Fukushima : un tournant dans l’histoire du Japon contemporain ?
Le Premier ministre japonais Kan l’a déclaré lui-même, la double catastrophe sismique et nucléaire du 11 mars 2011 marque la plus grave crise que ce pays ait eu à subir depuis la fin de la « guerre d’Asie Pacifique ». Il y aura désormais un « avant » et un « après ». L’histoire immédiate du Japon se fracture autour de cette date sinistre.
Anéanti et atomisé en août 1945, le pays a su vaille que vaille puiser des forces en lui-même pour jeter aux orties les vieilles lunes d’un conservatisme expansionniste et revanchard et poser les bases d’un développement économique fulgurant qui fait de lui, dès la fin des années 1960, le « troisième Grand » et lui permet de rattraper vers le début des années 1980 le niveau de vie des pays les plus développés de la planète. Certains voyaient même alors dans l’entreprise japonaise en expansion un « modèle » productif et pronostiquaient que le Japon deviendrait la grande puissance du XXIe siècle.
Et puis les choses se délitent au début des années 1990. La bulle spéculative éclate, le revenu national stagne, la croissance économique devient molle. On évoque une « décennie perdue ». Le Japon rate le grand tournant des nouvelles technologies de la communication. La vague de la mondialisation anglo-saxonne laisse de côté les entreprises nippones : aucune nouvelle entreprise japonaise n’émerge depuis vingt ans dans les secteurs de pointe. L’Archipel contemple sans grande réaction la montée des autres pays d’Asie, notamment de la Chine qui lui vole la vedette dans la région. Il reste passif devant le vieillissement de sa population.
Alors qu’il disposait dans les années 1980 via ses grandes entreprises d’un réseau couvrant le monde entier, le pays se replie peu à peu sur lui-même, s’isole par rapport au monde extérieur, sa voix devient inaudible, voire elle indiffère. Les Japonais ont inventé une expression pour désigner le phénomène : alors que le monde se « globalise », le Japon lui se « galapagonise », en référence à l’archipel isolé des Galapagos au large des côtes sud-américaines, dont la faune et la flore sont restées en dehors de l’évolution du reste du monde…
Pourtant ce n’est pas faute d’avoir fait des efforts. Le Japon a maintenu pendant la première décennie du XXIe siècle un gros effort dans la recherche et le développement et reste leader dans de nombreux secteurs de pointe. Il a cherché à se muer en « pouvoir doux », en usant d’une stratégie d’influence sans jamais rechercher la confrontation. Devenu la seconde puissance exportatrice de biens culturels derrière les États-Unis, le Japon inonde certes l’imaginaire des adolescents occidentaux et le gouvernement cherche depuis les années 2000 à imposer l’image d’un « Cool Japan » pour redresser une image pas toujours positive, notamment dans le reste de l’Asie orientale.
La crise que traverse le pays renvoie aussi à l’inanité d’une classe politique incapable de susciter les enthousiasmes, qui apparaît comme indécise, sans imagination, incapable de montrer le cap, laissant le pays en pilotage automatique en quelque sorte, ou plutôt capitulant devant une haute bureaucratie arrogante et de collusion avec les dirigeants des secteurs industriels traditionnels, prompts à former des lobbies disposant de forts relais au cœur de l’appareil d’État, notamment dans la justice. Des procureurs disposant de pleins pouvoirs pour mener des enquêtes sur les financements politiques lancent des accusations – qui s’avèrent souvent n’être que des manipulations – contre ceux qui cherchent à critiquer ou dénoncer les conflits d’intérêt, entretenant une étrange atmosphère de désinformation voire de dissimulation.
Telle une voiture patinant sur la glace, le pays semble incapable de répondre aux défis du monde d’aujourd’hui. On s’en remet alors à une « force cachée » dans lequel le pays devra puiser pour se remettre un jour à flot.
Et c’est dans un pareil contexte que le Japon se retrouve confronté au drame. Dès le premier choc passé, le monde entier a souligné la dignité, le sens des responsabilités, le courage des Japonais face au malheur. Images d’Épinal ? sans doute mais pas tout à fait quand même. En 1923, suite au terrible tremblement de terre du Kantô qui avait fait plus de 140 000 morts à Tokyo et dans sa région, des excités s’en étaient pris aux travailleurs étrangers, et avaient déclenché de véritables pogroms : plus de 6 000 Coréens et quelques centaines de Chinois accusés d’empoisonner les puits avaient été lynchés par des « sauveteurs » armés de crocs à incendie, tandis que plusieurs leaders anarchistes et syndicalistes étaient égorgés dans des commissariats de police. La barbarie était au rendez-vous de la peur provoquée par le séisme et les incendies. Dieu merci, rien de tel dans le Japon d’aujourd’hui.
Les bouleversements subis par le pays depuis la dernière guerre n’ont pas entamé l’extraordinaire capacité de solidarité et d’intégration des normes sociales que savent manifester les gens ordinaires de ce pays. Et du coup, c’est peut-être la première grande leçon à tirer de ce peuple dans l’épreuve. Malgré la haute croissance des années 1960 qui a remodelé le pays de fond en comble, malgré l’entrée du Japon dans l’ère technologique, malgré les difficultés du pays aujourd’hui, le lien social tient, la société résiste et ne se délite pas, le pays garde sa cohésion.
De cette capacité à tenir face à la catastrophe, il faudra sans doute tirer une leçon, positive celle-ci et gage d’avenir. C’est là, la « force cachée » du peuple japonais, celle qui sans doute lui permettra de se relever.