Le dossier Hiro-Hito
Dans le Japon du Premier ministre Obuchi, l’empereur Hiro-Hito reste un tabou. Une polémique a opposé en 1999 le gouvernement japonais au magazine Time qui, dans un dossier sur les cent personnalités qui ont fait le XXe siècle, avait consacré un article à l’empereur. Le Premier ministre s’est trouvé particulièrement irrité par la photo qui l’accompagnait représentant Hiro-Hito en uniforme militaire : elle ne traduisait pas, selon lui, « le sentiment de l’empereur qui s’est efforcé de mettre fin à la guerre » ; et d’ajouter devant les journalistes : « Les revues anglo-saxonnes devraient faire des efforts pour publier la vérité. »
La mobilisation des plus hauts dirigeants nippons dans cette affaire s’inscrit dans le mouvement profond de révision du passé et de réveil de l’esprit national que connaît aujourd’hui le pays. En témoigne la récente loi légalisant l’emblème du Soleil levant et l’usage de l’hymne national à la gloire du souverain. Mais aussi les appels à la révision de la Constitution pacifique adoptée par le pays (sous la pression des États-Unis) en 194754. Ou encore l’officialisation du pèlerinage des membres du gouvernement au sanctuaire Yasukumi où sont honorées les âmes des soldats morts au combat, y compris des criminels de guerre.
La dignité impériale, le nationalisme… C’est bien avec ce passé-là qu’entendent aujourd’hui renouer certains Japonais. Un passé que, plus que quiconque, incarne Hiro-Hito. Celui qui, le 25 décembre 1926, après s’être recueilli auprès des mânes de ses ancêtres, devient le cent vingt-quatrième empereur du Japon, est en effet l’héritier d’une dynastie dont l’origine légendaire remonte à deux mille six cents ans, le descendant des dieux ancestraux et le grand prêtre de la religion shintô, en tant que petit-fils de l’empereur Meiji.
Mais c’est sous son règne que fut accomplie la rapide militarisation du régime qui aboutit à la guerre sans merci que lança l’Archipel contre la Chine à partir des années 1920, puis contre les États-Unis en 1941. D’où la lancinante question de la responsabilité de l’empereur dans le déclenchement du conflit et dans la conduite des opérations.
Le même Hiro-Hito encore qui, ayant survécu à la défaite du Japon en 1945, se métamorphosera en un « empereur constitutionnel » révéré par son peuple bien qu’ayant perdu son caractère divin, respecté à l’étranger, et qui accompagnera son pays dans le spectaculaire redressement économique des années d’après-guerre. Quel est finalement cet homme qui aura présidé au plus grand revers qu’ait connu le Japon, tout autant qu’à sa plus grande réussite ?
Hiro-Hito, qui naît le 19 avril 1901, est, dès son plus jeune âge, selon la coutume, élevé loin de ses parents, Taishô, l’héritier du trône, et la princesse Sadako. Il loge en effet dans une petite maison indépendante du palais d’Akasaka, où il reste pratiquement ignoré de son père comme de son grand-père. Ses seuls compagnons de jeu sont des adultes ; il devient un enfant solitaire et renfermé. D’autant qu’on le force à se soumettre à des exercices physiques destinés à corriger certains de ses défauts, comme la myopie, et une scoliose qui ne le quittera jamais.
Très tôt, toutefois, Hiro-Hito refuse de se plier à certaines mœurs de la cour. L’ivrognerie, par exemple, y est particulièrement répandue ; en réaction, le jeune homme s’interdit de toucher une seule goutte d’alcool. De même, son grand-père et, surtout, son père sont très libertins et entretiennent de nombreuses concubines ; dès l’adolescence, Hiro-Hito, lui, choisit de rester chaste ? il sera le premier empereur monogame de l’histoire du Japon.
L’éducation du prince est assurée par le général Nogi, héros de la guerre contre la Russie (1904-1905). C’est lui qui aide le futur empereur à prendre confiance en soi, à sortir de son mutisme et à développer son corps. Le général, qui méprise les plaisirs de la chair, influence sans doute Hiro-Hito sur ce chapitre-là, en même temps qu’il lui apprend le patriotisme. À la mort de l’empereur Meiji, Nogi se suicide par seppuku, ce qui impressionne fortement le jeune garçon. Par la suite, l’héritier officiel du trône reçoit l’enseignement de différents précepteurs. Il se passionne moins pour les réflexions théoriques que pour la biologie marine : ce sera, sa vie durant, l’un de ses passe-temps favoris. Il découvrira des espèces rares, parmi lesquelles une crevette rouge bientôt signalée au monde scientifique.
Pendant que Hiro-Hito grandit, et alors que, en 1912, son père, l’empereur Taishô, succède à Meiji, le Japon fait l’apprentissage de son rôle de grande puissance. Durant la Première Guerre mondiale, le pays se range dans le camp de la Grande-Bretagne, de la France et de la Russie, sans d’ailleurs leur apporter un soutien très important. Cette prise de position permet toutefois à l’Archipel d’occuper, après la fin du conflit, les territoires du Pacifique auparavant contrôlés par l’Allemagne, la puissance vaincue55. Mais, lorsque les dirigeants du pays cherchent à pousser leur avantage et à imposer la tutelle du Japon sur la Chine à travers les « vingt et une demandes »56, les puissances occidentales interviennent pour les en dissuader.
Cette intervention est perçue comme une injustice par les Japonais, et déclenche une vague de nationalisme dont les militaires sauront profiter pour renforcer leur emprise sur le pays.
Dans le même temps, l’état de Taishô, qui est gravement malade, se détériore. Il apparaît comme évident que Hiro-Hito aura à remplir plus tôt que prévu son rôle de souverain. Il est grand temps qu’il se trouve une épouse. Son choix s’arrête sur Nagako, fille du prince Kuni, de la famille de Fushimi : un choix qui mécontente le clan rival des Chôshû, qui cherchera à évincer la jeune fille au motif que sa famille compte de nombreux cas de daltonisme, et déclenche à la cour, comme dans les milieux politiques, une querelle qui durera plusieurs années. Le mariage est différé… On décide donc d’envoyer le prince héritier faire un voyage en Europe !
Hiro-Hito a vingt ans, et il quitte pour la première fois son sol natal ainsi que l’étouffant rituel de la cour. Ce qui l’impressionne le plus une fois arrivé en Angleterre, sa première étape, c’est la liberté de manières de la famille royale : le jour de son installation au palais de Buckingham, il est tout étonné de voir apparaître, à l’heure du breakfast, le roi George V en robe de chambre et en pantoufles. En outre, il apprécie la spontanéité avec laquelle la foule se presse sur son passage.
En France, Hiro-Hito s’entretient de la Grande Guerre avec le vainqueur de Verdun, le maréchal Pétain, et parcourt le champ de la bataille. Une fois à Paris, il visite la tour Eiffel, le Louvre et surtout les Invalides ? il rapportera de son voyage un buste de Napoléon destiné à trôner dans son bureau. Le prince héritier se rend ensuite en Belgique, aux Pays-Bas, puis, enfin, s’arrête à Rome, où il est reçu par le pape.
Le futur empereur apprécie tellement son voyage en Europe qu’à son retour à Tokyo il décide d’« occidentaliser » la cour, devenant ainsi pour un temps un mobo (« modern boy »), du nom de ces jeunes Japonais qui s’entichent des mœurs du Vieux Continent. Il abandonne le costume traditionnel et se met à la mode européenne en même temps qu’il adopte le breakfast à l’anglaise. Les « dames d’honneur » sont renvoyées du palais, dans l’enceinte duquel on construit un golf à neuf trous. Hiro-Hito fréquente aussi les champs de courses et les boîtes de nuit… La cour, en état de choc, se résout à faire appel au vieux prince Saionji, dernier conseiller personnel permanent de l’empereur Taishô : celui-ci est chargé de remettre bon ordre dans le palais.
Le 25 novembre 1921, juste après son retour d’Europe, la maladie de Taishô étant jugée incurable, Hiro-Hito devient régent du Japon. Il doit aussitôt faire face à une série de difficultés. L’année 1923 est en effet catastrophique pour le pays. Le 1er septembre survient le plus terrible tremblement de terre de son histoire, qui fait 150 000 victimes et dévaste une grande partie de la capitale ? un drame qui permet cependant à Hiro-Hito de gagner en popularité en distribuant aux rescapés de l’argent sorti de sa cassette personnelle. Peu après, les Coréens, qui constituent la main-d’œuvre la plus misérable du pays, sont traités comme des boucs émissaires, et des milliers d’entre eux, exterminés. Enfin, le 27 décembre, Hiro-Hito est victime d’une tentative d’assassinat de la part d’un révolutionnaire socialiste. Aucun complice n’est arrêté, et il sera impossible de déterminer s’il y a eu complot.
Le mariage de Hiro-Hito et de Nagako a finalement lieu le 26 janvier 1924. Les trois premiers enfants du couple seront des filles, et Hiro-Hito devra de nouveau affronter la cour qui le pressera de prendre une concubine pour assurer sa descendance mâle. Mais le 26 décembre 1933, l’impératrice lui donnera un fils, l’actuel empereur Akihito.
Le 18 décembre 1926, Taishô meurt. Hiro-Hito lui succède officiellement.
Le culte de l’empereur a été réactivé sous Meiji : il est devenu le symbole de la nation et de sa pérennité. Quant à la Constitution de 1889, elle érige en principe son infaillibilité : on ne saurait, pour quelque raison que ce soit, chasser de son trône le tennô (« souverain céleste »), qui n’est d’aucune façon soumis aux lois. La Constitution affirme également la filiation divine de l’empereur. Celui-ci est le chef de l’État et possesseur de tous les droits de souveraineté. Il nomme les ministres du cabinet qui ne sont responsables que devant lui. Les ministres sont issus des quatre clans du Sud qui ont pris l’initiative de la révolte contre le Shogun et de la réforme Meiji.
L’empereur exerce son pouvoir législatif avec le concours du Parlement (la Diète). Le Parlement discute et approuve le budget, et surtout a le pouvoir de faire les lois. Mais seul l’empereur déclare la guerre et la paix, et ratifie les traités. En fait, depuis le règne de Taishô, le processus décisionnel est du ressort des ministres en place, et les deux personnes les plus importantes de la vie politique sont les chefs d’état-major de l’armée de terre et de la marine. Par leur biais, les militaires, eux-mêmes à l’abri de tout contrôle de la part du Parlement, interviennent dans la formation des gouvernements et, plus largement, dominent la vie politique du pays.
Ici commence le procès que l’histoire fera à Hiro-Hito. En effet, alors que le pays s’est ouvert, modernisé, démocratisé (le suffrage universel est instauré en 1925 ; il exclut les femmes qui n’obtiendront le droit de vote qu’en 1945), libéralisé, on assiste à partir de 1926 à un dérapage qui conduit progressivement certains groupes nationalistes à militariser le pays, imposer la censure et éliminer les libéraux, confortés qu’ils sont par la vague de sentiments hostiles au Parlement et à l’industrie née après la crise économique de 1927 ? antérieure à la grande dépression mondiale.
Ces groupuscules s’appuient sur le caractère divin de l’empereur pour parler en son nom. Pourquoi Hiro-Hito les laisse-t-il agir ? La question n’a toujours pas reçu de réponse. Elle est pourtant d’autant plus pertinente que l’empereur saura faire montre, quelques années plus tard, et au cours d’une crise autrement plus grave, de l’étendue de son pouvoir et de ses capacités de décision.
Après quelques hésitations, Hiro-Hito autorise la guerre
Ce sera en février 1936. Le 26 de ce mois, date connue par les Japonais sous le nom de ni ni roku (ni signifiant « février » et ni-roku « 26 »), une faction militaire dite « de la voie impériale » tente, en se réclamant du souverain, un putsch visant à éliminer physiquement les membres les plus modérés du gouvernement.
Sont ainsi exécutés le garde du Sceau privé, le ministre des Finances et le chef d’état-major général de l’armée, tandis qu’en réchappent de justesse le Premier ministre et quelques autres personnalités de tout premier plan. Les insurgés occupent la Diète, le ministère de la Défense, le quartier général de la police. Finalement, au bout de trois jours de confusion, l’empereur prend les choses en main et obtient, non sans mal, la reddition des insurgés. Ceux-ci sont condamnés à mort, tandis que 2 000 officiers sont cassés. Hiro-Hito, nullement dupe de l’utilisation qu’une fraction de l’armée fait de son nom, est donc, dans cette occasion, sorti de sa réserve habituelle, opposant une ferme résistance à tout compromis57.
Cet échec du putsch ne marque cependant pas la fin de l’influence des groupes nationalistes sur le pays. En 1935, le Premier ministre, Okada, qui est loin pourtant d’être un fanatique, accepte de faire passer une loi punissant toute mise en doute de la nature divine de l’empereur et toute infraction à la règle qui veut que l’on s’incline en passant devant le palais d’Akasaka. C’est une victoire pour les nationalistes, qui prônent l’idéologie du kokutai (le « service total pour l’empereur »). Leur triomphe éclate au grand jour lorsque, le 27 septembre 1940, Hiro-Hito accepte de signer le pacte tripartite avec l’Allemagne de Hitler et l’Italie de Mussolini58. La classe militaire mobilise la nation derrière une politique totalitaire et guerrière.
Après les conquêtes en Chine, c’est une partie de l’Indochine qui est soumise : désormais, l’empire du Japon s’étend de la Birmanie à la Nouvelle-Guinée. Ce n’est pas suffisant : le 7 décembre 1941, l’attaque surprise de la flotte américaine ancrée à Pearl Harbor par l’aéronautique navale japonaise déclenche la guerre avec les États-Unis. En 1942, c’est Singapour qui tombe, puis Java et les Philippines. Or, comme on l’apprendra grâce au journal personnel de Kido, son ministre du Sceau privé, et contrairement à ce qu’on pourra dire par la suite, Hiro-Hito, à qui toute décision doit être soumise, est parfaitement au courant de l’avancée des opérations militaires. En fait, après quelques hésitations motivées avant tout par la crainte de la défaite, l’empereur autorise la guerre, et, par la suite, il s’enthousiasme à l’annonce des victoires, ce qui ne permet pas de douter de la connaissance qu’il a des dossiers, et qui correspond d’ailleurs tout à fait au sens scrupuleux des affaires de l’État qu’il montre en toute occasion. Placé devant une décision unanime du gouvernement ? celle de bombarder Pearl Harbor par exemple ?, Hiro-Hito, qui pourrait user de son droit de veto en refusant d’apposer son sceau, ratifie…
Les gouvernements japonais d’après-guerre, les historiens, les journalistes répéteront souvent, tout comme l’empereur lui-même, que les années de conflit ont représenté un cauchemar pour Hiro-Hito. C’est peut-être vrai, mais surtout à partir de 1944, lorsque, de place en place, s’amorce la lente reconquête par les Américains des îles du Pacifique, jusqu’à la prise d’Okinawa en avril 1945. Et quand, après les terribles bombardements américains sur Tokyo du 9 mars 1945, où sont déversées en une seule nuit 700 000 bombes, faisant 200 000 victimes, Hiro-Hito visite les quartiers dévastés de la capitale, il ne peut que se rendre compte que la guerre est perdue. En effet, le 6 août, le feu nucléaire atomise Hiroshima. Le 8, Staline déclare la guerre au Japon et, sans coup férir, envahit la Corée du Nord, la Sakhaline et les Kouriles. Le 9, une seconde bombe atomique tombe sur Nagasaki.
Dans la nuit du 9 au 10 août, dans le bunker surchauffé du palais, se déroule une réunion dramatique entre Hiro-Hito, alors âgé de quarante-quatre ans, et ses ministres : certains sont prêts à accepter les conditions des Alliés et à arrêter les combats ; d’autres, craignant pour la survie de la dynastie impériale et la structure nationale, préfèrent poursuivre les opérations sur l’Archipel plutôt que de connaître pour la première fois le joug d’une présence étrangère.
Finalement, à deux heures du matin, l’amiral Suzuki, Premier ministre octogénaire, s’approche de l’empereur, et, un genou à terre, le supplie de trancher entre les deux parties. Hiro-Hito annonce alors qu’il accepte la reddition sans condition, mettant ainsi fin à quatre ans de guerre. Malgré les sanglots de l’assistance, tout est dit. L’aventure impérialiste dans laquelle la nation s’est engagée depuis les années 1930 prend fin avec la décision impériale à laquelle tous se soumettent.
Le 15 août, pour la première fois dans l’histoire, le « fils du ciel » s’adresse à ses sujets par le biais de la radio pour annoncer, d’une voix chevrotante et dans une langue archaïque, la reddition de l’empire. Akira Kurosawa, alors jeune cinéaste, note : « Jamais je n’oublierai les scènes que j’ai vues dans les rues ce jour-là. […] L’atmosphère était tendue, frôlait la panique. Certains commerçants avaient sorti leurs sabres de leur fourreau et les contemplaient fixement59. » Quant à Robert Guillain, correspondant de l’agence Havas au Japon, il écrit : « Les gens se raidissaient et baissaient la tête. C’est l’attitude du respect en présence du souverain. Mais elle a ceci d’inattendu que l’objet de leur respect angoissé est le poste de radio lui-même. Un silence… Et puis voici la voix rauque, lente, trop posée. […] Le souverain parle l’extraordinaire et solennel langage réservé au seul fils du ciel. […] Quand le speaker vient ensuite expliquer ce que l’empereur veut dire, les sanglots éclatent, les rangs se rompent en désordre. Quelque chose d’énorme vient de casser : le rêve orgueilleux du Grand Japon60. »
L’heure est venue, annonce en effet l’empereur, « d’accepter l’inacceptable, de supporter l’insupportable » ? mais, comme le note Robert Guillain, les mots « défaite » et « capitulation » ne sont jamais prononcés. Puis, après avoir déclaré qu’il se pliait aux termes de la déclaration conjointe des Alliés, Hiro-Hito ajoute : « L’ennemi a commencé à faire usage d’une bombe nouvelle et des plus cruelles, répandant sans cesse sur les populations innocentes les blessures et le massacre. Dans ces conditions, continuer la guerre serait non seulement amener l’anéantissement de notre nation, mais aussi la destruction de la civilisation humaine. »
Au cours des heures qui suivent le discours du souverain à la nation, nombreux sont ceux qui viennent s’agenouiller et pleurer à l’entrée du palais impérial. Certains choisissent la mort, tel l’amiral Onishi qui, comme le général Anami, se fait seppuku, alors que le vice-amiral Ugaki, qui commande d’importantes forces du Tokkôtai (unité spéciale d’attaque appelée aussi Kamikaze), accompagné d’une vingtaine de ses hommes qui n’ont pu se sacrifier au nom de l’empereur en se jetant sur les navires ennemis, s’envole dans la nuit en direction d’Okinawa et se perd en mer.
Les dirigeants japonais se sont résolus à signer la capitulation, le 2 septembre 1945. Ils doivent maintenant affronter le jugement de leurs vainqueurs. En mai 1946 s’ouvre le procès de Tokyo qui durera jusqu’à décembre 1948. Cependant, le général Mac Arthur, nouveau maître de l’Archipel61, a déjà fait son choix : à aucun prix l’empereur ne doit être inquiété, contrairement à ce que souhaitent les Russes, les Hollandais et les Australiens, qui réclament la tête de Hiro-Hito. Pour convaincre de cette nécessité Harry Truman, le président des États-Unis, le général américain n’a qu’à agiter la menace du chaos et du communisme. L’empereur évite ainsi non seulement sa comparution devant le tribunal des criminels de guerre, mais encore toute espèce de discussion à propos de sa responsabilité dans les méfaits commis par son armée et en son nom. Cette question fera désormais l’objet au Japon d’un tabou complet. Pour le reste, le verdict du procès de Tokyo est sans appel : neuf condamnations à mort sont prononcées ainsi que quelques détentions à vie dont celle de Kido, le garde du Sceau de l’empereur, qui sera cependant libéré en 1953.
Les Japonais se soumettent sans trop de résistance à l’occupation de l’Archipel par les États-Unis. « Les débuts pacifiques de l’occupation du Japon, écrira Kazuo Kawaï, un politologue formé aux États-Unis, resteront toujours quelque peu mystérieux. Les États-Unis s’attendaient à rencontrer résistance et traîtrise. À leur profonde stupéfaction, chacun des deux camps découvrit que l’autre n’était pas ce qu’on lui avait fait croire62. » Alors que la République fédérale d’Allemagne proclame son rejet de la période hitlérienne, le Japon devient l’allié des États-Unis sans pour autant clairement rejeter Pearl Harbor, ni les conquêtes de 1942.
Outre le procès de leurs criminels de guerre et l’occupation de leur territoire, les Américains imposent aux Japonais une nouvelle Constitution, qui préserve l’institution impériale. Dépourvue de tout pouvoir réel et de tout caractère divin, cette dernière n’incarne plus désormais que le « symbole de l’État et de l’unité du peuple » (article 1). Le 1er janvier 1946, Hiro-Hito renonce publiquement à sa divinité dans un édit impérial radiodiffusé qui stipule notamment : « Les liens qui Nous unissent à vous le peuple sont fondés sur la confiance mutuelle, l’amour et le respect, et ne s’appuient pas sur de simples légendes et superstitions » ? on raconte que l’empereur, comprenant l’absurdité de la situation, aurait, à son retour au palais, demandé à sa femme s’il avait l’air différent maintenant qu’il n’était plus un dieu ! Dans le même édit, Hiro-Hito déclare que le peuple japonais n’est pas supérieur aux autres peuples, pas plus qu’il n’est appelé à dominer le monde.
Ainsi, d’un jour à l’autre, le pays découvre en Hiro-Hito un « homme comme les autres », d’autant que les Américains le présentent comme une personnalité férue de démocratie, « ayant été opposée à la guerre ». On publie des photographies de lui en famille, en train de déjeuner simplement ou bien occupé à lire le journal de l’armée américaine, Stars and Stripes. Une « démocratisation » forcée qui peut aller jusqu’à l’humiliation, lorsque les soldats américains se pressent autour de lui pour lui réclamer des autographes ou lorsque, montés sur les chevaux blancs de l’empereur, ils parcourent en vainqueurs l’enceinte du palais.
Pour la plupart des correspondants de presse qui peuvent l’approcher, Hiro-Hito apparaît alors comme un homme quelque peu ridicule, qui a du mal à endosser son nouveau rôle. Et à l’occasion de la tournée de toutes les préfectures du pays qu’il effectue durant les années 1946-1948, et au cours de laquelle il est ovationné par des milliers de sujets qui n’ont eu, jusque-là, pas même le droit de lever les yeux sur lui, les journalistes lui donnent le surnom moqueur de M. Assô (« M. Ah bon »), car c’est en général les seules paroles qu’il prononce devant ses interlocuteurs !
Mais très vite cette évolution vers une monarchie plus proche du peuple s’interrompt. Hiro-Hito se cloître à nouveau dans son palais d’Akasaka, où, derrière l’enceinte de pierre et protégé par un dispositif électronique perfectionné, il se sent plus à l’aise, bien que soumis à la pesanteur des rites. Bernard Dorin, ambassadeur de France, rapporte ainsi à Edward Behr de quelle façon, en 1987, pour présenter ses lettres de créances, il est prié par le chambellan de la maison impériale de garder en présence du souverain les yeux baissés, car on ne regarde pas le soleil ! Tandis que dans la chambre de l’empereur, meublée à l’occidentale, nul serviteur n’est habilité à pénétrer en sa présence. Les aliments qu’il consomme sont toujours goûtés et, à son grand désagrément, on continue de lui interdire de déguster le fugu, ce poisson-chat au poison mortel qui nécessite pour son apprêt des cuisiniers spécialisés. Cependant, téléspectateur assidu, l’empereur se tient au courant des actualités. Et jusqu’à la fin, il continue de lire les documents officiels, sur lesquels il doit parfois apposer son sceau.
Une partie du PLD (le parti libéral démocrate, né de la fusion des libéraux et des démocrates, le 15 novembre 1955), ainsi que l’extrême droite réclament d’ailleurs régulièrement une révision de la Constitution qui rehausserait le pouvoir réel, sinon le prestige, de la fonction impériale. Quant au peuple japonais, il ne voit plus son souverain qu’en de rares occasions, par exemple tous les 23 novembre, lors du rituel des prémices de la récolte du riz, lorsque la télévision montre sa vieille silhouette courbée sur les plants ; ou bien quand il assiste aux tournois de sumo, sport national ; ou encore, le jour de son anniversaire, lorsque la foule vient l’acclamer à son palais en agitant des milliers de drapeaux nationaux.
La mort de Hiro-Hito, le 7 janvier 1989, marque une rupture. Son agonie, qui dure cent onze jours, prolongée par les médecins grâce à d’incessantes transfusions sanguines, est surmédiatisée, et suivie religieusement par une partie du peuple ? pas, toutefois, par la nouvelle génération qui, dans sa grande majorité, juge que le mythe impérial appartient au passé. Tandis que lors de ses funérailles, ainsi qu’à l’occasion de l’intronisation de son fils Akihito, les anciens rites shintoïstes ne manquent pas d’être célébrés, ce qui provoque une vive controverse, une partie de l’opinion publique voyant là une entorse grave à l’esprit de la Constitution qui stipule que le shintô n’est plus religion d’État.
Quant à la responsabilité de Hiro-Hito dans la dernière guerre, personne n’y fait alors allusion, si ce n’est le maire de Nagasaki, ce qui lui vaut d’être grièvement blessé par des militants d’extrême droite, et certains journaux étrangers, australiens, mais surtout anglais : pour le Star de Londres, « Hiro-Hito est un boucher pire que Hitler », alors que le Sun promet « l’enfer à ce véritable empereur du diable »…
Il n’empêche. Les quelque 160 délégations nationales qui assistent aux grandioses cérémonies de deuil, sous une pluie glaciale et au son des flûtes de la musique de cour, montrent bien par leur présence que le Japon de cette fin de siècle, deuxième puissance économique du monde, rival des États-Unis, est définitivement sorti de l’humiliation de 1945. Hiro-Hito clôt son long règne de gloire et de défaites par l’image de la fierté nationale reconquise.