La dernière bataille des seigneurs de la guerre

En octobre 1600, la bataille de Sekigahara, dont on a fêté à travers tout le Japon le quatre centième anniversaire, a permis d’unifier définitivement le pays et d’instaurer la paix pour plus de deux siècles, après des décennies de guerres civiles. À l’origine de ce bouleversement, un homme : Tokugawa Ieyasu, dont la dynastie régnera jusqu’en 1868.

Au début du XVIe siècle, le Japon est en effet divisé en domaines formant des entités politiques indépendantes de l’empereur ? qui, bien que dépourvu de pouvoir effectif, reste le dépositaire ultime de la légitimité étatique ? comme du shogun ? chef de guerre exerçant la réalité du pouvoir politique, militaire et administratif.

À leur tête, des daimyô, seigneurs féodaux possédant un fief, qui se conduisent à l’intérieur de leur petit royaume comme des suzerains absolus. Ils sont entourés d’un état-major de militaires et de fonctionnaires qui forment une cour et sont rétribués soit par un salaire, soit par l’octroi de terres transmissibles à leurs descendants.

Dans cette époque troublée, ces grands féodaux sont incités à se doter d’une véritable puissance militaire, s’appuyant sur une paysannerie qui fournit les moyens de subsistance et le gros des troupes, ainsi que sur une aristocratie qui pourvoit à l’administration des terres et à l’encadrement des soldats.

Progressivement, les grands fiefs absorbent ou mettent sous tutelle les domaines de dimensions plus modestes.

Les arquebuses, arrivées d’Europe par les Portugais, puis rapidement fabriquées sur place, sont employées de plus en plus systématiquement, précipitant ce processus de regroupement. Ainsi, à la bataille de Nagashino, en 1572, allant à l’encontre de toute tradition, le daimyô Oda Nobunaga déploie, face à la cavalerie lourde du clan Takeda, réputée la meilleure de l’époque, des fusiliers munis de mousquets, organisés sur trois rangées, qui finissent par anéantir l’adversaire.

Un nouveau succès pour celui qui s’est déjà emparé de la capitale impériale, Kyôto, contrôlant ce qui subsistait des deux cours, celle de l’empereur et celle du shôgun. Mais son projet d’unification du pays s’évanouit lorsque, trahi par l’un des siens, il est obligé de se donner la mort.

Deuxième tentative d’unification, et deuxième échec, celui du plus grand général de Nobunaga, Toyotomi Hideyoshi, qui avait pourtant réussi à soumettre Kyushu, la grande île du Sud, ainsi que le Japon oriental et septentrional, avant d’enliser ses troupes en Corée, dans une vaine tentative de conquête de la Chine. Sa mort, en 1597, crée un vide politique qui sera bientôt comblé par son principal vassal, Tokugawa Ieyasu.

Lorsque Hideyoshi, à qui Leyasu avait fait allégeance, lui demanda d’abandonner ses domaines patiemment constitués pour aller s’établir encore plus à l’est, dans la vaste plaine du Kantô ouverte sur la mer, il accepta malgré la réticence de ses vassaux. Cet exil dans un territoire tout neuf lui permit de consolider les bases de sa puissance.

À la mort de Hideyoshi, Ieyasu affiche ses prétentions à la succession. Il se heurte aux autres prétendants. Le 21 octobre 1600 se tient à Sekigahara la bataille décisive qui oppose les armées de l’Est à celles de l’Ouest. Inférieures en nombre mais bénéficiant de trahisons dans le camp ennemi, les troupes d’Ieyasu remportent une victoire éclatante. Tout est fini vers les 4 heures de l’après-midi. La pluie, qui se remit alors à tomber, mit fin aux poursuites. En fait si 80 à 90 000 hommes furent effectivement engagés, seule une partie a réellement combattu : le général en chef de l’armée de l’Ouest, Môri Terumoto, n’était pas présent, et ses troupes ont refusé de secourir leurs alliés.

En 1603, consécration de cette victoire, Ieyasu reçoit de l’empereur le titre de Sei-i-Taishogun, généralissime contre les « barbares », que ses deux prédécesseurs n’avaient pas réussi à obtenir. Il crée à Edo (l’actuelle Tokyo) sa capitale. C’est la naissance d’un nouveau régime, auquel les historiens donneront le nom de bakuhan : le pouvoir est partagé entre le shogun (bakufu) et les daimyô, à la tête de quelque deux cent cinquante territoires (han) ; l’empereur, quant à lui, voit limiter ses attributions à un rôle cérémoniel et à la validation des nominations décidées par le shogun.

En 1605, pour régler par avance les problèmes de succession, Ieyasu reprend une vieille tradition japonaise, celle de l’abdication de son vivant en faveur de son fils Hidetada. Il se débarrasse également des derniers descendants d’Hideyoshi, en s’emparant du château d’Osaka où ces derniers s’étaient retranchés. Blessé au cours du siège, il meurt l’année suivante, à l’âge de soixante-quatorze ans.

Mais personne ne conteste plus la suprématie de la dynastie des Tokugawa. Le rêve de stabilité prend ainsi corps dans la première moitié du XVIIe siècle. Un encadrement rigide de la vie sociale sous toutes ses formes se met en place. Les seigneurs se voient soumis à un contrôle impitoyable. L’édit de 1615 n’autorise qu’un seul château par domaine, entraînant la destruction de centaines de forteresses.

Leurs alliances et leurs mariages sont eux aussi soumis à l’approbation du shogun. Ils doivent de plus résider à leurs frais une année à Edo et y laisser le reste du temps leur famille en otage : leurs incessants va-et-vient le long de la Tokaidô (voie menant de Kyôtô à Edo) avec leur suite sera le sujet de nombreuses estampes d’Hiroshige, l’un des maîtres du genre.

À cette constitution d’un État centralisé autour d’Edo et son corollaire, la pacification intérieure, s’ajoute la fermeture presque totale du pays. Ainsi, s’installe pour plus de deux cent cinquante ans la « Pax Tokugawa » dont la durée n’a d’équivalent dans aucun autre pays. Cette période de paix est aussi celle du développement économique et de la prospérité d’Edo et d’Osaka, et de l’élaboration d’une culture originale, à l’usage des marchands : théâtre du Kabuki, art des geisha.

Il n’y sera mis fin que lorsque la pression des puissances étrangères déclenchera, dans la seconde moitié du XIXe siècle, la révolution de Meiji : l’ouverture du pays à l’influence occidentale.