Une civilisation sans agriculture

Dans l’évolution des sociétés humaines, une étape essentielle est franchie avec le passage à une économie agropastorale, souvent rapidement caractérisée par la production de poteries ainsi que par la sédentarisation. Cette évolution correspond à ce qu’on appelle le Néolithique. Bref, une société néolithique est une société agraire.

La néolithisation de l’Extrême-Orient (avec la culture du riz puis du millet selon les régions) débute vers 6000 avant notre ère et elle aurait atteint la péninsule coréenne vers l’an 1000 avant notre ère. Au Japon, le processus de néolithisation s’enclenche autour des VIe et Ve siècles avant notre ère, avec l’apparition des premières sociétés à caractère véritablement agraire, accompagnées de leur habitat groupé et d’une forte production de poterie. Pour désigner ces premiers riziculteurs, les archéologues japonais parlent de période et de culture Yayoi – du nom du quartier de Tokyo où fut mis au jour pour la première fois le type de poterie qui les caractérise.

L’originalité du terrain préhistorique japonais tient en réalité davantage à la période qui précède l’avènement des sociétés agraires « néolithiques » : la période Jômon, qui ne se laisse pas aisément catégoriser. Celle-ci doit son nom au décor « cordé » de sa poterie (jômon signifiant en japonais « décor [en impression] de corde »). Elle est définie comme le cadre d’une société de chasseurs-collecteurs, établis des îles principales de l’archipel des Ryûkyû (Okinawa) jusqu’au nord extrême de l’archipel japonais. Chronologiquement, l’intervalle qui couvre la période Jômon est particulièrement long, puisque, de la fin du XIe millénaire au VIe siècle avant notre ère, ce sont presque dix mille ans d’histoire qui sont concernés.

Le début de la période Jômon compte de fortes ressemblances avec ce que connaît l’Europe au Mésolithique, la période qui précède le Néolithique : fabrication d’outils et d’armes en pierre (obsidienne dans le cas japonais), utilisation croissante de l’arc et de la flèche, adoucissement climatique de l’Holocène consacrant l’avènement de la vie dans la grande forêt et augmentation de l’importance des ressources aquatiques sur les côtes. Très rapidement cependant, à partir du VIIIe millénaire avant notre ère, le Jômon connaît des évolutions qui en font, dans l’est du pays, un cas « à part » : une sédentarisation, une production importante de poteries, comme les sociétés néolithiques… mais pas d’agriculture.

Faisant écho aux changements climatiques qui se produisent à l’échelle terrestre, après le dernier épisode rigoureux de la dernière glaciation, il y a entre 13 000 et 11 000 ans, l’archipel japonais, durant la première moitié de l’Holocène, voit ses côtes modifiées au fur et à mesure que le niveau des mers s’élève. À ce phénomène coïncide une hausse des températures, suivie d’une stabilisation du niveau de la mer qui va durer environ un millier d’années. Après quoi s’enclenchera un long processus de régression marine ainsi qu’un refroidissement.

Dans un premier temps, celui de la stabilisation, les conditions climatiques demeurent extrêmement favorables aux sociétés humaines. C’est durant cette période, entre le VIIe et le IVe millénaire avant notre ère, que les groupes se stabilisent et se sédentarisent durablement. En témoignent les spectaculaires concentrations d’amas coquilliers découverts par les archéologues. Il s’agit de « déchets de cuisines » : ces imposants monticules sont formés par les rejets de consommation de mollusques au fil des siècles ; on y trouve également d’autres restes d’animaux consommés (canards sauvages, poissons, cervidés, etc.). Ils prouvent que les groupes étaient présents à l’année sur des aires relativement limitées.

La poterie, déjà discrètement présente au début de la période, alors que le mode de vie était sans doute encore nomade, devient une donnée archéologique extrêmement abondante à partir du IVe millénaire. Quant à l’habitat, et les bâtiments de type semi-enterré qui se développent dans l’est de l’archipel, il peut être fort dense, au point qu’on peut presque parler de « villages ». Ainsi en est-il du site de San.nai Maruyama (fin IVe-fin IIIe millénaire), tout au nord-est de Honshû. On y observe des sortes d’îlots, gravitant autour d’une « place » centrale. À côté de l’espace domestique que constitue la maison semi-enterrée, un certain nombre de bâtiments imposants, à vocation probablement collective, apparaissent : lieu de stockage (silos enfouis) ou lieu dédié à la « production » de biens domestiques (vannerie, laque, « traitement » des marrons et des glands). Enfin, un espace funéraire, intégré à ce lieu de vie, est organisé et réparti le long des chemins d’accès reliant les différents « îlots » au cœur du « village ».

Les milliers de sites recensés par l’archéologie japonaise laissent entendre que, en près de quatre mille ans, les sociétés de la période Jômon atteignent un niveau de croissance très élevé que seule l’absence d’agriculture empêcherait de qualifier de « néolithique ».

Cette croissance concerne surtout les régions de l’est et du centre-est de l’archipel (comme dans le cas de Nagano). Ce sont aussi ces régions qui sont le plus concernées par le regroupement de l’habitat en villages, les dispositifs d’ensilage pour le stockage des fruits de la collecte (châtaignes, marrons et glands), l’exploitation forestière raisonnée et la mise en place d’une « forêt de châtaigniers » (la concentration de châtaigniers autour des grands sites d’habitat montre que la forêt d’origine a été éclaircie par la main de l’homme pour que les châtaigniers y prennent davantage de place).

Ainsi donc c’est l’absence d’agriculture qui fait du Jômon un cas « à part ». Avec cette dernière, la civilisation Jômon aurait pu être comparable avec les autres sociétés, de l’Atlantique au Pacifique, où se mettaient progressivement en place des dynamiques agricoles.

Pourtant, ce n’est pas par absence d’espèces végétales domestiquées ou susceptibles de l’être, ou pour avoir méconnu l’aspect technique de l’agriculture que les sociétés du Jômon demeurèrent en dehors d’une économie de production généralisée. En effet, l’archéologie a mis en évidence que des espèces cultivables étaient connues très tôt des populations qui peuplaient l’archipel, probablement vers 3000 avant notre ère : l’orge, le panic (graminée cultivée comme céréale ou comme plante fourragère) ainsi que deux variétés de millet ou le sarrasin, plus tard. Le riz, quant à lui, apparaît au IIe millénaire dans le grand ouest de l’archipel. Mais de toutes les espèces, ce sont les fabacées (haricots mungo et haricots azuki) qui sont le plus souvent repérées, ainsi que la perilla, une plante toujours utilisée aujourd’hui comme condiment. Toutes ces plantes sont bien des espèces domestiques.

Plusieurs arguments peuvent mettre en cause l’existence d’une véritable agriculture. D’une part, les traces archéologiques sont relativement discrètes et ne sont pas proportionnelles à l’importance des principaux sites repérés.

D’autre part, ce qui frappe dans la répartition et la nature de ces espèces domestiquées, c’est que celles qui auraient permis de bâtir une économie de production (telles que l’orge, le millet, le sarrasin) sont en nette infériorité face aux haricots et, surtout, à la perilla, cette dernière étant très représentée. Il est en effet difficile de croire à l’existence d’une économie vivrière fondée sur la culture d’une plante condimentaire.

Lorsqu’une espèce fait son apparition dans l’archipel, c’est souvent pour disparaître peu de temps après, sans forcément être remplacée, et réapparaître en une autre région, pour en disparaître à nouveau. Ce qui conduit d’ailleurs à affirmer qu’il n’y a pas de « front » de progression, régulier et cohérent, des espèces concernées, rien qui ne laisse percevoir des modifications, même très lentes et progressives, vers une économie agraire.

La densité de la couverture archéologique du Japon rend par ailleurs peu probable que les archéologues soient passés à côté de gisements paléobotaniques qui laisseraient entendre l’installation du phénomène agraire. Si des sites comme San.nai Maruyama, fort riches en données archéologiques de toutes sortes, en activité pendant près de mille cinq cents ans, avec un total de près de 600 bâtiments, ne montrent pas la prédominance progressive de cultures, alors il est bel et bien difficile, voire impossible, d’appliquer le terme de néolithisation à la période Jômon. Plutôt que d’agriculture, il conviendrait de parler de « jardinage ».

Qu’est-ce qui retint les sociétés du Jômon de franchir le pas qui les aurait menées de l’horticulture à l’agriculture, du jardin au champ ? C’est sur ce point que la période Jômon est particulièrement importante, dans la mesure où pourrait alors émerger une histoire différente de celles jusqu’ici proposées des sociétés juste avant le Néolithique.

Il est possible de relever un certain nombre d’occasions « manquées », de moments où les groupes du Jômon auraient eu intérêt à embrayer vers une stabilité et un contrôle de la production de subsistance, menant à l’agriculture.

Un premier moment serait survenu vers la fin du IVe millénaire, lors de la première régression marine. De nombreux sites cessèrent leur activité dans le Kantô, l’actuelle grande région de Tokyo. L’écosystème connut alors une déstabilisation assez profonde, qui aurait pu pousser les groupes sédentaires à s’orienter vers des modes de production qui, bien qu’assujettis au climat, auraient été néanmoins davantage prévisibles que ce que la nature pouvait offrir d’elle-même. Au IIIe millénaire, dans le centre-est de l’archipel, semblent s’installer des cultures domestiques autour des fabacées et de la perilla.

Mais les changements climatiques eurent un second effet dans l’est de l’archipel : celui d’augmenter les terres émergées, qui furent rapidement gagnées par la forêt. Celle-ci n’a cessé de soutenir l’économie des sociétés de l’archipel. Finalement, le retour de la couverture forestière, et l’entretien dont elle fit l’objet autour des sites d’habitat, fut suffisant pour ne pas changer la société du Jômon.

Le deuxième moment se produisit dans la première moitié du Ier millénaire : une régression marine et une baisse des températures amenèrent progressivement le climat à ce qu’il est de nos jours au Japon. Les sites d’habitat cessèrent leur activité, les amas coquilliers ne croissaient plus ; et c’est sur cette lancée que la période Jômon elle-même s’acheva. À telle enseigne qu’un retour à un mode de vie nomade ou semi-nomade ne paraît pas impensable. Tout se « termine » au milieu du Ier millénaire avant notre ère, trois mille ans après que les premières espèces domestiques ont touché l’archipel, sans que le Jômon n’ait jamais été une culture productrice de sa subsistance.

Les sociétés du Jômon sont restées tournées vers des logiques d’exploitation du milieu qui rendaient possible la sédentarisation puis la croissance démographique sans avoir recours à des productions qui sont celles des premières sociétés de paysans. L’agriculture n’a donc pas joué de rôle dans l’évolution socio-économique de ces dernières. La période Jômon ne vit jamais l’apparition de sociétés agraires peut-être « simplement » parce que les groupes qui la composaient étaient avant tout des chasseurs-collecteurs, tant économiquement que culturellement, et donc « psychologiquement ».

D’autres raisons peuvent expliquer que les sociétés Jômon ne soient pas passées à l’agriculture. On peut considérer que celles-ci surent apporter une réponse à la crise à laquelle elles étaient confrontées au début du Ier millénaire, à savoir la dispersion. Les ressources rendent-elles difficile de demeurer sédentaire ? Un mode de vie empreint de nomadisme s’impose à nouveau.

L’histoire mondiale ne manque pas d’exemples de sociétés incapables de se réformer. Trop tard conscient des problèmes, et trop violemment confronté à une crise, l’homme peut se retrouver dans l’impossibilité de réagir. C’est peut-être ce qui s’est passé pour la culture Jômon. Indirectement, un tel schéma permettrait de saisir pourquoi ce n’est tout d’abord qu’au prix d’une dispersion, d’un éclatement, à la fin de Jômon, que les sociétés ont fini par se réorganiser selon un fonctionnement agraire, avec l’arrivée d’un nouveau modèle (et de nouvelles populations) depuis le continent, fondé sur la riziculture irriguée. L’organisation sociale du Jômon a pu s’étioler, mais son histoire la rend « compatible », presque immédiatement, avec la nouvelle civilisation que représente la culture Yayoi. Déjà il y a cinq mille cinq cents ans, certains groupes du Jômon « savaient » ce que cultiver voulait dire.