1905, la première victoire sur les Blancs

Le 6 février 1904 à l’aube, une flotte de 55 vaisseaux de guerre japonais quittait la base de Sasebo, sur l’île de Kyushu. Objectif : Port-Arthur, à la pointe de la péninsule du Liaodong, où était stationnée la flotte russe du Pacifique.

En chemin, une partie de l’armada devait mettre le cap sur le port coréen de Chemulpo, situé à proximité de la capitale, Séoul. Dans la nuit du 8 au 9 février, Chemulpo et Port-Arthur étaient la cible de premières attaques japonaises. Le 10, le Japon et la Russie entraient officiellement en guerre.

Ce conflit était l’aboutissement d’une profonde rivalité entre les deux pays. Dès la fin du XVIIIe siècle, des navires russes avaient fait leur apparition le long des côtes septentrionales du Japon, cherchant à établir des relations commerciales. Pays partiellement clos, le Japon opposa un ferme refus aux demandes des envoyés du tsar. Et l’empire russe, dont le territoire avoisinait l’archipel japonais, fut dès lors perçu comme une menace potentielle.

À partir de 1868, l’ère Meiji marqua l’ouverture d’un Japon qui deviendra puissance impériale, et qui visera à exclure toute puissance étrangère de la Corée voisine, définie comme « première ligne de défense de l’archipel ». La guerre de 1894-1895 permit certes au Japon d’évincer la Chine de la péninsule coréenne. Mais il dut bientôt y affronter un adversaire bien plus redoutable : la Russie.

L’empire tsariste avait en effet, dès le lendemain de la guerre sino-japonaise, considérablement renforcé son influence en Corée, où un gouvernement prorusse avait été établi. Les Japonais avaient tenté d’enrayer cette avancée russe en assassinant la reine Min, qui dominait alors la cour coréenne. En vain : affolé par la tournure des événements, l’époux de Min, le roi Kojong, s’était réfugié en 1896 au sein de la légation russe, où il séjourna une année entière.

Tokyo et Saint-Pétersbourg parvinrent à un accord sur la Corée en 1898. Les deux pays s’engageaient à ne pas intervenir dans les affaires intérieures coréennes, et la Russie à respecter les intérêts commerciaux japonais dans la péninsule.

Ce repli russe était motivé par les succès du tsar en Mandchourie. La Russie venait en effet d’obtenir de la Chine le droit de construire une ligne de chemin de fer à travers la péninsule du Liaodong, ainsi que la concession des villes de Dalian et de Port-Arthur, qui deviendra une formidable base militaire. Port-Arthur, dont les eaux ne gèlent pas en hiver, offrait à la Russie un accès permanent sur l’océan Pacifique. La Mandchourie passait ainsi sous influence russe exclusive ; la Corée perdait de son intérêt pour l’empire tsariste.

Malgré ses relatifs succès en Corée, le Japon se trouvait humilié : il perdait définitivement la péninsule du Liaodong. Bien plus : l’avancée russe en Mandchourie faisait planer, à terme, de lourdes menaces sur l’avenir de la Corée, dont la Russie risquait un jour de s’emparer.

Les craintes japonaises semblèrent rapidement se justifier. Dès 1900, la Russie profitait de la révolte des Boxers, en Chine, pour faire pénétrer quelque 80 000 soldats en Mandchourie.

Entre 1900 et 1903, le Japon et la Russie tentèrent de régler pacifiquement leurs différends. D’intenses contacts diplomatiques eurent lieu entre les deux pays. Diverses options furent examinées : partage de la péninsule coréenne ; neutralité coréenne sous garanties internationales ; échange de la Corée contre la Mandchourie – le Japon aurait reconnu les intérêts et privilèges russes en Mandchourie, et la Russie les intérêts et privilèges japonais en Corée.

Finalement, aucune de ces propositions n’aboutit. Car, entre-temps, le Japon avait fait un autre choix, celui d’une alliance militaire avec la Grande-Bretagne. Londres craignait en effet également les ambitions régionales russes, mais sans posséder les moyens de s’y opposer directement : le gros des troupes britanniques en Asie orientale avait été transporté en Afrique du Sud, où la guerre des Boers avait éclaté en 1899. Situation inespérée pour le Japon, auquel s’offrait la possibilité de conclure, pour la première fois de son histoire, une vraie alliance militaire avec une puissance occidentale.

L’alliance anglo-japonaise fut signée à Londres en janvier 1902. La Grande-Bretagne et le Japon s’engageaient à demeurer neutres dans tout conflit régional où serait impliqué l’un des signataires. Cependant, en cas d’agression par deux États ou plus, ils se porteraient réciproquement assistance. La menace d’une intervention française aux côtés de la Russie était ainsi écartée : Paris ne prendrait pas le risque d’un conflit avec Londres pour secourir un allié russe aux prises avec le Japon. La voie vers la guerre russo-japonaise était ouverte.

À Tokyo, cependant, on hésitait encore. La Russie était un géant de 146 millions d’habitants, avec une armée de plus de 2 millions d’hommes. Le Japon ne possédait que 46 millions d’habitants, et un million de soldats. Sur mer, le rapport des forces était encore plus défavorable. Le coût humain et financier d’un affrontement avec l’empire tsariste risquait d’être colossal, et l’issue était loin d’être assurée.

Des négociations intermittentes avec Saint-Pétersbourg se poursuivirent jusqu’à la fin de l’année 1903, mais sans aboutir. L’opinion publique japonaise, chauffée à blanc par l’éducation patriotique alors en vigueur, poussait le pays vers la guerre. Finalement, au début du mois de février 1904, la décision tomba : le Japon attaquerait la puissante armée russe. Quelques jours plus tard, les hostilités étaient déclenchées.

Une fois passé le choc des premiers assauts nippons, la Russie parvint à entraîner le Japon dans une guerre d’usure sans précédent. Tranchées, barbelés, mitrailleuses : le siège de Port-Arthur, qui dura huit mois (de février à septembre 1904), préfigurait les combats de la Première Guerre mondiale. Plus de 15 000 soldats japonais périrent pour conquérir la ville. Et la titanesque bataille de Mukden, en mars 1905, fut remportée par les Japonais au prix de sacrifices encore plus élevés.

Malgré ses défaites en Mandchourie, le tsar espérait encore retourner la situation en sa faveur. Il décida de jeter dans la bataille la flotte de la Baltique. Mais, en mai 1905, l’armada russe, enfin parvenue sur les lieux après un périple de plusieurs milliers de kilomètres, fut anéantie à son tour par l’amiral Togo dans le détroit de Tsushima.

Les deux adversaires, épuisés, acceptèrent alors d’entamer des négociations. Le président américain Théodore Roosevelt proposa ses bons offices, et le 5 septembre 1905 fut signé à Portsmouth, aux États-Unis, un traité de paix russo-japonais. Le tsar, affaibli par ses défaites, mais aussi par la situation révolutionnaire dont il avait peine alors à se rendre maître, concéda au Japon les privilèges qu’il avait acquis en Mandchourie, et reconnut l’existence d’intérêts politiques, économiques et militaires japonais en Corée. La Russie, en outre, cédait à Tokyo le contrôle de la moitié méridionale de l’île de Sakhaline.

Malgré ces succès, le traité de Portsmouth fut accueilli avec amertume et colère par l’opinion publique japonaise, qui avait largement soutenu le conflit. Les sacrifices humains et matériels de la population avaient été selon elle bradés par les politiciens. Un million trois cent mille soldats avaient été mobilisés, plus de 80 000 d’entre eux étaient morts et 450 000 blessés, tout cela pour des gains jugés dérisoires. En outre, la Russie ne verserait pas d’indemnités de guerre au Japon. Or le conflit avait coûté l’équivalent de six années de budget national. Le nationalisme japonais était frustré de sa victoire.

La furie populaire explosa dès le jour de la signature du traité de paix. Les émeutes débutèrent au parc Hibiya, à Tokyo. La foule s’en prit à tout ce qui symbolisait le défaitisme des dirigeants. Postes de police, journaux progouvernementaux, domiciles ministériels furent attaqués et incendiés. Les heurts s’étendirent rapidement à l’ensemble du territoire, et, le 7 septembre, le gouvernement dut instaurer l’état d’urgence dans les grandes villes du pays.

L’ordre fut rétabli quelques semaines plus tard. Le choc, toutefois, avait été rude. Pour la première fois, le Japon avait été secoué par un mouvement populaire d’ampleur nationale.

Le « peuple » faisait une entrée fracassante sur la scène publique.

À l’étranger aussi, la guerre russo-japonaise avait éveillé les passions. Des Juifs de Russie aux Arabes de l’Empire ottoman, de l’Indien Nehru au Chinois Sun Yat-sen, la victoire inattendue du Japon sur la puissance russe avait enthousiasmé foules et dirigeants à travers le monde, et insufflé espoir aux populations soumises. Les empires étaient vulnérables, la libération était possible…

C’est une tout autre conclusion qu’il fallait tirer. Si l’emprise russe avait été ébranlée, la guerre de 1904 allait être le point de départ de l’expansionnisme japonais. Dès novembre 1905, la Corée devint protectorat japonais, avant d’être purement et simplement annexée en 1910. Le Japon n’eut plus qu’un objectif : le maintien et l’élargissement de son empire.