Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, premier heurt étatique violent entre le Japon et les États-Unis, jette les deux puissances dans la Seconde Guerre mondiale. Mais, pour la nation américaine, l’événement est devenu surtout l’archétype d’une attaque imprévue contre un peuple qui se considère comme l’innocent possesseur d’une terre destinée à demeurer à jamais inviolée.
De sorte que les attentats terroristes qui ont visé New York et Washington le 11 septembre 2001 ont aussitôt été vus comme un « nouveau Pearl Harbor ». Une comparaison qui se dispense d’une analyse concrète de la réalité militaire et géopolitique.
Rappelons que Pearl Harbor a constitué une attaque ciblée, à finalité purement militaire. Le 7 décembre 1941, les forces aéronavales américaines du Pacifique (huit cuirassés, trois grands porte-avions, soit environ la moitié des moyens disponibles) sont brusquement assaillies, aux îles Hawaii, leur base avancée, par des avions japonais. Des centaines d’appareils, embarqués sur les six porte-avions d’escadre que compte le Japon, ont franchi sans être repérés quatre mille kilomètres d’océan. La surprise est complète.
Pour l’assaillant, les pertes sont insignifiantes, mais le succès bien plus limité qu’il ne paraît. L’attaque a été écourtée et a laissé intacts les installations portuaires, les dépôts de carburant et de munitions.
Du côté américain, outre deux cents avions détruits au sol, deux des cuirassés sont coulés. Mais les autres sont tous réparables. Plus décisif, les grands porte-avions, absents des îles Hawaii ce jour-là, n’ont pas été recherchés en haute mer. Il est donc exagéré d’affirmer que l’escadre américaine du Pacifique a été anéantie.
Son inaction, remarquée dans les mois suivants, eut pour cause principale le refus des autorités de Washington de dégarnir l’Atlantique, la lutte contre l’Allemagne étant jugée prioritaire. Au reste, en juin 1942, la flotte japonaise subira une écrasante défaite à Midway.
Courte victoire, Pearl Harbor n’a donné au Japon qu’une suprématie de cinq mois. Il ne s’agit nullement d’une immense bataille comme Verdun ou Stalingrad, mais du début d’un conflit. Et, touchant ce lieu de mémoire éminent, ce n’est pas, depuis un demi-siècle, de stratégie que l’on débat mais de responsabilités.
La question s’est posée sur deux plans.
1) Décider si le Japon, profitant de l’évolution de la Seconde Guerre mondiale, s’est livré à une agression injustifiée ou si le gouvernement Roosevelt l’a placé en état de légitime défense.
2) Aux États-Unis mêmes, certains accusent Roosevelt et son entourage d’avoir délibérément, bien que connaissant le projet de l’attaque japonaise, laissé dans l’ignorance les responsables des forces aéronavales du Pacifique, afin de mieux manipuler l’opinion publique et l’entraîner dans la guerre aux côtés de l’Empire britannique.
Même si on s’en tient à la première question – l’agression du Japon était-elle justifiée ? –, seul l’examen de la chronologie permet de répondre. Pendant les mois qui précèdent Pearl Harbor, trois décisions sont à considérer :
1) le 22 juin 1941, l’invasion de l’URSS par l’armée allemande ;
2) le projet, définitivement adopté par le Japon, le 2 juillet, d’occuper le sud de l’Indochine française ;
3) la réplique des États-Unis, entre le 25 juillet et le 1er août, qui imposent des sanctions économiques drastiques : jusqu’au tarissement de la fourniture de pétrole au Japon.
C’est dans la relation, serrée chronologiquement, entre l’avance japonaise et le blocus pétrolier américain, que se situe l’explication de l’affrontement. C’est-à-dire de la transformation d’une « guerre froide » en une « guerre chaude ».
Cette « guerre froide » a des racines plus anciennes : l’expansion militaire japonaise en Chine, massive depuis 1937, à laquelle s’ajoutent des heurts avec l’URSS (en 1938, et en 1939 en Mongolie), avec l’Angleterre (en 1939, à Tien Tsin), avec la France (en 1940, au Tonkin). Bref, le Japon cherche à étendre son empire colonial.
Jusqu’en juin 1941, la « guerre froide » se fonde sur un modus vivendi. Le Japon menace, mais agit peu. Il n’exploite que très modérément l’affaiblissement des métropoles européennes, consécutif aux succès de Hitler. En face, des sanctions économiques sont prises par les États-Unis, voire par les Indes néerlandaises (actuelle Indonésie), mais aucune d’entre elles ne constitue un casus belli.
Ce qui domine donc, c’est un attentisme primordial, tandis que le conflit « mondial » se focalise en Europe de l’Ouest et en Méditerranée. Même l’« alliance » tripartite qui, depuis septembre 1940, lie le Japon à l’Axe (Allemagne et Italie) ne modifie pas cette attitude. Généraux et amiraux savent qu’ils ne peuvent combattre ni l’URSS sur terre, ni l’Amérique sur mer.
Leurs rhétoriques martiales sont à usage interne : comment obtiendraient-ils des crédits s’ils avouaient qu’ils ne veulent pas l’aventure ? Ce n’est pas d’une extension de la guerre « mondiale », mais plutôt de son confinement que le Japon attend le plus de bénéfices.
Or toutes ces données s’effondrent le 22 juin 1941 avec l’attaque allemande de l’URSS. Il faut tout repenser.
Dix jours plus tard, le Japon décide d’occuper le sud de l’Indochine française. Pour le Japon, cette « avance vers le sud » n’est nullement le prélude à une guerre contre les Empires britanniques et néerlandais. Elle est tout d’abord une action à usage interne : elle supprime la possibilité d’une attaque vers la Sibérie, à laquelle songeaient les fervents de l’alliance allemande, et que la marine japonaise refusait obstinément. Surtout, au sud, elle n’implique nullement une menace directe contre les positions anglo-américaines jugées vitales.
Le sud de la péninsule Indochinoise apparaît à tous les réalistes comme une fin en soi, nullement comme un point de départ. L’idée de minimiser l’implication du Japon dans le conflit mondial était dominante chez tous les dirigeants japonais. Le choix de l’Indochine l’emporta parce qu’il était potentiellement le moins conflictuel. Encore eût-il fallu être compris de l’étranger…
Démesurée fut donc la riposte des États-Unis et de leurs alliés anglais et néerlandais. Ici trois explications sont possibles. En premier lieu, la tendance des dirigeants américains à croire que des institutions ou des idéologies communes impliquent une coordination des actions : ici, entre Berlin et Tokyo.
En deuxième lieu, la cohérence intérieure du gouvernement Roosevelt était aussi faible que celle du système de décision japonais39. L’embargo pétrolier mis en place le 1er août 1941 en réponse à l’invasion du sud de l’Indochine ne devait pas être total à l’origine. Mais Dean Acheson, qui en reçut la responsabilité, en fit une arme absolue, afin de conduire le Japon vers une capitulation qu’il estimait raisonnable. Sans la guerre.
Il est possible que le président Roosevelt et le secrétaire d’État Cordell Hull ne l’aient appris que plus tard : le fait demeure qu’ils ne firent rien pour rechercher un compromis. C’est qu’en dernier lieu, délaissant un accord partiel et provisoire avec le Japon, les États-Unis ne cessèrent d’accroître leurs exigences (retrait de l’armée japonaise de l’Indochine, puis de la Chine), en échange d’un rétablissement du commerce pétrolier qui devait demeurer sous leur contrôle40. Peut-être n’est-il pas nécessaire de scruter la psychologie de Roosevelt pour y découvrir un machiavélisme maîtrisé. La cascade d’erreurs de jugements, la complexité des décisions suffisaient à rendre presque inévitable Pearl Harbor.
Le Japon sous-estima la réaction américaine. Les États-Unis surestimèrent la menace japonaise. Rares étaient ceux qui, dans l’un et l’autre camp, voulaient ouvertement la guerre. Mais la brutalité du blocus pétrolier unifia les dirigeants japonais, tout comme l’attaque sur Pearl Harbor balaya l’opposition neutraliste américaine.
Cette symétrie cependant est de façade. L’Amérique, en imposant l’embargo sur le pétrole, réagit à un danger hypothétique, géographiquement mal délimité. Le Japon, dès le 1er août 1941, eut à se prémunir contre un étranglement bien réel, quoique à effet différé : sans ressources en carburant, il s’acheminait vers la paralysie totale de sa marine et de son aviation. S’il se refusait à la perte de son indépendance – laquelle survint par la défaite en 1945 –, et militairement de son honneur, il ne lui restait qu’à choisir les moyens et le lieu du combat.
On put se demander, après la guerre, si une voie médiane n’aurait pas mérité d’être explorée : une simple prise de contrôle des bassins pétroliers des Indes néerlandaises. La question avait déjà été posée à l’été 1940, et c’est la marine japonaise qui s’y était refusée, arguant de la fragilité des communications à préserver. Un an plus tard, le gouvernement Roosevelt aurait-il pris l’initiative d’une riposte armée ?
Évidemment aucune réponse n’est possible. Mais le médiocre résultat de Pearl Harbor pour le Japon ne permet pas d’écarter la question.