Chapitre 13

La grosse Mercedes grise était coincée dans la circulation. Le chauffeur essayait de se frayer un chemin dans le flot de voitures et de camionnettes en klaxonnant furieusement, au milieu des étals et des voitures à bras qui créent toute cette animation entre les rues Khulafa et Rachid.

Ils étaient au cœur du vieux Bagdad, là où les commerçants et les marchands de vêtements, d'or et d'épices, de faucons, bref de tout ce qui s'achète, tiennent commerce depuis dix siècles.

La voiture tourna dans la rue de la Banque dont les deux côtés étaient remplis de voitures en stationnement, et aboutit enfin dans la rue Shurja. Il était impossible d'aller plus loin, le marché aux épices était inaccessible. Le chauffeur tourna la tête. " Je ne peux vraiment pas aller plus loin. "

Leila Al-Hilla fit signe qu'elle avait compris et attendit qu'on vienne lui ouvrir la portière. Kemal, le garde du corps personnel du général, était assis à côté du chauffeur. C'était un gros maréchal des logis des blindés, et il était au service de Kadiri depuis des années. Elle le détestait.

Prenant son temps, le maréchal des logis ouvrit sa portière, déplia son immense carcasse sur le trottoir et ouvrit la portière arrière. Il se rendait très bien compte qu'elle cherchait à l'humilier une fois de plus, et cela se voyait dans ses yeux. Elle descendit de la voiture sans lui accorder un regard ni le moindre mot de remerciement.

L'une des raisons pour lesquelles elle le détestait tant était qu'il la suivait partout. C'était son boulot, d'accord, et la consigne venait de Kadiri, mais elle ne l'en aimait pas davantage pour cela. Lorsqu'il n'était pas saoul, Kadiri était un soldat sûr et compétent ; mais pour tout ce qui touchait au sexe, il était d'une jalousie insensée. D'où ses ordres formels : elle ne devait jamais aller seule en ville.

Il y avait aussi une autre raison : le désir évident qu'elle lui inspirait. C'était une femme qui connaissait les hommes et leurs pulsions, et elle comprenait qu'on éprouve du désir pour son corps. Tant que le prix était convenable, elle admettait n'importe quel désir, quelque bizarre qu'il puisse être. Mais Kemal lui avait infligé la dernière des insultes : il était maréchal des logis, et donc pauvre. Comment pouvait-il se nourrir de pareilles pensées, ce mélange de mépris et de désir bestial ? Cela se voyait lorsqu'il savait que le général Kadiri ne le regardait pas.

Elle s'en était plainte auprès de Kadiri, mais il s'était contenté de rire. Il se doutait bien que tous les hommes la désiraient, mais Kemal pouvait se permettre un certain nombre de libertés parce qu'il lui avait sauvé la vie dans les marais de Fao pendant ta guerre contre l'Iran, et il savait que Kemal se serait fait tuer pour lui.

Le garde du corps claqua la porte et resta à côté d'elle tandis qu'ils descendaient à pied la rue Shurja. On appelle ce quartier Agid al-Nasara, le quartier des Chrétiens. En dehors de l'église Saint-Georges construite par les Anglais pour leur propre usage et celui des protestants, de l'autre côté du fleuve, il y a trois sectes en Irak, qui représentent environ sept pour cent de la population.

La plus importante est celle des assyriens ou syriaques dont la cathédrale se dresse dans le quartier des Chrétiens, près de la rue Shurja. A un kilomètre et demi de là, c'est l'église arménienne, près d'une toile d'araignée de petites rues et de ruelles dont l'histoire remonte à plusieurs siècles. On appelle cet endroit Camp El-Arman, le vieux quartier arménien.

Enfin, collée contre la cathédrale syriaque, se trouve Saint-Joseph, paroisse des chaldéens, la moins nombreuse de toutes ces sectes. Alors que le rite syriaque rappelle celui des Grecs orthodoxes, les chaldéens sont quant à eux une variante de l'Eglise catholique.

Le plus célèbre des chaldéens irakiens était alors le ministre des Affaires étrangères, Tarek Aziz. La fidélité de chien qu'il portait à Saddam Hussein, malgré les génocides commis par son maître, semblait indiquer que M. Tarek Aziz avait quelque peu oublié les préceptes du Prince de la Paix. Leila Al-Hilla avait également été élevée dans la religion chaldéenne, et cela lui était bien utile à présent.

Le couple mal assorti arriva à la grille de fer qui donnait accès à une petite cour, devant l'entrée de l'église chaldéenne. Kemal s'arrêta là. En tant que musulman, il n'était pas question qu'il aille plus loin. Elle lui fit un signe de tête et franchit la porte. Kemal la vit acheter un petit cierge dans un présentoir près de l'entrée, mettre sur la tête son lourd foulard de dentelle noire et elle entra dans l'église sombre où régnait une insistante odeur d'encens.

Le garde du corps haussa les épaules et s'éloigna de quelques mètres pour acheter un Coca-Cola. Il se mit ensuite à la recherche d'un endroit où il pourrait s'asseoir tout en surveillant l'entrée. Il n'arrivait pas à comprendre comment son maître autorisait ce genre d'idiotie. Cette femme n'était qu'une putain ; le général en aurait assez un jour ou l'autre et lui, Kemal, s'était vu promettre qu'il pourrait prendre son plaisir avant qu'on la renvoie. Il sourit à cette idée et en fit dégouliner une lampée de Coca le long de son menton.

Dans l'église, Leila alluma son cierge à la flamme de l'une des centaines de bougies qui brûlaient là en permanence près de la porte. Elle avança alors, la tête baissée, jusqu'aux confessionnaux alignés au bout de la nef. Un prêtre en soutane noire passa sans la remarquer.

C'était toujours le même confessionnal. Elle entra à l'heure dite, passant devant une femme vêtue de noir qui cherchait elle aussi un prêtre pour écouter la litanie de ses péchés, péchés sans doute plus banals que ceux de la jeune femme qui la poussait pour lui voler son tour.

Leila referma la porte sur elle, se retourna et s'assit sur le siège réservé au pénitent. Il y avait une grille à sa droite. Elle entendit un bruissement de l'autre côté. Il devait être là. Il était toujours à l'heure.

Mais qui pouvait-il bien être ? se demandait-elle. Pourquoi payait-il aussi cher les informations qu'elle lui communiquait ? Ce n'était pas un étranger - son arabe était trop bon pour cela, il parlait arabe comme quelqu'un qui est né à Bagdad. Et il payait bien, très bien,

" Leila ? " La voix, un murmure en fait, était grave et égale. Elle devait toujours arriver après lui et quitter le confessionnal avant lui. Il l'avait avertie de ne pas rôder aux alentours pour essayer de l'apercevoir, mais comment aurait-elle bien pu faire, avec Kemal accroché à ses basques ? Ce porc voyait tout, et il aurait immédiatement rendu compte à son maître. Elle tenait à la vie.

" Identifie-toi, s'il te plaît.

- Mon père, j'ai commis le péché de la chair, et je ne suis pas digne de recevoir votre absolution. "

C'est lui qui avait imaginé cette formule, parce qu'elle ne serait venue à l'idée de personne d'autre.

" Que m'as-tu apporté ? "

Elle chercha quelque chose entre ses jambes, écarta l'élastique de ses collants et prit le faux tube qu'il lui avait remis plusieurs semaines auparavant. Elle dévissa le bouchon. A l'intérieur, elle prit un fin rouleau de papier pas plus épais qu'un crayon et le lui passa à travers la grille.

" Attends. "

Elle entendit le froissement du papier pelure ; l'homme examinait attentivement les notes qu'elle avait prises et qui reprenaient le compte rendu et les conclusions du conseil de la veille, réuni sous la présidence de Saddam Hussein en personne, et auquel avait assisté le général Kadiri.

" C'est bien, Leila, c'est vraiment très bien. "

Aujourd'hui, les billets étaient des francs suisses, des grosses coupures, et il les lui remit à travers la grille. Elle les cacha à l'endroit même où elle avait mis les documents, endroit que les musulmans considèrent comme impur à certaines époques. Il n'y aurait eu qu'un médecin ou un membre de l'AMAM pour oser aller chercher là.

" Combien de temps cela va-t-il durer ? lui demanda-t-elle à travers la grille.

- Il n'y en a plus pour très longtemps. La guerre va éclater, et quand ce sera fini, le Raïs tombera. D'autres prendront le pouvoir, et je serai l'un d'entre eux. Ce jour-là, tu seras largement récompensée, Leila. Reste calme, fais ton travail et prends patience. "

Elle sourit. Largement récompensée. De l'argent, tout plein d'argent, suffisamment pour s'en aller et avoir de quoi vivre pour le restant de ses jours.

" Maintenant, va-t'en. "

Elle se leva et quitta le confessionnal. La vieille femme en noir avait trouvé quelqu'un d'autre pour l'entendre en confession. Leila traversa la nef dans l'autre sens et sortit en plein soleil. Ce cochon de Kemal l'attendait de l'autre côté de la grille, occupé à tordre une canette dans sa grosse main, dégoulinant de sueur. Seigneur, qu'il sue ! Il suerait bien davantage s'il savait...

Sans lui jeter un regard, elle reprit la rue Shurja, traversa le marché grouillant de monde et retourna jusqu'à la voiture. Kemal, furieux mais impuissant, suivait derrière. Elle ne prêta pas la moindre attention à un pauvre fellah qui poussait sa bicyclette, un grand panier ouvert posé sur le porte-bagages, et

il ne la remarqua pas davantage. L'homme était venu au marché pour le compte du cuisinier de la maison où il était employé. Il devait acheter de la muscade, de la coriandre et du safran.

Resté seul dans un confessionnal, l'homme vêtu de la soutane noire des prêtres chaldéens resta assis là quelque temps pour laisser le temps à son agent de regagner la rue. Il était très improbable qu'elle réussisse à le reconnaître, mais, dans ce genre d'activité, il ne fallait pas jouer avec le feu.

Il croyait sincèrement ce qu'il lui avait répondu. La guerre était imminente. Même le départ de la Dame de fer n'y pourrait rien changer. Les Américains avaient le couteau entre les dents et ils ne reculeraient pas.

Du moins, tant que l'imbécile qui siégeait dans son palais de l'autre côté du fleuve, près du pont de Tamouz, ne gâchait pas tout en se retirant unilatéralement du Koweït. Heureusement, il semblait s'acharner à sa propre pêne. Les Américains commenceraient par gagner la guerre, puis ils iraient jusqu'à Bagdad terminer le boulot. Ils ne se contenteraient sûrement pas de libérer le Koweït et de s'arrêter là. Personne ne pouvait être à la fois aussi fort et aussi stupide.

Lorsqu'ils seraient là, il leur faudrait un nouveau régime. Puisqu'il s'agissait d'Américains, il leur faudrait naturellement quelqu'un qui parle couramment anglais, qui comprenne leur façon de penser, leur manière de s'exprimer, qui sache quoi leur dire pour leur plaire. Et c'est donc lui qu'ils choisiraient tout naturellement.

Son éducation même, son mode de vie cosmopolite, qui jouaient maintenant contre lui, deviendraient alors un atout. Pour l'instant, il était exclu des réunions les plus importantes et ne participait pas aux décisions du Raïs - parce qu'il n'appartenait pas à la tribu des Al-Takriti, qu'il n'était ni militant fanatique du parti Baas, ni général à part entière, ni demi-frère de Saddam.

Mais Kadiri était tikrit, et on lui faisait confiance. Ce n'était qu'un général de blindés assez médiocre, avec des goûts aussi délicats que ceux d'un dromadaire en rut, mais il avait joué, enfant, dans la poussière de Tikrit avec Saddam et les autres membres de son clan, et cela suffisait. Lui, Kadiri, faisait partie de toutes les réunions où se prenaient les décisions, il était au courant de tous les secrets. Et l'homme du confessionnal avait besoin, lui aussi, de connaître toutes ces choses, afin de se préparer à ce qui allait suivre.

Lorsqu'il fut certain que la voie était libre, l'homme se leva et quitta les lieux. Au lieu de traverser la nef, il se glissa par une porte latérale dans la sacristie, salua un véritable prêtre qui se préparait pour l'office, et quitta l'église par une porte dérobée.

L'homme à la bicyclette n'était qu'à vingt mètres de lui. Il jeta par hasard un coup d'œil au prêtre en soutane qui émergeait dans la lumière du soleil et se cacha juste à temps. L'homme en soutane lui jeta un regard, mais ne remarqua rien d'autre qu'un fellah penché sur son vélo et occupé à régler sa chaîne. Il se dirigea à grands pas dans la ruelle vers une petite voiture sans signe particulier.

L'homme venu faire son marché sentait la sueur lui dégouliner sur la figure et son cœur battait à tout rompre. Il était trop près, sacrement trop près. Il avait délibérément évité de se promener du côté du siège du Mukhabarat, dans le quartier Mansour, pour ne pas risquer de rencontrer cet individu. Mais que diable pouvait bien faire cet homme, habillé en prêtre, dans le quartier chrétien ?

Seigneur, cela faisait si longtemps... Quand ils jouaient ensemble sur les pelouses de l'école primaire de M. Hartley, à Tasisiya, quand il lui avait envoyé son poing dans la figure pour avoir insulté son plus jeune frère, quand ils récitaient de la poésie en classe et que c'était toujours Abdelkarim Badri qui l'emportait... Cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas vu son vieil ami Hassan Rahmani, désormais chef du contre-espionnage de la République d'Irak.

On était juste avant Noël et, dans le désert nord d'Arabie, trois cent mille Américains et Européens tournaient leurs pensées vers leur pays alors qu'ils se préparaient à se passer de fête dans un pays profondément musulman. Pourtant, malgré la célébration de la naissance du Christ qui approchait, la montée en puissance de la plus grosse force d'invasion rassemblée depuis le débarquement en Normandie se poursuivait.

Les forces de la coalition étaient toujours concentrées dans la zone sud du Koweït. Rien ne devait laisser indiquer que ces forces allaient se déplacer plus à l'ouest.

D'autres divisions continuaient à débarquer dans les ports. La 4e brigade blindée britannique avait rejoint les Rats du Désert, la 7e, pour constituer la 1ère division blindée. Les Français avaient porté leurs effectifs à dix mille hommes, dont la Légion étrangère.

Les Américains avaient fait venir, ou étaient sur le point de faire venir, la 1ère division de cavalerie, les 2e et 3e régiments de cavalerie blindée, la 1ère division d'infanterie mécanisée, les 1re et 3e divisions de blindés, deux divisions de marines et les 82e et 101e divisions de parachutistes.

Juste à la frontière, là où ils voulaient être, se trouvaient les forces saoudiennes, régulières et spéciales, assistées par des divisions égyptiennes ou syriennes, ainsi que par d'autres unités fournies par différents pays arabes.

Le nord du golfe Persique était couvert de navires de guerre envoyés par tous les pays de la coalition. Que ce soit dans le Golfe ou, de l'autre côté, en mer Rouge, les Etats-Unis avaient positionné cinq groupes de porte-avions, avec l’Eisenbower, l’lndependence, le John F. Kennedy, le Midway et le Saratoga. L'America, le Ranger et le Théodore Roosevelt n'allaient pas tarder à les rejoindre. La puissance aérienne embarquée à bord de ces seuls bâtiments, avec leurs Tomcat, leurs Hornet, les Intruder, les Prowler, les Avenger et les Hawkeye, était impressionnante. Le cuirassé américain Wisconsin avait également pris position dans le Golfe, et il devait être rejoint par le Missouri en janvier.

Dans tous les Etats du Golfe et à travers l'Arabie Saoudite, tous les aéroports dignes de ce nom étaient remplis de chasseurs, de bombardiers, de ravitailleurs, de transports de troupes et d'avions d'alerte avancée. Tous ces appareils volaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sans cependant jamais pénétrer dans l'espace aérien irakien, à l'exception des avions-espions.

Dans de nombreux cas, l’US Air Force partageait les bases avec la RAF. Comme les équipages parlaient la même langue, la communication entre eux était plutôt facile et amicale. De temps à autre, pourtant, il y avait des incompréhensions. L'incident le plus notable concerna un endroit secret connu des seuls Britanniques sous le sigle de MMFD.

Lors d'une des premières missions d'entraînement, un Tornado britannique, interrogé par le contrôle, s'était vu demander s'il avait atteint certain point tournant. Le pilote répondit que non : il était encore au-dessus du MMFD.

Le temps passant, plusieurs pilotes américains entendirent eux aussi parler de cet endroit et scrutèrent leurs cartes pour essayer de savoir où il se trouvait. C'était pratiquement sans espoir pour deux raisons : les Britanniques passaient apparemment beaucoup de leur temps à le survoler et le lieu ne figurait sur aucune carte américaine.

Quelqu'un émit l'hypothèse qu'on avait fait une confusion avec le KKMC, la cité militaire du Roi Khaled, énorme base saoudienne. Mais l'hypothèse fut écartée et on reprit les recherches. Les Américains finirent par donner leur langue au chat. Quelle que fût la localisation exacte du MMFD, il n'y avait pas moyen de la trouver sur les cartes fournies aux escadrons de l'USAF par l'état-major de Riyad.

Finalement, les pilotes de Tornado leur fournirent la réponse. MMFD signifiait : à des " miles et des miles de ce foutu désert ".

Au sol, les soldats vivaient au cœur du MMFD. Pour beaucoup d'entre eux, la vie était rude. Ils dormaient sous leurs chars, leurs canons autotractés ou leurs véhicules blindés. Mais surtout, leur existence était extrêmement ennuyeuse.

Il existait malgré tout quelques distractions et l'une d'entre elles consistait à rendre visite aux unités voisines. Le temps s'écoulait doucement. Les Américains disposaient de lits de camp particulièrement confortables, que leur enviaient beaucoup les Britanniques. Par bonheur, les Américains étaient également dotés de rations particulièrement infectes, sans doute mises au point par un fonctionnaire civil du Pentagone qui serait certainement mort plutôt que de les avaler trois fois par jour.

Ces menus étaient baptisés RPE, " rations prêtes à l’emploi ". Les soldats américains leur reconnaissaient toutes les vertus, sauf celle-là, et décidèrent que le sigle signifiait " refusé par les Ethiopiens ". Les Britanniques, au contraire, étaient nettement mieux nourris, et, grâce aux bons vieux principes capitalistes, un système de troc s'établit rapidement entre les lits américains et les rations britanniques.

Les Américains furent également sidérés par une autre demande des Britanniques : à Londres, le ministère de la Défense passa commande d'un demi-million de préservatifs pour les soldats stationnés dans le Golfe. Dans les déserts vides de l'Arabie profonde, un tel achat semblait indiquer que les soldats britanniques avaient découvert des ressources inconnues des GI.

Ce mystère ne fut résolu que la veille de l'attaque terrestre. Les Américains avaient passé une centaine de jours à nettoyer leurs fusils sans relâche pour essayer de venir à bout du sable, de la poussière, de tous les corps étrangers et petits cailloux qui se glissaient dans le canon des armes. Les Britanniques n'eurent qu'à enlever les préservatifs pour présenter des armes-impeccables encore toutes luisantes d'huile.

Un autre événement mémorable qui intervint juste avant Noël fut la réintégration du contingent français dans le dispositif allié.

Au début, la France avait en guise de ministre de la Défense un véritable désastre ambulant, en la personne de Jean-Pierre Chevènement. Ce ministre semblait éprouver une grande sympathie pour l'Irak et avait ordonné aux forces françaises de faire remonter toutes les directives alliées à Paris.

Lorsque le fait fut porté à la connaissance du général Schwarzkopf, il faillit mourir de rire, de même que le général de la Billière. A cette date, M. Chevènement présidait également l'Association France-Irak. Bien que les forces françaises aient été placées sous le commandement d'un officier tout à fait distingué, en la personne du général Michel Roquejoffre, la France fut exclue de tous les comités d'état-major.

A la fin de l'année, Pierre Joxe fut nommé ministre de la Défense et annula aussitôt cet ordre. Le général Roquejoffre put alors reprendre sa place dans ces réunions avec les Américains et les Britanniques.

Deux jours avant Noël, Mike Martin reçut de Jéricho les réponses aux questions qu'il lui avait posées une semaine auparavant. Jéricho était formel : au cours des jours précédents, un cabinet de crise s'était réuni, auquel n'avaient participé que les membres les plus proches de Saddam Hussein, Conseil de la Révolution et généraux de haut rang.

Lors de cette réunion, la question de savoir si l'Irak devait se retirer du Koweït avait été délibérément mise à l'ordre du jour. Naturellement, ce n'était pas l'un des membres présents qui l'avait fait - personne n'était assez bête pour cela. Tous se souvenaient d'un autre exemple, pendant la guerre Iran-Irak : on avait évoqué une proposition iranienne de faire la paix si Saddam Hussein décidait de s'arrêter. Saddam avait lancé un tour de table. Le ministre de la Santé avait soutenu l'opinion qu'une telle idée était peut-être intéressante, de façon provisoire bien entendu. Saddam avait invité le ministre à le suivre dans une autre pièce, avait dégainé son revolver et lui avait tiré une balle dans la tête avant de reprendre sa place au Conseil des ministres.

La question du Koweït avait été soulevée sous la forme d'une dénonciation des Nations unies qui avaient osé soumettre cette idée. Chacun attendait que Saddam donne son avis. Maïs il n'en fit rien, restant, comme il en avait l'habitude, assis au bout de la table comme un cobra aux aguets, fixant tous les assistants l'un après l'autre pour essayer de détecter le moindre signe de déloyauté.

Evidemment, en l'absence de toute indication du Raïs, la discussion avait cessé avant même d'avoir commencé. Puis Saddam avait pris la parole, sur ce ton exagérément calme qu'il adoptait lorsqu'il était le plus dangereux. Tous ceux, avait-il déclaré, qui acceptaient l'idée d'une humiliation aussi catastrophique pour l'Irak face aux Américains, étaient mûrs pour devenir les lèche-bottes de l'Amérique pour le restant de leurs jours. Il n'y avait pas de place autour de cette table pour des individus de cette espèce.

Il n'y avait plus rien à discuter. Tous les participants prirent la parole pour expliquer que pareille pensée ne les effleurerait jamais, quelles que soient les circonstances. Le dictateur irakien avait alors ajouté quelque chose. L'Irak pourrait se retirer de sa dix-neuvième province à la seule condition de gagner, et de gagner de manière éclatante.

Les participants approuvèrent en chœur, même s'ils ne comprenaient pas de quoi il voulait parler.

Le compte rendu était assez long, et Mike Martin le transmit à Riyad la nuit même.

Chip Barber et Simon Paxman l'étudièrent pendant des heures. Ils avaient tous deux décidé de faire une petite pause et étaient rentrés passer quelques jours chez eux, laissant la direction de Martin et Jéricho, à Riyad, entre les mains de Julian Gray, côté britannique, et du chef de poste de la CI A pour les Américains. L'ultimatum des Nations unies expirait dans vingt-quatre jours, début de l'offensive aérienne du général Chuck Horner contre l'Irak. Les deux hommes avaient besoin de prendre un peu de repos, et le compte rendu exceptionnel de Jéricho leur en offrait la possibilité. Ils allaient l'emporter dans leurs bagages.

" A votre avis, que veut-il dire exactement, par * gagner de manière éclatante " ? demanda Barber.

- Aucune idée, répondit Paxman. Nous allons soumettre ça à nos analystes, ils seront peut-être meilleurs que nous.

- Nous aussi. Il ne va pas y avoir grand monde dans les jours qui viennent, à l'exception de ceux qui ont des achats à faire. Je vais remettre le document tel quel à Bill Stewart et il trouvera bien quelques têtes d'œuf pour l'analyser en détail avant que ça remonte au directeur et au Département d'État.

- Je connais de mon côté une tête d'œuf à qui j’aimerais bien en toucher un mot ", dit Paxman, et sur ce, ils allèrent à l'aéroport prendre leur avion respectif.

La veille de Noël, le Dr Terry Martin prit connaissance du message de Jéricho et on lui demanda s'il pourrait l'éplucher et déterminer si, d'aventure, Saddam Hussein voulait dire qu'une victoire contre l'Amérique serait le prix de son retrait du Koweït.

" A propos, demanda-t-il à Paxman, je sais que je viole les règles sacro-saintes du secret, mais je suis vraiment soucieux. Je travaille pour vous, alors accordez-moi un service en échange. Comment cela se passe-t-il au Koweït, pour mon frère ? Il va bien ? "

Paxman regarda le professeur d'arabe sans rien dire.

" La seule chose que j'aie le droit de vous dire, c'est qu'il a quitté le Koweït, fit-il enfin. Et c'est déjà plus que ce que je devrais vous en dire. "

Terry Martin poussa un soupir de soulagement.

" C'est le plus beau cadeau de Noël qu'on pouvait me faire. Merci, Simon. " II leva les yeux et, brandissant l'index : " Une dernière chose, ne l'envoyez jamais à Bagdad. "

Cela faisait quinze ans que Paxman était dans le métier. Il resta impassible et réussit à maîtriser le ton de sa voix. L'universitaire plaisantait, ce n'était pas possible.

" Oui ? Et pourquoi cela ? "

Martin terminait son verre de vin et ne remarqua pas l'éclair d'inquiétude qui venait de passer dans les yeux de l'officier de renseignements.

" Mon cher Simon, Bagdad est la seule ville au monde où il ne doit absolument pas mettre les pieds. Vous vous souvenez de ces bandes enregistrées que m'avait passées Sean Plummer, ces interceptions de conversations en Irak ? On a pu identifier quelques-unes des voix. J'en ai reconnu une. Par un coup de pot, mais je suis sûr de moi.

- Vraiment? dit tranquillement Paxman, racontez-moi ça.

- Cela remonte à loin, bien sûr, mais je sais que c'est le même homme. Et devinez qui? Il est maintenant chef du contre-espionnage à Bagdad, le chasseur d'espions en chef de Saddam.

- Hassan Rahmani ", murmura Paxman. Il ne fallait surtout pas que Terry Martin fasse la fête en cette période de Noël. Il serait incapable de tenir sa langue.

" C'est lui. Nous avons été en classe ensemble, vous savez, nous tous, à l'école primaire de ce bon M. Hartley. Mike et Hassan étaient inséparables. Vous comprenez, maintenant ? C'est pour cela qu'il ne doit pas être vu à Bagdad. "

Paxman quitta le bar à vins et regarda la silhouette de l'universitaire s'éloigner dans la rue. " Et merde, fit-il, quel foutu merdier. " Quelqu'un venait de lui gâcher son Noël, et il allait en faire autant avec celui de Steve Laing.

Edith Hardenberg était partie à Salzbourg pour passer les fêtes avec sa mère, conformément à une tradition vieille de plusieurs années.

Karim, le jeune étudiant jordanien, alla voir Gidi Barzilai chez lui. Le chef de l'opération Josué offrait un verre aux membres des équipes Yarid et Neviot placés sous ses ordres et qui n'étaient pas de service. Un seul malheureux se trouvait à Salzbourg pour garder un œil sur Mlle Hardenberg et les avertir si elle rentrait brusquement dans la capitale.

Le vrai nom de Karim était Avi Herzog. A vingt-neuf ans, il avait servi longtemps au Mossad dans l'unité 504, une division des services de renseignements de l'armée, spécialisée dans les raids de l'autre côté de la frontière. C'est cela qui expliquait sa pratique courante de l'arabe. Comme il avait une bonne tête et savait prendre sur commande un air timide et mal à l'aise, le Mossad l'avait déjà utilisé à deux reprises dans des missions de séducteur.

" Alors, comment ça va, joli cœur? lui demanda Gidi en passant les verres.

- Doucement, répondit Avi.

- Ne traîne pas trop. Le Vieux veut un résultat, rappelle-toi.

- La dame est assez coincée, fit Avi. La seule chose qui l'intéresse, c'est le commerce intellectuel. "

Pour peaufiner sa couverture d'étudiant arrivant d'Amman, on l'avait installé dans un petit appartement qu'il partageait avec un autre étudiant arabe, qui appartenait en fait à l'équipe Neviot, et dont la spécialité était les écoutes sauvages. Lui aussi parlait couramment arabe. C'était pour le cas où Edith "Hardenberg ou quelqu'un d'autre aurait eu l'idée de savoir où il vivait et avec qui.

L'appartement en question aurait pu résister à n'importe .quelle inspection. Il était rempli de livres de technologie et jonché de journaux et de revues jordaniennes. Les deux hommes avaient naturellement été inscrits à l'université technique, au cas où il serait venu à quelqu'un l'idée de pousser les vérifications jusque-là. C'est précisément son compagnon qui intervint.

" Le commerce intellectuel ? Baise-la donc !

- Justement, fit Avi, pas moyen. "

Lorsque les éclats de rire cessèrent, il ajouta : " A propos, j'exige une prime de risque."

- Pourquoi ? lui demanda Gidi. Tu crois qu'elle essaiera de te mordre quand tu auras baissé ton pantalon ?

- Tu parles ! On passe notre temps dans des galeries d'art, au concert, à l'Opéra. Je serai mort d'ennui avant que ça arrive.

- Continue comme tu sais faire, espèce de puceau. Si on t'a fait venir, c'est parce que le Service prétend que tu as un truc qu'on n'a pas, nous autres.

- Oui, fit la fille de l'équipe de filature du Yarid, un truc d'environ vingt-trois centimètres.

- Ça suffit, Yael. Continue comme ça et tu pourrais bien te retrouver à faire la circulation rue Hayarkon. "

Ils continuèrent ainsi à boire, à rire et à raconter des blagues en hébreu. Plus tard, ce soir-là, Yael put constater par elle-même qu'elle ne s'était pas trompée. Ce fut une bonne nuit de Noël pour l'équipe du Mossad en mission à Vienne.

" Alors, qu'en pensez-vous, Terry ? "

Steve Laing et Simon Paxman avaient invité Terry Martin à les rejoindre dans l'un des appartements de la Boîte, à Kensington. Ils voulaient pouvoir parler dans un endroit plus discret qu'un restaurant. On était à deux jours du nouvel an.

" Fascinant, dit le Dr Martin. Absolument fascinant. C'est vrai ? Saddam a vraiment dit cela ?

- Pourquoi demandez-vous ça ?

- Eh bien, si vous voulez me pardonner, c'est plutôt bizarre, pour un enregistrement de conversation téléphonique. Celui qui parle a l’air de faire à quelqu'un d'autre le récit de ce qui s'est passé au cours d'une réunion... Le second ne dit rien à l'autre bout du fil. "

II était absolument impossible à la Boîte de dire à Terry Martin comment elle s'était procuré ce document.

" Les interventions du correspondant n'avaient aucun intérêt, répondit tranquillement Laing, quelques grognements et des marques d'approbation. Nous ne les avons pas gardées.

- Mais c'est bien ce qu'a dit Saddam ?

- C'est en tout cas ce que nous avons compris.

- Extraordinaire. C'est la première fois que j'ai sous les yeux quelque chose qui n'est pas destiné à être diffusé à un public plus large. "

Martin avait entre les mains, non pas le rapport manuscrit de Jéricho, qui avait été détruit par son frère à Bagdad aussitôt lu, mot à mot, devant le micro, mais une retranscription tapée à la machine en arabe, du texte transmis par radio à Riyad, juste avant Noël. Il possédait également la traduction en anglais faite par la Boîte.

" Cette dernière phrase, dit Paxman, qui devait retourner à Riyad le soir même, là où il dit gagner de manière éclatante, est-ce que ça vous dit quelque chose ?

- Bien sûr que oui. Mais vous savez, vous utilisez le mot " gagner " dans son acception européenne ou nord-américaine. En anglais, je dirais plutôt " réussir ".

- Très bien, Terry, comment peut-il croire qu'il va réussir contre les Américains et la coalition ? lui demanda Laing.

- Par l'humiliation. Je vous l'ai déjà dit, il faut qu'il ridiculise totalement l'Amérique.

- Mais il ne va pas se retirer du Koweït dans les vingt jours qui viennent ? On a vraiment besoin de savoir, Terry.

- Écoutez, Saddam en est arrivé là parce que ses exigences n'avaient pas été satisfaites, répondit Martin. Il exigeait quatre choses : qu'on lui remette les îles Warbah et Bubiyan pour lui procurer un accès à la mer, une compensation pour le pétrole que le Koweït, d'après lui, a produit au-delà de son quota dans les champs qu'il partage avec l'Irak, la fin de la surproduction koweïtienne et l'effacement des quinze milliards de dollars de dettes de guerre. S'il obtient satisfaction sur tous ces points, il pourrait se retirer dans l'honneur, et laisser les Américains se débrouiller. C'est cela qu'il appelle " gagner ".

- Vous voyez un indice qui laisserait à penser qu'il y croit ? "

Martin haussa les épaules. " II croit que les pacifistes à tout crin des Nations unies pourraient faire pression dans ce sens. Il fait le pari qu'il a le temps pour lui, pourvu qu'il arrive à tenir jusqu'à ce que la résolution de l'ONU se refroidisse. Et il n'a peut-être pas tort.

- Ce type est complètement cinglé, dit sèchement Laing. Il y a une date limite, le 16 janvier, dans vingt jours. Il va se faire écrabouiller.

- A moins, suggéra Paxman, à moins que l'un des membres permanents du Conseil de sécurité n'arrive avec un plan de paix à la dernière minute pour retarder l'échéance. "

Laing avait l'air sombre. " Paris, ou Moscou, ou encore les deux à la fois, fit-il.

- Si la guerre éclate, pense-t-il vraiment qu'il pourrait la gagner ? Pardon, qu'il pourrait " réussir " ? demanda Paxman.

- Oui, répondit Terry Martin. Mais cela renvoie à ce que je vous ai déjà dit - les pertes américaines. N'oubliez pas que Saddam n'est qu'un vulgaire voyou. Les conférences diplomatiques au Caire ou à Riyad, ce n'est pas son truc. Les ruelles et les bazars sont remplis de Palestiniens et d'Arabes qui en veulent à l'Amérique, considérée comme le soutien d'Israël. Tout homme qui arrivera à faire saigner l'Amérique, même en infligeant beaucoup de souffrances à son propre peuple, deviendra le héros de millions de gens.

- Mais il n'y arrivera pas, insista Laing.

- Il croit que si, rétorqua Martin. Écoutez, il est assez futé pour comprendre qu'aux yeux de l'Amérique, l'Amérique ne peut pas perdre, ne doit pas perdre. C'est tout bonnement inacceptable. Regardez ce qui s'est passé avec le Vietnam. Les anciens combattants sont rentrés chez eux et ont été traités comme des moins que rien. Pour l'Amérique, des pertes infligées par un ennemi détesté équivalent à une défaite. Une défaite inacceptable. Saddam peut faire massacrer cinquante mille de ses hommes, quand il veut, là où il veut. Il s'en fiche. Mais pas l'Oncle Sam. Si l'Amérique doit supporter ce genre de perte, elle sera atteinte en plein cœur. Des têtes seront coupées, des carrières seront brisées, des gouvernements tomberont.

- Il ne peut pas faire ça, dit Laing.

- Il croit qu'il le peut, répliqua Martin.

- La guerre chimique, sans doute, murmura Paxman.

- Peut-être. A propos, avez-vous trouvé ce que signifiait la phrase dans cette écoute téléphonique ? "

Laing jeta un rapide coup d'œil à Paxman. Encore Jéricho. Il ne fallait absolument pas faire mention de Jéricho.

" Non, tous ceux à qui nous avons demandé n'en avaient jamais entendu parler. Personne n'y comprend rien.

- Ça pourrait être d'une extrême importance, Steve. Quelque chose d'autre... pas les gaz.

- Terry, reprit calmement Laing, dans moins de vingt jours, les Américains et nous, les Français, les Italiens, les Saoudiens et bien d'autres vont lancer contre Saddam la plus gigantesque armada aérienne qu'on ait jamais vu. Il y aura assez de puissance de feu pour déverser en vingt jours l'équivalent de toutes les bombes utilisées pendant la Seconde Guerre mondiale. A Riyad, les généraux s'y préparent activement. On ne peut pas arriver et leur dire : halte, les gars, on a intercepté une conversation téléphonique qu'on n'arrive pas à comprendre. Il faut voir les choses en face, ce n'était qu'un type un peu excité qui suggérait que Dieu était avec eux.

- Il n'y a rien de surprenant à cela, Terry, ajouta Paxman. Depuis la nuit des temps, les gens qui partent faire la guerre ont toujours proclamé que Dieu était de leur côté. Il n'y a pas besoin d'aller chercher plus loin.

- Le plus important des deux a dit à l'autre de la fermer et d'arrêter cette conversation, leur rappela Martin.

- Il était occupé et ça l'avait rendu irritable.

- Il l'a appelé " fils de pute ".

- Sans doute parce que c'est quelqu'un qu'il n'aimait pas beaucoup.

- Peut-être.

- Terry, je vous en prie, ne pensez plus à ça. Ce n'était qu'une petite phrase. Il s'agit des armes chimiques. C'est là-dessus qu'il compte. Pour tout le reste, nos analyses convergent. "

Martin s'en alla le premier, et les deux officiers de renseignements vingt minutes après lui. Les épaules enfoncées dans leurs manteaux, le col relevé, ils descendirent la rue pour trouver un taxi.

" Vous savez, fit Laing, c'est un type très intelligent et je l'aime bien. Mais c'est aussi un sacré enquiquineur. Vous savez quelque chose sur sa vie privée ?

- Oui, bien entendu, la Boîte a fait quelques vérifications. "

La Boîte, ou Boîte 500, est le terme argotique pour le service de sécurité ou MI-5. Pendant longtemps, l'adresse du MI-5 avait été boîte postale 500, à Londres.

" Eh bien, vous avez l'explication, reprit Laing.

- Steve, je crois vraiment que cela n'a rien à voir avec l'affaire. "

Laing s'arrêta et se tourna vers son subordonné. " Simon, croyez-moi. Il a une araignée au plafond et il nous fait perdre notre temps. Si je peux vous donner un conseil, laissez tomber le professeur. "

" Ce sera une guerre chimique, monsieur le Président. "

Trois jours après le nouvel an, les festivités à la Maison-Blanche étaient terminées, et, pour beaucoup de gens, il n'y avait pas eu de pause du tout. Toute l'aile ouest, le cœur de l'administration américaine, bourdonnait d'activité. -

Dans le calme du bureau Ovale, le dos tourné aux hautes fenêtres avec leurs vitres pare-balles de quinze centimètres d'épaisseur, sous le grand sceau des Etats-Unis, George Bush était assis derrière son grand bureau. Le général Brent Scowcroft, conseiller du Président pour les affaires de sécurité nationale, lui faisait face.

Le Président jeta un œil à la synthèse qu'on venait tout juste de lui apporter. " Tout le monde est d'accord là-dessus ? demanda-t-il.

- Oui, monsieur le Président. Ce que nous avons reçu de Londres montre que les gens de là-bas sont totalement en phase avec nos propres spécialistes. Saddam Hussein n'évacuera pas le Koweït si on ne lui fournit pas un prétexte, une manière de sauver la face, et nous nous chargeons de l'en priver. Pour le reste, il compte sur des attaques massives de gaz contre les forces de la coalition, soit avant, soit au cours de l'invasion.

- Et comment fera-t-il pour disperser ces gaz ? demanda-t-il.

- Nous pensons qu'il y a quatre possibilités, monsieur le Président. La plus simple consisterait à utiliser des bidons lancés par des chasseurs et des avions d'assaut. Colin Powell vient d'appeler Chuck Horner, à Riyad. Le général Horner lui a dit qu'il avait besoin de trente-cinq jours de guerre aérienne ininterrompue. A J + 20, aucun avion irakien ne serait en mesure d'atteindre la frontière. A J + 30, aucun ne serait en mesure de décoller et de tenir l'air plus de soixante secondes. Il est prêt à s'engager là-dessus, monsieur le Président. Vous pouvez mettre ses étoiles dans la balance.

- Et les autres solutions ?

- Saddam possède quantité de batteries de lance-roquettes. Cela pourrait lui offrir une seconde possibilité. "

Les batteries de lance-roquettes irakiennes leur avaient été fournies par les Soviétiques et dérivaient des vieilles Katiouchka utilisées avec les effets dévastateurs que l'on sait au cours de la Seconde Guerre mondiale. Largement modernisées, ces roquettes, lancées à cadence rapide depuis un caisson rectangulaire monté sur camion ou depuis des rampes fixes, avaient désormais une portée de cent kilomètres.

" Naturellement, monsieur le Président, elles devraient être tirées depuis le Koweït ou le désert irakien, compte tenu de leur portée. Nous pensons que les J-STAR les détecteraient au radar et seraient capables de les neutraliser. Les Irakiens peuvent essayer de les camoufler, mais leur masse métallique ne peut pas nous échapper. Pour terminer, les Irakiens disposent de stocks d'obus à tête chimique qu'ils peuvent tirer en utilisant les chars et l'artillerie. Portée inférieure à trente-sept kilomètres. Nous savons que ces stocks ont déjà été apportés sur les sites de lancement, mais avec une portée aussi limitée, dans le désert, il n'y a pas moyen de les cacher. Les aviateurs nous certifient qu'ils pourraient les détecter et les détruire. Il y a enfin les Scud. C'est une menace, et nous les surveillons en permanence, au moment même où je vous parle.

- Et les mesures préventives ?

- Elles sont en place, monsieur le Président. Si nous subissons une attaque d'anthrax, tous les hommes sont vaccinés. Les Britanniques ont pris les mêmes mesures. Nous augmentons en permanence la cadence de production de ces vaccins. Chaque homme, chaque femme a un masque à gaz et un vêtement de protection. S'il essaie de... "

Le Président se leva, se retourna et regarda le sceau. L'aigle chauve, serrant un faisceau de flèches, regardait fixement dans le lointain. Vingt ans plus tôt, il avait assisté au spectacle épouvantable de ces sacs mortuaires à fermeture Eclair qui revenaient du Vietnam. Il savait qu'on en avait déjà stocké un certain nombre sous le soleil d'Arabie, dans de discrets conteneurs sans marquage. Même avec toutes ces précautions, il y aurait encore des morceaux de peau exposés, des masques qu'on n'arriverait pas à mettre à temps.

L'année prochaine était une année électorale, mais là n'était pas le problème. Gagnant ou perdant, il n'avait aucunement intention de rester dans l'histoire comme le président américain qui avait envoyé des dizaines de milliers de soldats à la mort, pas en neuf ans de guerre, comme au Vietnam, mais en moins de quelques semaines ou même de quelques jours.

" Brent...

- Monsieur le Président...

- James Baker doit rencontrer Tarek Aziz incessamment.

- Oui, dans six jours, à Genève.

- Demandez-lui de venir me voir, je vous prie. "

Pendant la première semaine de janvier, Edith Hardenberg commença à s'amuser, réellement s'amuser, pour la première fois depuis des années. Il y avait une certaine exaltation à faire découvrir et à expliquer à son jeune ami si intelligent les merveilles culturelles de la ville.

La Banque Winkler accordait à son personnel quatre jours de congé au moment du nouvel an. Passé cette période, ils devraient se contenter des soirées pour leurs activités culturelles. Cela promettait encore beaucoup de concerts, pièces de théâtre, récitals, ou de visites de musées et de galeries d'art pendant les week-ends.

Ils passèrent une demi-journée à admirer les collections d'Art nouveau, et encore une autre à visiter une exposition permanente des œuvres de Klimt.

Le jeune Jordanien était enthousiasmé, il n'arrêtait pas de poser des questions. Ses yeux s'éclairèrent lorsqu'elle lui expliqua qu'il y avait encore une autre exposition merveilleuse à la Künstlerhaus, et qu'il fallait absolument profiter du week-end suivant pour aller la voir.

Après la soirée passée à l'exposition Klimt, Karim l'emmena dîner à la rôtisserie Sirk. Elle lui dit que c'était trop cher, mais son nouvel ami lui expliqua que son père était un riche chirurgien d'Amman et qu'il lui accordait une pension assez généreuse.

Contre toute attente, elle le laissa lui servir un verre de vin et ne remarqua pas qu'il le remplissait continuellement. Elle se mit à parler de façon plus animée qu'à l'accoutumée et une légère rougeur colora ses joues si pâles d'habitude. Au moment du café, Karim se pencha un peu et posa sa main sur la sienne. Elle prit un air gêné et regarda rapidement autour d'elle pour voir si quelqu'un ne l'avait pas remarquée : personne ne s'occupait d'eux. Elle ôta sa main, mais assez lentement.

A la fin de la semaine, ils avaient fait le tour des quatre trésors culturels qu'elle avait en tête. Un soir, alors qu'ils revenaient à sa voiture dans la nuit glacée après être allés au Musikverein, il prit sa main gantée dans la sienne et la garda. Elle n'essaya pas de la retirer, se laissant aller à la douce chaleur qui traversait le gant de coton.

" Vous êtes si gentille de faire tout cela pour moi, lui dit-il gravement, je suis sûr que cela doit être assez ennuyeux.

- Oh non, pas du tout, se récria-t-elle. J'adore voir et écouter toutes ces merveilles. Et je suis heureuse que cela vous plaise aussi. Bientôt, vous serez devenu un spécialiste de la culture et de l’art européens. "

Lorsqu'ils furent arrivés à sa voiture, il lui sourit, lui prit le visage entre des mains nues mais étrangement chaudes et l'embrassa délicatement sur les lèvres. " Danke, Edith. " Et il s'éloigna. Elle rentra chez elle comme d'habitude, mais ses mains étaient toutes tremblantes et elle faillit se faire renverser par un tramway.

Le secrétaire d'État américain, James Baker, rencontra le ministre des Affaires étrangères irakiens, Tarek Aziz, à Genève le 9 janvier. La rencontre fut brève et plutôt glaciale. Il fallait s'y attendre. Un seul interprète, anglo-arabe, assistait à l'entretien, bien que Tarek Aziz parlât un anglais parfait et fût tout à fait en mesure de comprendre l'Américain dont le débit était assez lent et qui s'exprimait avec une grande clarté. Son message était très simple. " Si, lors des hostilités qui risqueraient de survenir entre nos deux pays, votre gouvernement décidait d'utiliser les armes chimiques, interdites par les traités internationaux, je vous informe, ainsi que le président Hussein, que mon pays utilisera l’arme nucléaire. Pour tout dire, nous lancerions une arme nucléaire sur Bagdad. "

L'Irakien replet et grisonnant comprit parfaitement le message, mais sans parvenir à y croire. D'abord, aucun homme sensé n'oserait jamais rapporter au Raïs une menace aussi directe. Comme les anciens rois de Babylone, il avait l'habitude de passer ses colères sur les porteurs de mauvaises nouvelles. Ensuite, il n'était pas sûr que l'Américain ait parlé sérieusement. Les retombées d'une bombe atomique ne se limiteraient sûrement pas à Bagdad. C'est tout le Proche-Orient qui serait dévasté.

Mais, alors qu'il rentrait à Bagdad, plongé dans de troublantes réflexions, Tarek Aziz ignorait trois choses. La première était que ce que l'on appelle les armes nucléaires " de théâtre ", mises au point par la science moderne, n'ont plus rien à voir avec la bombe lancée sur Hiroshima en 1945. Les bombes " propres ", à effets limités, sont ainsi appelées parce que, même si leurs effets thermiques et de souffle sont toujours aussi terrifiants, elles ne laissent derrière elles que des effets radioactifs de courte durée.

Deuxième point, il ne savait pas que le Wisconsin, qui croisait dans le Golfe et devait être bientôt rejoint par le Missouri, avait embarqué trois caissons d'acier et de béton très particuliers, assez résistants pour supporter une immersion de dix mille ans si le bâtiment allait au fond. Ils contenaient trois missiles de croisière Tomahawk dont les États-Unis espéraient bien ne jamais avoir à se servir.

Et enfin, il ignorait que le secrétaire d'Etat ne plaisantait absolument pas.

Le général Sir Peter de la Billière faisait une promenade nocturne et solitaire dans le désert, en la seule compagnie du sable qui crissait sous ses pas et des pensées qui l'occupaient.

Militaire de carrière et vétéran de tant de combats, il avait un tempérament d'ascète et cela se voyait à sa silhouette mince.

Incapable de goûter les plaisirs de la ville, il ne se sentait chez lui et à l'aise que dans les camps et les bivouacs, en compagnie de ses frères d'armes. Comme tant d'autres avant lui, il aimait le désert d'Arabie, ses vastes horizons, la chaleur accablante qui succédait au froid glacé et, parfois, son terrible silence.

Cette nuit-là, en tournée sur la ligne de front, une de ces escapades qu'il se permettait aussi souvent que possible, il s'était éloigné du camp Saint-Patrick, laissant derrière lui les chars Challenger nichés sous leurs filets de camouflage, tels des animaux accroupis attendant leur heure, et les hussards qui préparaient le repas du soir. Devenu l'intime du général Schwarzkopf, il participait à toutes les réunions d'état-major et savait donc que la guerre allait éclater. A moins d'une semaine de l'expiration de l'ultimatum des Nations unies, rien ne laissait prévoir que Saddam Hussein veuille se retirer du Koweït. Ce qui le préoccupait le plus cette nuit-là, sous les étoiles du ciel d'Arabie, c'était qu'il ne parvenait pas à comprendre ce que le tyran de Bagdad avait l'intention de faire. En tant que soldat, le général britannique aimait comprendre, comprendre son ennemi, deviner les motivations de l'homme, sa tactique, sa stratégie globale.

A titre personnel, il n'éprouvait que mépris pour l'homme de Bagdad. Les détails abondaient sur les génocides, les tortures, les meurtres dont il s'était rendu coupable. Saddam n'était pas un soldat, et ne l'avait jamais été. Il avait gaspillé tous les talents militaires qui existaient au sein de son armée en démettant de leurs fonctions ses généraux ou en faisant exécuter les meilleurs d'entre eux.

Mais là n'était pas la question. Le problème était que Saddam Hussein tenait entre ses mains tous les rênes du pouvoir, politique et militaire, et rien de ce qu'il faisait n'avait le moindre sens. Il avait envahi le Koweït au mauvais moment et pour de mauvais motifs. Cela fait, il avait annihilé ses chances de convaincre ses amis arabes qu'il était ouvert à une solution diplomatique et que le problème pouvait être réglé dans le cadre de négociations entre Arabes. Se fût-il engagé dans cette voie qu'il aurait sans doute pu continuer à exporter son pétrole vers l'Occident, et tout se serait terminé par une conférence panarabe qui se serait enlisée au fil des ans.

C'est sa stupidité qui avait amené l'Occident à intervenir et, pour couronner le tout, l'occupation du Koweït, avec son cortège de viols, de brutalités, et ses tentatives pour utiliser les otages occidentaux comme boucliers humains, avait décidé de son isolement définitif.

Alors que, au début, Saddam Hussein tenait à sa merci les riches gisements pétroliers du nord-est de l'Arabie, il avait dû y renoncer. Son armée et son aviation, bien commandées, lui auraient même permis d'atteindre Riyad et de dicter ses conditions. Il avait échoué, et Bouclier du Désert s'était mis en place pendant qu'il accumulait les maladresses politiques et les désastres militaires.

C'était peut-être un voyou de talent, mais piètre stratège, songeait le général britannique. Avait-il seulement idée du déluge qui allait s'abattre des cieux sur l'Irak ? Comment pouvait-il ne pas voir la puissance qui allait ramener en cinq semaines tout son arsenal dix ans en arrière ?

Le général s'arrêta et contempla le désert vers le nord. Il n'y avait pas de lune ce soir, mais, dans le désert, les étoiles brillent tant que leur pâle lueur suffit à éclairer les silhouettes. Le terrain était plat, lorsqu'on s'éloignait un peu des murs de sacs de sable, des tranchées, des champs de mines, des réseaux de fil de fer barbelé et des cheminements enterrés qui marquaient les lignes de défense irakiennes. C'est à travers elles que les sapeurs américains des Big Red One devaient ouvrir un passage aux Challenger.

Et pourtant, le tyran de Bagdad avait un atout, que le général connaissait et redoutait à la fois. Saddam pouvait tout simplement se retirer du Koweït. Le temps ne jouait pas en faveur des alliés, il jouait en faveur de l'Irak. Le Ramadan commençait le 15 mars. Pendant un mois, aucun musulman n'avalerait la moindre nourriture ni la moindre goutte d'eau du lever au coucher du soleil. Les nuits se passeraient à manger et à boire. Cela interdisait pratiquement à une armée musulmane de faire la guerre pendant cette période.

Après le 15 avril, le désert deviendrait un enfer, avec des températures jusqu'à cinquante-cinq degrés. Les pressions de l'opinion augmenteraient pour obtenir le retour des " garçons " à la maison. A l'été, ces pressions et la dureté de la vie dans le désert deviendraient intenables. Les alliés seraient alors obligés de se retirer et, une fois repartis, ils ne reviendraient jamais, en tout cas pas avec ces moyens. La coalition était quelque chose qui ne pouvait se produire qu'une fois.

Donc, la limite était le 15 mars. En remontant le calendrier à l'envers, la guerre terrestre pouvait durer jusqu'à vingt jours. Elle devait donc débuter, si jamais elle avait lieu, le 23 février. Mais Chuck Horner avait besoin de trente-cinq jours de guerre aérienne pour écraser les armes, les régiments et les défenses irakiennes. La dernière date possible était donc le 17 janvier.

Et à supposer que Saddam se retire ? Il laisserait là un demi-million de soldats alliés, les bras ballants, éparpillés dans le désert et sans autre alternative que celle de rentrer chez eux. Mais ce Saddam était une tête de mule - il ne se retirerait pas.

Que pouvait bien chercher ce fou ? se demanda-t-il une fois encore. Attendait-il quelque chose, une intervention divine née de son imagination, qui écraserait ses ennemis et le verrait triompher ?

II entendit une voix crier son nom, derrière lui. Il se retourna. Le commandant du régiment de hussards irlandais, Arthur Denaro, l'appelait pour le dîner. Ce grand gaillard d'Arthur Denaro qui serait un jour dans le char de tête pour franchir la brèche.

Il sourit et fit demi-tour. Cela lui ferait du bien d'être assis à côté des hommes dans le sable, à faire chauffer des haricots et du pain dans une gamelle, tout en écoutant les conversations à la lueur du feu. Cela lui ferait du bien de rire aux taquineries et aux blagues, d'entendre le langage cru d'hommes qui utilisaient un anglais rude pour dire ce qu'ils avaient à dire, dans la bonne humeur.

Que cet homme aille pourrir dans ces contrées du Nord ! Mais que diable attendait-il donc... ?