L’insularité du Japon lui a permis, durant la plus grande partie de son histoire, de limiter ses relations avec l’étranger et de les contrôler. Jusqu’au XXe siècle, il n’a jamais été l’objet d’une agression massive contre son territoire, sauf dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, quand les Mongols, alors installés en Chine, prétendirent le soumettre. Leur échec fut imputé à la protection des divinités, au vent divin, shinpû ou kamikaze, et, jusqu’au XIXe siècle, penseurs et historiens n’ont mis en valeur que ce facteur de délivrance.
Mais quand, après la restauration de Meiji, le Japon, à la fin du XIXe siècle, inaugura une politique active à l’égard du continent, quand les autorités cherchèrent à développer le patriotisme par l’enseignement de l’histoire, les écoliers apprirent que leurs pays avait été sauvé grâce au courage de ses guerriers, à l’union nationale face à l’envahisseur et à la protection des dieux, manifestée par le vent divin. Il n’est pas étonnant que, devant la menace de l’invasion américaine, les troupes d’attaques spéciales créées pour y faire face se soient placées sous ce vocable de kamikaze. Dans l’après-guerre, les manuels d’histoire ont adopté une présentation plus sobre de cet épisode et insistent, peut-être avec excès, sur le fait qu’il a surtout affecté quelques cantons de Kyû Shû, au sud, et n’a pas mobilisé les guerriers du pays tout entier. La presse a récemment ravivé ces souvenirs par l’annonce de fouilles sous-marines qui ont permis de ramener au jour des bateaux de l’armée d’invasion, des objets et même, dit-on, le cachet du commandant du corps expéditionnaire mongol (dont le possesseur n’a pourtant pas péri dans le désastre).
Un bref rappel de ce qu’avaient été ses relations avec le continent montre combien l’arrivée des troupes mongoles, lancées dans une entreprise méthodique de conquête de l’Asie depuis le début du XIIIe siècle, a pu constituer pour le Japon un événement inhabituel.
Dès l’époque des Han, le Japon a subi l’influence de la Chine. À partir du début du VIIe siècle, quand la cour du Yamato commença à organiser un État, elle envoya des ambassades en Chine pour porter un tribut, acceptant, quoique à contrecœur, le principe de relations inégales, pour avoir la possibilité d’observer directement ce qui se faisait dans la grande nation voisine, considérée comme un modèle de civilisation. De 607 à 838, quinze ambassades traversèrent la mer. La décision de les interrompre ne fut pas prise, en 894, pour faire cesser une situation insupportable à l’orgueil de la cour, encore bien moins parce que celle-ci se jugeait désormais capable de se passer des enseignements de la Chine, mais parce que les désordres, qui ont marqué en Chine la fin de la dynastie des Tang, rendaient le voyage dangereux. D’ailleurs, depuis 838, aucune ambassade n’était partie et cependant les relations avec la Chine s’étaient maintenues, grâce aux bateaux de commerce chinois et aux moines japonais qui continuaient à aller s’instruire sur le continent.
Les ambassades ne furent pas reprises, quand, au Xe siècle, l’empire des Song se fut affermi, mais les échanges se poursuivirent de façon satisfaisante pour la cour. Au XIIe siècle, des bateaux japonais commencèrent à participer à ces échanges. Les luttes entre les clans Taira et Minamoto3, à la fin du XIIe siècle, et le transfert du centre de gravité du pays dans l’Est avec la fondation du régime de Kamakura n’ont pas arrêté les échanges, car le Japon avait besoin de la monnaie chinoise pour son commerce intérieur et restait soucieux de suivre le mouvement intellectuel et artistique de la Chine. Des moines chinois de la secte Zen étaient accueillis avec intérêt à Kamakura : le régent nommé en 1268, Hôjo Tokimune (1251-1284), avait été l’élève du moine Rankei venu au Japon en 1246. Cependant, les autorités de Kamakura, un peu méfiantes à l’égard de ce qui se passait à Kyû Shû dans le sud du pays, et fidèles à des précédents anciens, ont, en 1254, réduit à cinq le nombre des bateaux chinois autorisés à venir chaque année. Néanmoins, les échanges se poursuivaient régulièrement et longtemps ne furent pas affectés par les bouleversements apportés sur le continent asiatique par la conquête mongole.
Le Japon ne s’intéressa nullement aux premiers mouvements de tribus de la Mongolie, au début du XIIIe siècle, non plus qu’aux grandes chevauchées vers l’ouest ; mais il n’ignorait pas les expéditions mongoles contre le royaume de Corée, presque annuelles depuis 1231, non plus que la soumission de ce pays, manifestée après 1258 par l’envoi du prince héritier en otage chez le grand Khan, l’extension des postes mongoles à la péninsule et l’installation d’occupants, d’abord dans le Nord puis dans les provinces du Sud. Le Japon pouvait aussi avoir connaissance des menaces contre l’empire des Song, réduit à la partie méridionale de la Chine. Qoubilai, grand khan à partir de 1260, chef en quelque sorte de la confédération mongole, s’était installé dans le Nord de la Chine ; il était décidé à reprendre contre les Song l’offensive commencée en 1256 et interrompue très vite. Mais ses ambitions en Chine et à l’est de la Chine étaient gênées par la nécessité où il fut, en 1264, puis en 1274 et encore en 1287, de combattre pour maintenir son contrôle sur la Mongolie et conserver sa position de grand khan, même après qu’il eut fondé en Chine la dynastie des Gen (chinois Yuan), dont il fut le premier souverain sous le nom de Seiso (Shizu).
Les Mongols, occupant la Corée, connaissaient donc l’existence du Japon qui s’y manifestait souvent par des activités de piraterie, devenues notables dès le premier quart du XIIIe siècle. Il n’est pas étonnant que, dès 1266, ils aient tenté d’entrer en relation avec ce pays ; relation qui, à leurs yeux, ne pouvait être que de soumission à leur empire. Les auteurs japonais ont quelquefois tendance à mettre sur le compte des influences chinoises la volonté des Mongols de créer un empire universel. Cependant la vision chinoise d’un empire universel, fondé sur une civilisation spontanément sentie par les voisins comme unique, supérieure et désirable, diffère profondément de celle des Mongols, née de l’idée religieuse d’un souverain, seul représentant du Ciel dans le monde et réalisant ses desseins par la conquête, sans souci d’imposer quelque religion ou culture que ce soit. Jamais la Chine n’avait exigé du Japon l’envoi d’une ambassade, elle s’était contentée de protester quand les formes, qu’elle jugeait correctes, n’avaient pas été respectées.
Avec les Mongols, en revanche, il ne s’agissait plus seulement d’envoyer de temps en temps un tribut, auquel pourraient répondre des cadeaux tout aussi importants ; les Mongols seraient en mesure d’exiger, comme en Corée, otages et tributs réguliers. Raison pour laquelle, bien qu’aucun texte ne nous renseigne explicitement sur ce point, le bakufu4 a obstinément refusé toute négociation. La dynamique conquérante des Mongols, désireux d’atteindre dans tous les sens les limites du monde connu, ne rend pas compte seule de leurs exigences envers le Japon. Qoubilai, en effet, commençait son offensive contre les Song et, au dire d’historiens japonais, jugeait sans doute nécessaire de faire passer le Japon parmi les peuples tributaires pour impressionner les Chinois habitués de longue date à commercer avec l’archipel.
Dans quelle mesure l’arrêt de ces échanges et leur détournement vers les Mongols pouvaient-ils gêner sensiblement les Song ?
Une lettre au Japon, transmise d’ailleurs de fort mauvaise grâce par le roi de Corée, qui savait bien qu’en cas de guerre, son pays, épuisé par des décennies de pillages mongols, devrait fournir un gros effort, n’arriva pas à destination. Une première lettre, reçue en 1268, disait nettement : « Les princes des petits pays doivent entretenir avec nous des relations amicales, nous dont les ancêtres ont reçu le pouvoir d’un ordre du Ciel. » Elle contenait aussi une menace voilée d’intervention armée en cas de refus. Les Mongols patientèrent pendant six ans et n’envoyèrent pas moins de sept lettres, ce qui a permis au Japon de faire quelques préparatifs. Ces lettres étaient adressées à la cour, mais les représentants du bakufu dans le Nord de l’île de Kyû Shû, point d’arrivée des bateaux venus de Corée ou de Chine, les ont toujours transmises d’abord à Kamakura, qui les a fait passer à la cour de Kyôto. Celle-ci se décida en 1270 à faire préparer une réponse rédigée en termes mesurés, dont le sens était que le Japon, dirigé par les descendants de la déesse Amaterasu, était un pays paisible qui tenait à rester à l’écart et, n’ayant jamais eu de relations avec les Mongols, n’avait pas de raison d’en nouer. Mais le bakufu, jugeant qu’il ne servait à rien de chercher à gagner du temps, refusa d’envoyer ce texte à Qoubilai.
Dès 1270, le bakufu prévint les gouverneurs militaires des provinces de la mer intérieure et de Kyû Shû des mauvaises intentions des Mongols et de la nécessité de faire bonne garde. En même temps, ceux des guerriers de l’Est qui avaient des fonctions ou des biens dans l’Ouest, durent regagner Kyû Shû afin d’y accomplir leur devoir. Le bakufu profita de la circonstance pour renforcer les ordres contre les bandes de brigands. En 1272, il fit présenter des registres des rizières dans diverses provinces (il ne subsiste que les textes relatifs à quelques-unes, la mesure était peut-être générale), sans doute en vue de dispositions fiscales. Il ordonna au gouverneur militaire chargé des provinces du Nord de Kyû Shû de s’informer minutieusement des ressources des gokenin5 de son ressort. Ces enquêtes avaient évidemment pour but de préparer la défense. La cour, de son côté, dès 1268, avait demandé des prières aux principaux établissements religieux bouddhiques et shintô. Cependant, à Kamakura, on n’était pas obsédé par les craintes d’invasion et les querelles se poursuivirent au point qu’en 1272 Tokimune fit mettre à mort son frère et quelques autres membres de l’administration du bakufu. Irrité par ses prédications alarmistes, il exila le moine Nichiren fondateur de la secte du même nom.
Quand, en 1274, Qoubilai se décida à ordonner une invasion du Japon, la conquête du Sud de la Chine était loin d’être achevée. Seule la Corée pouvait fournir les moyens de transport nécessaires et une base de départ. La construction des bateaux fut menée très rapidement et on a tout lieu de penser que la qualité de la flotte, qui aurait atteint le chiffre de 900 bateaux, n’était pas excellente. Il est généralement admis que l’armée d’invasion comprenait 20 000 Mongols et environ 12 300 Coréens dont 6 700 marins. Le général en chef, le Mongol Kinto (chinois, Xindu), était assisté d’officiers mongols, chinois et coréens.
Le départ avait été prévu pour le début d’août, mais il fut retardé jusqu’au début de novembre à cause de la mort du roi de Corée et du deuil qui s’ensuivit. L’armée d’invasion, partie de l’actuel Masanpo, relâcha d’abord à Tsushima, où le principal vassal du bakufu se fit tuer avec quatre-vingts hommes. Une semaine plus tard, dans l’île d’Iki, cent guerriers livrèrent de la même façon un combat sans espoir. La population des deux îles souffrit considérablement. Le 19 novembre, les envahisseurs débarquèrent dans la baie de Hakata, non loin du siège du gouvernement général de l’île, sans doute en trois points. La journée ne fut pas favorable aux Japonais, qui, vers le soir, durent se retirer. Cependant, les Mongols, au lieu d’occuper le terrain, se rembarquèrent et auraient dans la nuit essuyé une tempête qui les contraignit à regagner leur base. L’armée mongole disposait sans doute d’un armement supérieur à celui des Japonais, arcs de plus grande portée, flèches empoisonnées, poudre et explosifs, nouveaux et terrifiants. Surtout, elle savait manœuvrer selon une tactique élaborée. Le Japon en était resté au combat singulier qui obéissait à un protocole rigoureux : choix de l’adversaire, envoi d’une flèche d’appel, proclamation du nom.
Les Mongols, eux, combattaient en groupes qui, enveloppant les héros sortis pour porter les défis, les abattaient. Ils utilisaient tout un système de signaux et faisaient résonner gongs et tambours pour affoler les chevaux de leurs adversaires. En dépit de leur supériorité, les envahisseurs ont choisi la retraite. Les sources mongoles invoquent l’excuse de la tempête (dont les sources japonaises contemporaines ne parlent pas, mais qui est plausible) pour expliquer la perte de la moitié de leur effectif. Une pénurie de flèches, la blessure d’un de leurs chefs seraient à l’origine de la décision d’arrêter l’opération. Il est clair qu’en dépit des mises en garde des Coréens, les Mongols avaient sous-estimé les difficultés d’une expédition maritime et de l’arrivée sur un terrain totalement inconnu.
Hors des régions directement concernées, Tsushima, Iki et la baie de Hakata, défendues par quelques centaines de combattants, les événements de la fin de 1274, ce qu’on appelle la campagne de l’ère Bun.ei, n’ont pas beaucoup ému le reste du pays. La cour qui célébrait alors les Grandes Prémices du début du règne de Go.uda-tennô ne les repoussa pas, quoiqu’elle eût reçu les nouvelles de Tsushima. Tout au plus, le mois suivant, prit-elle le deuil pour l’incendie du sanctuaire de Hakozaki par les Mongols. À Kamakura, on savait qu’il ne s’agissait pas d’une délivrance définitive. On donna les ordres de routine relatifs à l’enregistrement par les gouverneurs militaires des mérites acquis au combat par les gokenin, mérites manifestés par le nombre de têtes présentées et par les témoignages, ceux de parents étant exclus. Une liste de cent vingt guerriers dignes d’être récompensés fut promulguée. Surtout, il fallait mieux organiser la défense. Dès 1275, les deux principaux gouverneurs militaires de Kyû Shû, Shôni Tsunesuke et Ôtomo Yoriyasu, furent chargés de mettre sur pied un système de garde des côtes par les gokenin. Les provinces de l’extrémité occidentale de Hondo reçurent des ordres analogues.
En 1276, on commença la construction de fortifications dans la baie de Hakata. Les vassaux du bakufu ayant des intérêts à Kyû Shû et les établissements religieux de l’île furent taxés en proportion de leurs biens : pour cent hectares, édification de trente mètres d’un mur d’un mètre quatre-vingts de hauteur et de trois mètres de largeur à la base. Il y eut aussi des préparatifs maritimes et une velléité de la part du bakufu de porter la guerre en Corée. Qoubilai ne jugeait pas que ses troupes avaient subi une défaite et espérait encore que le Japon se soumettrait. Il envoya, dès 1275, une ambassade que le bakufu fit venir à Kamakura pour la mettre à mort. En 1278, alors qu’on ignorait ce fait, un bateau japonais fut autorisé à aborder en Chine. En 1279, ayant achevé la conquête de la Chine, Qoubilai dépêcha une seconde ambassade qui subit le même sort que la première. Le bakufu, qui recueillit alors des moines chinois réfugiés, entendait ne pas succomber comme les Song. On attendait l’invasion pour 1281 et, dès 1280, la cour commanda des services religieux et mobilisa les moines les plus connus pour leur efficacité.
Qoubilai créa en 1280 un organe chargé de soumettre l’Est et nomma les préposés aux préparatifs en Corée et en Chine du Sud. Le corps expéditionnaire devait partir de deux bases : le Sud de la Corée et la région du fleuve Bleu. L’armée de Corée aurait disposé de 900 bateaux, 15 000 Mongols et Chinois, 10 000 Coréens et 15 000 marins sous le commandement de Kinto. L’armée de Chine aurait eu 3 500 bateaux et environ 100 000 hommes, les approvisionnements étant prévus pour trois mois. Le tout était placé sous le commandement du Mongol Arakan qui, malade, fut remplacé au dernier moment par Atahai, ce qui fut peut-être la cause du retard pris par la flotte partie de Chine. Les deux groupes devaient faire leur jonction à Iki vers la mi-juin. Cependant la flotte de Corée, sortie du port le 22 mai, attaqua Tsushima puis Iki et, à partir du 23 juin, porta son effort sur la péninsule de Shikanoshima (alors une île), au nord-est de la baie de Hakata, et sur diverses îles situées au sud-ouest. Mais la défense fut efficace et, en une semaine, les assaillants ne progressèrent pas.
La flotte de Chine arriva à la fin de juillet devant Hirado, entre-temps choisi comme lieu de rendez-vous, et, le 12 août, une avant-garde approcha de l’île Taka. Dès l’arrivée des bateaux dans leurs eaux, les Japonais avaient commencé à harceler les isolés, de sorte qu’ordre fut donné par le général mongol de les tenir reliés par des chaînes pour la nuit, précaution qui s’avéra désastreuse, quand, le 15 août, un typhon s’éleva. La flotte devant Taka fut détruite et la mer rejeta quantité de cadavres. Quant aux survivants, ils furent pourchassés et massacrés. La partie de la flotte restée à Hirado eut moins à souffrir : un quart environ de l’effectif total aurait pu se mettre en sûreté. Tout le reste périt dans les flots ou de la main des Japonais qui durent, pendant plusieurs jours encore, nettoyer les îlots. On raconte qu’ils élevèrent de véritables collines de têtes sur le rivage. Seuls les Chinois de l’ex-empire des Song auraient été épargnés.
Le typhon est, pour une bonne part, responsable du désastre subi par les Mongols dans la deuxième campagne, celle dite de l’ère Kôan, mais on peut invoquer aussi le caractère hétérogène de leur armée, le grand nombre de bateaux hâtivement construits, le manque de coordination entre chefs mongols et coréens, la difficulté du milieu marin, encore très nouveau pour un peuple de cavaliers nomades, ainsi que l’efficacité des fortifications de la baie de Hakata et la tactique de harcèlement des bateaux adoptée par les Japonais. Les contemporains ont tout de suite parlé du vent divin, kamikaze, envoyé par le dieu Hachiman. On raconta que des moines, célébrant à la capitale, en auraient eu la révélation avant même l’arrivée des nouvelles.
Peut-on parler, à propos de ces événements, d’une prise de conscience du sentiment national ? Avant la Seconde Guerre mondiale, cet épisode a servi à exalter le sens patriotique. Il a été décrit, avec un certain anachronisme, comme un sursaut national contre l’étranger. Depuis la guerre, il fait l’objet d’un réexamen et on ne le qualifie plus de moment majeur dans l’histoire de l’esprit national. L’unique récit d’un témoin oculaire, œuvre d’un guerrier vassal du bakufu, Takesaki Gorô Suenaga, donne des indications sur la mentalité et les motivations de ceux qui ont soutenu le poids des combats à Kyû Shû, que leur famille y fût installée depuis longtemps (cas de Suenaga) ou que, moins nombreux, ils aient dû rejoindre l’île pour la circonstance. Ce personnage a commandé à un artiste un rouleau de peintures illustrant le récit qu’il a dicté, vraisemblablement vers 1293 : c’est le célèbre Récit illustré des invasions mongoles (Môko shûrai ekotoba). Il raconte de façon assez naïve comment, malgré sa belle conduite dans la campagne de 1274, à laquelle il participa avec quatre suivants, son nom ne fut pas transmis au bakufu parmi ceux des guerriers méritants. Passant outre à l’opposition de sa famille, il décida donc d’aller protester à Kamakura, déclarant que, s’il n’obtenait pas justice, il se ferait moine et ne reviendrait pas. En chemin, il dut vendre cheval et selle, mais il arriva chez le préfet chargé de distribuer les récompenses, Adachi Yasumori, un des hommes les plus influents auprès du régent Tokimune, et lui présenta un certificat écrit par le gouverneur militaire de sa province. Le préfet, après un premier refus, se laissa fléchir et donna un ordre particulier pour qu’il reçût sa récompense. Suenaga devait se distinguer aussi dans la deuxième campagne. Son texte montre que, guerrier besogneux, il comptait sur cette occasion de se distinguer pour rétablir sa situation. Il ne songeait pas en priorité à la défense du pays, puisqu’il était décidé à n’y plus participer par les armes s’il n’obtenait pas ce qu’il jugeait être son dû.
Un autre fait manifeste aussi la soif de récompenses, en fait de moyens de subsistance, de beaucoup de gokenin : en 1275, ils demandèrent à être convoqués personnellement aux gardes contre l’étranger et non par l’intermédiaire du chef de leur famille (en dépit des partages, à chaque génération était désigné un chef de la famille, par qui passaient les convocations aux services de garde ordinaire). Une telle prétention marque bien qu’ils espéraient que leurs mérites propres seraient ainsi mieux enregistrés et qu’ils auraient de meilleures chances de recevoir des récompenses. Ils ont obtenu satisfaction car le bakufu pensait multiplier ainsi le nombre des combattants. D’autre part, Suenaga ne raisonne pas en terme de défense du pays, il n’envisage que le service dû au seigneur qui, dans son esprit, n’était sans doute pas l’empereur mais le shôgun.
Paradoxalement, le sens du pays est beaucoup plus vif dans les textes écrits pour faire connaître l’efficace protection des divinités, obtenue grâce aux prières commandées par la cour et le bakufu. L’opuscule, rédigé sans doute par un moine du temple attaché au sanctuaire Hachiman-gû, situé au sud de Kyôto, les Instructions faciles relatives à Hachiman (Hachiman gudô-kin), raconte bien quelques faits de guerre ; mais il s’étend surtout sur le salut, œuvre des divinités. Il énonce clairement que tous les habitants du Japon, de l’empereur aux derniers des sujets, sont les enfants des divinités nationales et ne dépendent de qui que ce soit, de l’Inde ou de la Chine. Ainsi, les guerriers combattaient d’abord pour servir leur seigneur, les prêtres et les moines priaient pour la sécurité et le salut du pays, quelquefois même avec un sentiment très vif de son identité, comme en témoigne le poème composé par le moine Ean en 1270, alors qu’il célébrait un service à la demande du bakufu : « Jusqu’à la fin des fins, jusqu’à la fin des temps, notre pays, parmi tous les pays, est le meilleur. »
Il ne s’agissait pas, en réalité, d’une nouveauté : avec plus d’assiduité et de vigueur, en raison des circonstances graves, avec une efficacité éclatante aux yeux de tous, les moines et les prêtres ont assuré à l’égard de la cour le service qui leur était de tout temps dévolu. En effet, il s’était développé très tôt dans le monde de la cour, cœur du pays et élément qui lui donne son existence et sa cohésion, un sentiment de responsabilité : la cour considérait que sa mission était de prendre les mesures spirituelles nécessaires à la conservation du pays et de ses habitants.
L’empereur était l’interlocuteur privilégié des divinités fondatrices, même s’il laissait généralement aux spécialistes le soin de les invoquer. En outre, les moines bouddhistes lui ont fait connaître comme recettes efficaces pour l’accomplissement de sa mission les enseignements de sûtra promettant la paix et la prospérité aux pays dont les souverains les feraient réciter. Il serait abusif d’assimiler cet état d’esprit, surtout répandu parmi l’élite, au patriotisme moderne. On peut remarquer, de plus, que les moines, à peu près seuls hommes instruits à voyager hors du Japon, avaient tout naturellement un sens plus éveillé de l’étranger. Au moment des invasions, le bakufu, à qui il incombait de prendre des mesures concrètes de défense, a, lui aussi, très vivement senti sa responsabilité, au point qu’empiétant sur un domaine normalement réservé à la cour, il a subventionné des célébrations religieuses pour le salut du pays et non pas seulement pour ses intentions particulières. Mais on ne sait rien des réactions de la population, ni même de celles des guerriers qui ne furent pas directement touchés. La cour, l’élite des moines et des desservants du culte national, de même que le bakufu, ont eu une conscience nette du danger et de leur devoir d’obtenir le départ des envahisseurs, par les moyens qui étaient les leurs. Les guerriers ont courageusement fait front, soit par obéissance à leur éthique propre, soit pour remplir leurs obligations à l’égard de leur seigneur, soit pour obtenir des récompenses. La délivrance fut imputée aux dieux, ce qui renforça le sentiment que le Japon, pays divin, peut compter sur la promesse de la divinité fondatrice et que sa dynastie est éternelle.
En effet, les ouvrages écrits au XIVe siècle, l’Histoire de la succession correcte des divins empereurs (Jinnô-shôtô-ki) dont l’influence a été si grande à l’époque de Edo (début XVIIe siècle), ou le Miroir supplémentaire (Masu-kagami), ou l’Histoire de la grande paix (Taihei-ki), quand ils mentionnent, d’ailleurs assez brièvement, les événements de 1274 et 1281, mettent l’accent sur la protection des divinités et des buddha. Ils ne font pas état d’un quelconque élan de l’ensemble de la population face à l’étranger. Tout au plus peut-on dire qu’ils le postulent de façon implicite, car la cour est censée contenir le pays tout entier et manifester les sentiments de tous. Ces combats n’ont pas suscité de récits ; ils ne sont pas entrés dans la mémoire collective, comme si la guerre contre des gens venus d’ailleurs ne pouvait pas être considérée comme normale et exemplaire. Preuve, peut-être, d’une certaine difficulté à définir des rapports avec l’étranger.
Ces événements ont eu des prolongements et des conséquences. Pour les Mongols, une expédition manquée ne représentait pas un désastre majeur : le Japon n’était pour eux qu’un théâtre d’opérations entre plusieurs. Qoubilai n’abandonna pas l’idée de le soumettre un jour et fit entreprendre à plusieurs reprises des préparatifs, d’abord en 1283 et une dernière fois avant sa mort, en 1294. Il avait entre-temps essayé, avec des succès divers, de conquérir le Tonkin, le Champa (sur la côte d’Annam) et Java.
Jusqu’en 1294 et même au-delà, le Japon dut rester vigilant. Il fallut continuer à entretenir les fortifications du Nord de Kyû Shû et à imposer des services exceptionnels de garde des côtes aux guerriers locaux. Les enquêtes sur les mérites acquis en 1281 se poursuivirent jusqu’en 1286 et les distributions ne purent se faire que lentement : des récompenses furent encore attribuées en 1307. Le bakufu avait stipulé que terres et offices concédés ne le seraient que dans l’île de Kyû Shû, car il ne voulait pas déplacer des combattants éventuels. Or les biens disponibles étaient en fort petit nombre et, outre les guerriers, les établissements religieux élevaient aussi la prétention de faire reconnaître leurs services. Les lots distribués variaient de trois à dix hectares. Les invasions mongoles n’ont pas provoqué les difficultés économiques des vassaux du bakufu, mais elles n’ont pas contribué à les réduire ni à raviver la reconnaissance et la fidélité des gokenin à l’égard du régime de Kamakura.
Les dangers courus du fait des Mongols ont permis au régent Tokimune, maître du bakufu, d’étendre le champ de ses interventions. Pour les besoins de la défense, il a exigé une part des redevances dues aux seigneurs, nobles de cour ou établissements religieux, qui, normalement, ne relevaient pas de lui, encourageant ainsi les usurpations des gokenin officiers domaniaux. Averti de l’arrivée de la flotte ennemie en 1281, il s’était arrogé le droit de mobiliser non seulement les vassaux du bakufu mais encore tous les hommes disponibles dans les provinces menacées. Le clan des Hôjô put aussi placer à Kyû Shû dans des postes de gouverneurs militaires des hommes de leur maison. Après 1285, ils mirent progressivement en place un organe nouveau chargé de la défense des côtes et investi de la juridiction sur toute l’île, dont les membres prirent le dessus sur les deux grandes familles de gouverneurs militaires, les Shôni et les Ôtomo, plus anciennement installées. Mais cette volonté des Hôjô d’accroître leurs prérogatives, de s’entourer des conseils de leurs propres vassaux et de les placer aux postes importants, était antérieure aux invasions mongoles, qui n’ont fait que la fortifier.
Les événements de 1274 et de 1281 n’ont pas eu d’influence notable sur les échanges avec le continent. Sans qu’il y ait eu de relations officielles entre la dynastie mongole des Gen et le Japon, à partir de 1292, des bateaux japonais ont recommencé à fréquenter les ports de la Chine, des moines chinois sont revenus au Japon et surtout des moines japonais, assez nombreux au début du XIVe siècle, ont repris le chemin de la Chine, dont l’influence culturelle resta très forte. Dès lors, le développement des activités des pirates japonais, les fameux wako, allait amener une nouvelle phase dans les relations de l’archipel avec le continent.