, voire de trois camions. De toute façon, c'est pour cela que les J-STAR étaient là et le commandant de bord l'indiqua à l'un des AWACS qui faisaient des ronds au nord de la mer Rouge en lui fournissant la position exacte.
A bord de l’AWACS, le commandant de bord prit note de cette position et se mit en demeure de chercher une patrouille aérienne qui fût disponible pour faire une petite visite pas vraiment amicale à ce convoi. Toutes les opérations aériennes au-dessus du désert occidental étaient encore consacrées à la chasse aux Scud, à l'exception du soin spécial que l'on accordait aux deux grandes bases irakiennes baptisées H2 et H3 qui s'y trouvaient implantées. Le J-STAR avait pu repérer une rampe mobile de Scud, même si c'était assez inhabituel en plein jour.
L'AWACS finit par trouver une patrouille de deux F-15 qui rentraient d'une mission dans l'Allée des Scud Nord.
Don Walker faisait cap au sud, altitude vingt mille pieds, après une mission dans les parages d'Al-Qaim où lui-même et son ailier Randy Roberts venaient de détruire un site de missiles fixe qui protégeait l'une des usines de production de gaz dont on s'occuperait plus tard.
Walker reçut le message et vérifia le niveau de pétrole. Plutôt bas. Pis encore, il avait largué ses bombes laser, et les pylônes sous sa voiture ne portaient plus que deux Sparrow et deux Sidewinder. C'était des missiles air-air, pour le cas où ils auraient rencontré des avions à réaction irakiens.
Son ravitailleur l'attendait tranquillement quelque part au sud de la frontière et il avait absolument besoin de refaire un plein complet pour rentrer à Al-Kharz. Pourtant, le convoi n'était qu'à cinquante milles de là et à quinze milles sur le flanc de son itinéraire normal. Même sans munitions, ça ne coûtait pas cher d'aller jeter un œil. A un demi-mille de lui, son ailier avait tout entendu et Don Walker se contenta donc de lui faire un signe de la main à travers la verrière. Les deux Eagle plongèrent en virage à droite.
Il aperçut la source du bip qui était apparu sur les écrans du J-STAR en arrivant à huit cents pieds. Ce n'était pas un lanceur de Scud, mais deux camions et deux BRDM-2 de fabrication soviétique, des véhicules blindés légers à roues.
Depuis son perchoir, il voyait beaucoup mieux que le J-STAR. Une Land Rover se trouvait dans un oued encaissé juste en dessous. A cinq mille pieds, il aperçut les quatre hommes du SIS britannique qui l'entouraient, minuscules fourmis qui se détachaient sur le fond ocre du désert. Ils ne pouvaient pas voir les quatre véhicules irakiens qui se dirigeaient vers eux en fer à cheval, ni les soldats qui descendaient des camions pour encercler l'oued.
Don Walker avait fait la connaissance d'hommes du SAS à Oman. Il savait qu'ils menaient des opérations contre les Scud dans le désert occidental, et plusieurs appareils de son escadron avaient déjà été en contact radio avec ces étranges voix à l'accent anglais venues du sol lorsque des hommes du SAS avaient trouvé un objectif qu'ils ne pouvaient pas traiter eux-mêmes.
A trois mille pieds, il vit les quatre Britanniques qui l'observaient avec curiosité. Et les Irakiens n'étaient plus qu'à huit cents mètres. Walker appuya sur la pédale du micro.
" On s'aligne, tu prends les camions.
- Reçu. "
Bien qu'il n'ait plus ni bombe ni roquette, il avait encore son canon M-61-A1 Vulcan de 20 mm dans l'aile droite, juste à côté de l'entrée d'air. Avec ses six barillets rotatifs, ce canon pouvait tirer l'intégralité de ses quatre cent cinquante coups à une vitesse stupéfiante. L'obus de 20 mm a la taille d'une petite banane et explose à l'impact. Quand il touche un camion ou des hommes qui courent à découvert, les effets sont ravageurs.
Walker enclencha les poussoirs " cible " et " armement " et son viseur tête haute lui présenta l'image des deux véhicules blindés, plus une croix de visée qui tenait compte de la dérive et du décalage de la ligne de tir.
Le premier BRDM encaissa une centaine d'obus et explosa. Faisant légèrement remonter le nez de son appareil, il plaça la croix sur le second. Il vit le réservoir prendre feu, grimpa aussitôt, passa au-dessus de lui et fit un tonneau jusqu'à voir le désert ocre au-dessus de sa tête.
Continuant son tonneau, Walker remit son avion sur le ventre. La ligne qui séparait le bleu du brun reprit son aspect normal, le désert marron en bas et le ciel bleu en haut. Les deux BRDM étaient en flammes. De minuscules silhouettes affolées couraient dans tous les sens pour essayer de se mettre à couvert dans les rochers.
Dans l'oued, les quatre hommes du SAS avaient compris le message. Ils étaient remontés à bord de leur véhicule et avaient démarré pour descendre le lit de la rivière et échapper à l'embuscade. Ils ne sauraient jamais qui les avait repérés et avait fourni leur position, sans doute des bergers nomades, mais ils savaient très bien qui venait de sauver leur peau.
Les Eagle dégagèrent, basculèrent leurs ailes et grimpèrent pour reprendre le chemin de la frontière où les attendait leur ravitailleur.
Le sous-officier qui commandait la patrouille du SAS était un certain sergent Peter Stephenson. Il salua de la main les chasseurs qui s'éloignaient et dit : " J' sais pas qui tu es, camarade, mais j' te dois une fière chandelle. "
Par un heureux hasard, Mme Maslowski possédait une jeep Suzuki qu'elle utilisait pour se balader, et bien qu'elle ne s'en fût jamais servie en 4 X 4, elle insista pour la prêter à Terry Martin. Son vol pour Londres ne décollait qu'à cinq heures, mais il partit de bonne heure car il ne savait pas combien de temps cela lui prendrait. Il lui dit qu'il comptait rentrer à deux heures, dernier délai.
Le Dr Maslowski ne retournait pas à l'université, mais il remit une carte à Martin pour lui éviter de se perdre.
La route qui conduisait à la vallée de la Mocho le fit passer derrière Livermore, où il rejoignit la route des Mines qui partait de Tesla.
Kilomètre après kilomètre, les dernières maisons de la banlieue de Livermore se clairsemèrent et le terrain devint plus accidenté. Il avait de la chance, le temps était beau. L'hiver dans ce pays n'était pas aussi froid qu'il peut l'être dans d'autres régions des Etats-Unis, mais la proximité de la mer donne naissance à des nuages denses et à des bancs de brouillard qui apparaissent très vite. En ce 27 janvier, le ciel était bleu vif, l'air calme et froid.
Dans le lointain, il distinguait à travers le pare-brise le sommet de la montagne des Cèdres. Au bout de vingt kilomètres, il quitta la route des Mines pour prendre une petite piste qui grimpait dans les collines le long d'un ravin.
Dans la vallée, très loin au-dessous de lui, la Mocho scintillait au soleil en cascadant entre les rochers. L'herbe qui poussait de chaque côté était parsemée de bouquets de sauge et de chênes. Très haut au-dessus de sa tête, un couple de milans se détachait dans le bleu du ciel. La piste continuait à grimper dans le paysage sauvage de la chaîne des Cèdres.
Il dépassa une ferme verte isolée, mais Lomax lui avait dit de continuer jusqu'au bout de la piste. Après avoir fait encore cinq kilomètres, il trouva le bungalow grossièrement construit avec sa cheminée de pierre qui laissait échapper un léger ruban de fumée bleuâtre dans le ciel.
Il s'arrêta dans la cour et descendit de voiture. Depuis la grange, une vache jersey le regardait tranquillement de ses yeux de velours. Des sons rythmés sortaient de l'autre côté du bungalow, il fit le tour et se retrouva en face de Papy Lomax assis au bord du précipice, occupé à contempler la vallée et la rivière très loin en dessous.
Il avait soixante-quinze ans et, malgré les craintes de Sandy, donnait l'impression de pouvoir encore chasser l'ours pour passer le temps. Mesurant un mètre quatre-vingt-deux, en jean sale et chemise écossaise, le vieux savant fendait ses bûches avec autant de facilité que s'il avait coupé du pain en tranches.
Ses cheveux d'un blanc de neige tombaient sur ses épaules et des favoris de la même couleur poussaient sur ses joues. Une abondante toison blanche sortait de l'échancrure de sa chemise et il semblait insensible au froid, alors que Terry Martin était bien content d'avoir son anorak fourré.
" Alors, trouvé sans problème ? Je vous ai entendu arriver ", dit Lomax, et il fendit une dernière bûche d'un seul coup. Puis il posa sa hache et s'approcha de son visiteur. Ils se donnèrent une poignée de main, Lomax lui indiqua une bûche posée non loin et s'assit sur une autre.
" Docteur Martin, c'est bien cela ?
- Eh bien, oui.
- Vous êtes anglais ?
- Oui. "
Lomax fouilla dans la poche de sa chemise, en sortit une blague à tabac et du papier à cigarettes, et se mit à s'en rouler une.
" Vous n'êtes pas " politiquement correct ", j'espère ?
- Non, je ne pense pas. "
Lomax grommela quelque chose qui ressemblait à de l'approbation. " J'ai eu un médecin qui était politiquement correct. Me criait toujours dessus pour que j'arrête de fumer. "
Martin remarqua qu'il utilisait l'imparfait. " Je suppose que vous en avez changé ?
- Pas du tout, c'est lui qui m'a abandonné. Il est mort la semaine dernière, il avait cinquante-six ans. Le stress. Qu'est-ce qui vous amène ici ? "
Martin fouilla dans son attaché-case. " Permettez-moi tout d'abord de m'excuser. Je suis sans doute en train de vous faire perdre votre temps et le mien avec. Je voulais seulement que vous jetiez un coup d'œil à ceci. "
Lomax prit la photographie qu'il lui tendait et l'examina. " Vous êtes vraiment anglais ?
- Oui.
- Et vous avez fait tout ce voyage pour me montrer ça.
- Vous savez ce que c'est ?
- Je devrais, j'ai passé cinq ans de ma vie à travailler là-bas. "
Martin en resta bouche bée. " Vous êtes vraiment allé là-bas ?
- J'y ai vécu cinq ans.
- A Tarmiya ?
- De quoi me parlez-vous ? A Oak Ridge. "
Martin déglutit à plusieurs reprises. " Docteur Lomax. Cette photographie a été prise il y a six jours par un chasseur de l’US Navy qui survolait une usine bombardée en Irak. "
Lomax leva les yeux, des yeux bleu vif sous d'épais sourcils blancs, puis revint à la photo. " Ces fils de pute, finit-il par prononcer. J'ai averti ces salauds. Ça fait trois ans. J'ai même fait un papier pour les prévenir que c'était cette technologie que le tiers monde essaierait sans doute d'utiliser.
- Et que s'est-il passé ensuite ?
- Oh, j'imagine qu'ils l'ont mis au panier.
- Qui, ils ?
- Vous savez, les connards.
- Ces disques, ces espèces de frisbees dans l'usine, vous savez ce que c'est ?
- Pour sûr, oui. Des calotrons. C'est une copie des vieux équipements qu'on avait à Oak Ridge.
- Calo quoi ? "
Lomax leva les yeux. " Vous n'êtes pas docteur ès-sciences, vous n'êtes pas physicien ?
- Non, ma spécialité, c'est la culture arabe. " Lomax marmonna on ne sait quoi, comme si le fait de ne pas être physicien était un fardeau lourd à porter dans la vie. " Des calotrons. Californie et cyclotrons. En abrégé : calotrons.
- Et ça sert à quoi ?
- A l'EMIS. La séparation électromagnétique des isotopes. Pour parler votre langage, on purifie de l'uranium 238 brut pour en faire de l'uranium 235, celui des bombes. Vous dites que c'était en Irak ?
- Oui, l'usine a été bombardée par erreur il y a une semaine. Cette photo a été prise le lendemain. Personne n'a l'air de savoir ce que c'est. "
Lomax laissa son regard errer sur la vallée, tira sur son mégot et souffla une petite bouffée de fumée azur. " Quels fils de pute ! répéta-t-il. Monsieur, je vis ici dans la montagne parce que ça me plaît. Loin de toute cette purée de pois et de cette circulation - ça faisait des années que j'en avais marre de tout ça. J'ai pas la télé, pas la radio. C'est au sujet de ce Saddam Hussein, n'est-ce pas ?
- Oui, c'est ça. Vous pourriez m'en dire un peu plus sur ces calotrons ? "
Le vieil homme écrasa son mégot et se replongea, non plus dans le spectacle de la vallée, mais dans son passé, plusieurs années en arrière. " 1943. Ça fait longtemps, hein? Presque cinquante ans. Vous n'étiez pas né, comme la plupart des gens de maintenant. On était un paquet de types là-bas, à essayer de réaliser l'impossible. On était tous jeunes, passionnés et ingénieux. Il y avait là Fermi, l'Italien et Pontecorvo, Fuchs, l'Allemand, Niels Bohr qui venait du Danemark, Nunn May d'Angleterre, et bien d'autres. Et puis il y avait nous, les Yankees. Urey, Oppie et Ernest. J'étais très jeune à cette époque, je n'avais que vingt-sept ans. La plupart du temps, on tâtonnait, on faisait des choses que personne n'avait jamais tentées, on essayait des trucs dont tout le monde disait qu'ils ne marcheraient jamais. On avait un budget qui suffirait tout juste à s'acheter un taudis, maintenant, et il nous fallait donc travailler jour et nuit et trouver des raccourcis. Il fallait bien, le temps nous était aussi compté que l'argent. Et, on ne sait pas très bien comment, mais on a fini par y arriver, en trois ans. On a résolu le mystère et on a fait la bombe. Little Boy et Fat Man. Après, l'armée de l'air les a lancées sur Hiroshima et Nagasaki, et le monde entier a déclaré qu'on n'aurait pas dû faire ça, tout bien pesé. Le seul problème, c'est que si on ne l'avait pas fait, quelqu'un d'autre s'en serait chargé. L'Allemagne nazie, la Russie de Staline...
- Les calotrons, reprit Martin.
- Ouais. Vous avez entendu parler du projet Manhattan ?
- Bien sûr.
- Eh bien, nous avions un certain nombre de génies dans Manhattan, deux en particulier : Robert Oppenheimer et Ernest O. Lawrence. Z'avez entendu parler d'eux ?
- Oui.
- Et vous croyez qu'ils étaient collègues, qu'ils travaillaient la main dans la main, exact ?
- Je m'imagine que oui.
- Faux. Ils étaient rivaux. Vous voyez, nous savions tous que la clé était l'uranium, l'élément le plus lourd qui existe au monde. Et dès 1941, nous savions que seul l'isotope léger 235 pouvait créer la réaction en chaîne dont nous avions besoin. L'astuce consistait à séparer les 0,7 pour cent de 235 qui se cachaient quelque part au milieu de l'uranium 238. Lorsque l'Amérique est entrée en guerre, ça a été un gros choc. Après des années de négligence, les patrons voulaient des résultats sur-le-champ. C'est toujours la même histoire. Alors, on a essayé par tous les moyens possibles de séparer ces isotopes. Oppenheimer était partisan de la diffusion gazeuse - transformer l'uranium en un fluide puis un gaz, l'hexafluorure d'uranium, un gaz toxique et corrosif, difficile à manipuler. La centrifugeuse est venue plus tard, elle a été inventée par un Autrichien fait prisonnier par les Russes et ils l'ont mise en application à Sukhumi. Avant qu'on invente la centrifugation, la méthode par diffusion gazeuse était assez lente et pénible. Lawrence en tenait pour une autre méthode, la séparation électromagnétique par accélération des particules. Vous voyez ce que c'est ?
- J'ai bien peur que non.
- Le principe consiste à accélérer les atomes à une vitesse invraisemblable, puis à se servir d'aimants gigantesques pour leur faire suivre une trajectoire courbe. Imaginez deux voitures de course qui abordent un virage, une voiture lourde et une autre plus légère. Quelle est celle des deux qui termine à l'extérieur.
- La plus lourde, répondit Martin.
- Exact. Ça, c'est le principe. Les calotrons comportent des aimants géants de sept mètres de large. Ces... (il tapota du doigt les frisbees de la photo) ce sont les aimants. L'ensemble est une copie de mon bon vieux bébé d'Oak Ridge, dans le Tennessee.
- Mais s'ils marchaient, pourquoi les a-t-on arrêtés ? demanda Martin.
- La vitesse, dit Lomax. Oppenheimer a fini par gagner. Sa méthode était plus rapide. Les calotrons étaient extrêmement lents et hors de prix. Après 1945, et surtout lorsque cet Autrichien a été libéré par les Russes et qu'il est venu nous montrer son invention, la centrifugation, la technologie du calotron a été abandonnée. Déclassifiée. Vous pouvez vous procurer tous les plans, tous les détails à la bibliothèque du Congrès. C'est sans doute ce qu'ont fait les Irakiens. "
Les deux hommes gardèrent le silence pendant plusieurs minutes.
" Ce que vous dites, reprit Martin, c'est que l'Irak a décidé d'utiliser la technologie de la Ford modèle T et comme tout le monde pensait à une course de grand prix, personne n'y a prêté attention.
- Vous avez mis le doigt dessus, mon garçon. Les gens oublient vite, la vieille modèle T est peut-être vieille, mais elle marchait. Elle vous trimbalait. Elle était capable de vous emmener d'un point A à un point B. Et elle tombait rarement en panne.
- Docteur Lomax, les scientifiques que mon gouvernement et le vôtre ont consultés savent que l'Irak possède une cascade de centrifugation gazeuse en état de marche, et cela depuis l'an dernier. Une seconde va entrer en production, mais ce n'est sans doute pas encore fait. Sur ces bases, ils ont calculé que l'Irak n'avait certainement pas réussi à produire suffisamment d'uranium enrichi, disons trente-cinq kilos, pour fabriquer une bombe.
- C'est parfaitement exact, approuva Lomax. Il leur faudrait cinq ans avec une seule cascade, peut-être plus. Et au minimum trois ans avec deux cascades.
- Mais supposons qu'ils aient utilisé des calotrons en tandem. Si vous dirigiez le programme nucléaire irakien, comment vous y prendriez-vous ?
- Pas de cette façon-là, répondit le vieux physicien, en se roulant une autre cigarette. Est-ce qu'ils vous ont dit, à Londres, qu'on commence avec du yellowcake, pur à zéro pour cent, et qu'il faut l'amener à quatre-vingt treize pour cent avant d'avoir la qualité nécessaire à une bombe ? "
Martin pensait au Dr Hipwell et à sa pipe, et c'est exactement ce qu'il leur avait expliqué dans une pièce du sous-sol de Whitehall.
" Oui, bien sûr.
- Mais ils n'ont pas pris la peine de vous expliquer que c'est la phase de zéro à vingt qui prend le plus de temps ? Ils ne vous ont pas dit que, plus le produit est pur, plus le procédé est rapide ?
- Non.
- Eh bien, c'est le cas. Si j'avais des calotrons et des centrifugeuses, je ne les utiliserais pas en tandem. Je les mettrais en série. Je ferais passer l'uranium brut dans les calotrons pour passer de zéro à vingt, peut-être trente-cinq pour cent. Puis je ferais passer le produit dans les cascades.
- Pourquoi ?
- Cela diminuerait le temps de passage dans les cascades d'un facteur dix. "
Martin réfléchissait à tout cela pendant que Papy Lomax lâchait ses bouffées de fumée.
" Alors, d'après vos calculs, l'Irak mettrait combien de temps pour obtenir ces trente-cinq kilos d'uranium enrichi ?
- Ça dépend depuis combien de temps ils ont commencé avec les calotrons. "
Martin réfléchit. Après que les bombardiers israéliens avaient détruit le réacteur irakien Osirak, Bagdad avait appliqué deux politiques : disperser et dupliquer, répartir les laboratoires dans tout le pays de façon qu'on ne puisse plus jamais les bombarder, et utiliser une technique tous azimuts pour acquérir des équipements et se livrer à des expérimentations. Osirak remontait à 1981.
" Disons qu'ils ont pu acheter les composants sur le marché libre en 1981 et les assembler en 1982. "
Lomax ramassa une brindille sur le sol tout près de ses pieds et commença à tracer des traits dans la poussière.
" Ces types n'ont pas eu de problème pour trouver du yellowcake ? demanda-t-il.
- Non, ils en avaient énormément.
- Admettons, grommela Lomax, que de nos jours on trouve ce foutu truc au supermarché. "
Au bout d'un moment, il tapota la photo avec son petit bâton.
" Cette photo montre qu'il y avait une vingtaine de calotrons. C'est tout ce qu'ils avaient ?
- Ils en avaient peut-être d'autres, nous n'en savons rien. Supposons que tous ceux qu'ils avaient fonctionnaient.
- Depuis 1983, d'accord?
- C'est une hypothèse qui se tient. " Lomax continuait à gribouiller dans la poussière. " M. Hussein manquait-il d'énergie électrique ? " Martin songeait à la centrale de cent cinquante mégawatts installée de l'autre côté du désert de sable, et de l'idée émise par le Trou Noir qu'un câble souterrain courait jusqu'à Tarmiya. " Non, aucun problème d'énergie électrique.
- Nous savons, reprit Lomax, que les calotrons consomment énormément de courant électrique. A Oak Ridge, nous avions dû construire la plus grosse centrale à charbon jamais réalisée. Et même ainsi, il nous fallait pomper sur le réseau. Chaque fois qu'on les mettait sous tension, il y avait des coupures dans tout le Tennessee, les frites étaient molles et les ampoules grillaient, nous en faisions une telle consommation. "
II continuait à jouer avec son petit bâton, se livrant à un calcul puis effaçant tout, puis il en recommençait un autre au même endroit.
" Ils manquaient de fil de cuivre ?
- Non, ils pouvaient également en trouver sur le marché.
- Ces aimants géants doivent être bobinés avec des milliers de kilomètres de fil de cuivre, reprit Lomax. Pendant la guerre, nous n'arrivions pas à en trouver. Tout était pris par l'industrie de guerre, le moindre kilo. Vous savez ce qu'a fait Lawrence ?
- Aucune idée.
- Il s'est fait prêter tous les lingots d'argent de Fort Knox et les a fondus pour fabriquer du fil. Ça marchait aussi bien. A la fin de la guerre, il a fallu tout rendre à Fort Knox. " II étouffa un petit rire. " C'était un personnage. "
II termina son récit et se redressa.
" S'ils ont assemblé vingt calotrons en 1983 et commencé à y mettre du yellowcake jusqu'en 1989... puis s'ils ont pris de l'uranium enrichi à trente-cinq pour cent pour le charger dans la cascade pendant un an, ils devraient avoir trente-cinq kilos d'uranium à quatre-vingt-treize pour cent en... en novembre.
- Novembre prochain ", dit Martin.
Lomax se leva, s'étira, se pencha et tira son hôte par les pieds. " Non, en novembre de l'année dernière, fiston. "
Martin redescendit de la montagne et regarda sa montre. Midi, huit heures du soir à Londres. Paxman avait déjà dû quitter son bureau pour rentrer chez lui. Et il ne connaissait pas son numéro personnel.
Il avait le choix entre attendre encore douze heures à San Francisco ou reprendre l'avion. Il décida de partir. Martin atterrit à Heathrow à onze heures du matin le 28 janvier, et à midi et demi, il était avec Paxman. A deux heures, Steve Laing appelait d'urgence Harry Sinclair à l'ambassade, dans Grosvenor Square. Une heure après, le chef de poste de la CIA était en conversation sur une ligne directe et protégée avec le directeur adjoint aux opérations, Bill Stewart.
Il fallut attendre jusqu'au 30 janvier au matin pour que Bill Stewart soit en mesure de présenter un rapport complet destiné au DCI, William Webster. " Ça colle, dit-il à l'ancien juge du Kansas. J'ai envoyé des gens au bungalow près de la montagne des Cèdres et le vieux Lomax a tout confirmé. Nous avons retrouvé son papier, il était aux archives. Les documents disponibles à Oak Ridge confirment également ces histoires de disques et de calotrons...
- Mais comment cela a-t-il pu arriver ? demanda le DCI. Comment avons-nous pu ne jamais rien remarquer ?
- Eh bien, l'idée est sans doute venue à Jaafar Al-Jaafar, le patron irakien du projet. En sus de Harwell en Angleterre, il a été formé au CERN près de Genève. C'est un accélérateur de particules géant.
- Et alors ?
- Les calotrons sont des accélérateurs de particules. N'importe comment, toute la technologie des calotrons a été déclassifiée en 1949. Depuis, il suffit de demander pour l'obtenir.
- Et ces calotrons, où les ont-ils achetés ?
- En morceaux, principalement en Autriche et en France. Ces achats sont passés inaperçus car on considérait que c'était une technique périmée. L'usine a été construite par des Yougoslaves sous contrat. Ils ont dit qu'il leur fallait des plans pour la réaliser, et les Irakiens leur ont tout simplement donné les plans d'Oak Ridge - c'est pour cela que Tarmiya est une copie conforme.
- Ça se passait quand ? demanda le directeur. *
- En 1982.
- Et cet agent, comment s'appelle-t-il déjà?...
- Jéricho.
- Ce qu'il racontait n'était pas un mensonge ?
- Jéricho s'est contenté de répéter ce qu'il prétendait avoir entendu dire à Saddam Hussein au cours d'une réunion en petit comité. J*ai bien peur que nous ne soyons obligés d'admettre qu'il disait la vérité.
- Et nous avons mis Jéricho sur la touche ?
- Il réclamait un million de dollars en paiement de son information. Nous n'avons jamais accepté de payer une somme pareille, et à cette époque...
- Pour l'amour du ciel, Bill, c'est donné ! "
Le DCI se leva et s'approcha de la fenêtre. Les trembles avaient perdu leur feuillage, ils n'étaient plus comme au mois d'août et, dans la vallée, le Potomac coulait toujours vers la mer.
" Bill, je veux que vous renvoyiez Chip Barber à Riyad. Essayez de voir s'il n'y a pas moyen de rétablir le contact avec ce Jéricho...
- Nous avons encore un fil, monsieur le directeur. Un agent britannique à Bagdad. On le prendrait pour un Arabe. Mais nous avons suggéré à Century House de le faire rentrer.
- Priez le ciel qu'ils n'en aient rien fait, Bill. Nous avons besoin de Jéricho. Peu importe le prix, je vous donne toutes les autorisations. Quel que soit l'endroit où cet engin est caché, il nous faut le trouver et le bombarder avant qu'il ne soit trop tard.
- Bien. Euh... qui va apprendre tout ça aux généraux? " Le directeur poussa un soupir. " J'ai rendez-vous dans deux heures avec Colin Powell et Brent Scowcroft. "
J'aime encore mieux que ce soit lui plutôt que moi, songea Stewart en quittant la pièce.