L’Histoire : Quand le Japon apparaît-il sur la scène internationale ?
Karoline Postel-Vinay : Avant l’expansion impérialiste européenne en Asie orientale, au milieu du XIXe siècle, il existe une scène internationale à l’échelle de la région, dominée par la Chine, et dont fait partie le Japon. Les Européens vont créer un ordre international à l’échelle planétaire, dont ils seront les acteurs dominants81. Le Japon va alors quitter le système asiatique pour basculer vers ce nouvel ordre global lorsqu’il attaque la Chine en 1894 et la vainc en 1895, obtenant entre autres Taiwan. C’est le point de départ de la rupture historique entre les deux pays. La formule d’un intellectuel du début de l’ère Meiji (1868-1912) résume le sentiment des Japonais face à l’expansionnisme occidental en Asie orientale : « Nous avons le choix entre être à la table des grands ou faire partie du menu. »
Le Japon poursuit son rejet de l’ordre asiatique et son intégration dans le système global en signant en 1902 un traité d’alliance avec la Grande-Bretagne. C’est un symbole fort car c’est la première fois qu’un pays non occidental signe sur un pied d’égalité un traité d’alliance avec une puissance occidentale82. Ce traité dure jusqu’en 1921, et le Japon sera donc l’allié de la Grande-Bretagne pendant la Première Guerre mondiale. Il participe aux négociations du traité de Versailles en 1919. Une délégation japonaise défile sur les Champs-Élysées le 14 juillet 1919.
Le Japon fait partie du groupe dominant sur la scène mondiale. Il entre ainsi à la Société des nations (SDN), mais n’est toutefois pas considéré comme véritablement l’égal des puissances occidentales. À la conférence de Paris, en 1919, la délégation japonaise veut obtenir la reconnaissance de l’égalité des races : sa proposition est rejetée, notamment par la Grande-Bretagne. Dans l’esprit de beaucoup d’Occidentaux, l’humanité est hiérarchisée, et les Japonais restent inférieurs.
Dans les années 1930, les Japonais vont être rattrapés par l’idée de puissance, jusqu’au dérapage : la volonté de domination systématique portée par un régime ultramilitariste, et qu’a symbolisée l’expression « sphère de coprospérité » (inventée en 1940), dure une quinzaine d’années.
L’H. : Défait en 1945, le Japon est occupé par les États-Unis… Avec quelles conséquences ?
K. P.-V. : Le Japon entre du jour au lendemain dans l’orbite américaine. Depuis l’ouverture forcée de l’archipel aux Occidentaux dans les années 1850, le Japon n’avait quasiment jamais traité avec les États-Unis. En 1945, Américains et Japonais se connaissent à peine.
L’occupation du Japon par les Alliés de la Seconde Guerre mondiale, et de facto par les États-Unis, durera près de sept ans. Le traité de paix de San Francisco signé en 1951 par une cinquantaine de pays (mais rejeté par l’URSS) prévoit l’indépendance du Japon et officialise son retrait de Corée, de Taiwan et d’autres territoires dont les îles Kouriles. Simultanément un traité de sécurité nippo-américain garantit la protection de l’archipel par les États-Unis. Ce traité est révisé en 1960 puis revu et ratifié tous les dix ans. Plusieurs bases américaines sont établies dans l’archipel, la majorité d’entre elles à Ôkinawa, regroupant près de 50 000 militaires (l’essentiel du dispositif armé des États-Unis en Asie-Pacifique).
Sous l’occupation américaine, le Japon est démilitarisé et retrouve la voie de la démocratie. Une nouvelle Constitution, essentiellement dictée par l’équipe de MacArthur, est promulguée le 3 novembre 1946. Elle donne un rôle symbolique à l’empereur et stipule dans son article 9 l’interdiction de faire la guerre : « Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ainsi qu’à la menace ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux. » Le Japon s’interdit d’entretenir des forces terrestres, navales ou aériennes, ou « tout autre potentiel de guerre ».
Avec le déclenchement de la guerre de Corée en juin 1950, et le départ temporaire des troupes américaines stationnées dans l’archipel, le gouvernement japonais constitue, en accord avec les autorités d’occupation, des « forces d’autodéfense » (jieitai). Composées de 75 000 militaires en 1950, elles grossissent progressivement pour atteindre un plafond, dans les années 1970, de 238 000 personnes (ce qui met, en 2008, les forces japonaises uniquement au 21e rang mondial…). Parallèlement s’est instituée la règle de ne pas dépasser 1 % du PNB pour le budget de la défense. Les Japonais n’ont pas la bombe nucléaire, ni d’autres armes de destruction massive ; ils n’ont pas d’armement à but offensif, comme des bombardiers de longue portée.
L’H. : Comment les Japonais ont-ils perçu cette tutelle américaine ?
K. P.-V. : Pour les Japonais, la présence américaine aura signifié le retour de la paix, de la prospérité et de la démocratie, après plus de dix ans d’une dictature militaire désastreuse à tous points de vue. On peut dire que l’occupation a été une réussite. Si la démocratie a pu s’imposer si facilement, c’est que le Japon avait connu une expérience démocratique au début du siècle. En 1889, le Japon est le premier pays non occidental au monde à se doter d’une Constitution. En 1890 est établi un Parlement, élu au suffrage censitaire. Des partis politiques et des syndicats se constituent au tournant du XXe siècle. En 1925, le suffrage masculin est établi, y compris pour les sujets coréens. Les Japonaises obtiennent le droit de vote en 1945, peu de temps après les Françaises (1944). Mais la rapidité de la démocratisation tient sûrement beaucoup au fait qu’en 1945 la population japonaise est très éduquée.
Le pacifisme a également pris racine très vite et très profondément. Au moment de la capitulation, le sentiment général, c’était le soulagement que la guerre soit enfin finie. Les Japonais avaient l’impression d’avoir été trahis par l’armée. A donc prévalu un rejet total du militarisme en phase avec les mesures voulues par les Américains. Et l’article 9 de la Constitution a fini par être sacralisé. Lorsque la guerre de Corée a éclaté, les Japonais ne voulaient pas en entendre parler : au point que MacArthur juge dans ses Mémoires que les Américains étaient allés trop loin dans l’éducation pacifiste…
L’H. : Quelles sont les étapes du retour sur la scène internationale du Japon ?
K. P.-V. : En 1956, le Japon entre à l’ONU, après la normalisation de ses relations avec l’URSS : un armistice est enfin signé entre les deux pays (mais aucun traité de paix, de sorte que, techniquement, l’URSS et le Japon sont restés en guerre jusqu’en 1989 !). L’armistice permet cependant aux prisonniers de guerre japonais de revenir, onze ans après la fin de la guerre (en août 1945, près de 600 000 Japonais étaient prisonniers dans les camps du Goulag ; beaucoup y sont morts).
Mais c’est bien la puissance économique du Japon qui le propulse, dans les années 1970, sur la scène internationale : en 1975, il est assis, à Rambouillet, à la table des six grands. Son PNB est alors au troisième rang derrière l’Allemagne, qu’il dépassera quelques années plus tard. En 1972, le journaliste Robert Guillain publie Japon, troisième grand et Ezra Vogel Japon as Number One.
L’H. : Mais ce nouveau géant économique est resté un « nain politique » ?
K. P.-V. : En effet, car le Japon n’a pas recouvré sa puissance diplomatique. Il n’a aucune marge de manœuvre par rapport aux États-Unis. Il s’aligne systématiquement sur toutes les grandes décisions politiques prises à Washington. Après le premier choc pétrolier de 1973, il a bien essayé de faire preuve d’un peu d’autonomie en adoptant des positions moins pro-israéliennes et plus pro-arabes – lui qui est très dépendant du pétrole. Mais l’essentiel est resté l’alliance avec les États-Unis.
Ce profil bas de la diplomatie japonaise est assumé et proclamé. Le pays revendique son pacifisme, son absence d’armée. Même sur le plan économique, une trop grande puissance inquiète les Japonais dans la mesure où elle pourrait mettre en péril les liens américano-japonais. Dans les années 1980, alors que les relations économiques avec les États-Unis commençaient à se tendre et que le Japon était accusé de mener une guerre économique, les Japonais ne voulaient surtout pas devenir numéro un.
Remettre en cause l’alliance pro-américaine, même s’il y a eu des hauts et des bas dans la relation nippo-américaine, ce n’est pas possible. Pas quand on a comme voisins une Chine de plus en plus puissante et dont les intentions sont difficiles à lire ou une Corée du Nord incontrôlable.
L’H. : Le grand ennemi du Japon, c’est la Chine ?
K. P.-V. : C’est plus compliqué que cela. Les deux voisins, on l’a vu, sont de vieux rivaux. Mais les Japonais gardent un grand respect pour la Chine dans la mesure où elle représente la source de leur patrimoine culturel classique. Ce qui divise le Japon et la Chine de manière immédiate, c’est leurs régimes politiques opposés, et plus récemment le nationalisme antijaponais en Chine.
Les relations entre les deux pays ont été régularisées en 1972, juste après l’établissement de relations sino-américaines. Pendant des décennies le ressentiment antijaponais n’était pas exprimé ; la Chine de Mao n’a jamais réclamé de réparations pour les victimes de la guerre sino-japonaise. Les relations se sont tendues depuis 2001 sous les gouvernements Koizumi Junichirô et Abe Shinzô à cause des orientations politiques de ces Premiers ministres, mais aussi parce que le Parti communiste chinois perd sa légitimité, et retrouve des ressources politiques dans le nationalisme. Le nouveau Premier ministre japonais Fukuda Yasuo est lui très pro-asiatique et pour l’ouverture avec la Chine. Mais les relations restent fragiles.
L’H. : Y a-t-il des risques de guerre ?
K. P.-V. : Des tensions en tout cas. Face à la montée en puissance politique de la Chine, Tokyo cherche des soutiens auprès des grandes démocraties voisines. Le Japon s’est tourné vers l’Australie et à présent l’Inde. Mais si les tensions régionales s’affirmaient les Japonais pourraient se réarmer83. Ils voient bien le désastre en Irak ; ils ont conscience de la limite de la puissance américaine. Si les Américains donnaient un signe tangible de désengagement en Asie orientale, les Japonais se réarmeraient très rapidement.
L’H. : Le vrai problème pourrait venir de la Corée du Nord ?
K. P.-V. : Il y a la question de savoir si elle possède la bombe nucléaire. Les services secrets japonais sont assez bien renseignés. Il semble que les Nord-Coréens n’aient pas la technique pour développer un véritable armement nucléaire, mais on reste vigilant.
La plus grande inquiétude vient d’ailleurs : le pays est une bombe en soi ; la société est malade, les risques de famine sont chroniques (on a estimé que plus de 2 millions de personnes étaient mortes de faim entre 1996 et 1998). La Corée du Nord risque d’imploser, engendrant un déséquilibre régional, un afflux de réfugiés en Corée du Sud. Aussi le Japon, la Corée du Sud, mais aussi la Chine maintiennent-ils le pays sous perfusion. Si la Corée du Nord s’écroule, le prix à payer pour le Japon serait très lourd.
L’H. : L’économie, c’est aussi un instrument de puissance ?
K. P.-V. : À l’échelle régionale certainement. L’économie japonaise reste très importante. Son PNB vient juste d’être dépassé par celui de la Chine. Mais le PNB par habitant du Japon est équivalent à celui des pays les plus riches d’Europe tandis que le PNB par habitant chinois continue d’être comparable à ceux de pays en développement. Par son niveau de vie, et par sa capacité technologique, le Japon n’est pas un « pays émergent » et continue donc d’être la seule puissance du G7 dans la région84.
L’H. : Puissance économique désarmée, quelle influence peut bien avoir le Japon ?
K. P.-V. : Il y a l’aide humanitaire pour laquelle le Japon dépense beaucoup. La Chine a longtemps et beaucoup bénéficié de l’aide japonaise au développement ; ce n’est qu’en 2007 que celle-ci a été supprimée. Le Japon est aussi le premier donateur de l’Indonésie.
La Banque asiatique de développement, la BAD, la grande banque de développement régional fondée en 1966, est fortement investie par le Japon. Cette politique de développement est une forme de politique de puissance.
Cela ne semblait pas toujours suffisant aux yeux de certains Japonais comme à l’étranger. Au moment de la première guerre du Golfe, en 1991, les États-Unis ont fait peser une pression énorme sur le Japon pour qu’il intervienne, sous une forme ou une autre. L’opinion publique américaine accusait les Japonais de mener une « politique du chéquier », payant mais refusant d’aller au combat.
Au Japon, le débat a été intense. Une majorité continuait de s’identifier au pacifisme post-1945. Une partie des jeunes Japonais, les plus à droite, proposaient de supprimer l’article 9 et voir le Japon devenir une puissance normale. Troisième voie, Ozawa Ichirô, qui était alors une des étoiles montantes du Parti libéral démocrate (PLD), a prôné l’idée de « puissance civile » : contribuer aux grands problèmes du monde, en particulier environnementaux, cesser d’être un nain politique, mais de façon civile. Le protocole de Kyôto, qui comme son nom l’indique, a été proposé par les Japonais et adopté en 1997, va dans ce sens.
Surtout, en 1992, la loi sur les opérations de maintien de la paix (PKO, Peace Keeping Operations) est votée : l’aide humanitaire japonaise peut prendre la forme d’interventions « militaires ». Le Japon a ainsi pu participer à plusieurs missions de l’ONU, la première au Cambodge à partir de septembre 199285.
Au lendemain du 11 septembre 2001, une loi antiterroriste est votée, permettant d’accroître le champ d’action des forces d’autodéfense japonaises mais toujours dans un cadre strictement humanitaire. Cela a permis d’apporter un soutien logistique aux États-Unis durant leur attaque contre l’Irak. Cette mesure a été voulue par le Premier ministre très pro-américain de l’époque, Koizumi Junichirô, qui était prêt à soutenir inconditionnellement l’administration Bush – l’opinion publique était, elle, majoritairement défavorable à l’intervention en Irak. L’ensemble de sources de pouvoir non-militaires (économiques, humanitaire mais aussi culturel) représente ce qu’on appelle le « soft power ».
L’H. : Diriez-vous que le Japon aujourd’hui est une puissance ?
K. P.-V. : S’il y a une puissance japonaise, c’est une puissance « postmoderne », qui n’est pas fondée sur le rapport de force. Elle se fonde sur l’économie, la culture, la capacité d’intervention dans les institutions internationales sur les questions d’environnement, d’aide humanitaire, de promotion de la démocratie. Le Japon est très présent à l’ONU dont il est un des très gros contributeurs (il n’a d’ailleurs pas renoncé à obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité). L’Organisation mondiale de la santé (OMS) et le Haut-Commissariat aux réfugiés ont longtemps été tenus par des Japonais ; l’envoyé spécial de l’ONU en ex-Yougoslavie était un Japonais.
Les Japonais agissent souvent dans les coulisses, avec discrétion. Ainsi dans les comités parallèles aux réunions de l’Asean+3 (l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est à laquelle se joignent le Japon, la Chine, la Corée du Sud86). Ils y discutent des manières de soutenir les ONG, la société civile pour aider les mouvements démocratiques.
Mais est-ce que le monde est prêt pour cette forme d’intervention ? Pour une puissance qui fonctionne par la loi, par le droit, par la consultation, et non par la force ? Je n’en suis pas sûre. On a pu le penser durant une courte période, entre la chute du mur de Berlin et le 11 Septembre : on a cru à la gouvernance globale, au triomphe du multilatéralisme. Sur ce plan, le Japon est proche de l’Union européenne (UE) : l’un et l’autre croient au pouvoir par la norme (imposer au monde des normes économiques, financières, écologiques). En ce sens, le Japon, comme l’UE sont ce que j’appelle des « puissances paradoxales ».
L’H. : Le Japon ne souhaite-t-il pas devenir une puissance « normale », dotée d’une véritable armée ?
K. P.-V. : Les Japonais peuvent aujourd’hui discuter de l’article 9 de la Constitution, de son interprétation, de ses amendements possibles – c’est nouveau. Mais ils ne sont pas prêts, dans leur grande majorité, à abandonner le pacifisme. Année après année les sondages d’opinion montrent que la majorité des Japonais reste attachée à l’article 9. Je ne crois pas possible de mobiliser la population japonaise sur une position de puissance classique. Et le spectre d’une guerre avec la Chine n’est simplement pas possible.