Le Japon, pays policé et ordonné, a l’un des plus faibles taux de criminalité du monde industrialisé. Il n’en existe pas moins sur l’archipel une pègre organisée et active, dont le nombre dépasserait celle de la Mafia américano-sicilienne. Depuis le XIXe siècle on range les gangsters japonais sous le terme générique de yakuza, et le cinéma en a véhiculé les images. À la fin de 2010, la police nippone recensait 78 600 membres d’organisations criminelles.
Le gangstérisme n’est pas au Japon un produit d’importation venu des États-Unis comme le base-ball. Il a derrière lui une longue tradition : les yakuza constituent, en fait, l’une des criminalités organisées les plus anciennes du monde, contemporaine de la Camorra napolitaine et plus ancienne encore que la Mafia sicilienne qui s’est vraiment structurée au milieu du XIXe siècle6.
À ce titre, les yakuza sont inséparables de l’histoire du Japon. En effet, dans la mesure où les activités illégales des syndicats du crime japonais ne troublent pas ouvertement l’ordre public et que, en principe, les yakuza ne mettent pas en danger la vie des citoyens, ils ont été parfaitement intégrés à la société japonaise. Jeu, prostitution, drogue, marché de la main-d’œuvre des journaliers et des dockers : les truands nippons contrôlent d’énormes affaires, parfaitement légales en apparence, et ont mis au point un système d’extorsion de fonds d’une ampleur difficilement imaginable en Occident. Toutes les organisations criminelles ont leur territoire et pratiquement pignon sur rue. Elles sont, en outre, tellement démultipliées qu’il est bien difficile de remonter jusqu’à la tête.
On range communément sous le même vocable yakuza toute la criminalité organisée au Japon. Historiquement et sociologiquement, cette généralisation est approximative. À l’origine le mot yakuza vient d’une expression employée parmi les joueurs professionnels pour désigner la combinaison la plus faible au jeu de dés7. Plus tard, dans le langage populaire, le mot a pris le sens de « bon à rien » puis a fini par signifier, vers le XIXe siècle, le délinquant en général. Pendant le règne des Tokugawa (1603-1868), le terme désignait soit des marchands itinérants (yashi ou dans la langue moderne tekiya) soit des groupes de joueurs professionnels (bakuto) auxquels se joignaient des samouraï en rupture de ban, les ronin. Il s’agissait là de guerriers sans maître, vassaux de seigneurs vaincus au cours de la période des guerres civiles qui précéda la prise de pouvoir par les Tokugawa en 1603.
Ayant assuré leur domination sur les clans adverses, les Tokugawa s’employèrent à mettre le pays en coupe réglée, instaurant d’une manière rigide quatre classes sociales : guerriers, paysans, artisans, marchands. Mais il leur restait à contrôler toute la frange de la population qui n’entrait pas dans ces catégories et allait prendre de plus en plus d’importance avec le développement de grands centres urbains comme Edo (ancien nom de Tokyo). Plutôt que de combattre de front cette masse mouvante, les autorités shogunales ont préféré les contrôler de l’intérieur en apportant indirectement leur appui aux principaux chefs de bandes, sur lesquels elles comptaient aussi pour recruter la main-d’œuvre nécessaire aux travaux publics, notamment à la construction des routes et de la ville d’Edo, – une activité de marchands de main-d’œuvre que les yakuza ont encore aujourd’hui sur les docks de Kobe ou dans les quartiers de journaliers d’Osaka ou de Tokyo.
La faune sur laquelle régnaient les chefs de bandes était composée de malandrins, de joueurs professionnels, de camelots, de portefaix et de ronin, mais aussi de parias, les eta, appelés depuis Meiji (1868), par euphémisme, « habitants des hameaux » (burakumin). En somme, une sorte d’« intouchables » nippons, discriminés parce qu’ils travaillaient la viande et le cuir, activité impure pour le bouddhisme8.
La politique des Tokugawa contribua à renforcer la position des chefs sur leurs bandes. Dans le cas des marchands itinérants, ou yashi, furent créées des associations contrôlant un territoire bien délimité sous l’autorité d’un chef, désigné à l’initiative des autorités shogunales et de celles des temples auprès desquels se tenaient les marchés. Bénéficiant du statut donnant droit à un nom de famille et au port du sabre (myoji-taito), les « chefs » étaient dans une situation intermédiaire entre les samouraï (classe des guerriers héréditaires) et les autres citoyens. Ces « maîtres des marchés » devaient faire régner l’ordre parmi les marchands, répartissant les emplacements de vente. Ils s’étaient vu reconnaître aussi, implicitement, le droit de prélever une taxe sur les membres de leur bande. Ils devinrent ainsi un rouage essentiel du fonctionnement d’une ville comme Edo dont la population ne cessait de croître (plus d’un million d’habitants à la fin du XVIIIe siècle). Les jours de marchés – qui, au départ, étaient fixés selon le calendrier religieux comme dans l’Europe médiévale –, avaient pris le caractère de véritables foires qui tendaient à devenir permanentes. C’est à cette époque que se développèrent les « lieux animés » (sakari-ba) comparables à nos places publiques. Les marchands ambulants commencèrent alors à apparaître comme des groupes organisés, certes à la marge des quatre classes, mais ayant, par leur rituel et leur rôle économique et social, une position reconnue dans la cité. Les marchands itinérants avaient du reste leur dieu : Shinno, empereur chinois mythique fondateur de la médecine traditionnelle – médecine qui était aussi l’une des spécialités des yashi.
Pourtant, derrière une façade « civile » d’entraide et de code d’honneur, calqué sur celui des guerriers, existaient, dans le monde des marchands ambulants, des joueurs et des samouraï sans maître (ronin), d’impitoyables rapports de force fondés sur la violence ; chacun défendant son territoire contre les incursions et les activités des autres.
Hors-la-loi, cette faune marginale, que par commodité on appelle yakuza, n’allait pas tarder à devenir une source de mythologie populaire. D’abord parce qu’elle représentait la déviance dans une société rigide où il était difficile d’exprimer une critique, même minime, de l’ordre social. Mais aussi parce que ces hors-la-loi furent rapidement assimilés aux défenseurs du pauvre et de l’opprimé. De là, les légendaires exploits des « bandits d’honneur » véhiculés par les conteurs d’autrefois et repris aujourd’hui par la télévision et le cinéma : par exemple dans le film de Kurosawa, Les sept samouraï. En ville, les yakuza étaient souvent confondus avec les « gardiens de la cité » (machi yakko), qui défendaient les marchands contre les ronin belliqueux. En fait, les guerriers sans maître, non intégrés à la marginalité urbaine et déplorant l’état de paix régnant, cherchaient des occasions de donner libre cours à leur agressivité en provoquant des incidents avec les citadins désarmés qu’ils pouvaient pourfendre de leur sabre en toute impunité ou presque. Au début du XVIIe siècle, les « gardiens de la cité » n’allaient pas tarder à devenir des hommes de main à la solde du plus offrant. Avec leur code d’honneur (ninkyodo, « la voie du ninkyo, c’est-à-dire de la « lutte contre les méchants et de la défense des faibles », calquée sur la « voie du guerrier », le bushido), ces hommes de main sont le prototype du yakuza tel qu’on se le représente aujourd’hui. Mais, en réalité, nous l’avons vu, ce mot recouvre une frange beaucoup plus large de la marginalité des villes.
En fait, dans une société hautement hiérarchisée où l’individu ne pouvait subsister isolé, tout ce monde en marge des classifications officielles avait besoin de se doter d’un statut et d’un code afin d’exister en tant que groupe et de se justifier vis-à-vis de lui-même. Au code des relations entre le patron (oyabun) et son dépendant (kobun), instaurant des rapports de fidélité et loyauté consacrés par la cérémonie de l’échange de la coupe de saké, s’ajoutaient un argot9 et un ensemble de rituels et de marques distinctives qui ont fait du monde des yakuza le creuset d’une sub-culture.
La structure d’un groupe de yakuza reproduisait celle de la « famille élargie » (ie) de modèle traditionnel. Il adoptait en général le nom du chef assorti du mot « famille » (ikka) ou, dans la langue moderne, du terme de « bande » (kumi ou gumi) ou d’association (kai). La succession à la tête du groupe s’opérait par cooptation selon l’ancienneté (au demeurant, il était fréquent au Japon que le chef d’un clan adopte une personne de sexe masculin, mais étrangère à sa famille au sens étroit du terme, pour en faire son successeur). La présentation du nouveau chef se faisait au cours d’une cérémonie (shumeihiro). Si la majorité du groupe s’opposait au choix du chef (oyabun), celui-ci devait y renoncer et procéder à une nouvelle désignation. Même en cas de succession le nom de groupe demeurait celui du fondateur.
L’absence de relation de parenté entre les membres d’une « bande », ou kumi, est compensée, aujourd’hui encore, par des rituels qui consacrent des liens fictifs. L’un des plus spectaculaires étant la section du petit doigt en signe de repentir dans le cas où l’on a failli à un engagement. Ce rituel, toujours observé aujourd’hui, s’opère de la manière suivante : un tissu blanc est étendu sur une table ; en présence de l’offensé, le coupable tranche d’un coup de sabre son auriculaire, puis le lui remet enveloppé d’un linge. L’expression otoshi-mae, qui désigne cette cérémonie, est passée dans la langue courante pour signifier « faire des excuses à quelqu’un ». Un autre trait distinctif du monde des yakuza est le tatouage : c’est à la fois une forme de communication et surtout un signe d’individualisation dans une société qui n’en a guère.
Avec assurément des particularités tenant à la culture et à l’histoire du Japon, les yakuza ne s’en inscrivent pas moins dans une tradition de banditisme et de hors-la-loi qu’ont connue, à des degrés divers, toutes les civilisations. À l’origine, c’est-à-dire au début de la période Tokugawa (1603), comme à la fin de celle-ci (1868), les yakuza tiennent du « banditisme social » et sont l’expression de la révolte parcellaire d’une paysannerie pauvre contre les injustices sociales et les grands féodaux ; révolte à laquelle se joignent guerriers en rupture de ban (ronin) et bandits professionnels : « Le banditisme social de ce type est l’un des phénomènes les plus universels de l’histoire et présente une extraordinaire uniformité […] qui n’est pas la conséquence d’une diffusion culturelle mais une réaction à des situations semblables survenues à l’intérieur de sociétés paysannes10. »
Selon E.J. Hobsbawm, ce type de situation apparaît lors des phases de désagrégation sociale et de passage d’une société patriarcale à un capitalisme agraire. Le brigandage tendant, d’autre part, à devenir endémique à des époques d’appauvrissement et de crise économique : ce qui était le cas, en raison des guerres incessantes, au cours de la période qui précéda la prise de pouvoir par les Tokugawa. On notait à l’époque nombre de révoltes paysannes qui aboutissaient parfois à la création de villages autonomes, formant même des ligues contre les seigneurs. Il semble donc s’agir d’un banditisme lié à des mouvements sociaux plus vastes. Avec la reprise en main du pays par les Tokugawa fut liquidé en quelques années ce type de banditisme imbriqué dans les mouvements paysans du XVe et du XVIe siècle. Mais la liaison entre hors-la-loi et paysans, se rétablira sur une grande échelle, lors des grandes révoltes de la fin du règne Tokugawa et des mouvements populaires, quasi anarchistes, du type ei ja nai ka, qui parcouraient des provinces entières.
Pourtant les organisations de yakuza ne semblent pas avoir joué, même à cette époque, un rôle de mobilisation populaire comparable à celui, par exemple, des sociétés secrètes chinoises, elles aussi expression d’un « banditisme social » aux XIXe-XXe siècles11. Dans l’agitation sociale qui règne à la fin de l’époque Tokugawa (début du XIXe siècle), la pègre participa sans doute aux mouvements populaires et se plaça par la suite, soit dans le camp des réformateurs de Meiji, soit dans celui des autorités shogunales. Mais elle se laissa souvent guider plus par les circonstances que par de véritables choix politiques. Le banditisme social fonctionne donc à l’intérieur d’un système traditionnel, s’oppose certes au pouvoir en place mais ne se bat pour aucune alternative, n’a ni programme ni idéologie. Ce que représentent les yakusa dans une société fortement hiérarchisée comme celle des Tokugawa, c’est un refus individuel de la part d’éléments sociaux venus d’horizons divers (guerriers, marginalisés des villes, paysans), l’expression d’une insoumission, d’une résistance à l’ordre dominant, mais trouvant en eux-mêmes, et non dans une utopie révolutionnaire, leur finalité.
Et c’est bien pour cette raison que les yakuza sont tolérés par le pouvoir. D’abord parce qu’ils constituent une force de régulation de la masse composite des déclassés urbains. Ensuite parce que leur banditisme social n’a que des visées, si l’on peut dire, « réformistes ». Ils forment un monde souterrain, une contre-société, mais ils ne constituent pas un mouvement collectif de remise en cause de l’ordre établi : il n’y a donc pas de raison de les exterminer comme ce fut le cas au début du règne des Tokugawa pour les chrétiens, porteurs d’une foi menaçant, à terme, les fondements du pouvoir.
En revanche, dans un pays où non seulement il était difficile d’exprimer la moindre critique mais encore où tout, ou presque, était normé – de l’habillement à la longueur des poutres de maison –, les yakuza incarnent le refus d’être intégré dans les cellules sociales « légales » : ils étaient l’affranchi qui revendique le droit de « fraternité élective ». Par l’art des tatouages, par les légendes qui les entourent, les yakuza représentent une sub-culture déviante, antiautoritaire. Ils participent de cette culture qui, plébéienne de souche puis policée et développée par la bourgeoisie des villes, est le creuset de ce qui est devenu les grands arts du « Japon éternel » : le kabuki ou l’estampe par exemple.
Les yakuza sont d’autant moins une menace pour l’ordre établi que leur monde est un décalque de la société légale. Ce n’est pas là un phénomène propre à l’Extrême-Orient : « Dès que la criminalité s’organise, elle tend à devenir un État dans l’État. Les structures des sociétés criminelles reproduisent fidèlement les pouvoirs dont elles sont rivales et concurrentes. Les bandes de pillards de la fin du Moyen Âge imitent l’organisation féodale, une sorte de vasselage s’est conservé jusqu’à nos jours dans les gangs », écrit Hans Magnus Enzensberger12. En cela, les yakuza semblent se rapprocher de la Mafia sicilienne. Dans les deux cas, il s’agit d’organisations constituant un système parallèle à celui de la société civile, mettant au-dessus de tout leur code d’honneur. Mais la Mafia plongeait ses racines dans le monde paysan et lorsqu’elle se constitua vraiment, au XIXe siècle, elle eut à sa tête des membres de la classe moyenne – petits propriétaires, avocats, collecteurs de taxes pour les propriétaires absentéistes –, formant « une espèce de bourgeoisie13 ». Ni l’une ni l’autre de ces caractéristiques n’intervient avec les yakuza. Aussi, plus qu’avec la Mafia, les gangs japonais présentent-ils des points communs avec la Camorra napolitaine14.
Outre ses rites et son code d’honneur, qui constituent une volonté de marquer la rupture avec la société civile, la Camorra partage avec les yakuza l’environnement dans lequel elle s’est développée : la ville. Dans le cas de Naples, la pauvreté des campagnes ; dans celui d’Édo, le développement du commerce, – la présence continue des grands féodaux et de leur suite contribuant au gonflement des villes. Au XVIIe siècle Naples est sans doute l’un des centres les plus peuplés d’Europe, et au XVIIIe Édo est peut-être la première ville du monde par la population. Tant pour les autorités de Naples que pour celles d’Édo, il s’est agi de discipliner cette « plèbe sans visage et sans nom ». Dans les deux cas, soit en position de force comme les Tokugawa, soit en position de faiblesse comme les Aragonais puis les Bourbons, le pouvoir pactisa avec les criminalités, plus ou moins organisées, de l’époque qui mirent sur pied un ordre dans lequel la population marginale et déclassée des villes basses des deux cités se reconnut. Comme les yakuza, dont certains se rangèrent du côté des réformateurs de Meiji en 1868, la Camorra joua un rôle politique, sans doute beaucoup plus déterminant en l’occurrence, en contribuant à la chute des Bourbons et à l’entrée des troupes de Garibaldi. Dans les deux cas, cependant, la criminalité organisée ne tira pas de son « engagement » les bénéfices espérés. Bien que s’étant rangées du côté des forces « montantes » de l’époque, elles combattaient pour des objectifs différents et un idéal de société dépassé.
Que sont devenus les yakuza ? L’industrialisation, la centralisation du pouvoir, puis le régime militaire et enfin le développement économique accéléré de la seconde moitié du XXe siècle ont provoqué des mutations aussi bien dans les mentalités que dans les activités de la pègre nippone.
C’est surtout au début du siècle, dans le contexte de la modification des rapports sociaux entraînés par l’industrialisation, et au cours des années de la montée du militarisme (fin des années 1920 jusqu’à la défaite de 1945) que les yakuza eurent une activité politique importante, en particulier en liaison avec l’extrême-droite. Avec celle-ci, la pègre nippone avait en commun un passéisme et un anticommunisme forcené. Mercenaires pour briser les grèves ou attaquer les militants socialistes, les yakuza participèrent surtout aux opérations de l’armée nippone en Chine. C’est à cette époque que se tissèrent les liens entre la pègre et certaines grandes figures de l’extrême-droite comme Kodama Yoshio15, membre des services secrets en Chine et dont l’organisation, avec l’aide des yakuza, allait procéder au pillage systématique du pays. Criminel de guerre, il bénéficia cependant d’une remise de peine et, en 1955, mit une partie de son « trésor de guerre » à la disposition des conservateurs qui s’unissaient pour former le parti libéral démocrate.
Au lendemain de la guerre, ayant pris le contrôle du marché noir après de violentes rixes à la mitraillette avec la pègre des Chinois et des Coréens, les yakuza se lient à nouveau à l’extrême-droite, notamment avec la plus puissante organisation, la Fédération nationale des organisations patriotiques (Zen ai kaigi) formée en 1959 par le même Kodama. L’année suivante, quelque vingt mille gangsters venus de tout le Japon étaient mobilisés contre les mouvements de gauche qui s’opposaient au renouvellement du traité de sécurité avec les États-Unis. Selon M. Miyazaki, superintendant de la police de Tokyo, « la pègre a ainsi trouvé dans son patriotisme un alibi et une couverture pour solliciter des contributions des milieux d’affaires, et la droite des hommes de main16 ».
Outre sa politisation, la pègre nippone a beaucoup évolué depuis la guerre, tant en ce qui concerne la structure interne et la morale des groupes que par les activités auxquelles elle se livre. Si les joueurs professionnels ont encore une place importante, les marchands ambulants (tekiya), dont la grande époque a été celle du marché noir de l’immédiat après-guerre, tendent à disparaître. En outre, sont apparus de nouveaux groupes de délinquants, sans tradition, moins structurés, composés au départ d’ex-soldats et de jeunes chômeurs qu’on a appelés gurentai (« groupes de voyous »), qui ne respectaient pas le principe des vieux yakuza : « Ne pas s’en prendre aux honnêtes gens. » Aujourd’hui, après de sévères luttes avec les yakuza « traditionnels », les gurentai sont devenus, avec les joueurs et les spécialistes du racket, l’une des trois composantes de la pègre nippone. Désormais la police les range sous le terme générique de « groupes violents » (boryuku-dan). Le langage commun lui, les désigne indistinctement sous le terme de yakuza. Crimes économiques, trafic de la drogue, prostitution, racket du monde du spectacle telles sont leurs principales activités.
La structure de ces groupes criminels a évolué dans les dernières décennies. Elle peut être hiérarchisée et pyramidale (comme le Yamaguchi-gumi, le plus important syndicat du crime nippon), ou se présenter sous forme de fédération de gangs. Depuis la guerre, ces bandes se sont concentrées en quelques grandes organisations couvrant plusieurs préfectures : on estime que 60 % des truands japonais appartiennent à sept grandes organisations. L’une d’elles, le Yamaguchi-gumi, précisément, dont le siège est à Kobe, compte actuellement près de 39 000 membres et s’étend sur 34 des 47 préfectures du Japon. Parmi les autres plus importants gangs, il y a Sumiyoshi-rengo (actif à Tokyo et dans le Nord du pays : 6 194 membres) ou le Inagawa-kai (4 475 membres)17.
Autre évolution : le relâchement des liens traditionnels à l’intérieur des groupes. Si, pour leur image de marque, les yakuza modernes s’emploient à pérenniser leur code d’honneur, expression de l’unicité de leur monde, on note cependant une dégénérescence de la « morale », dont se plaignent les yakuza de la vieille école. D’un modèle de vie rigoureux, ils sont passés à une conception plus « hédoniste » mais aussi plus violente du gangstérisme. En fait, selon la police, les actions coercitives fréquentes à l’intérieur des gangs visent à pallier le relâchement des liens traditionnels. Un grand truand d’Osaka, autrefois puissant dans la partie sud de la ville et qui est resté une « conscience » de la pègre, nous disait, en 1979, dans un langage imagé, riche en litotes et en couleurs : « Autrefois, la règle était de ne pas troubler la vie des citoyens ni de s’attaquer à eux. La police veillait sur eux le jour ; nous les protégions dans leurs activités nocturnes. Les voyous doivent s’effacer devant les honnêtes gens, ne pas les bousculer. On se battait, oui, mais entre nous, après avoir déclaré la guerre par écrit : tout commençait et finissait par la politesse. Actuellement, on est en présence de bandes si puissantes qu’elles refusent les arbitrages. C’est le cas du Yamaguchi-gumi et de son hégémonisme sur le monde des voyous. »
Ce pragmatisme du milieu japonais lui a sans doute permis de s’intégrer davantage à la société moderne. Ce qui est frappant dans le cas de la criminalité organisée au Japon, c’est que, contrairement à ce qui se passe aux États-Unis par exemple, les truands ne cherchent nullement à être invisibles mais, au contraire, se montrent et gèrent avec ostentation leurs affaires licites.
De ces évolutions, est symptomatique le cas du gang Yamaguchi-gumi qui a vacillé après la mort de son chef, Taoka Kazuo, en juillet 198118. Lorsque, en 1946, à trente-trois ans, Taoka devint chef du Yamaguchi-gumi, ce n’était qu’une petite bande de yakuza d’une cinquantaine de membres, fondée par un certain Yamaguchi Harukichi (d’où le nom de l’organisation), marchand de main-d’œuvre sur le port de Kobe. Surnommé l’« ours » pour sa brutalité, Taoka sortait de prison où il avait purgé une peine de huit ans pour le meurtre, à coups de sabre, d’un membre d’une bande rivale. Il allait, en trente-cinq ans, faire du Yamaguchi-gumi un véritable « empire du crime ». Tout en continuant à organiser le travail des dockers, il développa les activités de sa bande dans le monde du spectacle, faisant preuve d’un sens remarquable de l’organisation et des alliances. Pour les autres bandes, l’alternative était simple : ou s’intégrer, ou disparaître. Au fur et à mesure que le Yamaguchi-gumi grandissait, la marge de choix se réduisait d’autant. C’est ainsi qu’au cours d’un itinéraire jalonné de rixes et de meurtres, le Yamaguchi-gumi s’étendit de Kobe à tout le Sud du Japon, jusqu’à Okinawa et, vers le nord, jusqu’à Akita. Il n’y a que dans la région de Tokyo, où d’autres gangs étaient puissants et bien implantés, que son influence a été contenue. En fait, les bandes de Tokyo ont surtout pu résister parce qu’elles avaient été fédérées sous les auspices de Kadama Yoshio.
L’organisation du Yamaguchi-gumi consiste en une succession de pyramides qui forment des unités indépendantes, un peu comme le FLN au moment de la guerre d’Algérie. Détruire une unité laisse l’ensemble intact. Chaque groupe ne compte qu’une vingtaine de membres. Son chef étant lui-même membre de l’organisation supérieure, et ainsi de suite jusqu’à la pyramide centrale au sommet de laquelle se trouvait Taoka. Tous les groupes ont la même structure : un chef (oyabun), des lieutenants (wakagashira), des dépendants (kobun). Dans l’organisation centrale, dirigée par Taoka et comptant 103 personnes dont 12 lieutenants, les kobun étaient eux-mêmes chefs de groupes et fonctionnaient sur le même schéma.
En raison d’un recul des possibilités dans le show business, le Yamaguchi-gumi a diversifié ses activités dans plusieurs directions dès la fin des années 1960. L’activité illégale la plus lucrative, à l’instar de la plupart des grands gangs, est désormais le trafic de narcotique (bien que Taoka ait été membre de l’Association pour la lutte contre la drogue…) : quelque trois milliards de dollars, soit la moitié du total des revenus des grands syndicats du crime. Il y a peu de drogues « dures » au Japon. En revanche, s’est développé un énorme marché de stimulants à base d’amphétamines. À la faveur de la « Bulle financière » de la fin des années 1980, la pègre a fortement pénétré dans les activités économiques légales. Et les crimes économiques sont devenus une grande source de revenus pour les yakuza.
Passant avec aisance du sabre à l’ordinateur, les yakuza ont suivi une évolution commune aux autres organisations criminelles du monde industrialisé. Comme le mafioso, le yakuza a su s’adapter et profiter d’un développement économique rapide, souvent sauvage, pour s’intégrer dans le processus de production en devenant entrepreneur, démarcheur, revendeur, intermédiaire ou constructeur immobilier. En outre, les yakuza se sont spécialisés dans deux types d’extorsion de fonds : le contrôle des assemblées d’actionnaires et les prêts usuraires. Ils ont notamment en main une bonne partie des organismes (sarakin) qui prêtent aux salariés et aux étudiants sans exiger de garantie. Non seulement les intérêts arrivent à des taux usuraires de plus de 100 %, mais encore les sarakin n’hésitent pas à recourir parfois à la violence pour se faire rembourser.
Dans le cas du contrôle des assemblées d’actionnaires, c’est moins la violence que le chantage à la réputation de la société ou de ses dirigeants qui est le levier des sokaiya, c’est-à-dire de personnages qui, détenant un petit nombre d’actions, font « chanter » les responsables des grandes entreprises. La plupart des sokaiya dépendent de gangs. Ils ont plusieurs « méthodes de travail » : soit la menace de divulguer en assemblée certaines informations gênantes concernant la société, soit un chantage sur la vie privée des dirigeants. En général, ces derniers préfèrent payer, – les sommes émargeant dans la comptabilité sous la rubrique « donations » ou « publicité commerciale » et étant, à ce titre, déductibles d’impôts. Si certains dirigeants jouent le jeu des sokaiya au lieu de porter plainte, c’est parce que ces derniers leur permettent d’éviter que des questions gênantes soient posées en assemblée des actionnaires. En effet, les sokaiya, payés par la direction, s’arrangent pour bloquer les débats, dont le temps est limité par la loi. C’est ainsi que la société Chisso, responsable de la tristement célèbre maladie de Minamata (intoxication par le mercure organique qui fit 489 morts), a pu, pendant des années, éviter que l’assemblée des actionnaires évoque cette question. Depuis 1982 une réforme du code commercial a entravé les activités des sokaiya. La loi antigang de 1992 a en outre renforcé les contrôles.