Le temps des samouraïs

L’Histoire : Peut-on parler d’un Moyen Âge japonais ?

Pierre-François Souyri : La question a représenté un véritable enjeu dans l’histoire de ce pays. Les contemporains de la fin du XIIe siècle avaient bien compris qu’il s’était passé un changement politique majeur et ils avaient pris l’habitude d’appeler le temps qui succède à l’époque de l’aristocratie « le temps des guerriers » ou shogunat (le bakufu).

On fait officiellement commencer cette période en 1185, au moment où se met en place un gouvernement des guerriers dans l’est du pays à la suite d’une série de guerres internes. Les spécialistes, avec quelques divergences, situent sa fin au XVIe siècle lorsque la reconstruction d’un État puissant aboutit à l’émergence d’une nouvelle dynastie shogunale, les Tokugawa ; commence alors une nouvelle époque dite des Tokugawa, ou d’Edo (du nom de leur capitale), que les historiens japonais ont pris l’habitude d’appeler « les temps modernes ». Ces limites chronologiques sont proches de celles du Moyen Âge occidental, même si, comme chez nous, elles sont en réalité assez floues.

C’est dans les premières années du XXe siècle qu’un historien, Hara Katsuro, a le premier utilisé l’expression en japonais de « Moyen Âge » – « le temps intermédiaire » – pour définir cette époque, faisant clairement référence à l’expression occidentale. Il voulait montrer que l’histoire du Japon ressemblait à celle de l’Europe. Cette idée émerge dans un contexte bien particulier, alors que le Japon devient une puissance impérialiste et colonialiste. On « découvre » alors que l’histoire du Japon est différente de celle de la Chine ou de la Corée, caractérisées par une succession de dynasties et par l’existence d’une bureaucratie. Le Japon a connu, lui, une société dominée par des guerriers qui ressemblent à s’y méprendre à des seigneurs occidentaux.

Du coup, on s’est posé la question de l’existence d’une « féodalité » japonaise, ce qui avait l’avantage d’expliquer le passage au capitalisme et à l’impérialisme. En somme, le Japon était un pays occidental qui s’ignorait. Pour étayer ces thèses, on s’est appuyé sur les textes des premiers Jésuites arrivés au Japon au XVIe siècle. Ceux-ci expliquaient au pape que le Japon, à la différence des sociétés indiennes d’Amérique, ressemblait aux pays d’Europe, avec des villes libres, des chevaliers, des comtes, des ducs… et qu’il fallait donc faire un effort spécial envers lui. En 1583, Alexandre Valignano, dans une relation missionnaire, décrit le Japon comme un « monde à l’envers », et conclut : « Les Japonais sont comme nous, sauf qu’ils ne connaissent pas Dieu. »

L’H. : Cette comparaison avec la féodalité occidentale est-elle fondée ?

P.-F. S. : Il faut commencer par s’entendre sur la définition de la féodalité. Si on la considère comme une société fondée sur un recul de l’emprise de l’État, avec des seigneurs qui sont des propriétaires fonciers armés assurant sur place une grande part des pouvoirs régaliens et qui contrôlent des domaines sur lesquels travaillent des paysans, avec un groupe des guerriers structuré par des liens vassaliques (les guerriers devant à leurs seigneurs des services militaires contre des fonctions et des titres sur des terres cultivées qui deviennent leurs fiefs), il existe bien au Japon une société qui fonctionne ainsi au Moyen Âge. On y retrouve des seigneurs provinciaux armés à la tête de domaines sur lesquels ils rendent la justice et où ils organisent la police locale, tout en percevant des redevances sur les habitants. Ils sont aussi intégrés dans une hiérarchie de type vassalique avec, au sommet, le shogun. Comme les chevaliers occidentaux, ils doivent se mobiliser en cas de guerre et, en échange de ce service, ils obtiennent soit un renouvellement des garanties sur les terres qu’ils possèdent déjà, soit de nouvelles terres qui leur sont octroyées sur les vaincus. La ressemblance avec la féodalité occidentale est tout à fait étonnante, d’autant que nous savons qu’il n’y a pas eu d’influences réciproques.

De fait, aux deux extrémités du continent eurasiatique, des sociétés de même nature sont apparues, et cela presque à la même époque. Il y a tout de même des différences, à commencer par l’instabilité permanente qui a prévalu pendant le Moyen Âge japonais, plus grande sans doute qu’en Occident. Du milieu du XIVe siècle jusqu’à la fin du XVIe, le Japon connaît quasiment sans interruption une situation d’anarchie féodale qu’on ne retrouve pas en Occident, sauf peut-être en France pendant la guerre de Cent Ans. Et bien sûr le bouddhisme n’est pas l’Église chrétienne.

L’H. : Comment le Japon est-il entré dans ce système de féodalité ?

P.-F. S. : Tout commence par un délitement de l’État central dès les Xe et XIe siècles, en particulier dans les provinces périphériques où émerge un groupe de notables armés. Ceux-ci, devant l’incurie de l’État impérial, s’imposent en maintenant un semblant de sécurité avec leurs propres moyens.

Ensuite, il y a un raidissement du rapport de classes, une volonté de faire travailler la paysannerie plus durement et de faire rentrer l’impôt, ce qui passe par des mesures répressives à l’encontre de la paysannerie qui rendent nécessaire un accroissement du nombre de guerriers. Les guerriers sont plus puissants dans les régions éloignées de l’État central, loin de la capitale impériale Kyôto : dans l’extrême sud de l’île de Kyûshû, et dans le nord de Honshû, qui est en guerre contre des populations insoumises, les Emishi ou Ezo. Mais c’est l’Est qui est le cœur du système. Là se développe l’une des principales féodalités du Japon, celle des Minamoto, dans le Kantô notamment. À la fin du XIIe siècle, leur vassalité victorieuse se cristallise autour d’un nouvel État et s’impose en tant que puissance concurrente de la Cour. L’État impérial finit par déléguer au chef des Minamoto la force publique avec le titre de « shogun ». Le premier à porter ce titre est Minamoto Yoritomo en 1192. En charge des affaires militaires et policières, le shogun en vient à s’occuper aussi des relations internationales et devient le chef réel de l’État. Toutefois, le pouvoir du shogun sera progressivement remis en cause par les grands seigneurs de plus en plus indépendants.

L’H. : Si le shogun est le chef de l’État, quels sont les pouvoirs de l’empereur ?

P.-F. S. : L’empereur a un rôle religieux : il préside aux cérémonies ; il représente une sorte de médium entre les divinités et les humains. Il prie pour la paix et la prospérité du pays en tant que descendant du petit-fils de la déesse du Soleil. Cette divinité du Soleil est ancienne et s’est imposée entre le VIIe et le VIIIe siècle sous l’influence de la dynastie impériale qui a alors pris le pouvoir – la même qui est encore en place aujourd’hui.

L’empereur exerce également une fonction administrative : il valide les nominations aux charges importantes. Nombreux sont les seigneurs qui désirent conforter leur autorité réelle sur leurs terres par une fonction officielle qui les légitime – même si ces fonctions sont sans pouvoir. Par exemple, on les nomme à des titres théoriques de gouverneurs (kami) ou de vice-gouverneur (suke) de province. L’empereur nomme également les ministres qui sont toujours choisis parmi les quelques familles qui constituent l’aristocratie japonaise – la famille des Fujiwara notamment au pouvoir depuis l’Antiquité ; Konoe Fumimaro, Premier ministre en 1941, appartient à la très ancienne famille aristocratique des Fujiwara.

L’H. : Qu’est-ce qu’un samouraï ?

P.-F. S. : Samouraï est un des termes qui signifie « guerrier ». Il désigne soit les seigneurs locaux, soit leurs hommes d’armes. Les plus puissants d’entre eux, les seigneurs régionaux qui contrôlent une vassalité importante (l’équivalent des ducs et des comtes de chez nous), porteront le nom de daimyos à partir du XVe siècle.

Au Moyen Âge, le samouraï vit sur une terre, qui est son fief, reconnu par les autorités shogunales. Cette terre, soit il la tient de ses ancêtres, soit elle lui a été attribuée grâce à une victoire militaire. Il gère son domaine, il est le chef de la justice locale et des forces de police. Il est aussi responsable du prélèvement des taxes dont il reverse une partie au propriétaire officiel du domaine : un aristocrate de Kyôto, un monastère ou la famille impériale. Mais évidemment, en période de crise, les samouraïs refusent de payer, ce qui provoque des conflits. Au cours du temps, ils deviennent de plus en plus autonomes.

L’H. : Les samouraïs, c’est une caste fermée ?

P.-F. S. : Non, ce n’est pas une noblesse. Cela le deviendra à l’époque d’Edo, quand les statuts seront progressivement figés. Au Moyen Âge, l’instabilité permanente favorise des ascensions sociales fulgurantes. Si un paysan riche a les moyens de s’acheter un sabre et un cheval, il peut déclarer : « Je suis samouraï » ; personne ne viendra contester son nouveau statut. On désigne ces petits guerriers sous le nom de jizamurai, les « samouraïs de la terre », des guerriers-paysans en quelque sorte. À la fin du XVIe siècle, le nouveau chef du Japon, Hideyoshi, était un fils de paysan.

L’H. : Existe-t-il une cérémonie d’adoubement ?

P.-F. S. : Pas aussi formalisée qu’en Occident. Il existe un serment de vassalité. Le seigneur commence par réunir tous ses vassaux, puis il leur présente son nouveau vassal. Puis le seigneur et son vassal boivent dans la même coupe de saké pour sceller leur alliance. Le saké est ici le symbole du sang et indique une parenté consanguine fictive.

L’H. : Et pour hériter d’un fief, faut-il être le fils aîné ?

P.-F. S. : Concernant l’héritage, plusieurs mécanismes doivent être pris en compte. La société japonaise ancienne n’est pas monogame. Il y a une épouse principale, des concubines reconnues et des concubines au statut non officiel.

L’idée de pureté du sang n’existe pas. L’adoption est ainsi un phénomène courant. Il n’y a pas de primogéniture. L’héritier est désigné parmi les fils du seigneur – que sa mère soit l’épouse principale ou l’une des concubines – et les enfants adoptés. C’est parfois celui qui a été adopté qui hérite. Il arrive aussi que le seigneur vieillissant s’entiche de sa dernière concubine, la plus jeune, dont il a un enfant en bas âge. Le premier fils, qui a une vingtaine d’années, peut se retrouver déshérité. D’où d’incessantes querelles et conflits au sein des lignages seigneuriaux qui expliquent souvent la récurrence des guerres médiévales.

L’H. : Il y a tout un imaginaire autour des samouraïs. Cela repose-t-il sur une réalité ?

P.-F. S. : Dans les faits, au Moyen Âge, lorsque les guerriers risquaient vraiment leur vie, leurs mœurs étaient impitoyables. Le Dit des Heike, un récit racontant la rivalité des Minamoto et des Taira à la fin du XIIe siècle, est plein d’exemples qui le montrent. Ainsi, un jour, le chef des Taira, Kiyomori, vainqueur de Yoshitomo, le dirigeant du clan Minamoto, fait rechercher la femme de son ennemi, réputée très belle. Après l’avoir entendue chanter, il lui promet d’épargner ses enfants si elle devient sa concubine. Elle cède… mais il veut faire exécuter ses enfants quand même. Finalement sa propre épouse intervient pour plaider la cause des enfants, qui seront épargnés.

Un autre épisode célèbre en dit long sur les mentalités guerrières de ce temps. En pleine bataille entre les Minamoto et les Taira qui tourne manifestement à l’avantage des premiers, le récit relate un combat singulier au cours duquel un Taira est sur le point de vaincre son ennemi. Le Minamoto est à terre, prêt à être achevé. Il demande alors à son adversaire de l’épargner, lui affirmant que la bataille est déjà perdue pour son clan, que le tuer ne servira à rien mais que, s’il est épargné, il parlera à son suzerain en sa faveur et fera en sorte que le guerrier Taira, les siens et ses possessions soient épargnés.

Le guerrier Taira hésite et relâche prise. À ce moment le Minamoto en profite pour se redresser et l’abattre. Dans le récit, le Minamoto est présenté comme admirable, parce qu’au moment où il allait se faire exécuter il a eu la présence d’esprit de tenir un discours apte à ébranler son ennemi, alors qu’il s’agissait d’un leurre. Ces épisodes montrent que l’idéal du guerrier médiéval est loin du bushido idéalisé des temps modernes.

L’H. : Quelles sont les armes des samouraïs ?

P.-F. S. : Au début du XIIe siècle, les samouraïs sont des cavaliers et des archers. Ils s’entraînent d’abord à être d’excellents tireurs à l’arc montés sur des chevaux – qui ressemblent à ceux des Mongols, plus petits que nos chevaux d’aujourd’hui. Progressivement, le sabre prend plus d’importance, au point de devenir, à partir du XVIIe siècle, le symbole du statut de samouraï.

Les combats sont extrêmement codifiés, tout en étant d’une grande sauvagerie. On ne se bat pas contre n’importe qui. Avant chaque bataille, un guerrier commence par clamer son nom, sa filiation, et demande si quelqu’un est digne de lui. Un adversaire se lève et déclare à son tour sa filiation ainsi que sa dignité, évidemment niée par la partie adverse. Le combat individuel commence. L’objectif est avant tout de s’emparer de la terre de son adversaire ; s’il n’en a pas, risquer sa vie n’a aucun sens. Après la bataille, les guerriers du camp vainqueur se présentent devant leur suzerain avec la tête de leur ennemi abattu pour réclamer des récompenses.

L’H. : Où vivent les samouraïs ? Y a-t-il des châteaux ?

P.-F. S. : Des bâtiments du XIIe et XIIIe siècle qui étaient construits en bois il ne nous reste que les infrastructures : les fossés, les douves…

On a pu reconstituer deux types de demeures : la résidence guerrière, qui prend la forme d’une sorte de manoir, localisé dans les plaines, avec un début de fortification, une cour, le logement seigneurial, une réserve, etc. ; et des citadelles construites dans les montagnes qui utilisent les reliefs naturels et servent de refuge en cas de danger.

À partir du XVe siècle, on commence à construire de véritables résidences fortifiées. À l’intérieur de celles-ci, on retrouve des éléments tout à fait semblables à ce qui existe en Occident : une cour intérieure, un sanctuaire, les appartements privés du seigneur, des écuries…

À partir du XVIe siècle, les châteaux ressemblent à ceux de l’Europe. Ils sont construits en pierre avec des meurtrières, des tours et des douves profondes. Ils deviennent alors un symbole de la puissance du seigneur.

L’H. : Existe-t-il des populations qui échappent aux relations de féodalité ?

P.-F. S. : Selon l’historien Amino Yoshihiko, le pouvoir des guerriers a été surestimé par les historiens parce que les sources écrites traitent trop souvent de la propriété de la terre et de la fiscalité foncière, alors qu’une partie importante de la population n’appartient pas à la paysannerie. Il y a les gens des villes et puis tous ceux dont nous avons gardé peu de traces, toutes ces populations itinérantes de moines, de saltimbanques, de marchands, de prostituées… Tous ceux-là échappent à la protection des guerriers et dépendent d’un monastère, d’une famille aristocratique ou directement de l’empereur. Si l’on en croit Amino, ce sont ces populations qui ont maintenu, sous la tutelle de l’empereur, l’unité culturelle du pays, à travers la langue, la religion et l’art. Durant tout ce Moyen Âge « féodal », un État unique s’est en effet maintenu au Japon, malgré l’antagonisme de l’empereur et du shogun.

L’H. : Dans ce Moyen Âge guerrier, quelle est la place des femmes ?

P.-F. S. : Les femmes japonaises médiévales ont un statut bien supérieur à ce qu’il deviendra plus tard. À partir de l’époque d’Edo et jusqu’à la fin du XIXe siècle, leur condition ne cessera de se dégrader. Dans cette société, les hommes sont plutôt cantonnés dans le secteur de la production, les femmes plutôt dans la sphère des échanges. Elles manient l’argent, c’est pourquoi Luis Frois, un Jésuite du XVIe qui a vécu longtemps au Japon, explique que « les femmes sont les usurières de leur mari », et qu’elles peuvent divorcer, puisqu’elles possèdent un bien.

Mais ne rêvons pas. Tout cela dépend du milieu social. Chez les guerriers, les mariages se présentent comme des alliances entre familles, et les femmes sont réduites au rôle de monnaie d’échange. L’épouse vient vivre dans le manoir de son époux où elle élèvera ses enfants.

Dans les couches paysannes, elle continue à vivre chez ses parents, et le mari reste avec ses propres parents. Il vient lui rendre des « visites nocturnes ». La femme élève donc les enfants chez les siens, ce qui explique l’importance du rôle des grands-parents maternels. À la mort de ces derniers, le mari vient souvent s’installer chez sa femme. Il peut aussi se faire adopter par le père de son épouse. Dans ce cas, il s’installe chez son beau-père et héritera de lui.

Il n’y a pas de terme proprement japonais pour le mariage (le mot a été fabriqué au XIXe siècle dans le sens de mariage monogame à l’occidental lorsque la monogamie est devenue la norme). On trouve en japonais deux termes : yome, c’est-à-dire la femme qui, en se mariant, intègre la maison du mari ; muko, lorsque c’est le mari qui intègre la maison de son épouse et qui prend son nom. Aujourd’hui encore, un homme peut prendre le nom de son épouse.

On voit combien dans ce domaine, le Japon diffère de l’Occident. Les relations amoureuses y sont beaucoup plus libres – même si bien des contraintes pèsent sur les femmes. Dans les milieux de la noblesse de cour, pour garder les convenances, le couple, pendant un temps, se parle séparé par un paravent. Il y a d’ailleurs une expression qui dit : « faire tomber le paravent »…

Je parlais des prostituées itinérantes : ces femmes, qui sont également souvent des danseuses, des marionnettistes, des marchandes, ne subissent pas de condamnation morale. D’une manière générale, le Japon n’est pas une civilisation du péché. Luis Frois, dans son traité sur les contradictions de mœurs entre Européens et Japonais, parle des femmes japonaises en ces termes : « En Europe, l’honneur et le bien suprême des femmes sont la pudeur et le cloître inviolé de leur pureté. Les femmes du Japon ne font aucun cas de leur pureté virginale et la perdre ne les déshonore pas, ni ne les empêche de se marier. »

Les jeunes filles partaient en pèlerinage seules ou avec des amies. Dans les monastères, des injonctions étaient faites aux moines de ne pas passer la nuit avec ces jeunes filles venues en pèlerinage, avec l’argument que cela nuisait à leur travail et à leurs prières… Mais, progressivement, c’est le modèle de la famille guerrière qui va s’imposer, paternaliste et machiste. Les femmes ont de moins en moins d’autonomie.

L’H. : La culture s’est-elle modifiée au Moyen Âge sous l’influence du pouvoir des samouraïs ?

P.-F. S. : À l’époque ancienne correspond la culture de cour dans laquelle les femmes sont très bien représentées : entre la fin du Xe siècle et le début du XIe apparaissent des personnages féminins de premier plan, auteurs de poèmes, de recueils de maximes et d’œuvres aussi importantes que Dit du Genji qui est quasiment un roman au sens moderne. Ensuite, au Moyen Âge, on passe à une littérature guerrière, non pas écrite par des guerriers, mais qui rapporte des récits de guerriers le plus souvent racontés par des moines itinérants, mais parfois aussi des nonnes. Enfin, à l’époque d’Edo, une littérature « bourgeoise », urbaine, domine, avec l’émergence du théâtre kabuki qui rencontre un grand succès.

L’H. : Quelle est l’importance des villes à cette époque ?

P.-F. S. : Le Japon médiéval comptait sans doute entre 8 et 10 millions d’habitants vers le XIe siècle, 15 millions (18 millions au maximum) en 1600. Mais ces chiffres sont des estimations plus ou moins fiables. Au Moyen Âge, seules les capitales sont vraiment des villes importantes : Kyôto (on parle de 200 000 habitants peut-être au xve), Nara et Kamakura (sans doute guère plus de 50 000 habitants à leur apogée). À côté de ces villes, il n’y a que des bourgades.

Au XVe et au XVIe siècle, on assiste à l’émergence de deux agglomérations portuaires, Sakai (proche de l’Ôsaka actuelle) et Hakata (l’ancienne Fukuoka). Les échanges maritimes s’accroissent considérablement avec la Chine, la Corée, Okinawa et même le Sud-Est asiatique, ce dont profite le Japon. Lorsque les Portugais arrivent dans cette région au début du XVIe, ils se glissent dans des réseaux qui existent déjà, ce qui a assuré la rapidité de leur réussite. Au début du XVIIe, ce trafic se réduit brusquement lorsque les Chinois et les Japonais ferment leurs côtes…

L’H. : Comment sort-on du Moyen Âge ?

P.-F. S. : Jusqu’au XVIe siècle, l’anarchie et l’instabilité s’accroissent. On assiste parmi les samouraïs à l’émergence de ligues, appelées les ikki, formées de petits seigneurs qui s’associent, sans lien de vassalité, pour résister aux pressions des paysans qui refusent de payer l’impôt et à la volonté des puissants qui cherchent à les intégrer dans leurs organisations vassaliques et à les priver de leurs libertés. Dans des régions où le pouvoir seigneurial a disparu, les ikki deviennent très puissants, réussissant parfois à fédérer une vallée entière sous leur autorité et constituant des sortes de républiques autonomes. L’archipel est alors en proie à une grave instabilité des couches dominantes : le paysan conteste le pouvoir du guerrier, le vassal celui de son seigneur, le seigneur celui du shogun. Les Japonais de la fin du Moyen Âge appelaient cela « le monde à l’envers ».

À l’issue des guerres du XVIe siècle qui voient s’affronter des dynasties éphémères de seigneurs de la guerre, le pays se réunifie sous la main de fer de seigneurs plus puissants qui finissent par s’imposer et rétablir vers 1600 un État fort. La période de « monde à l’envers » a tellement traumatisé les élites que ces dernières rêvent désormais d’une société immobile où les statuts et les rapports de force seraient figés. Les fiefs existent toujours, mais ils sont bien contrôlés par le pouvoir. Les daimyos gèrent leur seigneurie. Les samouraïs qui ne font plus la guerre se consacrent aux tâches administratives, ils se transforment en bureaucrates et en lettrés et, progressivement, s’intègrent à la vie urbaine.

Quant aux ikki, certains ont continué la lutte sous la forme de guérilla, avant de se reconvertir en troupes auxiliaires du shogun – sans avoir le statut de guerrier. Ils se sont spécialisés dans les « coups tordus » et dans l’assassinat, développant des techniques de combat spécifiques et adoptant une manière de s’habiller en noir pour passer inaperçu la nuit. Ce sont eux qu’on appelle les ninjas (ce qui signifie « gens cachés ») ; au XIXe siècle, une mythologie les a transformés en Robin des bois – ce qu’ils n’ont jamais été.

L’H. : Que reste-t-il aujourd’hui de cette période médiévale ?

P.-F. S. : L’architecture monastique (avec les temples), les jardins (l’art du jardin, en particulier le jardin zen, remonte au Moyen Âge). Les châteaux ont presque tous disparu. Ceux qui subsistent sont tardifs et post-médiévaux. Dans l’imaginaire collectif, le Moyen Âge est encore présent, bien qu’en réalité la plupart des histoires de samouraïs, dans la littérature comme au cinéma, se déroulent à la fin de l’époque d’Edo, c’est-à-dire au XIXe siècle.