La triade alimentaire : poisson-riz-thé

L’art culinaire japonais est le fruit d’une longue histoire qui s’est cristallisée au XVIIe siècle. Selon qu’ils étaient guerriers, paysans, artisans ou marchands, les Japonais ne consommaient pas les mêmes produits. Le riz, produit par les paysans, servait principalement à payer les impôts aux guerriers. Les paysans se nourrissaient avant tout de blé, de millet ou d’avoine, préparés sous forme de bouillie, ainsi que de radis, de diverses feuilles jusqu’à celles de soja ou de haricot rouge. Parmi les végétaux, le sarrasin, connu depuis le VIIIe siècle, était depuis le XVIIIe siècle abondamment cuisiné en nouilles trempées dans une soupe chaude à base de sauce de soja.

Depuis le Moyen Âge, les populations des montagnes, mais aussi les membres de la haute société, mangeaient du sanglier, du cerf ou du lièvre. Dans le milieu monacal, qui se développa avec le bouddhisme à partir du VIe siècle, la consommation de la viande était officiellement interdite. Pourtant les moines n’hésitaient pas à consommer du gibier pour compléter les repas quotidiens peu riches en protéines. Parmi les produits alimentaires populaires consommés depuis l’Antiquité, il faut citer le soja qui, sous ses diverses préparations, forme un élément caractéristique de la cuisine japonaise : sauce à base de soja fermenté (shôyu), pâte de soja (miso), différentes sortes de fromages de soja fermenté (tôfu).

Ces habitudes alimentaires changent à l’époque d’Edo (1600-1867), période de paix et de prospérité qui permet à des couches sociales plus diverses, notamment les milieux urbains et les marchands, d’accéder aux recettes et aux modes culinaires de la classe dirigeante. Des livres de recettes circulent et s’adressent à un large lectorat. Le tôfu, par exemple, fait l’objet d’une attention toute particulière au XVIIIe siècle : le Tôfu hyakuchin (Cent manières d’accommoder le tôfu), publié en 1782, connaît un grand succès. C’est au siècle précédant le début de l’époque d’Edo, au XVIe siècle que la consommation du thé sous forme de thé vert en poudre, née en Chine au XIIe siècle, s’est transformée en un rite codifié dont l’esprit n’a pas changé au Japon depuis lors. L’infusion des feuilles entières ne se répand qu’au XVIIIe siècle. Réservée au départ à une élite, la cérémonie se diffuse à la fin du XVIe siècle. Elle se pratique dans le chashitsu (« cabane », « maison de thé ») que les particuliers édifient dans leur jardin, lieu « naturel » idéalisé qui rappelle un village dans une montagne. Comme le dit Sen Sôshitsu, quinzième descendant d’une lignée de grands maîtres : « Avec un bol de thé, la paix peut vraiment régner. »

L’usage des baguettes, venu de Chine au cours du VIe-VIIe siècle, devient indispensable à table pour toute la population. Jusqu’alors les gens du peuple ne les utilisaient qu’au moment des festivités. Toujours en bois, elles pouvaient être en cyprès ou laquées selon la hiérarchie sociale maintenue en vigueur lors des rituels. Si le riz blanc reste inaccessible aux plus pauvres jusqu’au XXe siècle, l’Oriza indica (de moins bonne qualité) est consommé par les paysans au cours du XVIIe siècle. Une certaine réticence face au gibier commence à se répandre à cause de la souillure liée à la mort et au sang. Inversement, on voit se développer la chasse à la baleine qui fournissait une viande bon marché.

La période d’Edo est également celle de la vogue du poisson frais qui connut un vif succès et se répandit dans les grandes villes. Le sashimi, en tranche épaisse, était déjà consommé au XVIe siècle. Les sushis tels que nous les connaissons aujourd’hui ne font leur apparition qu’au début du XIXe siècle grâce à une pêche particulièrement abondante dans la baie d’Edo (actuelle Tokyo). Le terme désignait auparavant du poisson fermenté disposé en couches alternées avec du riz ou des tranches fines de poisson macéré posé sur du riz vinaigré pressé. Pratique culinaire de luxe, le sushi est devenu accessible à un grand nombre de Japonais au cours du siècle. Les poissons les plus prisés étaient alors le chinchard, le kisu (petit poisson d’une trentaine de centimètres consommé de façon quotidienne par le shogun notamment), et le crabe.

Le poisson subissait une grande variété de préparations. Les grillades sur charbon de bois de poissons avec leur peau préalablement frottée de sel étaient l’une des plus courantes. Par contre, l’anguille, écorchée vivante et ouverte, était grillée puis nappée d’une sauce subtilement sucrée, puis à nouveau grillée. La sauce était si précieuse qu’on la conservait à l’abri des voleurs et des incendies dans des jarres. Depuis le XVIIIe siècle, l’anguille est préparée de cette façon et consommée surtout le 20e jour du 7e mois de l’année pour lutter contre l’amaigrissement en été.

C’est enfin à partir du XVIIe siècle que la gastronomie japonaise s’est diversifiée et répandue. L’origine de la « grande cuisine japonaise » vient du kaiseki. Ce terme désigna d’abord un en-cas, constitué à l’origine d’un bol de soupe et de deux plats végétariens, dans les monastères zen au XIVe siècle. Parallèlement à la codification de la cérémonie de thé née en Chine au début du XIIe siècle et son adaptation japonaise accomplie par Sen Rikyû au XVIe siècle, ce type de cuisine connut deux développements distincts. L’un resta conforme à la philosophie de thé dépouillé qui fut mise en œuvre par Rikyû et conservée par ses descendants directs. L’autre évolua avec les grandes cérémonies de thé organisées par les puissants seigneurs.

Ce dernier courant donna naissance au tout début du XVIIe siècle à la cuisine kaiseki ryôri actuelle, composée très souvent d’une dizaine de mets aux poissons, à la viande, de plats végétariens, accompagnés de soupes, d’un bol de riz, de saké, suivis de mets sucrés.

À partir du XIXe siècle, dans sa volonté de doter les Japonais d’un corps aussi robuste que celui des Européens, le gouvernement de Meiji favorisa la consommation de viande. L’empereur Meiji mangea de la viande de bœuf pour la première fois en 1872. La nouvelle fit sensation.

Aujourd’hui, avec ses 191 étoiles au Guide Michelin, Tokyo est devenue la capitale mondiale de la gastronomie.