Chapitre 9

Le barrage où il se fit arrêter se trouvait à l'angle de la rue Mohammed-ibn-Kassem et du boulevard circulaire n° 4. Martin le vit d'assez loin et fut tenté de faire demi-tour. Mais il y avait des soldats irakiens tout le long de la chaussée en avant du barrage, et il aurait été stupide de s'exposer à leur feu en ralentissant pour tourner. Il n'avait pas d'autre choix que de continuer, et il fit la queue derrière les voitures qui attendaient de se faire contrôler. Comme toujours lorsqu'il circulait en voiture dans Koweït City, il avait essayé d'éviter les grands axes, mais il était impossible de traverser l'un des six boulevards circulaires entourant la ville sans croiser un carrefour important. En se déplaçant au milieu de la matinée, il avait également espéré se fondre dans la circulation, ou bien trouver les soldats irakiens réfugiés dans leurs abris pour se protéger de la chaleur. Mais, en cette mi-octobre, le temps s'était rafraîchi et les bérets verts des forces spéciales se montraient nettement plus efficaces que l'Armée populaire. Il resta donc là à attendre au volant de son break Volvo blanc.

Il faisait encore nuit noire lorsqu'il avait pris la route du désert vers le sud, pour aller déterrer ce qui restait d'explosifs, d'armes et de munitions, tout ce qu'il avait promis à Abou Fouad. Avant l'aube, il avait transféré à l'intérieur du garage le contenu de la jeep dans le break.

Entre ce moment et celui où il avait jugé le soleil assez haut mais pas encore tout à fait assez chaud pour pousser les Irakiens à rechercher l'ombre, il avait eu le temps de faire deux heures de somme allongé près de la voiture dans le garage. Puis il l'avait sortie, l'avait remplacée par le 4 x 4, conscient qu'un véhicule de ce prix ne tarderait pas à être confisqué. Il avait enfin changé de vêtements, ôtant ses robes sales de Bédouin pour le dish-dash blanc d'un médecin koweïtien.

Les voitures qui le précédaient avançaient centimètre par centimètre vers le groupe de fantassins irakiens rassemblés autour des fûts de béton. Parfois, les soldats se contentaient d'un coup d'œil aux papiers du conducteur et le laissaient aller. Dans d'autres cas, les véhicules devaient se ranger sur le côté pour la fouille. En général, c'était le cas des voitures qui transportaient de la marchandise.

La présence des deux grosses malles en bois à l'arrière n'était pas pour le rassurer. Elles contenaient assez de choses pour le faire arrêter sur-le-champ. La voiture devant lui finit par passer et il avança jusqu'au barrage de fûts. Le sergent responsable ne lui demanda même pas ses papiers. Mais en voyant les deux grosses malles à l'arrière de la Volvo, le soldat lui ordonna immédiatement de se ranger sur la berme, et cria un ordre à l'un de ses collègues.

Un uniforme vert olive apparut à la vitre, côté conducteur, que Martin avait déjà baissée. L'uniforme se pencha et un visage assez borné apparut. " Sors de là ", ordonna le soldat. Martin descendit de voiture et se mit debout. Il souriait poliment. Un sergent au visage dur, marqué par la vérole, s'approcha. Le deuxième classe fit le tour de la voiture et s'approcha du hayon.

" Papiers ", fit le sergent. Il examina la carte d'identité que lui tendait Martin, et regarda successivement le portrait sur la photo et le visage du conducteur. S'il vit une quelconque différence entre l'officier britannique qui lui faisait face et le commis de la société commerciale Al-Khalifa dont on avait utilisé la photo, il n'en laissa rien paraître. La carte d'identité portait une date vieille d'un an, et en un an, un homme a pu se laisser pousser un collier de barbe.

- Tu es médecin ?

- Oui, sergent. Je travaille à l'hôpital.

- Où ça ?

- Sur la route de Jahra.

- Et où vas-tu ?

- A l'hôpital Amiri, à Dasman. "

Le sergent était visiblement un homme un peu fruste, et pour lui un médecin était un homme important tant par sa culture que par son statut social. Il marmonna vaguement quelque chose et retourna à la voiture. " Ouvre ", ordonna-t-il.

Martin déverrouilla la serrure et leva le hayon. Le sergent contemplait les deux malles. " C'est quoi ?

- Des échantillons, sergent. Ils en ont besoin pour faire des recherches à Amiri.

- Ouvre. "

Martin sortit de la poche de son dish-dash un fatras de clés. Les caisses ressemblaient à des malles-cabines. Il les avait achetées dans un magasin de bagages, et elles étaient munies de deux grosses serrures en laiton.

- Qu'est-ce que c'est que ça ?

- Vous savez que ces malles sont réfrigérées ? dit incidemment Martin, toujours en train de se débattre avec ses clés.

- Réfrigérées ? " Le sergent était très impressionné par ce mot. " Oui, sergent. L'intérieur est refroidi. Elles contiennent des cultures qu'il faut conserver à basse température. Ainsi, elles restent inertes. J'ai bien peur que si je les ouvre, l'air frais ne s'échappe et qu'elles ne deviennent actives. Vaudrait mieux se pousser un peu. "

En entendant " se pousser un peu ", le sergent, inquiet à l'idée que les malles pourraient contenir des armes, saisit sa carabine et menaça Martin.

" Que veux-tu dire ? ", aboya-t-il.

Martin haussa les épaules, l'air de quelqu'un qui ne sait pas trop. " Je suis désolé, mais je n'y peux rien. Les germes vont tout simplement s'échapper dans l'atmosphère.

- Des germes, mais quels germes ? "

Le sergent ne savait trop quoi penser, il était en colère autant à cause de son ignorance qu'à cause de l'attitude de ce médecin.

" Je vous ai bien dit où je travaillais ? demanda-t-il calmement.

- Oui, à l'hôpital.

- C'est exact. L'hôpital des maladies infectieuses. Ces malles contiennent des échantillons contaminés, variole et choléra. Je les emporte là-bas pour analyse. "

Cette fois, le sergent recula d'un bon mètre. Ces marques qu'il avait sur la figure ne résultaient pas d'un accident ; il avait failli mourir de la variole quand il était enfant.

" Emporte tes saloperies ailleurs, et va te faire voir. "

Martin se confondit en excuses, referma le hayon, se glissa au volant et démarra. Une heure après, on le conduisit au hangar à poisson, dans le port de Shuwaikh et il remit son chargement à Abou Fouad.

De : Groupe de renseignement et d'analyses politiques, Département d'État, Washington, D.C.

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Pour : James Baker, secrétaire d'Etat

Pour : Destruction de la machine de guerre irakienne Date : 16 octobre 1990

Classification : Très confidentiel

Pendant les dix semaines qui ont suivi l'invasion du Koweït par l'Irak, les investigations les plus rigoureuses ont été menées, tant par nous-mêmes que par nos alliés britanniques, pour connaître l'importance exacte, la nature et l'état de préparation de la machine de guerre dont dispose le président Saddam Hussein.

Comme toujours, des critiques diront certainement a posteriori que de tels travaux auraient dû être conduits avant cette date. En admettant que cela ait été possible, les résultats de ces diverses études sont maintenant connus, et le tableau qui en ressort est extrêmement préoccupant.

Les seules forces conventionnelles irakiennes, avec leurs effectifs d'un million deux cent cinquante mille hommes, leurs canons, leurs chars, leurs rampes de missiles et une armée de l'air moderne, font de l'Irak, et de très loin, la puissance militaire la plus forte de tout le Proche-Orient.

On estimait voici deux ans que les conséquences de la guerre contre l'Iran avaient été de réduire l'appareil militaire iranien à .un niveau tel que ce pays ne serait plus en mesure de menacer ses voisins, et que les dommages causés aux forces irakiennes étaient du même ordre de grandeur.

Il est maintenant clair que, dans le cas de l'Iran, l'embargo rigoureux mis sur pied par nous-mêmes et nos alliés a maintenu cet état de fait. Cependant, dans le cas de l'Irak, les deux dernières années ont vu la naissance d'un programme de réarmement d'une ampleur étonnante.

Vous vous souvenez, monsieur le secrétaire d'Etat, que la politique occidentale dans la zone du Golfe et dans tout le Proche-Orient a longtemps été fondée sur le concept d'équilibre ; sur l'idée que la stabilité et par conséquent le statu quo ne peuvent être maintenus que si aucun des pays de la région n'a la possibilité d'acquérir une puissance telle qu'il soit en mesure de menacer l'ensemble de ses voisins et d'établir ainsi sa domination.

Du seul point de vue de la guerre classique, il est désormais évident que l'Irak a acquis de tels moyens et qu'elle ambitionne maintenant d'établir une telle domination.

Mais les auteurs de ce document sont encore plus préoccupés par un autre aspect des préparatifs irakiens : la constitution a un stock terrifiant d'armes de destruction massive, qui fait l'objet de plans continus de croissance, ainsi que des moyens de lancement à portée internationale, si ce n'est intercontinentale.

En bref, si tous ces armements ne sont pas totalement détruits, tant ceux qui sont en cours de développement que leurs moyens de lancement associés, l'avenir immédiat risque d'être catastrophique.

D'ici trois ans, si l'on en croit les rapports présentés au comité Méduse, qui ont reçu le plein accord des Britanniques, l'Irak possédera sa propre bombe atomique avec la possibilité de la lancer dans un rayon de deux, mille kilomètres autour de Bagdad.

Il convient d'ajouter à ce tableau les milliers de tonnes de gaz toxiques et le potentiel de guerre bactériologique que constituent l'anthrax, la tularémie et peut-être la peste pulmonaire et bubonique.

Si l'Irak était dirigée par un régime raisonnable, cette perspective serait déjà préoccupante. La réalité est que l'Irak est dirigée par le président Saddam Hussein et par lui seul, lequel souffre visiblement de deux troubles mentaux clairement identifiés, la mégalomanie et la paranoïa.

D'ici trois ans, faute d'action préventive, l'Irak sera en mesure de dominer par la seule menace tous les territoires qui s'étendent du nord de la Turquie jusqu'au golfe d'Aden, de Haïfa aux montagnes du Kandahar.

Le résultat de ces révélations doit être un changement radical de la politique occidentale. La destruction de l'appareil militaire irakien et particulièrement des armes de destruction massive doit devenir dorénavant l'objectif prioritaire de cette politique. La libération du Koweït ne devrait plus être que la justification de cet objectif principal.

La réalisation de cet objectif deviendrait impossible si l'Irak se retirait du Koweït, et tous les efforts doivent être entrepris pour que ce retrait ne se réalise pas.

La politique américaine, en liaison avec celle de nos alliés britanniques, doit par conséquent se consacrer aux quatre missions ci-après :

(a) Autant que possible, assener à Saddam Hussein des arguments et des provocations tels qu'il refuse de se retirer du Koweït.

(h) Rejeter tous les compromis qu'il pourrait être amené à proposer en contrepartie de son retrait, ce qui ôterait toute justification à nos projets d'invasion et de destruction de son armement.

(c) Insister auprès des Nations unies pour que l'Organisation adopte sans délai la résolution 678 du Conseil de sécurité, toujours en suspens, autorisant les alliés de la coalition à entamer les opérations aériennes dès qu'ils seront prêts à le faire.

(d) Feindre d'accueillir favorablement, mais en fait saborder tout plan de paix qui pourrait permettre à l'Irak de se sortir sans trop de dommages de ce mauvais pas. En pratique, il est clair que le secrétaire général des Nations unies, Paris et Moscou constituent les principaux dangers en ce sens, susceptibles qu'ils sont de proposer à tout moment des schémas capables de prévenir cette action. L'opinion publique, naturellement, devra continuer à être assurée du contraire.

Respectueusement. PIAG

" Itzhak, il faut absolument que nous travaillions avec eux dans ce domaine. "

Le Premier ministre d'Israël avait l'air d'un nain dans son grand fauteuil et devant son bureau. Le vice-ministre des Affaires étrangères était venu lui faire son rapport dans son bureau blindé situé au sous-sol de la Knesset à Jérusalem. Derrière la lourde porte de bois, les deux paras de garde dans le couloir, l'Uzi à la bretelle, ne risquaient pas d'en saisir la moindre bribe.

Itzhak Shamir foudroyait du regard l'homme assis de l'autre côté de son bureau, les jambes dans le vide au-dessus de la moquette malgré le repose-pieds spécialement conçu pour lui. Son visage pugnace aux traits marqués sous les cheveux gris accentuait encore davantage la ressemblance avec un troll nordique. Tout le différenciait de son vice-ministre : celui-ci était grand alors que lui-même était tout petit, élégant alors que Shamir était mal habillé, affable quand l'autre était colérique. Ils s'entendaient pourtant très bien, partageant la même vision sans compromis de leur pays et des Palestiniens. Le chef du gouvernement, né en Russie, n'avait donc pas hésité à choisir ce diplomate cosmopolite pour l'appeler à ces hautes fonctions.

Benyamin Netanyahu remplissait remarquablement son rôle. Israël avait besoin de l'Amérique. Par le passé, la bonne volonté des États-Unis était quelque chose d'automatique que garanti-sait la puissance du lobby juif. A présent, cette puissance était contrecarrée au Capitole et dans les médias américains. Cela avait des conséquences sur les subventions, l'armement, les vetos au Conseil de sécurité. Mettre tout cela en danger pour un malheureux agent irakien de Kobi Dror relevait du délire.

" Laissez-les se débrouiller avec ce Jéricho, quel qu'il soit, insistait Netanyahu. Si cela les aide à vaincre Saddam Hussein, ce sera toujours ça de gagné pour nous. "

Le Premier ministre grommela, hocha la tête et appuya sur l'interphone.

" Appelez le général Dror et dites-lui que je veux le voir à mon bureau, demanda-t-il à sa secrétaire particulière. Non, non, pas quand il sera libre, tout de suite. "

Quatre heures plus tard, Kobi Dror quittait le bureau du Premier ministre. Il était fou de rage. Et en redescendant les collines de Jérusalem pour reprendre l'autoroute de Tel-Aviv, il réalisa qu'il ne s'était jamais senti aussi en colère de sa vie. Se faire dire par son Premier ministre qu'on a eu tort était déjà dur à encaisser. Mais s'entendre traiter de trou du cul était une chose dont il se serait volontiers passé.

En temps normal, il prenait un certain plaisir à admirer les forêts de pins où, pendant le siège de Jérusalem, à une époque où cette autoroute n'était qu'un mauvais chemin, son père et d'autres s'étaient battus pour percer une brèche dans les lignes palestiniennes et délivrer la ville. Mais pas aujourd'hui.

De retour à son bureau, il convoqua Sami Gershon et lui raconta les nouvelles.

" Bon Dieu, comment les Yankees sont-ils au courant ? lui cria-t-il. Qui leur a vendu la mèche ?

- En tout cas, ce n'est pas quelqu'un du Service, répondit fermement Gershon. Et ce professeur ? Je vois qu'il rentre tout juste de Londres.

- Chien de traître, aboya Dror. Je le briserai.

- Les British l'ont sans doute fait boire, suggéra Gershon, et il aura joué les fanfarons. Laisse tomber, Kobi, le mal est fait. Maintenant, qu'est-ce qu'on fait ?

- Raconte-leur tout ce qui concerne Jéricho, cria Dror. Je ne veux pas m'en charger, envoie Sharon. La réunion a lieu à Londres, là où s'est produite la fuite. "

Gershon réfléchit un instant puis se mit à sourire.

" Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ? lui demanda Dror.

- Je pensais juste à une chose. Nous n'avons plus de moyen d'établir le contact avec Jéricho. Laissons-les essayer. Nous ne savons toujours pas qui est ce salopard, ils n'ont qu'à trouver eux-mêmes. Avec un peu de chance, cela finira en eau de boudin. "

Dror réfléchit et un faible sourire éclaira son visage. " Envoie Sharon dès ce soir, ajouta-t-il. Après, nous lancerons une autre opération. Ça fait quelque temps que j'y pense. Nous l'appellerons opération Josué.

- Pourquoi Josué ? demanda Gershon, perplexe.

- Tu ne te souviens vraiment pas de ce que Josué a fait à Jéricho ? "

La rencontre de Londres était suffisamment importante pour que Bill Stewart, directeur adjoint aux opérations à Langley ait traversé l'Atlantique en personne. Il était accompagné de Chip Barber, de la division Proche-Orient. Ils étaient descendus dans l'un des pied-à-terre de la Compagnie, un appartement situé pas très loin de l'ambassade à Grosvenor Square. Ils avaient rendez-vous pour dîner avec le directeur adjoint du SIS et Steve Laing. Le directeur adjoint était là uniquement pour des raisons protocolaires, étant donné le rang de Steward. Pour l'interrogatoire de David Sharon, il devait être remplacé par Simon Paxman, responsable de l'Irak.

David Sharon arriva de Tel-Aviv sous une fausse identité et fut accueilli par un katsa de l'ambassade d'Israël à Palace Green. Le contre-espionnage britannique, le MI-5, qui n'aime pas trop que les agents étrangers, même lorsqu'ils appartiennent à un pays ami, s'amusent à ce genre de petit jeu, avait été alerté par le SIS et fila le katsa lorsqu'il quitta l'ambassade. Dès qu'il eut accueilli ce " M. Eliyahu " à sa descente d'avion, le groupe du MI-5 arriva en délégation, souhaita chaleureusement la bienvenue à Londres à M. Sharon et l'assura qu'il était à son entière disposition pour rendre son séjour aussi agréable que possible.

Passablement irrités, les deux Israéliens furent accompagnés jusqu'à leur voiture puis suivis consciencieusement jusqu'au centre de Londres. La musique de la garde n'aurait pas pu leur faire un accueil plus discret.

Le débriefing de David Sharon commença le lendemain matin et dura toute la journée plus une partie de la nuit. Le SIS avait choisi une de ses planques, un appartement fort bien protégé et " câblé " dans South Kensington.

C'était (et c'est toujours) un endroit vaste et spacieux, dont la salle à manger servait de salle de réunion. L'une des chambres était bourrée de magnétophones et deux techniciens enregistraient tout ce qui se disait. Une élégante jeune femme venue de Century régnait à la cuisine et ravitaillait en café et sandwiches les six hommes réunis autour de la table.

Au rez-de-chaussée dans le hall, deux agents ayant la tête de l'emploi passèrent la journée à faire semblant de réparer un ascenseur qui marchait parfaitement. En fait, ils devaient s'assurer que nul, en dehors des occupants de l'immeuble, ne dépassait ce niveau.

Les participants étaient David Sharon et le katsa de l'ambassade à Londres, agent " officiel " de toute manière, les deux Américains venus de Langley, Barber et Stewart, et enfin les deux représentants du SIS, Laing et Paxman.

A la demande des Américains, Sharon se mit à raconter l'histoire depuis le début.

" Un mercenaire ? Une candidature spontanée ? demanda Stewart. Vous n'espérez tout de même pas me faire croire un truc pareil ?

- J'ai reçu pour instruction d'être parfaitement franc avec vous, répondit Sharon. C'est comme cela que ça s'est passé. "

Les Américains n'avaient rien contre un mercenaire. En fait, c'était plutôt un avantage. De toutes les raisons susceptibles de pousser quelqu'un à trahir son pays, l'argent est la plus simple et la plus facile pour le service de renseignements qui recrute. Avec un mercenaire, on sait où on met les pieds. Pas de remords ni de regrets, pas de dégoût de soi-même, pas d'ego fragile qu'il faut dorloter et soigner, pas de susceptibilité à ménager. Dans le monde du renseignement, un mercenaire ressemble à une putain : il n'est pas nécessaire de l'inviter à dîner aux chandelles ou de lui offrir de délicats petits cadeaux. Une poignée de dollars sur la table de chevet fait parfaitement l'affaire.

Sharon décrivit leur quête frénétique d'un homme pouvant vivre longtemps à Bagdad avec une couverture diplomatique et le choix final d'Alfonso Benz Moncada, son entraînement intensif à Santiago et enfin sa réinfiltration à Bagdad où il avait dirigé Jéricho pendant deux ans.

" Attendez, interrompit Stewart, cet amateur s'est occupé de Jéricho pendant deux ans? Il a relevé soixante-dix fois les boîtes aux lettres et il s'en est tiré ?

- Oui, je le jure sur ma tête, répondit Sharon.

- A quoi pensez-vous, Steve ? " Laing haussa les épaules.

" II a eu une chance de débutant. Ça ne se serait pas passé comme ça à Berlin-Est ou à Moscou.

- C'est vrai, fit Stewart. Et il n'a jamais été filé en allant relever une boîte ? Jamais la moindre imprudence.

- Non, répondit Sharon. Il lui est arrivé d'être suivi, mais c'était toujours par hasard et sans beaucoup de conviction. Cela s'est passé pendant ses trajets de chez lui jusqu'à la Commission économique, ou au retour, et une fois alors qu'il se rendait à une boîte. Mais il les a vus et a tout arrêté.

- Imaginons seulement, dit Laing, qu'il ait été réellement suivi jusqu'à une boîte, une seule fois, par une véritable équipe. Les gars du contre-espionnage de Rahmani auraient pu attendre à côté et emballer Jéricho. Sous la contrainte, Jéricho aurait été obligé de coopérer...

- Et la qualité du produit fini aurait baissé, dît Sharon. Jéricho aurait fait énormément de dégâts. Rahmani ne l'aurait pas laissé continuer. On aurait assisté à un procès public, Jéricho aurait été pendu et Moncada expulsé, à condition d'avoir un peu de chance. Apparemment, ceux qui le suivaient appartenaient à l'AMAM, alors que les étrangers sont supposés être du ressort de l'équipe de Rahmani. De toute façon, ils se sont montrés aussi maladroits qu'à l'accoutumée. Moncada les a repérés sans problème. Vous savez que l'AMAM essaie continuellement de marcher dans les plates-bandes du contre-espionnage... "

Tout le monde approuva de la tête. Les rivalités interservices ne dataient pas d'hier. Cela arrivait même dans leur propre pays.

Lorsque Sharon en arriva au moment où Moncada avait dû quitter précipitamment l'Irak, Bill Stewart poussa une exclamation. " Vous voulez dire qu'il est déconnecté, que vous n'avez plus aucun contact... ? Vous prétendez que Jéricho est dans la nature, sans aucun contrôle ?

- C'est bien cela, répondit doucement Sharon. " II se tourna vers Chip Barber. " Lorsque le général Dror vous a dit qu'il n'avait pas d'agent à Bagdad, c'est cela qu'il voulait dire. Le Mossad était convaincu que Jéricho, en tant qu'agent opérationnel, était perdu. "

Barber jeta au jeune katsa un regard qui signifiait : cause toujours, mon garçon, tu m'intéresses.

" Nous voulons rétablir le contact, déclara Laing d'une voix basse. Mais comment faire ? "

Sharon leur montra l'emplacement des six boîtes aux lettres. Pendant ses deux années d'activité, Moncada en avait modifié deux. La première fois, l'endroit avait été passé au bulldozer au cours d'une opération de réhabilitation. Dans le second cas, une boutique délabrée avait été remise en état et de nouveau occupée. Mais les six boîtes utilisées et les six endroits où ils faisaient leurs marques à la craie étaient celles qui existaient toujours lorsqu'il avait eu son dernier contact avant de quitter le pays.

Ils notèrent l’emplacement exact de ces différents endroits au centimètre près.

" Nous pourrions peut-être trouver un diplomate ami pour le contacter, lui dire que c'est reparti et qu'il y aura encore davantage d'argent à gagner, suggéra Barber, et pour aller ramasser toute cette merde derrière des briques ou sous des bornes.

- Non, fit Sharon, ce sera les boîtes aux lettres ou rien du tout.

- Et pourquoi ? demanda Stewart.

- Vous allez avoir du mal à me croire, mais je jure que c'est vrai : nous n'avons jamais su qui c'était. "

Les quatre agents occidentaux fixèrent Sharon sans rien dire pendant plusieurs minutes.

" Vous ne l'avez jamais identifié ? demanda lentement Stewart.

- Non. Nous avons essayé, nous lui avons demandé de nous dire qui il était pour pouvoir assurer sa protection. Il a refusé et nous a même menacés de tout arrêter si nous nous obstinions. Nous avons procédé à des analyses graphologiques, fait faire des portraits psychologiques. Nous avons essayé de croiser les informations qu'il nous fournissait et d'autres trucs qu'il ne pouvait pas savoir. Nous avons fini par obtenir une liste de trente noms, peut-être quarante, tous dans l'entourage de Saddam Hussein, tous membres du Conseil révolutionnaire, du haut commandement de l'armée ou des plus hautes instances du parti Baas. Nous n'avons jamais réussi à aller plus loin. A deux reprises, nous avons glissé un terme technique en anglais dans nos demandes. Chaque fois, il nous a tout renvoyé en demandant ce que cela voulait dire. Apparemment, il ne parle pas, ou à peine, anglais. Mais c'est peut-être une ruse. Il peut très bien le parler couramment, mais se douter que si nous le savons, cela réduira le nombre des possibles à deux ou trois. Il écrit toujours à la main, en arabe. "

Stewart grommela, mais il était convaincu.

La nuit était tombée depuis longtemps lorsque les quatre hommes finirent par laisser David Sharon regagner son ambassade. S'il avait encore quelque chose à leur apprendre, ils ne réussiraient pas à le lui faire cracher. Mais Steve Laing était certain que, cette fois, le Mossad s'était montré correct. Bill Stewart lui avait raconté les pressions qu'avait exercées Washington.

Les deux officiers de renseignements américains et leurs collègues britanniques, un peu fatigués des sandwiches et du café, se rendirent dans un restaurant à cinq cents mètres de là. Bill Stewart souffrait d'un ulcère que douze heures de sandwiches et de tension nerveuse n'avaient pas arrangé. Il se contenta donc d'une assiette de saumon fumé.

" C'est un vrai salopard, Steve. Un salaud. Comme le Mossad, il va falloir que nous trouvions un diplomate accrédité déjà entraîné à ce métier et le convaincre de travailler pour nous. On le paiera si nécessaire. Langley est prêt à dépenser beaucoup d'argent sur ce coup. Les renseignements fournis par Jéricho pourraient nous éviter de perdre des tas de vies humaines lorsque les combats commenceront.

- Alors, quelles sont les possibilités ? dit Barber. La moitié des ambassades à Bagdad sont déjà fermées, et les autres sont certainement très surveillées. Les Irlandais, les Suisses, les Suédois, les Finlandais ?

- Les pays neutres ne voudront jamais, fit Laing. Et je doute fort qu'ils aient déjà quelqu'un d'entraîné à Bagdad pour leur propre compte. Vous pouvez tout de suite rayer les ambassades du tiers monde - il faudrait commencer à zéro une opération de recrutement et d'entraînement.

- Nous n'avons pas le temps, Steve, il y a urgence. Nous ne pouvons pas refaire ce qu'ont imaginé les Israéliens. Trois semaines, c'est dingue. Ça a peut-être marché à l'époque, mais maintenant, Bagdad est sur le pied de guerre. Les choses doivent être plus difficiles là-bas. Si on devait partir de zéro, il me faudrait au minimum trois mois pour former un diplomate. "

Stewart acquiesça de la tête.

" A défaut, il faudrait quelqu'un dont on puisse justifier la présence. Il y a encore quelques hommes d'affaires qui font le voyage, surtout des Allemands. Nous pourrions trouver un Allemand ou un Japonais qui ferait l'affaire.

- Le problème, c'est que ces mecs ne font que de courts séjours. L'idéal, ce serait de dénicher quelqu'un capable de couver Jéricho pendant... disons... quatre mois. Et pourquoi pas un journaliste ? " suggéra Laing.

Paxman hocha la tête.

" J'ai interviewé tous ceux qui sont rentrés. En tant que journalistes, ils étaient constamment surveillés. Et aller flâner dans les petites rues ne marchera jamais pour un correspondant étranger. Ils sont toujours accompagnés par un indic de l'AMAM, tout le temps. En plus, souvenez-vous que, faute de représentation diplomatique, il s'agit d'une opération secrète. Faut-il vous rappeler ce qui arriverait à un agent s'il tombait aux mains d'Omar Khatib ? "

Ils connaissaient tous les quatre la sinistre réputation de Khatib, le chef de l'AMAM, surnommé " le Tourmenteur ".

" II faut bien prendre des risques, observa Barber.

- Je voulais parler de quelqu'un qui accepte de les prendre, souligna Paxman. Quel homme d'affaires, quel journaliste accepterait, en sachant ce qui lui arriverait s'il était pris ? Je préférerais encore le KGB à l'AMAM. "

Découragé, Bill Stewart posa sa fourchette et demanda un autre verre de lait.

" Bon, si je comprends bien, y a vraiment pas moyen de dégoter un agent expérimenté qui pourrait passer pour un Irakien ? "

Paxman jeta un coup d'œil à Steve Laing, qui réfléchit un moment et hocha lentement la tête.

" Nous avons un gars qui peut faire l'affaire, fit Paxman.

- Un Arabe apprivoisé ? Le Mossad en a, nous en avons aussi, dit Stewart, mais pas de ce niveau. Des porteurs de messages, des petites mains. Là c'est à haut risque et à haut niveau.

- Non, un British, major au SAS. "

Stewart se tut, son verre de lait suspendu en l'air. Barber posa son couteau, sa fourchette, et arrêta de mastiquer son steak.

" Parler arabe est une chose, passer pour un Irakien en Irak est une autre paire de manches, fit Stewart.

- Il a la peau brune, les cheveux noirs, les yeux marron, mais c'est un Britannique à cent pour cent. Il est né et a été élevé là-bas. On le prendrait pour un homme du cru.

- Et il est parfaitement entraîné aux opérations clandestines ? demanda Barber. Merde à la fin, où est-il ?

- En fait, il est au Koweït, lui répondit Laing.

- Bon sang, vous voulez dire qu'il est coincé là-bas, pris au piège ?

- Non, il semble qu'il se déplace comme il l'entend.

- Donc il peut en sortir, mais qu'est-ce qu'il peut bien foutre là-bas ?

- Eh bien, il tue des Irakiens. "

Stewart réfléchit et hocha lentement la tête.

" Une sacrée paire de couilles, celui-là, murmura-t-il. Pourriez-vous le faire revenir ? On aimerait bien vous l'emprunter.

- Je pense que oui, la prochaine fois qu'il a une liaison radio. Nous souhaiterions cependant qu'il reste sous notre coupe. On pourrait partager les résultats, "

Steward approuvait toujours.

" Je suis d'accord. Vous nous avez apporté Jéricho, c'est un marché entre nous. Je m'arrangerai avec le juge. "

Paxman se leva de table et s'essuya la bouche.

" Je crois que je ferais mieux d'aller à Riyad ", conclut-il.

Mike Martin était un homme habitué à se débrouiller tout seul mais, cet octobre-là, il dut la vie sauve à un coup de chance.

Pendant la nuit du 19, il devait appeler par radio la maison occupée par le SIS dans la banlieue de Riyad. C'était la nuit où les quatre officiers supérieurs de la CIA et de Century House avaient dîné ensemble à South Kensington. S'il avait appelé, et compte tenu du décalage horaire, il aurait eu la liaison deux heures avant que Paxman soit rentré à Century House pour dire à Riyad qu'on le réclamait ailleurs. Pis encore, il aurait discuté cinq ou dix minutes avec Riyad des moyens de compléter ses stocks d'armes et d'explosifs.

En fait, il était allé au garage où il gardait sa jeep, juste avant minuit, pour découvrir qu'il avait un pneu crevé. Il avait passé une heure à se battre avec les boulons coincés par un mélange de graisse et de sable du désert. A une heure moins le quart, il était enfin sorti de là. Moins d'un kilomètre plus loin, il se rendit compte que sa roue de secours était dégonflée.

Il n'y avait plus rien à faire qu'à rentrer et renoncer à la liaison avec Riyad.

Il lui fallut deux jours pour faire réparer les deux roues, et il dut attendre le 21 pour se retrouver dans le désert, loin au sud de la ville. Il pointa sa petite antenne satellite dans la direction de la capitale saoudienne, quelques centaines de kilomètres plus bas. Il appuya à plusieurs reprises sur le bouton " émission " pour émettre une série de bips qui signifiaient qu'il était prêt à émettre.

Son émetteur était assez simple, un appareil à quartz à dix fréquences fixes et un canal était affecté à chaque jour du mois. Le 21, il utilisait le canal un. Après s'être identifié, il commuta sur " réception " et attendit. Au bout de quelques secondes, une voix grave répondit : " Ours Brun, Montagne Rocheuse, je vous reçois cinq sur cinq. "

Les deux indicatifs de Riyad et de Martin correspondaient bien à ceux du jour et au canal. Cela permettait de détecter la présence éventuelle d'un ennemi sur la fréquence.

Martin commuta sur " émission " et envoya plusieurs phrases.

Dans les faubourgs nord de Koweït City, au fond d'un appartement réquisitionné dans un ensemble résidentiel, un jeune technicien irakien fut alerté par une lampe clignotante sur sa console. L'un de ses appareils avait détecté une émission.

" Mon capitaine ! " appela-t-il. Un officier de la section écoute du contre-espionnage de Hassan Rahmani se pencha sur la console. La lampe clignotait toujours, le technicien manipulait la boule pour essayer de faire un relèvement.

" Quelque chose vient juste de commencer à émettre.

- Où ça ?

- Quelque part dans le désert, mon capitaine. " Le technicien essayait d'entendre quelque chose dans son casque et stabilisa dans la direction de la source.

" Émission brouillée électroniquement, mon capitaine.

- Ça doit être lui. Le patron avait raison. Quel est le relèvement ? "

L'officier décrocha le téléphone pour alerter les deux autres stations installées dans leurs semi-remorques, à Jahra et à l'hôpital Al-Adan près de la côte.

" Deux-Zéro-Deux. "

Cela faisait vingt-deux degrés à l'ouest du plein sud, direction dans laquelle il n'y avait absolument rien, si ce n'est le désert koweïtien jusqu'à la frontière saoudienne.

" Fréquence ? " aboya l'officier au moment où le camion de Jahra prenait la liaison.

L'opérateur la lui indiqua, un canal peu utilisé dans la bande très haute fréquence.

" Lieutenant, appela-t-il par-dessus son épaule, appelez la base d'Ahmadi et dites-leur de mettre l'hélicoptère en l'air, nous avons une position. "

Très loin dans le désert, Martin dit ce qu'il avait à dire et passa en mode " réception " pour avoir la réponse de Riyad. Et ce ne fut pas exactement ce à quoi il s'attendait. On ne lui parla que pendant quinze brèves secondes.

" Ours Brun, Montagne Rocheuse. Rentrez à la cave, je répète, rentrez à la cave. Très urgent, Terminé. "

Le capitaine irakien donna la fréquence à ses deux autres stations. A Jahra et dans les jardins de l'hôpital, d'autres techniciens calèrent leurs appareils sur cette fréquence et des antennes d'un mètre vingt commencèrent à balayer le ciel. Celle de la côte couvrait toute la zone qui s'étend de la frontière nord entre l'Irak et le Koweït jusqu'à la frontière saoudienne. Les détecteurs de Jahra balayaient d'est en ouest, depuis la mer jusqu'à la frontière occidentale de l'Irak. A elles trois, les stations étaient capables de trianguler et d'obtenir un chapeau de quelques centaines de mètres à côté, puis de fournir un cap et une distance au Hind et à ses dix soldats en armes.

" II est toujours là ? " interrogea le capitaine.

Le technicien scrutait l'écran circulaire placé devant lui et dont la circonférence était graduée en azimuts. Le centre représentait sa propre position. Quelques secondes plus tôt, une série de petits points brillants traçait une ligne depuis le centre jusqu'au bord dans le relèvement Deux-Zéro-Deux. Maintenant, l'écran était vide. Il ne s'éclairerait que lorsque l'homme recommencerait à émettre.

" Non, il s'est tu. Il attend sans doute une réponse.

- Il va revenir, répondit le capitaine. "

Mais il avait tort. Ours Brun avait froncé le sourcil en recevant les ordres de Riyad. Il éteignit tout, referma l'émetteur et replia son antenne.

Les Irakiens surveillèrent la fréquence toute la nuit jusqu'à l'aube. A Al-Ahmadî, le Hind coupa son rotor et les soldats, courbatus et fatigués, sortirent de l'appareil.

Simon Paxman dormait sur un lit de camp dans son bureau lorsque le téléphone sonna. C'était le chiffreur du service radio, au sous-sol.

" Je descends ", fit Paxman. Le message venait de Riyad, était très bref, et on venait tout juste de le déchiffrer. Martin avait établi le contact et on lui avait donné les ordres nécessaires.

De son bureau, Paxman téléphona à Chip Barber qui logeait dans l'appartement de la CIA, à Grosvenor Square.

" II rentre, lui annonça Simon. Nous ne savons pas à quel endroit il va franchir la frontière, Steve dit qu'il veut que j'aille là-bas. Vous venez ?

- C'est d'accord, répondit Barber. Le DDO (Deputy Director Opérations : directeur adjoint chargé des opérations) rentre à Langley par le vol du matin. Mais je viens avec vous. Il faut que je voie ce gars. "

Pendant la journée du 22, l'ambassade américaine et le ministère britannique des Affaires étrangères prirent contact avec l'ambassade d'Arabie Saoudite pour obtenir l'accréditation d'un jeune diplomate supplémentaire à Riyad. Tout se passa sans problème. Deux passeports, établis à des noms différents de ceux de Barber et Paxman, reçurent leur visa sans délai et les deux hommes prirent à Heathrow le vol de huit heures quarante-cinq qui se posa sur l'aéroport international de Riyad, King Abdulaziz, juste avant le lever du jour.

Une voiture de l'ambassade américaine attendait Chip Barber et l'emmena directement à la mission des Etats-Unis où l'équipe de la CIA, qui s'était considérablement accrue, s'était installée. Une voiture banalisée plus modeste conduisit Paxman à la villa où le SIS s'était installé de son côté. La première chose qu'apprit Paxman fut que Martin n'avait apparemment pas traversé la frontière ni donné signe de vie.

Du point de vue de Martin, l'ordre qu'il avait reçu de Riyad de rentrer à sa base était plus facile à donner qu'à exécuter. Le 22 octobre, il était rentré du désert bien avant l'aube, et passa la journée à terminer l'opération en cours.

Il laissa un message sous la pierre tombale du gabier Shepton au cimetière chrétien. Il expliquait à M. Al-Khalifa qu'il devait quitter le Koweït, à son grand regret. Un autre message destiné à Abou Fouad lui indiquait où et quand il pourrait récupérer les armes et les explosifs encore cachés dans deux de ses six villas.

Tout fut terminé dans l'après-midi. Il prit sa vieille guimbarde et se rendit à l'élevage de dromadaires au-delà de Sulaibiya, non loin des derniers avant-postes de Koweït City, à l'orée du désert.

Ses dromadaires étaient toujours là, en bonne forme. Le chamelon avait grandi et serait bientôt un animal de valeur. Il le vendit pour payer l’éleveur qui s'en était occupé.

Peu avant le crépuscule, il monta en selle et prit la direction du sud-sud-ouest, si bien, que lorsque la nuit et la fraîcheur furent tombées, Martin était loin des dernières habitations.

Il lui fallut quatre heures, au lieu d'une seule en temps normal, pour arriver à l'endroit où il avait enterré sa radio. L'emplacement était repérable grâce à une vieille carcasse de voiture accidentée qui avait été abandonnée là, très longtemps auparavant. Il cacha la radio dans le chargement de dattes qu'il avait entassé dans ses paniers. Même ainsi, la chamelle était nettement moins chargée qu'à l’aller, neuf semaines plus tôt, lorsqu'elle portait les armes et les explosifs. Elle lui en était peut-être reconnaissante mais n'en montra rien. Elle continuait à grogner et à râler, mécontente d'avoir été arrachée au confort de l'enclos. Mais elle ne ralentit jamais sa démarche chaloupée tandis qu'ils avançaient toujours plus à l'ouest, en direction de la frontière irakienne.

En général, il voyait les lueurs des champs pétrolifères plantés dans le désert et, se doutant que les Irakiens les occupaient, les évitait soigneusement. Parfois, il sentait l'odeur de leurs feux de bois et parvenait ainsi à passer au large des campements. Une fois, il tomba nez à nez avec un escadron de chars abrités derrière des tas de sable en demi-lune face aux Américains et aux Saoudiens, de l'autre côté de la frontière. Il entendit juste à temps le cliquetis de morceaux de métal, bifurqua sur la droite et se perdit dans les dunes de sable.

Lorsqu'il était arrivé, le Koweït n'était occupé que par deux divisions de la garde républicaine, et elles étaient installées plus à l'est, au sud de Koweït City. A présent, la division Hammourabi avait rejoint les deux premières, et onze divisions supplémentaires, provenant de l'armée régulière, avaient été envoyées au sud par Saddam Hussein pour contrer les forces de la coalition qui se massaient de l'autre côté.

Quatorze divisions représentent un effectif considérable, même lorsqu'elles sont dispersées dans le désert. Heureusement pour Martin, il semblait qu'elles n'avaient pas mis de sentinelles en place. Les hommes se contentaient de dormir sous leurs véhicules, mais des détachements de plus en plus importants se portaient sans cesse vers l'ouest.

Il n'était plus question de reprendre l'itinéraire assez court - quatre-vingts kilomètres - qui séparait le village frontalier de Hamatiyyat, en Arabie, de l'enclos où il avait acheté ses montures. Il lui fallait pousser plus à l'ouest, vers la frontière de l'Irak, marquée par la dépression de l'oued al-Batin qu'il n'avait pas envie de traverser.

L'aube le trouva très à l'ouest du gisement pétrolier de Manageesh et au nord du poste de police d'Al-Mufrad qui marque la limite de la zone interdite. Le terrain était plus accidenté et il dénicha un amas de rochers où passer la journée. Au lever du soleil, il entrava le dromadaire qui se mit à renifler avec dégoût l'étendue de sable et de cailloux où il ne risquait pas de trouver le moindre arbuste en guise de petit déjeuner. Il s'enroula dans sa couverture en poil de chameau et s'endormit.

Peu après midi, il fut réveillé par le cliquetis de chars qui passaient tout près, et se rendit compte ainsi qu'il était trop près de la grand-route qui part de Jahra, au Koweït, et se dirige au sud-ouest jusqu'au poste des douanes d'Al-Salmi. Après le coucher du soleil, il attendit encore jusqu'à minuit pour se remettre en route. Il savait que la frontière n'était pas à plus de vingt kilomètres au sud.

Ce départ tardif lui permit de franchir les dernières patrouilles irakiennes vers trois heures, quand l'attention est moins vive et que les sentinelles ont tendance à s'assoupir.

A la lueur de la lune, il aperçut le poste de police de Qaimat Subah. La frontière n'était plus qu'à quatre kilomètres de distance. Pour passer du côté où il serait en sécurité, il continua jusqu'à la route secondaire est-ouest qui va de Hamatiyyat à Ar-Rugi. Arrivé là, il s'arrêta et déploya son antenne.

Au nord, les Irakiens s'étaient profondément enterrés sur plusieurs kilomètres le long de la frontière. Quant au général Schwarzkopf, il voulait pouvoir affirmer, en cas d'attaque, que les Irakiens étaient nettement rentrés en territoire saoudien. Martin se retrouva donc dans une zone qui n'était occupée par personne. Un jour, cette bande deviendrait le terrain de manœuvres d'un raz de marée de forces saoudiennes et américaines qui se rueraient au Koweït vers le nord. Mais, à l'aube de ce 24 octobre, dans l'obscurité complète, elle était à lui tout seul.

Simon Paxman fut tiré de son sommeil par un jeune de l'équipe de Century House qui habitait la villa.

" Ours Brun s'est manifesté, Simon. Il a franchi la frontière. "

Paxman sauta à bas de son lit et se précipita au local radio en pyjama. Un opérateur était assis dans un fauteuil pivotant devant la console qui occupait toute la longueur du mur, dans ce qui avait été autrefois une confortable chambre à coucher. On était maintenant le 24, et les indicatifs d'appel avaient donc changé.

" Corpus Christi à Texas Ranger, où êtes-vous ? Répétez votre position, s'il vous plaît. "

La voix dans le haut-parleur était faible, mais parfaitement audible.

" Au sud de Qaimat Subah, sur la route de Hamatiyyat à Ar-Rugi. "

L'opérateur jeta un coup d'œil à Paxman. L'homme du SIS prit le combiné et appuya sur la pédale.

" Ranger, restez où vous êtes. Un taxi va passer vous prendre. Faites-lui signe.

- Compris, répondit la voix. J'attends la voiture noire. "

En fait, ce n'était pas exactement un taxi de couleur noire, mais un hélicoptère américain Blackhawk qui remonta la route deux heures plus tard. Un treuilleur était attaché dans l'embrasure de la porte, une paire de jumelles sur le nez et il fouillait le ruban poussiéreux qui tenait lieu de route. A deux cents mètres, il aperçut enfin un homme à côté d'un chameau, et il était sur le point de poursuivre la recherche lorsqu'il vit l'homme faire de grands gestes.

Le Blackhawk se mit en stationnaire et l'équipage examina le Bédouin d'un œil méfiant. La frontière était bien proche. Pourtant, la position que lui avait fournie son chef d'escadrille était bien celle-là, et il n'y avait personne d'autre en vue.

C'est Chip Barber qui avait réglé les détails avec l'armée américaine, sur l'aéroport de Riyad, et il s'était fait prêter un Blackhawk pour aller récupérer un Britannique qui venait de passer la frontière du Koweït. Le Blackhawk avait le rayon d'action nécessaire. Mais personne n'avait parlé au pilote d'un Bédouin avec son dromadaire.

Tandis que les aviateurs américains restaient à cent mètres -pour observer, l'homme au sol commença à aligner des rangées de pierres. Il se releva quand il eut terminé. Le treuilleur mit ses jumelles au point et essaya de déchiffrer le muret de cailloux. Il lut : " Salut là-dedans. "

Le treuilleur prit son micro : " Ça doit être le mec. On va le chercher. "

Le pilote lui fit signe qu'il avait compris, le Blackhawk vira et s'approcha du sol à vingt mètres de l'homme et de sa bête.

Martin avait déjà retiré du dos de l'animal les deux couffins, et la lourde selle. La radio et son arme personnelle, un Browning 9 mm, se trouvaient dans le sac jeté sur son épaule. Quand l'hélicoptère descendit, le dromadaire paniqua et se mit à ruer dans tous les sens. Martin regarda la femelle s'en aller. Elle l'avait bien servi, malgré son sale caractère. Il ne pouvait rien lui arriver, toute seule dans le désert. Elle était chez elle. Elle allait errer quelque temps en liberté, trouverait de la nourriture et de l'eau, jusqu'à ce qu'un quelconque Bédouin, trop content de se l'approprier, la découvre.

Martin se courba en deux pour passer sous le rotor et s'approcha de la porte. En essayant de couvrir le ronflement des pales, le treuilleur lui cria : " Votre nom s'il vous plaît, monsieur.

- Major Martin. " Une main sortît par l'ouverture pour le tirer dans la carlingue. " Bienvenue à bord, major. "

Le bruit du moteur augmenta jusqu'au sifflement, le treuil-leur passa à Martin un casque antibruit pour étouffer le hurlement, et ils prirent la direction de Riyad.

Alors qu'il approchait de la ville, le pilote fut dérouté vers une villa isolée. Un peu plus loin, un terrain vague avait été balisé avec des coussins orange en forme de H. Le Blackhawk se mit en stationnaire, l'homme en costume arabe sauta à terre un mètre plus bas, fit un grand signe de remerciement à l'équipage et se dirigea vers la maison alors que l'hélicoptère repartait. Deux domestiques vinrent reprendre les coussins.

Martin passa la porte arrondie percée dans le mur et se retrouva dans un jardin décoré de drapeaux. Deux hommes sortirent de la maison. Il en reconnut un, qu'il avait vu au quartier général des SAS dans l'ouest de Londres, il y a très longtemps.

" Simon Paxman, dit le jeune homme en lui tendant la main. Ça fait sacrement plaisir de vous revoir. Oh, je vous présente Chip Barber, un cousin de Langley. "

Barber lui serra la main et examina le personnage : la robe d'un blanc douteux de la tête aux pieds, la couverture rayée roulée et passée en travers de l'épaule, le keffieh à damier rouge et blanc et les deux ficelles noires qui le maintenaient en place, ce visage noir émacié, dur, où brillaient deux yeux sombres.

" Ça me fait plaisir de vous connaître, major. J'ai beaucoup entendu parler de vous. Je crois qu'un grand bain vous ferait plaisir, non ?

- Ah oui, je vais m'en occuper immédiatement ", fit Paxman.

Martin hocha la tête, dit merci et pénétra dans la fraîcheur de la villa. Paxman et Barber le suivirent. Barber était encore sidéré. Bon sang, pensait-il, ce salaud est capable d'y arriver.

Il fallut à Martin trois bains consécutifs dans la baignoire en marbre de la maison prêtée aux Britanniques par le prince Khaled ben Sultan pour décrasser la poussière et la sueur accumulées pendant des semaines. Il s'assit, une serviette autour de la taille. Un coiffeur avait été convoqué spécialement pour lui couper les cheveux, puis Martin se rasa avec les affaires de Paxman.

Son keffieh, la couverture, la gandoura et les sandales avaient été emportés dans le jardin où un domestique saoudien en fit un grand feu. Deux heures plus tard, habillé d'un pantalon léger en coton emprunté à Paxman et d'une chemise à manches courtes, Mike Martin s'installa à table pour le dîner devant un menu plantureux.

" Auriez-vous la bonté de m'indiquer, leur demanda-t-il, pourquoi vous m'avez fait rentrer ? "

C'est Chip Barber qui répondit, " Bonne question, major, sacrement bonne question. Et qui mérite une sacrement bonne réponse. En fait, nous aimerions vous envoyer à Bagdad. La semaine prochaine. Salade ou poisson ? "