En mettant hors de combat la flotte américaine du Pacifique lors du bombardement de la base aéronavale de Pearl Harbor, sur l’île d’Hawaii, le 7 décembre 1941, le Japon peut, sans craindre de menaces sur son flanc, se lancer à la conquête du Sud-Est asiatique. Dans une folle ruée, les forces impériales volent alors de succès en succès. Les Philippines sont prises le 10 décembre 1941, Hongkong, le 25 décembre. L’Indonésie tombe à son tour dès janvier 1942, Singapour, le 15 février, et, le 8 mars, les troupes impériales pénètrent dans Rangoon. En moins de trois mois, le Blitzkrieg nippon a permis la conquête de la moitié du Pacifique.
Pourtant, la réplique américaine, lors notamment de l’offensive dans la mer de Corail, en mai 1942, suivie en juin de la bataille de Midway, où les États-Unis remportent un large succès, arrête la progression des Japonais et amorce leur reflux. Le rouleau compresseur américain est en marche, et rien ne l’arrêtera plus.
Au printemps 1944, on voit se multiplier les actes suicidaires de la part des Japonais : charges désespérées des officiers n’ayant pu mener leurs troupes à la victoire, suicides individuels par seppuku (hara-kiri), selon le code d’honneur des guerriers samouraïs au Moyen Âge, mais aussi suicides collectifs. Ainsi, à Saipan, île des Mariannes du Nord, au sud-est du Japon, en juillet 1944, alors que les Américains viennent de débarquer, les civils se jettent par milliers du haut des falaises. C’est aussi à Saipan que quelques pilotes japonais, conscients de l’enjeu stratégique de l’île – depuis laquelle un bombardement du sol japonais est possible –, lucides aussi quant à l’infériorité de leurs forces, décident d’aller s’écraser sur les navires ennemis.
C’est donc au milieu de l’année 1944 que le suicide devient, au Japon, une stratégie systématique. Certes, ce n’est pas la première fois dans l’histoire que l’on a recours aux missions-suicides offensives, désignées par le terme de jibaku (littéralement, « autoexplosion »). Tout le monde connaît, au Japon, le nom des trois héros qui, en 1932, dans les combats de Shanghai, se précipitèrent, chargés de dynamite, contre les barbelés chinois afin d’y ouvrir une brèche41. Ce qui est nouveau, cependant, c’est que de tels exploits improvisés deviennent réguliers, massifs, planifiés. L’armée japonaise songe à l’arme absolue qui terroriserait l’ennemi et permettrait de desserrer son étreinte : la mort volontaire.
Mi-juillet 1944, Tokyo apprend que les forces américaines ont repris le contrôle absolu de l’ensemble des Mariannes du Nord, qu’elles s’y regroupent et préparent une puissante offensive en direction des Philippines. Or ces îles constituent le dernier bastion important sur la route des îles japonaises. Leur contrôle par les Américains signifierait l’interruption définitive de l’approvisionnement du Japon en carburant et en combustible, l’asphyxie de l’industrie de guerre et l’obligation de reporter la défense sur les îles métropolitaines.
La guerre sous-marine à outrance menée par les États-Unis prend, dès l’été 1944, une tournure catastrophique pour le Japon : la flotte de commerce nipponne, indispensable pour l’acheminement en matières premières, subit une destruction systématique. Le Japon se doit d’assurer la continuité d’une mince voie maritime de transport vers la métropole et de tout tenter pour conserver les Philippines. Chaque jour, à partir du début du mois de septembre, des pilotes d’avions de reconnaissance japonais scrutent le ciel afin d’y découvrir l’armada ennemie annoncée. Le 15 octobre, enfin, on repère la Task Force américaine à 450 kilomètres au nord-est de Manille. Aussitôt alerté, le commandement aérien décide de lancer une attaque massive à partir de l’aérodrome de Clark Fields, situé près de Manille.
Cependant, comme c’est le cas depuis de nombreux mois, la supériorité américaine dans le combat aérien, tant numérique que qualitative, interdit aux aviateurs japonais l’approche des porte-avions. Un des bombardiers de l’escadrille japonaise, celui de l’amiral Arima, réussit pourtant, à la faveur d’un nuage, à s’approcher sans être vu, puis à piquer soudainement droit sur le Franklin, qu’il percute de plein fouet. Le porte-avions, hors d’usage, est retiré des zones de combat, tandis qu’au Japon la disparition héroïque de l’amiral Arima reportée par Radio Tokyo, apparaît comme la révélation d’une arme nouvelle.
L’idée fait bientôt son chemin et, le 19 octobre 1944, le vice-amiral Onishi, qui commande les forces aéronavales des Philippines, arrive sur le terrain d’aviation de Mabalacat, à 100 km de Manille, avec l’intention de convaincre ses hommes de l’infaillibilité et de l’honorabilité de cette nouvelle méthode d’attaque.
Les Américains viennent de réussir un débarquement à Peleliu (à mi-chemin entre les Mariannes et les Philippines) et pilonnent les aérodromes du nord des Philippines. La destruction d’un grand nombre d’appareils au sol et la bataille navale qui se prépare ont persuadé le commandement japonais que les méthodes ordinaires sont insuffisantes. C’est ce qu’Onishi explique aux officiers qu’il a fait rassembler. Il s’agit donc désormais de charger les chasseurs Zero d’une seule bombe de 250 kilos et de s’écraser avec sur les porte-avions américains.
La guerre du Pacifique entre dans la phase de « la planification de la mort volontaire »42. Ce plan correspond bien à la personnalité d’Onishi, homme fanatique et violent qui a participé à l’élaboration de l’attaque contre Pearl Harbor et a ordonné le bombardement dévastateur des bases aériennes de Clark Fields, de Nichos et de Iba.
Le 20 octobre 1944, les « forces spéciales d’attaque par choc corporel » (Taiatari Tokubetsu Kôgekitai) sont créées43. Il s’agit, dans un premier temps, de quatre escadrilles composées de 26 avions (13 devant s’écraser et 13 devant servir de guide et de protection). On baptise ces unités « kamikazes » (littéralement, « vent des dieux »). C’est le nom donné au typhon qui, en 1281, pour la seconde fois, avait détruit la flotte mongole de Kubilay Khan, évitant ainsi au Japon l’humiliation d’une soumission à l’empire du Milieu.
Les 22, 23 et 24 octobre, des sorties sont tentées par les pilotes. Mais les mauvaises conditions météorologiques obligent finalement les candidats au suicide à regagner leur base, alors que l’aviation américaine poursuit ses raids meurtriers. En effet, très peu d’avions japonais disposent d’un équipement de vol permettant de voler lorsque la visibilité est nulle, alors que les appareils américains en sont tous dotés et bénéficient, contrairement à leurs adversaires nippons, d’excellents radars.
Du 23 au 25 octobre, enfin, la bataille de l’île de Leyte, au cœur des Philippines, donne aux kamikazes l’occasion d’entrer en action. Tôt dans la matinée du 25, neuf avions décollent de l’aérodrome de Mabalacat. Les pilotes portent autour du cou et du crâne un linge blanc, le hachimaki, dont se servaient les guerriers samouraïs du Japon féodal pour empêcher leurs longs cheveux de couvrir leurs yeux44. Ce morceau d’étoffe blanc, imprimé d’un soleil rouge, devient l’emblème rituel du corps spécial d’attaque aérienne.
Sur les cinq appareils de l’escadrille engagée, qui porte le nom de « Shikishima » (ce terme désigne le Japon dans un poème célèbre), quatre réussissent à percuter leur cible. L’un des avions-suicides crève même le pont du porte-avions St. Lo, inondant de son essence enflammée le hangar inférieur. Quelques minutes plus tard, le navire américain coule. La mission des premiers kamikazes est un succès. La seconde escadrille, qui a décollé, elle, de Mindanao à l’aube du 26 octobre, ne réussit qu’à endommager le porte-avions Swanee.
Dès lors, le vice-amiral Onishi s’emploie à mettre sur pied de nouvelles formations. C’est aux commandants des bases aériennes que revient la mission de persuader les élèves officiers – une trentaine à chaque fois – de la nécessité du sacrifice. Après une nuit de réflexion, chacun à tour de rôle vient lui donner sa réponse. Le sentiment de solidarité, d’émulation, le désir d’héroïsme particulièrement fort à cet âge (entre vingt et vingt-cinq ans), conduisent la plupart à accepter. Après avoir reçu les félicitations de leur chef, ils signent l’engagement.
La procédure est ensuite presque toujours la même. Après un départ groupé, les avions de la formation-suicide se dispersent lorsqu’ils arrivent à environ 40 km de leurs cibles. La défense antiaérienne américaine a fort à faire, d’autant qu’au piqué vertical les pilotes nippons ajoutent bientôt les attaques rasantes, difficiles à détecter : la DCA n’a qu’une trentaine de secondes pour réagir.
Jour après jour, les candidats au suicide s’envolent des aérodromes de Kyushu (la grande île du sud du Japon) ou du nord de Ryukyu, un chapelet d’îles s’étirant au sud de Kyushu, notamment de l’île d’Okinawa.
Au début, les kamikazes infligent des pertes assez importantes à la flotte américaine, qui, surprise, ne sait comment parer les coups. À l’arrière, à Tokyo, la presse célèbre les exploits des « héros dieux de l’air » qui, affirme la propagande, portent des coups terribles au moral de l’ennemi.
Plus nombreux que les avions disponibles, ces pilotes sont choisis parmi les étudiants des disciplines juridiques et littéraires – les scientifiques étant considérés comme trop importants pour l’avenir du pays. Les photos nous les montrent jeunes, souriants, partageant une coupe de saké avec leur chef, agitant une dernière fois la main avant de fermer leur cockpit et de s’élancer pour un voyage sans retour. Cet enthousiasme, célébré par le discours patriotique, était-il sincère ? L’historien Ikuhiko Hata, professeur à l’université de Chiba, au Japon, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, a montré que les kamikazes étaient en réalité des soldats agissant en temps de guerre, mais pas pour autant les volontaires qu’on prétendait qu’ils étaient45. La pression psychologique était telle qu’ils pouvaient difficilement se soustraire au devoir qu’on exigeait d’eux. La plupart étaient de jeunes pilotes de basse extraction sociale, écrasés par l’ampleur de leurs responsabilités. S’ils avaient refusé, ils auraient subi l’opprobre de l’armée, de leur entourage, ils auraient été envoyés sur les fronts les plus dangereux pour y mourir sans gloire46.
Malgré la prédiction qui leur était faite, de la part de leurs supérieurs, de rejoindre « le paradis des héros », bien peu sans doute des 3 450 kamikazes qui périrent en 1944-1945 partirent la joie au cœur. Leurs derniers messages montrent que leurs ultimes pensées allaient à leurs parents, à leur mère, parfois au temple Yasukuni, à Tokyo, destiné au repos des âmes des soldats. Mais rares étaient ceux qui s’adressaient à l’empereur au nom duquel cette guerre était menée. Dans ces lettres ne perce aucun espoir de renverser le cours de la guerre, mais seulement l’acceptation froide et lucide du destin : celui du guerrier qui doit obéir et se sacrifier.
Les discours sur le volontariat enthousiaste des kamikazes, reproduits dans les livres, mangas et films, sont donc loin de refléter la réalité. Celle-ci se trouve plutôt dans les souvenirs des jeunes lycéennes de Chiran, réunis dans un ouvrage47. Chiran était située à proximité de la base d’entraînement des kamikazes, à Kyushu. Les jeunes filles du lycée, qui assistaient à leur départ et recueillaient les lettres et derniers objets auxquels ils tenaient, nous les montrent sous un jour inhabituel.
Certes, dans les chambrées des combattants régnait parfois une sorte d’euphorie, avant le recueillement qui précédait le départ. Cependant, les officiers qui répercutaient la propagande entendue à la radio étaient traités par leurs camarades de « kichigai », c’est-à-dire de « fous », de « déments ». Lorsque ces jeunes hommes recevaient l’ordre de se préparer à attaquer, leurs visages trahissaient souvent un profond désarroi. Certains restaient alors de longues minutes enfouis sous leur drap, tétanisés par la peur.
Des rescapés de ces formations-suicides (soit parce qu’ils ont pu échapper à la chasse américaine, soit parce que, faute d’avions, ils n’ont finalement pu prendre l’air) insistent sur le caractère contraignant que masquait l’officiel volontariat. Kenichiro Onuki, pilote kamikaze âgé de vingt-trois ans en octobre 1944, assure, dans un livre réunissant des interviews de survivants, qu’il n’existait aucun moyen de se soustraire à cette exigence de sacrifice. Il décrit le désarroi de ces jeunes soldats, venus pour devenir pilotes et envoyés à la mort.
Parmi les douze hommes de son escadrille, il s’en trouva un qui eut le courage de refuser. Il fut cependant obligé d’écrire qu’il s’était librement porté volontaire, et tout le groupe eut droit à un discours moralisateur sur l’honneur du soldat japonais.
Lorsque ce fut son tour de partir, Onuki ne put avaler aucune des rations de saké qu’on lui proposait avant son départ. Une fois dans son cockpit, il se mit à pleurer. Dès le décollage, il fut attaqué par des avions américains qui l’avaient détecté au radar, et c’est miraculeusement, l’avion criblé de balles, qu’il réussit à atterrir sur l’un des petits atolls d’Okinawa. Là, il attendit quarante-cinq jours avec d’autres, mourant de faim, avant qu’un avion japonais ne réussisse à déjouer la chasse américaine et à les ramener à Fukuoka.
À son retour à cette base de commandement des opérations kamikazes, loin d’être bien accueilli, Onuki fut mis en quarantaine. Sa réapparition n’était pas prévue ; on le traita en paria, en malade mental. Il ne put donner aucune nouvelle à sa famille, qui habitait alors Taïwan. Le croyant mort, ses proches reçurent les félicitations des voisins et durent organiser une cérémonie funèbre lors de la réception de la symbolique boîte à ossements… À la fin de la guerre, de retour chez lui, Onuki eut la surprise de constater que sa mort avait été consignée en date du 5 avril 1945, dès l’envol pour son dernier voyage ! La famille, qui avait reçu de lui une carte postale de Tokyo, put finalement le rejoindre.
Le recours aux pilotes-suicides culmine entre avril et juin 1945, lors de la bataille d’Okinawa, qui fut l’une des plus terribles de l’histoire. Les Japonais y avaient concentré des forces considérables, et le siège de l’île coûta la vie de 49 000 Américains, alors que 110 000 Japonais, militaires et civils, se firent tuer sur place ou se suicidèrent dans de furieux assauts, plutôt que de se rendre.
L’importance d’Okinawa est autant stratégique (à partir de l’île, les forces américaines peuvent pleinement se déployer) que symbolique (c’est la première des îles véritablement japonaises à être attaquée). C’est ce qui pousse les Japonais à y organiser une résistance désespérée. L’emploi des attaques kamikazes y est donc maximal : le 6 avril 1945, la flotte américaine subit devant l’île le raid de centaines de kamikazes. Au total, le sacrifice de 300 kamikazes permet la destruction de 6 navires américains et l’endommagement de 18 autres.
On mesure, par ces chiffres, la relative inefficacité des assauts nippons, et, par contrecoup, l’efficacité de plus en plus redoutable de la DCA américaine. Les avions américains, de plus en plus performants eux aussi, n’ont aucun mal à rattraper les Zero japonais, alourdis par la grosse bombe accrochée à leur ventre. Leurs qualités aérodynamiques étant amoindries, ceux-ci sont rapidement anéantis.
De plus, contrairement à une idée reçue, un avion-suicide qui percute un bateau ne suffit pas à le couler. Souvent, même après plusieurs impacts, il est encore possible de réparer le navire. Le destroyer Laffey, attaqué le 15 avril 1945 par 30 avions et frappé par 4 kamikazes, n’a pas été détruit.
Au fur et à mesure que la guerre du Pacifique avance, les aviateurs expérimentés commencent à faire défaut, et le carburant se raréfie. Les pilotes aguerris sont maintenant affectés aux missions de couverture et aux combats aériens. Et puis, l’ardeur guerrière des plus jeunes, ceux qui sont voués au plongeon final, diminue considérablement : on en voit même qui, au dernier moment, tentent de relever leurs appareils. Au printemps 1945, la cible n’est atteinte que dans moins d’un cas sur huit.
C’est pourtant à Okinawa que les Japonais mettent au point une nouvelle arme-suicide. Il s’agit d’un planeur en bois de 6 m de long. Transporté par un bombardier à une altitude de 6 000 à 8 000 m d’altitude, il est ensuite largué à environ trente kilomètres de la cible, dont il s’approche en planant. Le pilote, assis sur une tonne d’explosifs, allume alors les fusées et entame son piqué sur l’objectif.
Baptisée « Ôkha » (« fleur de cerisier ») par les Japonais, et « baka-bomb » par les Américains (« baka » signifiant « imbécile » en japonais), cette arme, qui est utilisée en mars et avril 1945, se révèle totalement inefficace ! Il en était de même, déjà, des sous-marins de poche utilisés à Pearl Harbor (bourrés d’explosifs et conduits par un seul homme), des vedettes lance-torpilles précipitées contre les navires ennemis ou des hommes-grenouilles-dynamites.
Les unes après les autres, les batailles décisives sont perdues par les Japonais. Bientôt, c’est sur le sol national que le dernier combat sera livré. Les fanatiques du sacrifice et du suicide national continuent à se faire entendre. Onishi n’hésite pas à affirmer qu’avec 20 millions de morts volontaires l’empire serait sauvé ! Mais la supériorité américaine, dans le ciel aussi bien que sur la mer, est désormais trop écrasante, et la défaite inéluctable.
En quelques mois, cependant, de la mi-1944 à l’atomisation d’Hiroshima le 6 août 1945, le sacrifice de près de 5 000 kamikazes a permis de couler 35 navires américains et d’en endommager 285. La gestion rigoureuse de la mort volontaire a porté au paroxysme le spectacle de l’héroïsme dans la pure tradition du suicide guerrier japonais.