« Nous nous sommes servis de la bombe contre ceux qui nous ont attaqués sans avertissement à Pearl Harbor, contre ceux qui ont affamé, battu et exécuté des prisonniers de guerre américains, contre ceux qui ont renoncé à obéir aux lois de la guerre. Nous avons utilisé l’arme atomique pour raccourcir l’agonie de la guerre, pour sauver des milliers et des milliers de vies de jeunes Américains. » Épargner des milliers de vies humaines : c’est ainsi que le président Harry Truman justifia l’usage de la bombe atomique au Japon, dans son allocution du 9 août 1945, le jour où la deuxième bombe était lancée sur Nagasaki, après l’atomisation d’Hiroshima, le 6 août.
De fait, à mesure que les Américains s’approchaient de l’archipel, les combats redoublaient d’intensité. À Iwo-Jima, dans les îles Kazan, en février 1945, les Américains perdirent 70 000 hommes et dénombrèrent 20 000 blessés. À Okinawa, première des îles du sanctuaire japonais, dans l’archipel des Ryukyu, leurs pertes s’élevèrent à 12 500 hommes et 37 000 blessés en avril 1945, alors que les Japonais laissaient 110 000 hommes sur le terrain et qu’il y avait 150 000 morts parmi les civils de l’île.
Le suicide collectif des civils se jetant des falaises dans la mer, sur l’île de Saïpan, le harcèlement de l’aviation kamikaze… : tout laissait prévoir que les Américains se heurteraient à une guérilla épuisante de la part de la population civile, fanatisée.
Car il est probable que le gouvernement japonais, placé sous la coupe des ultranationalistes, n’aurait pas osé capituler sans le traumatisme que représenta l’explosion des deux bombes. D’ailleurs, même après Hiroshima et Nagasaki, le Conseil suprême nippon continua d’être divisé entre jusqu’au-boutistes et pacifistes. Il faudrait l’arbitrage extraordinaire du « Fils du ciel » pour que le ministre de la Guerre, Korechiku Anami, accepte, enfin la reddition.
Aurait-on pu éviter cela ? C’est ce que soutiennent des historiens américains révisionnistes qui avancent qu’il aurait suffi aux États-Unis d’indiquer clairement, dans leur demande de capitulation, qu’ils préserveraient l’institution impériale pour obtenir la capitulation japonaise, ou qui affirment que la bombe était uniquement destinée à intimider Staline, qui, notamment, lors de la conférence de Potsdam, entre le 17 juillet et le 2 août 1945, était demeuré ferme dans les négociations entre Alliés.
Reste que, début août, le Japon était toujours en guerre. Pour Truman, chef de guerre, et le Comité qui réunissait aux États-Unis militaires, savants et politiques, il fallait épargner la vie des boys et en finir au plus vite. Les dernières oppositions de ceux qui préconisaient plutôt une explosion en un lieu désert pour montrer l’effet dévastateur de la bombe atomique à l’ennemi, ou qui préféraient attendre la chute inéluctable du Japon sans recourir à l’arme nucléaire – c’était notamment le cas d’Eisenhower, qui la jugeait « completely unnecessary » –, furent écartées.
Dans la rhétorique américaine, les bombardements atomiques étaient un sacrifice nécessaire et le complément du bombardement massif des villes japonaises. Trois cibles furent retenues : Hiroshima, Kokura, Nagasaki ; les trois villes abritaient des bases militaires et des usines de guerre. Le 9 août, la visibilité sur Kokura étant nulle, la deuxième bombe atomique est lâchée sur Nagasaki.
Une question demeure : aurait-on pu imaginer de lancer la bombe contre l’Allemagne nazie, c’est-à-dire contre des populations blanches ?
Tout au long de la guerre, les Américains considéraient que le Japon, bien davantage que le IIIe Reich, était la puissance criminelle. « L’ennemi en Europe est l’Allemagne nazie, l’adjectif étant plus important que le nom ; on établit une distinction entre le peuple allemand momentanément égaré et ses mauvais dirigeants […] Au contraire, les Japonais sont souvent représentés comme des êtres infra-humains, d’une cruelle bestialité comme l’attestent les massacres commis par les troupes impériales en Asie », écrit Jean Heffer48.
Sans doute les deux bombardements atomiques sur Hiroshima et Nagasaki établirent-ils une mesure nouvelle dans l’horreur du massacre dont les populations civiles sont victimes. Trois mois après Hiroshima, Robert Guillain, qui deviendra correspondant du Monde, se rend sur les lieux : « J’ai eu honte pour l’Occident, honte pour la science, honte pour l’homme », affirme-t-il. 190 000 morts furent identifiés dans les jours qui suivirent. Aujourd’hui encore, dans les hôpitaux, des survivants meurent des conséquences des radiations.
Longtemps les Américains, qui occupèrent le Japon jusqu’en 1952, cherchèrent à étouffer l’information sur les conséquences de la bombe. Avec la complicité passive des Hibakusha (irradiés) cachant leur honte et discriminés dans leur propre pays : le Japon, en refusant la bombe, en refusait aussi les victimes.
Au-delà de la mémoire officielle des parcs de la paix, musées, monuments et cérémonies qui, chaque 6 et 9 août, commémorent une tragédie qualifiée par l’ex-maire de Nagasaki, Hitoshi Motoshima, de « crime contre l’humanité », les survivants de l’explosion, qui portent les stigmates du pikadon – onomatopée de la bombe : pika, pour l’éclair atomique, et don, pour la déflagration –, forment la mémoire vivante de la tragédie.
Reste à savoir si l’allergie antinucléaire est inscrite définitivement dans la mentalité japonaise49. Seul pays à avoir subi un bombardement nucléaire, le Japon s’interdit, dans sa Constitution promulguée le 5 mars 1946 (article 9), le recours à la guerre.
Aujourd’hui, si ses forces d’autodéfense participent à différentes opérations militaires dans le monde, comme c’est le cas actuellement en Irak, la position du pays concernant l’arme nucléaire, adoptée en 1957, reste inchangée : ne pas fabriquer, ne pas posséder, ne pas introduire de telles armes sur son territoire – on sait pourtant aujourd’hui que les Américains, dans les années 1960, ont stocké des armes nucléaires dans l’archipel.
« Les Japonais doivent être fiers de leur Constitution pacifique et s’employer à corriger la tendance actuelle à accepter la guerre et l’arme nucléaire », a rappelé Tadatoshi Akiba, le maire d’Hiroshima, le 6 août 2004, face au Premier ministre Junichiro Koizumi, partisan de la révision de la Constitution pacifiste et qui poursuit, lui, le développement des capacités militaires de son pays.
Dans son souci de se doter des attributs de la puissance, le Japon ira-t-il jusqu’à devenir une nation nucléaire ?