Le raid japonais sur Pearl Harbor : du mythe à la réalité

Pearl Harbor ne cesse pas de fasciner. C’est que l’attaque japonaise a bouleversé les cartes. Les États-Unis décident alors d’entrer de plain-pied dans le conflit mondial. La guerre n’appartient plus aux seuls Européens. Voici que s’annoncent les extraordinaires bouleversements du monde de 1945, notre monde. C’est aussi un événement-surprise. Les Américains aidaient activement la Grande-Bretagne et l’Union soviétique. Ils s’attendaient à de vives réactions de l’Allemagne. L’océan Atlantique s’était transformé en un théâtre d’opérations. Mais l’attaque se produit dans le Pacifique, et elle vient du Japon. Dans les conditions les plus spectaculaires. Un raid comme on n’en avait jamais vu31. L’une des plus grandes puissances maritimes est frappée dans ses forces vives.

Ce raid est devenu un véritable mythe, toujours vivace, qui appelle des questions et suscite des réponses pas toujours satisfaisantes. Comme si, pour comprendre cet événement hors du commun, il fallait nécessairement imaginer le pire, par exemple la complicité des plus hauts personnages de l’État. Et si Roosevelt avait laissé faire ? Et si Pearl Harbor n’était qu’une provocation, sciemment élaborée, des États-Unis, pour que les Japonais tombent dans le piège et que l’opinion américaine s’enflamme ? Et si l’attaque du 7 décembre 1941 n’était que l’une de ces innombrables chausses-trappes que l’historien rencontre sur sa route ? Bref, Pearl Harbor, c’est le traumatisme par excellence, l’inguérissable cicatrice dans la conscience collective des Américains.

Pourtant, les faits sont simples. La base de Pearl Harbor est située dans l’île d’Oahu, au cœur de l’archipel d’Hawaï. En plein océan, à 3 500 km de Los Angeles, à 5 500 km du Japon, à 7 000 km de l’Australie. L’archipel occupe une position stratégique, sur la route des « mandats » (Guam, Wake, Midway) que les États-Unis administrent depuis un demi-siècle, sur la route des Philippines que les États-Unis protègent, sur la route des Indes néerlandaises, de la Malaisie, de l’Océanie. Une sentinelle avancée de l’Empire américain du Pacifique. La base abrite les bâtiments de la flotte du Pacifique : 6 à 8 cuirassés, 2 ou 3 porte-avions, des croiseurs, des destroyers, des sous-marins, des mouilleurs de mines, des navires auxiliaires et, pour entretenir cette flotte, des réservoirs de pétrole, des cales sèches, des ateliers.

Contre les mauvaises surprises, la flotte est protégée par 25 000 hommes, des avions de l’Armée de terre et de l’Aéronavale. Rien à voir avec le légendaire Fort Alamo. Le général Short, qui commande les forces terrestres, exprime sa satisfaction le 7 avril 1941 : « Ici, à Hawaï, dit-il, nous vivons tous dans une citadelle ou dans une île terriblement fortifiée. » D’ailleurs les experts sont formels. Si une force ennemie, japonaise sans doute, voulait s’emparer d’Oahu, elle se heurterait à une invincible résistance. La DCA, les canons de la défense côtière, l’artillerie, les 35 forteresses volantes B17, les bombardiers en tous genres lui infligeraient de lourdes pertes. Reste la menace des saboteurs et des sous-marins. Une menace négligeable si les précautions élémentaires sont prises. La flotte du Pacifique n’a donc rien à craindre.

Tous les militaires ne partagent pas cet enthousiasme. Des marins regrettent que la flotte du Pacifique ne soit plus stationnée à San Diego (Californie), qu’elle ait été affaiblie au profit de la flotte de l’Atlantique, qu’elle ait la mission de faire peur aux Japonais sans en avoir les moyens. La flotte du Pacifique se sent mal aimée. Mais, ébréchée par la nouvelle stratégie des États-Unis, sa puissance lui donne, malgré tout, un formidable sentiment de sécurité.

Un sentiment qui vole en éclat, le dimanche 7 décembre 1941. Un peu avant 8 heures (heure locale, soit 13 h 30 heure de Washington), une vague de bombardiers déferle sur la base. Effet de surprise total. La base s’éveillait lentement. C’était le moment le plus calme de la semaine, celui où il ne se passe jamais rien. Les Américains commencent par ne pas comprendre. Le contre-amiral Furlong, à bord du mouilleur de mines Oglala, attendait son petit déjeuner lorsqu’une bombe explose à quelques mètres de son bâtiment. Réaction de Furlong : « Quel est ce pilote stupide qui a mal fixé son dispositif de bombardement ? » Car il croit que la bombe est tombée accidentellement d’un appareil américain. Sur l’Oklahoma, l’alarme est donnée par le système des hauts-parleurs. Un des électriciens du cuirassé se rend à petits pas à son poste de combat. Bah ! soupire-t-il, encore un exercice ! Mêmes réactions de la part de Short qui pense que la Marine ne l’a pas informé de ces manœuvres. L’amiral Kimmel, qui commande la flotte du Pacifique, prévenu par téléphone, se précipite dehors, tout en boutonnant sa vareuse. Sa voisine l’a observé : « Il n’arrivait pas à y croire. Il était complètement abasourdi. Son visage était aussi blanc que son uniforme. »

Partout, dans les premières minutes, l’incrédulité, l’impossibilité de se convaincre que ce sont bien les Japonais qui attaquent. Au milieu des explosions, des balles qui sifflent, du bruit assourdissant des moteurs d’avions, de la fumée et des incendies, les scènes de panique se succèdent. L’Oklahoma chavire, quille en l’air. L’Arizona subit une terrible explosion qui fait 1 000 morts. Sur le Vestal, amarré bord à bord avec l’Arizona, le feu provoque des dégâts considérables et une centaine d’hommes sont projetés par-dessus le bastingage. Sur le pont, dit un témoin, on voyait des tonnes de débris, « des parties du navire, des jambes, des bras, des têtes ». Un peu plus loin, le West Virginia est torpillé. La base aérienne, toute proche, subit un assaut comparable. C’est de là que part, à 7 h 58, le premier message : « Raid aérien, Pearl Harbor. Ce n’est pas un exercice. » Quelques instants plus tard, message identique de Kimmel à Washington. À 8 h 12, Kimmel télégraphie à toutes les unités de la flotte du Pacifique et à l’amiral Stark, chef des Opérations navales : « Les hostilités avec le Japon viennent de commencer par un raid aérien sur Pearl Harbor. » À 8 h 17, il s’adresse à l’escadrille de patrouille : « Localisez la force ennemie. » Ce n’est pas l’hystérie, rapporte un témoin, c’est « l’effroi maîtrisé ». Tirer à la mitrailleuse sur les avions japonais, c’est bien, encore que ce soit de plus en plus difficile à mesure que les navires prennent de la gîte, s’enflamment ou chavirent. Repérer le gros de la flotte japonaise, ce serait mieux, mais comment y parvenir dans la confusion générale ?

Les Japonais disposent de moyens considérables. Entourés par 2 cuirassés, 2 croiseurs lourds, 11 croiseurs légers, 11 destroyers, 3 sous-marins, 8 navires ravitailleurs, les 6 porte-avions de l’amiral Nagumo sont parvenus à moins de 400 km de la pointe nord d’Oahu. C’est de là que vers 6 h s’envole la première vague : 49 bombardiers chargés du bombardement horizontal, 40 avions lance-torpilles, 51 bombardiers en piqué, 43 chasseurs, soit 183 appareils. Une heure plus tard, envol de la deuxième vague : 168 appareils. Le commandement américain ignore tout, bien évidemment, de ces statistiques et des intentions des Japonais. « Je ne savais pas, admet Short, quel degré de gravité revêtirait l’attaque. S’ils prenaient un tel risque, ils pourraient aussi bien risquer un débarquement. » Le commentaire qui revient le plus souvent, dès la première surprise passée, tient en une phrase : « Ils nous ont surpris dans notre sommeil. » Short est « dans un état de confusion animée ». Kimmel est désemparé. En un mot, Pearl Harbor, c’est le k.o. au premier round.

Après un raid d’une heure et demie, les Japonais font demi-tour. Ils renoncent à obtenir davantage. Mission achevée, conclut Nagumo. Il est vrai que les pilotes s’apprêtaient à décoller une deuxième fois pour raser la base. L’amiral refuse de céder à l’enthousiasme. Certes, parmi les navires américains qui ont été frappés ne figurent pas les porte-avions de la flotte du Pacifique. Le hasard a voulu qu’ils ne se trouvent pas à Pearl Harbor ce jour-là. Les Japonais sont déçus. Mais Nagumo ne veut pas perdre de temps, attirer les représailles américaines et gaspiller les ressources de la Marine japonaise. Ne doit-elle pas, dans le même temps, lancer des offensives sur la Malaisie, l’Indochine, la Thaïlande, Singapour, Wake, Guam et Hong Kong ? Le gouvernement impérial attend d’elle des miracles. À quoi bon s’attarder dans les eaux hawaïennes, alors que le Japon a décidé de mener la guerre sur des milliers de kilomètres carrés ?

De leur côté, les Américains de Pearl Harbor s’efforcent de riposter. L’aviation fait porter ses recherches sur le sud, puis sur le nord. Trop tard. La coordination entre la Marine et l’Armée n’est pas excellente. De plus, on s’attend à une nouvelle attaque japonaise. Les deux ou trois sous-marins aperçus au large donnent à penser qu’une opération amphibie se prépare. Alors que les militaires éteignent les incendies, soignent les blessés, dégagent les morts, la panique gagne la population civile. De fausses nouvelles circulent : on aurait vu des parachutistes, des sous-marins, des avions de reconnaissance, des commandos. Ici et là, des sentinelles tirent à tort et à travers. La pagaille… Ce qui n’empêche pas des actes individuels d’héroïsme qui témoignent du sang-froid de quelques-uns. À la fin d’une journée qui ressemble à un cauchemar, l’heure du bilan a sonné. Morts immédiatement ou à la suite de leurs blessures : 2 403, y compris les disparus. Blessés : 1 178. La flotte a perdu 8 cuirassés, 3 croiseurs légers, 3 destroyers, 4 navires auxiliaires. Sur ces 18 bâtiments, 80 % seront remis en état ; la plupart, en outre, dataient de la Première Guerre mondiale, alors que la flotte commençait à se doter de bâtiments ultra-modernes comme les porte-avions. L’Aéronavale est privée de 13 chasseurs, 67 bombardiers, 3 avions de transport. L’aviation de l’Armée de Terre a perdu 4 forteresses volantes, 12 B18, 2 A20, 32 P40, 20 P36, 4 P26, 2 OA9. De plus, près de 150 appareils, des aérodromes et des installations diverses ont été endommagés. Du côté japonais, 29 appareils abattus, 1 sous-marin et 5 sous-marins de poche coulés. De quoi provoquer l’enthousiasme de l’état-major qui ne manque pas de proclamer sa satisfaction. Pearl Harbor, c’est l’heure de gloire de la Marine japonaise.

Il faut reconnaître que ce succès, les marins japonais l’ont préparé longuement et minutieusement. L’idée d’un raid sur Pearl Harbor revient à l’amiral Isoroku Yamamoto, le chef suprême de la flotte. Une idée folle, compte tenu des distances, qu’il exprime pour la première fois au printemps de 1940. Une idée contraire à la doctrine stratégique de la flotte japonaise qui s’était donné pour mission de livrer bataille aux abords des côtes du Japon. Une idée surprenante, quand on sait que Yamamoto n’éprouve aucun enthousiasme à préparer la guerre contre les États-Unis dont il connaît la puissance industrielle et redoute les forces navales. Mais, depuis qu’il a pris ses fonctions en août 1939, il doit mettre au point la stratégie qui permettra à son pays de construire une sphère de co-prospérité en Asie, c’est-à-dire de s’étendre au sud jusqu’à la proximité de l’Australie, à l’ouest jusqu’à Singapour, à l’est jusqu’à Guam, Wake et Midway. La flotte aura, dans ces conditions, une stratégie offensive. Du coup, la flotte américaine de Hawaï menace le flanc oriental de la flotte japonaise. Avant de se lancer dans son programme d’expansion territoriale, le Japon est obligé d’écarter ce danger potentiel. D’ailleurs, Yamamoto ne prétend pas que Pearl Harbor sera l’objectif unique, voire principal. Si la flotte américaine est en mer, va pour le combat naval. L’essentiel est de porter « un coup fatal » à l’ennemi.

Le grand chef confie l’élaboration du projet à des adjoints brillants et discrets. Mois après mois, en 1941, les préparatifs progressent. Un à un, les problèmes techniques sont résolus. En fin de compte, les plans prévoient une attaque-surprise (traditionnelle chez les stratèges japonais), un raid sur les porte-avions américains, un raid complémentaire sur les avions basés à Oahu. L’attaque devrait avoir lieu au petit jour, pour éviter les inconvénients de la navigation et du bombardement nocturnes. Rien ne peut être entrepris sans de bons renseignements. Le consulat japonais d’Honolulu est chargé de cette mission délicate. Un agent spécial dresse l’état de la base, relève le nombre des bâtiments qui y jettent l’ancre, observe les modalités de l’amarrage, constate que la flotte a l’habitude de rentrer à Pearl Harbor au début de chaque week-end et reproduit avec soin la topographie.

Le 4 novembre, Yamamoto reçoit le feu vert. Si la guerre éclate, l’attaque se fera le 8 décembre, date de Tokyo (soit le 7, date d’Hawaï). La flotte de l’amiral Nagumo quitte les Kouriles le 26 novembre. Elle est définitivement fixée sur sa mission le 1er décembre. Toutefois, si précise soit-elle dans les moindres détails, l’opération n’aurait pas réussi sans le concours de la chance. La flotte japonaise emprunte la voie du Pacifique Nord, mais le temps aurait pu y être détestable et gêner le ravitaillement en mer. Elle a rompu tout contact radio, mais une flottille de soutien, composée de sous-marins, vient à sa rencontre ; elle aurait pu être repérée. La base de Pearl Harbor était habituellement fermée par un filet de protection et, pourtant, elle est restée ouverte entre 4 et 8 h. Enfin, les bâtiments de la flotte américaine n’étaient pas protégés par des filets d’acier contre les torpilles.

La chance des uns, c’est la malchance des autres. Le savoir-faire des militaires japonais n’a d’égal que la maladresse, sinon les négligences des militaires américains. Sur ce thème, les historiens sont comblés. De décembre 1941 à juillet 1946, sept commissions administratives et une commission parlementaire ont mené des enquêtes approfondies, interrogé les acteurs et des centaines de témoins, réuni quarante volumes de rapports et de dépositions. Bref, les certitudes ne manquent pas ; les sujets de controverse, non plus.

Au banc des accusés, le général Short et l’amiral Kimmel, l’un et l’autre démis de leurs fonctions et contraints de prendre leur retraite anticipée. Ils auraient commis « des erreurs de jugement », voire « des négligences dans l’accomplissement de leur devoir ». Short n’a pas prévu que les Japonais pourraient entreprendre un raid aérien. Il a envisagé des opérations de sabotage, au pire un débarquement ; rien d’autre. La meilleure preuve, c’est qu’il existait un radar à la pointe nord d’Oahu ; les opérateurs y ont relevé, le 7 décembre à 7 h, la présence d’avions sur leur écran de contrôle, mais ils ont cru qu’il s’agissait d’appareils américains en provenance de Californie et leurs supérieurs n’ont pas su traiter correctement l’information.

Au fond, Short ne croyait pas à l’utilité du radar, contrairement aux enseignements de la bataille d’Angleterre et de la guerre de l’Atlantique. Pour lui, le radar, c’était un instrument d’instruction, pas un moyen de défense. La défense, elle, serait assurée par l’Aéronavale, que Short ne commandait pas. L’amiral Bloch, chargé de la défense navale de la base, s’entend mal avec Short et ne le met guère au courant de ce qu’il fait ou de ce qu’il ne fait pas. En revanche, il tient à ce que la flotte soit amarrée dans la base chaque week-end, pour économiser sur les frais de remorquage et sur les opérations de drainage du chenal.

Quant à Kimmel, le commandant en chef, il n’a pas ordonné de reconnaissances aériennes, pas transmis à Short tous les renseignements dont il disposait, pas compris ce que signifiait le silence soudain, le silence prolongé des porte-avions japonais dont il aurait dû essayer de préciser la localisation. À sa décharge, on dira que le général MacArthur, commandant les troupes des Philippines, dûment averti du raid sur Pearl Harbor, n’a pas fait mieux que Kimmel et passe pourtant pour un héros. Fallait-il un coupable et Kimmel tint-il le rôle de bouc-émissaire ?

Kimmel a cru cela, et l’a dit, jusqu’à la fin de sa vie en 1968. C’est lui qui a popularisé la thèse révisionniste et rappelé inlassablement que les vrais responsables du désastre étaient à Washington. Que d’occasions perdues, en effet, de mettre au jour, puis de contrecarrer les plans de la Marine japonaise ! Depuis l’été de 1940, le service des transmissions de l’Armée a brisé le plus secret des codes diplomatiques japonais. Le système Pourpre est déchiffré par une machine spéciale qui, aux États-Unis, existe en 8 exemplaires (4 à Washington, 1 aux Philippines, 2 à Londres ; la huitième, destinée à Pearl Harbor, est échangée en octobre 1941 contre une machine anglaise). Les télégrammes japonais qui ont été déchiffrés, les Magics, ne révèlent pas tout, puisque la Marine japonaise dispose de codes spéciaux, très souvent renouvelés, que les Américains ne déchiffrent pas. Mais quand même… Le 24 septembre 1941, par exemple, Tokyo demande à son consulat de diviser la base de Pearl Harbor en cinq secteurs et d’adresser des rapports sur chaque secteur. Étonnant, n’est-ce pas ? À Washington, l’Armée s’inquiète. La Marine fait prévaloir l’opinion que les Japonais, insatiables espions, ont décidé de réduire les coûts et le trafic radio. Bien plus, ni Kimmel ni Short, les principaux intéressés, ne sont tenus au courant. Le 27 novembre, les deux officiers généraux reçoivent de Washington un télégramme faisant état d’une « menace de guerre ». Washington s’attend au pire, mais ne dit pas que les négociations américano-japonaises ont été rompues. En substance, le télégramme signifie : « Préparez la défense de la base et ne tirez pas les premiers. »

Short conclut qu’il suffit de déclarer l’alerte no 1, celle qui met en garde contre les saboteurs. Le télégramme, estime-t-il, revêt une signification spéciale pour les Philippines et non pour Hawaï. Kimmel est plus inquiet. Toutefois, une « menace de guerre », ce n’est pas la guerre et la menace ne pèse pas nécessairement sur Pearl Harbor. Enfin, le 7 décembre, le général Marshall, chef d’état-major de l’Armée, se convainc, à la lecture d’un Magic, que les Japonais vont attaquer le jour même une base américaine. Il est 11 h 58 à Washington, soit 6 h 28 à Pearl Harbor. L’attaque aura lieu sans doute vers 13 h, heure de Washington. Marshall ne téléphone pas. Il télégraphie à Panama, San Diego, Hawaï et, en priorité, aux Philippines. Le télégramme parviendra à Pearl Harbor huit heures et demie plus tard, alors que le raid est terminé depuis longtemps.

Ces inconséquences sont troublantes. Mais elles sont explicables. Les services de renseignement travaillent en ordre dispersé. Leurs responsables sont parfois incompétents, parfois nonchalants, toujours soucieux de leur indépendance. La coordination n’existe pas et n’existera qu’avec la création de la CIA en 1947. Les services croulent sous le poids des informations, dans lesquelles il convient de faire le tri. Ce qui paraît évident après ne l’est pas forcément auparavant. Roberta Wohlstetter explique brillamment32 que tous les « signaux » sont parvenus au milieu des rumeurs et des bruits. Les Japonais pratiquaient l’art de la désinformation. Les spécialistes américains n’étaient pas toujours au courant des progrès techniques, ultra-secrets, auxquels les aviateurs japonais étaient parvenus, par exemple pour l’utilisation des torpilles dans les eaux peu profondes.

La véritable explication est ailleurs. Les responsables de la défense des États-Unis n’imaginaient pas que les Japonais attaqueraient la base de Pearl Harbor. Si loin du Japon… Face à une flotte du Pacifique qui n’avait pas de mission offensive, mais défensive… Rationnellement… Joseph Grew, l’ambassadeur américain à Tokyo, avait fait part, dès le 27 janvier 1941, d’« un projet fantastique » sur la base de Pearl Harbor. Le 3 novembre, il observait que « la santé mentale des Japonais ne peut être mesurée avec nos critères logiques », qu’ils peuvent soudainement se plonger « dans un conflit suicidaire avec les États-Unis ». Allons donc ! Ce n’est pas que le danger japonais soit sous-estimé. Depuis longtemps, on croit, aux États-Unis, au péril jaune, à un expansionnisme exacerbé qui débouchera sur la guerre. Mais si l’on respecte l’efficacité, la puissance industrielle, les traditions militaires de l’Allemagne, on doute de la force économique du Japon. Pas de charbon, pas de matières premières, une armée de « petits hommes jaunes » dont les Américains ne feront qu’une bouchée. Et puisque le Japon manque de l’essentiel, il se servira de sa belle marine pour occuper les Indes néerlandaises, pour consolider sa présence en Chine et en Indochine, pour s’emparer d’une partie ou de la totalité des possessions britanniques. Tout au plus, les Philippines sont menacées. Pas Pearl Harbor.

Au cours de la première enquête sur le drame, Marshall déclare que s’il avait recouru au téléphone pour diffuser le texte de son télégramme du 7 décembre, c’est MacArthur qu’il aurait appelé. Frank Knox, le secrétaire à la Marine, lit le message qui provient de Pearl Harbor et n’en croit pas ses yeux : « Mon Dieu ! s’exclame-t-il, ça ne peut pas être vrai. Il s’agit plutôt des Philippines. » Et Stark lui répond : « Non, monsieur, c’est Pearl. » Au fond, les services américains, submergés de renseignements, n’ont pas voulu croire à l’incroyable. Erreur fondamentale.

L’enquête sur les responsabilités ne s’arrête pas là. Sans doute conviendrait-il de mettre également en cause Henry Stimson, le secrétaire à la Guerre, et Knox. Ont-ils suffisamment averti leurs subordonnés ? Si le gouvernement n’échappe pas à la critique, l’attitude du président des États-Unis lui-même suscite des questions. À supposer que Roosevelt ait voulu que son pays entre en guerre, il aurait pu savoir que les Japonais allaient attaquer, ne rien dire et ne rien faire qui mette sur leurs gardes les défenseurs de la base et tirer les conséquences du drame pour atteindre son objectif politique. Roosevelt, coupable de duplicité, de complicité, du pire des machiavélismes. Cette interprétation, baptisée révisionniste, se répand après la guerre, donc après la mort du président. Elle est soutenue par les partisans de l’isolationnisme, qui, le temps du conflit, se sont tus et retrouvent leur voix après le retour de la paix, surtout lorsqu’ils constatent que les États-Unis se sont battus contre l’Allemagne et le Japon pour le plus grand profit de l’Union soviétique.

Ils n’expriment pas tous des opinions aussi tranchées. Des historiens comme Charles C. Tansill33 et Charles A. Beard34 critiquent vigoureusement la politique étrangère de Roosevelt, accusent le président d’avoir entraîné les États-Unis dans la guerre, mais ne croient pas que Roosevelt ait tout exprès provoqué les Japonais à Pearl Harbor. Ce n’est pas le cas du contre-amiral Robert A. Theobald, un proche de Kimmel, qui ne mâche pas ses mots : « Notre conclusion principale, écrit-il, est que le président Roosevelt contraignit le Japon à faire la guerre en exerçant en permanence sur lui une pression diplomatique et économique, et l’incita à ouvrir les hostilités par une attaque-surprise en maintenant la flotte du Pacifique dans les eaux hawaïennes comme appât35. » Bigre ! Kimmel ne va pas aussi loin, mais il relève soigneusement les télégrammes et les faits qui n’ont pas été portés à sa connaissance36. Tout récemment, John Toland soutient que « la comédie des erreurs du 6 et du 7 [décembre 1941] semble incroyable. Elle n’a de sens que si elle correspond aux prémisses d’une charade, si Roosevelt et son entourage le plus proche ont su qu’il y aurait une attaque37 ». Quel réquisitoire !

À vrai dire, le scénario du complot machiavélique manque de solidité. Si Roosevelt avait dissimulé ce qu’il savait des intentions japonaises, il aurait dû bénéficier de la complicité de Stimson, de Knox, de Marshall, de Stark, de leurs subordonnés et de ceux qui ont eu les télégrammes entre les mains. Le complot serait devenu un secret de polichinelle. Et personne n’aurait jamais rien dit ? Ni aux commissions d’enquête ni, plus tard, aux historiens ? De plus, si Roosevelt avait laissé faire l’attaque japonaise, pourquoi aurait-il accepté la destruction de tant de bâtiments et d’avions ? Il aurait pu, au dernier moment, avertir Kimmel, faire sortir la flotte en haute mer et éviter ainsi le désastre, tout en obtenant auprès du Congrès et de l’opinion le soutien qu’il espérait.

Enfin, beaucoup de faits mineurs et de déclarations suspectes sont déformés. Le 19 novembre, par exemple, Tokyo recommande à ses représentants à l’étranger de détruire les codes diplomatiques si la situation se détériore. En ce cas, la radio diffusera un message sous forme de bulletin météorologique. « Vent d’est, pluie » : les relations américano-japonaises sont en danger. « Vent du nord, nuageux » : les relations avec l’Union soviétique vont mal. « Vent d’ouest, clair » : les relations du Japon avec la Grande-Bretagne empirent. Les spécialistes américains du renseignement se mettent à l’écoute. Et ils n’entendent rien. Auraient-ils capté le premier de ces messages, cela annonçait-il un raid sur Pearl Harbor, sur les Philippines, sur Guam ou sur Wake ?

Il est vrai que, le 27 novembre, dans une conversation avec Stimson, Roosevelt mentionne la probabilité d’une attaque japonaise. Rien d’étonnant, car cette probabilité est à cette date évoquée par tous. Mais Roosevelt ajoute, selon Stimson, qu’il faut « manœuvrer » les Japonais jusqu’à ce qu’ils tirent les premiers. Voilà la preuve d’une préméditation, exultent les révisionnistes. En fait, l’interprétation du mot qu’emploie Roosevelt est très simple. Pour lui, les démocraties, les États-Unis en particulier, doivent demeurer les farouches défenseurs de la paix. Pas question de déclencher une guerre préventive. Roosevelt l’a dit et répété. Aux yeux de l’opinion américaine, encore marquée par l’isolationnisme, il faut tout faire pour éviter la guerre. Roosevelt complice des Japonais, c’est à la fois une calomnie et une absurdité.

Autre scénario : à défaut d’être personnellement responsable de la tragédie de Pearl Harbor, le président Roosevelt aurait suivi à l’égard du Japon une politique qui devait inévitablement conduire à la guerre. Encore une fois, le mythe l’emporte sur la réalité historique. Qu’il ait éprouvé des sympathies pour la Grande-Bretagne, qu’avec l’appui d’une majorité croissante de ses concitoyens il l’ait de plus en plus aidée, qu’il ait sans le dire clairement engagé son pays dans le conflit de l’Atlantique, que les États-Unis aient décidé de donner la priorité des priorités à la guerre européenne, personne n’en doute. Autant de raisons pour ne rien précipiter dans le Pacifique. Ici, Roosevelt pratique l’appeasement. Et son entourage, politique et militaire, ne cesse de réclamer quelques semaines, quelques mois de plus pour préparer les États-Unis à une guerre, qu’ils ne souhaitent pas, contre le Japon. Mais le Japon prend des initiatives qui nuisent aux intérêts américains. L’agresseur, c’est lui.

Deux dates sont décisives. La première correspond à l’armistice franco-allemand de juin 1940. On se persuade à Tokyo que l’influence européenne en Asie décline, que les puissances coloniales, comme les Pays-Bas, la France et peut-être la Grande-Bretagne ont perdu leurs moyens d’action. La voie est libre pour mettre un point final à la conquête de la Chine et construire la sphère de co-prospérité. Encore convient-il de s’entendre avec l’Allemagne et l’Italie pour n’avoir rien à craindre de l’Union soviétique ni des États-Unis. En septembre 1940, le pacte tripartite est signé à Berlin. Les Japonais occupent le Tonkin, font pression sur la Thaïlande et la Birmanie pour stopper l’approvisionnement des troupes de Tchang Kaï-chek. Les États-Unis réagissent prudemment. Ils se contentent de mettre l’embargo sur les exportations de fer et de ferrailles à destination du Japon.

En 1941, les Japonais tirent parti d’une situation internationale qui leur est favorable. Ils ont conclu le 13 avril un traité de neutralité avec l’Union soviétique et disposent d’assez d’indépendance vis-à-vis de Berlin pour n’avoir pas à se précipiter tête baissée sur Singapour et l’Empire britannique. C’est alors que survient l’invasion allemande de l’URSS. Deuxième date décisive. Les Japonais s’en tiennent au traité d’avril, contrairement au souhait de Hitler. Mais dès le 2 juillet ils décident d’appliquer une politique de force, si leur « espace vital » n’est pas reconnu par les États-Unis. De là, les deux fers qu’ils mettent au feu. La négociation ou la guerre, la négociation pendant qu’on prépare la guerre.

Le 28 juillet, l’armée japonaise occupe le Sud de l’Indochine. Les États-Unis gèlent les avoirs japonais et annulent les licences d’exportation de pétrole. Le Japon ne dispose plus que de sa propre production, de quoi approvisionner sa flotte pour un mois seulement. Dans deux ans, les réserves seront épuisées, d’autant que les Indes néerlandaises cessent de lui vendre leur pétrole. Les Américains envoient de l’argent et des volontaires aux Chinois, coordonnent leurs plans militaires avec les Britanniques et les Néerlandais, confient à MacArthur le commandement des troupes philippines. Simples mesures de précaution.

Au fond, ce qu’on souhaite à Washington, c’est que le Japon renonce au pacte tripartite et à l’asservissement de la Chine, qu’il ne viole plus les principes wilsoniens. Ce qu’on souhaite à Tokyo, c’est que les États-Unis se résignent et reprennent leurs échanges commerciaux. Inconciliable ? Peut-être, mais les pourparlers se poursuivent cahin-caha. Le 17 octobre, le général Tojo devient Premier ministre. Il ne croit pas à la possibilité de maintenir des relations pacifiques avec les États-Unis. La dernière tentative de négociation date de la mi-novembre ; elle échoue parce que les Américains rejettent les demandes dites « minimales » du Japon. Pour Roosevelt, la guerre est désormais de plus en plus proche. Que faire ? Il faut tâcher de deviner où les Japonais s’apprêtent à frapper, attendre pour ne pas heurter l’opinion américaine et ne pas affaiblir l’aide à la Grande-Bretagne.

Le 6 décembre, le président des États-Unis télégraphie à l’empereur Hiro Hito pour le prier de renouer les négociations. La réponse du 7, déchiffrée par les services américains avant même que l’ambassadeur japonais ne la décode, ne laisse aucun doute. Ce sera la guerre. Roosevelt et Harry Hopkins, son plus proche conseiller, bavardent lorsque, à 13 h 40, Knox annonce au président que la base de Pearl Harbor subit un raid aérien. Réaction de Roosevelt, telle qu’elle est rapportée par Hopkins : « (Il) mentionna les efforts qu’il avait accomplis pour maintenir le pays hors de la guerre et son désir profond de terminer son mandat sans faire la guerre, mais si les Japonais avaient agi ainsi, cela voulait dire que les choses ne dépendaient plus de lui. La décision aurait été prise sans lui38. »

On pourrait à la rigueur reprocher à Roosevelt d’avoir été trop conciliant, puis trop ferme à l’égard du Japon. Critique peu solide. Les Japonais agissent en fonction de la guerre en Europe et les Américains sont le plus souvent réduits à réagir. Bref, à moins d’imaginer une soumission totale, on voit mal quelle autre politique le président aurait pu mener dans le Pacifique.

La suite des événements provoque moins de questions. La guerre vient de commencer à l’ouest. Mais pour Roosevelt, comme pour la grande majorité des Américains, il va de soi que l’ennemi principal, c’est Hitler. Le 8 décembre, le président des États-Unis prononce un message de six minutes et demie devant le Congrès. Il y fustige le double jeu des Japonais, leur traîtrise et demande que l’état de guerre soit reconnu. Le Sénat, à l’unanimité, la Chambre des représentants, à l’unanimité moins une voix, l’approuvent. Stimson aurait aimé que, dans la foulée, Roosevelt recommande au Congrès de déclarer la guerre à l’Allemagne et à l’Italie. Cela eût été plus conforme à la politique des États-Unis. Roosevelt refuse. Il préfère que Berlin et Rome prennent l’initiative de la rupture. Ce qui convaincra un peu plus encore les Américains qu’ils n’ont d’autre choix possible que celui de se battre. Le 11 décembre, Hitler et Mussolini franchissent le pas. Le Congrès se contente d’en prendre acte.

Rien désormais ne sera plus comme avant. Ni aux États-Unis, où l’isolationnisme s’évanouit, le sentiment national se revigore et l’union sacrée triomphe. Ni dans le monde où la guerre planétaire impose son tragique quotidien. Pearl Harbor fut-il alors un succès tactique pour les Japonais ? Oui, incontestablement ; le coup d’éclat a frappé et continue de frapper les imaginations. Une victoire stratégique ? Certainement pas, car les Japonais ont poussé à bout un géant qui gardait les yeux tournés vers l’est et hésitait à entrer dans le camp des belligérants. Avec la bénédiction de son gouvernement, l’amiral Yamamoto fut un apprenti-sorcier.

Notes

31. Il est vrai que l’attaque britannique de la flotte italienne à Tarente, le 11 novembre 1941, tient lieu de répétition générale pour la marine japonaise. Mais les plans de Yamamoto sont bien antérieurs à novembre 1941. Et l’ampleur du raid japonais sur Pearl Harbor est supérieure à celle du raid britannique sur Tarente.
32. Pearl Harbor : Warning and Decision, Palo Alto, California, Stanford University Press, 1962.
33. Back Door to War : The Roosevelt Foreign Policy, 1933-1941, Chicago, Henry Regnery Company, 1962.
34. President Roosevelt and the Coming of the War, 1941, New Haven, Yale University Press, 1948.
35. Le Secret de Pearl Harbor, Paris, Payot, 1955 (la version américaine date de 1954), p. 151.
36. Admiral Kimmel’s Story, Chicago, Henry Regnery Company, 1955.
37. Infamy : Pearl Harbor and Its Aftermath, New York, Doubleday, 1982.
38. Robert Sherwood, Roosevelt and Hopkins. An Intimate History, New York, Harper and Brothers, 1948, p. 431.