Le 13 décembre 1937, les troupes japonaises, qui ont envahi la Mandchourie dès 1931 et qui, depuis le 7 juillet 1937, sont entrées en guerre contre la Chine, prennent Nankin, capitale d’où gouvernent Tchang Kaï-chek et le parti nationaliste, le Guomindang. Cette date marque le début du premier grand massacre de la Seconde Guerre mondiale : deux mois de terreur pour les populations.
Ces crimes de guerre japonais sont devenus aujourd’hui un enjeu mémoriel, politique et diplomatique entre les deux puissances de l’Asie orientale. Quelles que soient leurs origines ou opinions, les Chinois voient dans les horreurs ayant entouré la prise de Nankin une tragédie dont l’ampleur serait comparable à Hiroshima, si ce n’est à Auschwitz21. Du côté japonais, ceux qui cherchent à minimiser et justifier ces atrocités, voire à les nier complètement, sont encore nombreux. De part et d’autre, beaucoup se sont lancés dans une surenchère nationaliste préjudiciable à la vérité historique.
Pour qui prend la peine de remonter aux (nombreux) témoignages dont nous disposons, il n’est pourtant pas très difficile de cerner avec un degré raisonnable de précision les modalités, responsabilités et dimensions de cet événement – notamment le nombre de victimes, point sur lequel les controverses sont particulièrement violentes. Universitaires étrangers – sociologues ou historiens notamment –, journalistes, missionnaires, diplomates et hommes d’affaires, tous maîtrisant la culture et, souvent, la langue chinoises, nous en ont fourni des récits en abondance. Ces témoignages sont d’autant plus fiables qu’ils furent rédigés pendant ou juste après les événements.
Ils complètent de nombreuses archives japonaises : journaux de marche des unités, correspondances d’état-major, sans oublier les écrits intimes d’officiers, de simples soldats ou de correspondants de guerre, souvent des plus révélateurs.
Des pièces, certes plus tardives, peuvent être ajoutées au dossier : il y a d’abord les minutes d’interrogatoires du procès des criminels de guerre japonais qui s’est tenu à Tokyo entre 1946 et 1948. Mais il y a aussi les enquêtes multiples menées auprès de survivants chinois à partir des années 1970. Les convergences entre ces sources l’emportent de beaucoup sur quelques contradictions.
On est ainsi amené à infirmer tant les savantes constructions des révisionnistes nippons, à l’évidence échafaudées sur du sable, que les exagérations sans limite des nationalistes chinois, qui dénoncent plus que jamais une tuerie délibérée et systématique de l’ensemble de la population civile, et n’hésitent pas à avancer un chiffre de victimes au moins égal à 300 00022, soit trois à six fois plus que la réalité.
Ces sources conduisent à distinguer trois types de violence de masse, dont les circonstances et les conséquences diffèrent grandement. Le premier pourrait être décrit comme un « massacre de guerre » : des victimes militaires et civiles résultant directement des combats. Pour l’armée japonaise, qui avait subi des dommages importants lors de la bataille de Shanghai (août-novembre 1937), la prise de Nankin constitua une formalité qui n’occasionna que des pertes légères (environ 1 000 morts). Les choses furent totalement différentes du côté chinois.
Le 12 décembre, les troupes chinoises reçurent soudainement l’ordre d’abandonner une ville que le généralissime Tchang Kaï-chek, président de la République chinoise, avait pourtant juré de défendre jusqu’au bout. Une terrible panique s’ensuivit, les officiers laissant parfois leurs hommes derrière eux pour fuir plus vite, et des soldats mal informés tirant sur ceux qu’ils croyaient être des déserteurs. La ville ayant été presque totalement encerclée par les Japonais, la seule issue était de traverser le fleuve Yangzi. Des milliers de soldats périrent misérablement, piétinés dans le flot de ceux qui tentaient de s’échapper par l’unique et étroite porte de la ville encore dégagée, tombant des murs d’enceinte, noyés dans les eaux glacées du fleuve lorsque leurs embarcations surchargées se renversaient, ou en tentant de le franchir à la nage.
Probablement encore plus nombreuses furent les victimes des tirs de la flottille japonaise postée sur le fleuve. Cependant, la garnison de Nankin ayant refusé de se rendre à l’ultimatum dûment lancé par l’armée japonaise le 10 décembre, cette tuerie déséquilibrée ne contrevenait en rien aux règles communément admises de la guerre. Les révisionnistes japonais s’appuient sur ce fait pour dénier tout crime de grande ampleur : c’est « à la loyale » que l’immense majorité des victimes chinoises auraient été tuées.
À l’inverse, ils minimisent ou dénient le second type de violence, qui s’exerça, elle, après la bataille, à froid, contre les troupes et les agents de l’État. Pour l’état-major japonais, cette lutte ne constituait sans doute qu’une suite logique à une campagne dont l’objectif était l’élimination totale des forces de Tchang Kaï-chek. Frustré de la bataille d’anéantissement qu’il escomptait, le commandement nippon ordonna (ou laissa accomplir, suivant les cas) un massacre systématique des soldats chinois désarmés.
La plupart d’entre eux s’étaient rendus sans combat, parfois par unités entières, avec une relative confiance, même si certains groupes avaient aussi tenté de se fondre dans la population, en se débarrassant de leurs uniformes. Les soldats japonais, de leur propre aveu, auraient pu être rapidement débordés si cette masse de prisonniers s’était rebellée – ce qui apparemment ne se passa jamais.
Le massacre fut délibéré, rondement mené (pour l’essentiel en six jours), et sans pitié. Rares furent ceux qui échappèrent à la mort. Même à l’intérieur de la zone de sécurité organisée en ville pour les civils chinois par la petite communauté occidentale, les camps de réfugiés étaient passés au peigne fin. Tous les hommes en âge de combattre étaient examinés de près : une coupe de cheveux militaire, un front plus pâle que le reste du visage (les soldats portaient des casques) ou une marque rouge sur l’épaule qui porte le fusil valaient autant de condamnations à mort.
Des milliers de civils de sexe masculin appartenant au groupe d’âge 15-45 ans (peu nombreux car beaucoup avaient fui la ville en laissant leur famille derrière eux) furent pris dans les mailles du filet. Les officiers japonais préféraient arrêter tout homme qui « aurait pu » être un soldat. La directive émise le soir du 13 décembre par la 6e brigade de la 9e division est, à ce titre, révélatrice : « Vous devez arrêter toute personne susceptible d’être un soldat en civil et le tenir prisonnier dans un lieu approprié […]. Vous devez considérer tout homme adulte jusqu’à la cinquantaine comme un soldat égaré ou en civil, et par conséquent l’arrêter et le tenir prisonnier23. »
Les ordres d’exécution furent probablement transmis oralement, ou écrits dans le style ambigu caractéristique des ordres criminels d’État. Quelques directives explicites nous sont malgré tout parvenues. Ainsi, l’ordre reçu le 13 décembre par le 1er bataillon du 66e régiment d’infanterie, 114e division : « Vous exécuterez tous les prisonniers conformément aux ordres de votre brigade. En ce qui concerne la méthode d’exécution, pourquoi ne pas constituer des groupes de douze soldats que vous attacherez ensemble et fusillerez les uns après les autres24 ? »
Le modus operandi témoigne d’une quête de rapidité, d’efficacité et d’effet de surprise. De nombreux prisonniers de guerre furent passés à la baïonnette ou décapités au sabre, mais, vu l’ampleur de la tâche, les bourreaux ont généralement préféré concentrer le feu de plusieurs mitrailleuses sur les groupes les plus importants, puis brûler les corps avec de l’essence. Il y eut des survivants, d’où les informations abondantes dont nous disposons sur ces exécutions.
Les procédés et les résultats furent partout plus ou moins les mêmes, et ce quelle que soit l’unité japonaise impliquée, la date ou l’attitude des prisonniers de guerre. Aucun groupe important n’échappa à la mort pour être envoyé dans un camp de détention ou pour être libéré.
Les plus chanceux furent choisis pour être porteurs dans une armée japonaise souffrant d’un déficit logistique chronique. Mais même ces derniers finissaient souvent exécutés, lorsque l’on n’avait plus besoin d’eux ou lorsque les soldats nippons voulaient se distraire. La déception exprimée par l’officier d’état-major Sakakibara en témoigne : « Je comptais utiliser les prisonniers comme main-d’œuvre à Shanghai, mais ils furent tués alors que j’étais en déplacement25. » D’après ce que nous savons, aucun soldat japonais ne fut puni pour ces crimes, du moins durant cette période.
Le but était de gagner la guerre, mais aussi d’anéantir la base du parti nationaliste au pouvoir, le Guomindang. Les fonctionnaires furent donc considérés comme des ennemis, à l’égal des militaires. Plus de 50 des 400 policiers demeurés à leur poste furent ainsi arrêtés et exécutés, de même que quelques balayeurs des rues et 43 des 54 employés restés dans la centrale électrique et considérés à tort (ils appartenaient au secteur privé) comme des serviteurs de l’État. Au total, on peut estimer entre 40 000 et 75 000 les victimes de ce crime de guerre d’une ampleur inouïe, parmi lesquelles 10 000 à 15 000 civils en âge de porter les armes26.
Le troisième type de violence a touché les civils en tant que civils et non plus, comme c’était le cas pour les hommes jeunes, en tant que soldats potentiels, par là promis à la mort. Plus généralisées, plus étalées dans le temps, mais moins systématiques et meurtrières, ces exactions furent à l’origine de l’atmosphère de terreur qui gagna la ville entière, deux mois durant.
Il y eut d’abord d’innombrables viols : de 8 000 à 20 000 d’après les témoins occidentaux. Entre 10 et 30 % des femmes âgées de 15 à 40 ans furent victimes de crimes sexuels, malgré la relative protection offerte par leur rassemblement en vastes camps de réfugiés, et par le dévouement d’une poignée d’étrangers auxquels les Japonais n’osaient pas alors s’attaquer. Aucune femme ne pouvait se sentir à l’abri : sur le seul campus de l’université, la plus jeune victime recensée avait 9 ans et la plus âgée 76.
Les soldats agissaient généralement en petits groupes ; la plupart des viols semblent avoir été collectifs. Ils se déroulaient souvent sous les yeux d’autres femmes réfugiées ou en présence des familles terrorisées. Beaucoup de femmes furent emmenées dans les lieux de casernement des soldats, parfois gardées plusieurs jours ou davantage, et utilisées comme servantes le jour, comme esclaves sexuelles la nuit. La violence était la règle lorsque la victime ou ses proches résistaient, et le meurtre n’était pas rare. Bien souvent, les femmes étaient forcées à se prostituer : il semble que le dégradant système des « femmes de réconfort »27 soit né à Nankin, avant de s’étendre à l’ensemble de l’empire de guerre nippon.
Toute la population fut maintenue dans la terreur. Le moindre obstacle à la volonté des soldats japonais, la plus légère réticence à suivre leurs ordres (généralement donnés en japonais, parfois dans un chinois approximatif…), toute tentative de se cacher ou de fuir pouvaient être punis de mort.
De nombreuses personnes âgées – des femmes en grande majorité – périrent, souvent brûlées vives, en tentant de protéger leur maison ou leur boutique, où le reste de la famille les avait laissées dans l’espoir vain d’un semblant d’humanité chez les prédateurs nippons : près de 40 % des femmes assassinées avaient plus de 60 ans.
Ces meurtres de civils, que l’on pourrait qualifier d’aveugles, ou de circonstanciels, sont évaluables à une dizaine de milliers (sur environ 200 000 habitants). Cela porte les morts de Nankin hors combat à un total très probablement compris entre 50 000 et 90 000.
Enfin, d’innombrables pillages et incendies volontaires rendirent la vie pratiquement impossible dans les quartiers situés en dehors de la zone de sécurité. Dans une ville pourtant peu touchée par les combats proprement dits, environ un tiers des bâtiments fut entièrement ou partiellement détruit, au cours d’opérations systématiques qui s’étalèrent sur des semaines. Rue après rue, les magasins furent mis à sac, puis brûlés. Les officiers dirigeaient leurs hommes dans ces expéditions peu glorieuses ; des convois entiers de camions transportaient les biens volés. Les plus hauts gradés profitaient parfois sans vergogne de ces razzias.
Le général de division Nakajima Kesago (ancien chef de la police militaire, la redoutable Kempeitai) répondit ainsi à son commandant en chef, le général Matsui Iwane, qui le blâmait pour sa cupidité : « En quoi le vol d’œuvres d’art est-il si grave quand c’est tout un pays avec ses vies humaines que nous volons ? À qui profiteront ces biens si nous les laissons derrière nous28 ? » Son cynisme mis à part, cette remarque nous renseigne sur les véritables intentions des militaires japonais : il ne s’agissait pas de se livrer à un massacre systématique de la population chinoise, mais de provoquer son appauvrissement, la désintégration de la société, la dislocation des structures politiques et la dégradation de sa culture.
Comment comprendre de telles exactions dont on ne connaît pas d’équivalents dans les conflits précédents livrés par l’empire, comme la guerre russo-japonaise de 1904-1905 ou celle de 1894-1895 contre la Chine29 ? Il y a d’abord la logique de la guerre : le général Matsui, proche de la retraite, avait voulu mener une opération rapide et suffisamment décisive pour conclure le conflit en quelques mois. Il avait imposé à Tokyo une offensive éclair contre la capitale chinoise, défendue par une bonne partie des troupes d’élite de Tchang. Contre toute attente, cette campagne ne permit pas de les anéantir sur le champ de bataille. Cette déception, combinée avec le déficit logistique chronique des Japonais, les poussa à résoudre la question des prisonniers de guerre par des exécutions en masse. Les Japonais espéraient également provoquer par cette politique implacable des désertions massives dans ce qui restait de l’armée chinoise.
Les violences commises envers les civils s’expliquent différemment : la possibilité d’obtenir nourriture et femmes en abondance était utilisée pour appâter les soldats. Le privilège d’entrer dans les villes en premier était donné aux unités les plus méritantes. Les troupes japonaises s’étaient déjà habituées à vivre sur le pays : elles tuèrent, violèrent et pillèrent sans répit sur les 270 kilomètres séparant Shanghai de Nankin.
Mais ce comportement résulte d’une évolution de plus long terme de l’armée et du régime. Vers la fin des années 1930, le Japon, sans rompre formellement avec le parlementarisme, était en fait tombé sous la coupe de son armée, qui faisait et défaisait les gouvernements. Une forme d’union sacrée réunissait militaires, politiciens traditionnels et maison impériale, dans la quête d’une hégémonie sur l’Asie orientale appuyée sur la mobilisation de la population et sur la mystique d’une nation dévouée à son empereur.
Le Japon se rapprochait ainsi rapidement des modèles italien et allemand, et les tendances totalitaires, militaristes et ultranationalistes s’y renforçaient de jour en jour. Or les régimes totalitaires ont une conception de la guerre qui correspond à leur vision du politique. La victoire doit être absolue, le pays ennemi doit être anéanti ou transformé en une sorte de colonie.
Le Japon des années 1930 a par conséquent développé une implacable « culture de guerre ». L’entraînement et le quotidien des soldats dans les casernes étaient faits de violences et d’humiliations, même en temps de paix : on a évoqué une « formation à coups de claques ». Une mystique du « nouveau samouraï » s’était développée depuis le début des années 1930, avec une fascination pour le sabre et la baïonnette, et un mépris absolu pour la reddition ou les considérations humanitaires.
L’esprit de groupe, alimenté par l’organisation des troupes sur la base de la localité d’origine, peut avoir été à la source des bandes délinquantes qui rôdèrent à Nankin. Pris individuellement, les soldats japonais semblaient montrer une capacité à passer d’une insensibilité extrême aux manifestations de sentimentalité larmoyante les plus inattendues, envers eux-mêmes mais parfois aussi envers leurs ennemis. Ainsi en 1944 le commandant du camp d’internement de Kampili (Indonésie), Yamaji Tadashi, pouvait-il à la moindre désobéissance assommer de coups les Hollandaises dont il avait la charge, puis se désoler des tortures subies par deux missionnaires américains, au point d’en faire ses protégés personnels.
Enfin, a joué la représentation que les Japonais se faisaient de l’ennemi. Si l’on en croit leurs carnets et lettres, les soldats se sentaient offensés par la résistance inattendue des Chinois. Ils s’attendaient à rencontrer des militaires médiocres et peureux, conformes à la réputation héritée de la guerre de 1894-1895. La résistance des Chinois ne pouvait être que la démonstration de leur incroyable perfidie, de leur méchanceté et de leur arrogance injustifiable envers les Japonais.
Le soldat Ueba écrit dans son journal : « Comment les Chinois peuvent-ils continuer à se battre avec toutes les pertes qu’ils ont subies ? Je les hais30 ! » L’ennemi, en refusant de jouer la partition écrite pour lui, se retrouvait déchu de tous ses droits.