Né au début du XXe siècle, le manga a profondément muté au lendemain de la défaite de 1945 pour devenir une composante essentielle de la culture du Japon contemporain. Livres et magazines confondus, son tirage a atteint 1,9 milliard d’exemplaires à son apogée, en 1995, contre environ 40 millions pour la BD en France. Mais la narration graphique est un art séculaire au Japon.
Les rouleaux peints, dont le plus ancien raconte la vie du Bouddha et remonte à la période de Nara (710-794), sont souvent considérés comme les ancêtres de la bande dessinée japonaise, bien que la technique de narration graphique (images et texte se succèdent à mesure que le lecteur les déroule) soit différente. L’art du rouleau peint a prospéré pendant dix siècles jusqu’à la période d’Edo (1603-1868). Les combats de pets dessinés au XIIe siècle par l’abbé Toba, les spectres mangeurs d’excréments du « Rouleau des fantômes affamés » (XIIe siècle) ou le grouillement des monstres de la « Promenade nocturne des 1 000 démons » (XVe siècle) peuvent choquer ceux pour qui la culture japonaise se résume aux fleurs de cerisier et aux jardins de pierre… En réalité, à côté de la culture éprise de rigueur des élites, il a toujours existé une culture japonaise populaire, exubérante et frondeuse, volontiers vulgaire, entre burlesque et gore, qui goûtait fort le mélodrame, le sexe et les fantômes.
Cette culture populaire s’est épanouie dans les grandes villes de la période d’Edo et a donné naissance à l’art de l’estampe gravée sur bois et au théâtre kabuki. De l’estampe, le manga héritera du dessin de visages stéréotypés et presque dépourvues de traits, où seuls les yeux et la bouche s’animent pour exprimer les sentiments ; du kabuki, les intrigues souvent grandguignolesques étirées en multiples épisodes. Le manga doit également beaucoup aux romans populaires brochés bon marché, les kibyoshi, qui se diffusent durant cette période : plus de 3 000 titres ont été publiés entre 1775 et 1868. Ces œuvres mêlaient mélodrame, sexe, fantastique et humour. Elles entremêlaient les dessins et le texte, et l’on y trouve parfois des ancêtres de la case et de la bulle des bandes dessinées modernes.
Mais le manga est surtout né de la rencontre du Japon avec l’Occident, après que la flotte américaine eut contraint l’archipel, en 1853, à se rouvrir au monde. Le Japon découvre alors les techniques modernes d’imprimerie comme l’offset63, qui permettent des tirages massifs. Les premiers magazines illustrés, destinés aux expatriés occidentaux, furent bientôt imités. À l’imitation des cartoons américains, les grands journaux lancèrent des suppléments illustrés du week-end. Le premier fut créé en 1900 par le grand réformateur Yukichi Fukuzawa et baptisé Jiji Manga. Ce terme (« images dérisoires ») aurait été, dit-on, inventé par le maître de l’estampe Hokusai pour désigner ses croquis et ses dessins « au fil du pinceau ».
Pendant l’ère Taisho (1912-1926), la plus démocratique que le Japon ait connu avant 1945, le manga est à la fois un outil de combat politique, notamment entre les mains de la Ligue des dessinateurs prolétariens, et un divertissement de masse destiné principalement, mais pas uniquement, aux enfants. En 1912, Kodansha, qui est encore aujourd’hui le numéro un de l’édition japonaise, fut le premier à créer de volumineux magazines mensuels (souvent plus de 200 pages) mêlant bande dessinée, reportages, articles d’information et roman-feuilletons. Le plus important, Shonen Club, destiné aux petits garçons, frôlait le million d’exemplaires. Mais cette bande dessinée était encore très loin de ce que le monde connaît aujourd’hui sous le nom de « manga ». Le graphisme restait très inspiré de Disney, les cases étaient sagement rangées dans les planches, les thèmes n’étaient guère originaux, même si les petits samouraïs remplaçaient les cow-boys, et le lectorat des magazines était limité pour l’essentiel aux écoliers du primaire.
L’acte de naissance du manga contemporain est la parution, en avril 1947, de Shin takarajima (La nouvelle Ile au trésor) d’Osamu Tezuka (1828-1989). Moins de deux ans après Hiroshima, dans un Japon encore en ruines, l’ouvrage se serait vendu en quelques mois à 400 000 exemplaires. Surnommé « le dieu du manga », Tezuka a introduit dans la bande dessinée japonaise des techniques imitées du cinéma (multiplication des angles de vue, succession de plans gros, moyens et larges) et les yeux immenses « à la Mickey ». Il a rompu avec la tradition des épisodes de 10 ou 20 pages pour développer des scénarios longs et complexes dont les plus fouillés se déroulent en fresques épiques sur 5 000 ou 6 000 pages64. Il a aussi créé des archétypes dont les descendants peupleront l’univers du manga jusqu’à aujourd’hui, comme Tetsuwan Atomu (Astroboy en français) le petit robot au cœur atomique, ou Princesse Saphir, première héroïne travestie en garçon du shojo manga (le manga pour filles).
Né en 1928, Tezuka a 16 ans quand le feu nucléaire anéantit Hiroshima. Comme lui, beaucoup des mangaka (dessinateurs) de la première génération étaient adolescents pendant la guerre – trop jeunes pour la faire, mais assez mûrs pour ressentir profondément le traumatisme de la défaite. Ce traumatisme lègue au manga quatre éléments qui lui confèrent la complexité et l’intensité dramatique qui le distinguent des comics américains et de notre BD. Le premier est un scénario fondateur, dont l’archétype est celui de Gen d’Hiroshima65 : la faillite des adultes, la destruction du monde et la survie d’un groupe de jeunes soudé par l’amitié et l’optimisme qui sera celui d’innombrables séries jusqu’au XXIe siècle. Le deuxième est le genre mecha (contraction de mechanical) où des adolescents aux commandes de robots de combat sauvent le Japon – ou le monde – attaqué par une autre race ; le plus célèbre en France est UFO Robot Grandizer, alias Goldorak, dont l’arrivée sur Antenne 2 en 1978 fit sensation. La troisième nouveauté est le genre kagaku boken (« aventure scientifique ») qui s’épanouit avec Astroboy à partir de 1951. Cet engouement pour la science et sa puissance témoigne du statut quasi-sacré qu’elle a acquis, au lendemain de leur défaite, chez les Japonais qu’elle a mis à genoux. Enfin, l’occupation américaine, qui ne prend fin qu’en 1952, confronte brutalement la société traditionnelle aux réformes démocratiques et aux idéaux modernes imposés par les vainqueurs. Il en résulte un mélange de regrets pour l’histoire et les valeurs passées, de contestation et de passion du progrès, qui inspirera aux mangaka des leçons de vie plus complexes que celles dont notre BD gratifie ses lecteurs, et une atmosphère plus dramatique : dans Astroboy, série pour collégien, les morts sont monnaie courante… Il n’est pas donné à tous les genres artistiques d’être nés dans le feu de la Bombe et en même temps qu’une société nouvelle enfantée dans la douleur.
Au lendemain de la guerre, l’univers du manga a deux faces. D’un côté les séries par épisodes pour enfants, publiées en magazines mensuels par les grands éditeurs tokyoïtes. De l’autre des « livres rouges » bon marché (akabon), produits par de petits éditeurs de la région d’Osaka, vendus dans les bazars et les papeteries, colportés, et diffusés par des librairies de location. La plupart sont destinés à un public adulte et traitent sans censure des sujets de société les plus dramatiques ou des passions humaines les plus inavouables – y compris l’inceste et la nécrophilie. En accord avec l’époque, les happy ends sont rares, le dessin est noir, très chargé d’encre, l’intrigue violente, le ton dramatique ou dépressif. Le terme de gekiga (« images dramatiques ») est inventé en 1957 pour désigner ce genre.
Le génie de l’industrie du manga est d’avoir su marier ces deux courants pour faire évoluer son produit au même rythme que la génération des baby boomers – le lectorat initial des magazines – en sorte que ces derniers continueront à lire du manga toute leur vie. Ainsi, en 1959, l’apparition des premiers hebdomadaires de manga pour adolescents (shonen manga) accompagne l’entrée des petits baby-boomers au collège. Avec la croissance très rapide des années 1960, qui voit le Japon devenir la deuxième puissance économique du monde libre, les petits Japonais ont bientôt assez d’argent de poche pour s’acheter eux-mêmes leurs magazines. L’affaiblissement du contrôle parental fait le succès de séries où les frasques des jeunes héros déclenchent les foudres – vaines – des éducateurs contre le « manga vulgaire » (geihin na manga).
Entrée à l’université, la jeunesse japonaise traverse une violente crise de passage à l’âge adulte. Le mouvement étudiant de 1968 est long, brutal, et il dégénère en terrorisme meurtrier. Le manga se saisit de l’esprit contestataire de son lectorat. Les grands magazines récupèrent des dessinateurs du gekiga, qui évincent ceux formés aux séries pour écoliers66. Ces iconoclastes brisent un tabou après l’autre, à l’exemple de Nagai Gô. De 1968 à 1972, celui qui est aussi le créateur de Goldorak triomphe avec son « École impudique » (Harenchi gakuen). Dans cette école primaire (!) très spéciale, la principale occupation des garçons et des professeurs, quand ils ne sont pas en train de s’enivrer, de déféquer dans les couloirs ou de s’exhiber, est de retrousser les jupes des filles, dont certaines ne s’en plaignent guère. Les étudiants se régalent aussi des Vents de la colère67 qui dénonce sur le mode dramatique le retour du militarisme, et d’Ashita no Jo68, l’histoire d’un orphelin placé en maison de correction qui échappe à l’oppression de la société, devient champion du monde de boxe et meurt sur le ring. Le 31 mars 1970, les terroristes de l’Armée rouge japonaise qui détournent un Boeing de Japan Airlines vers Pyongyang ne se réclament ni de Marx, ni de Mao : dans le message radio qu’ils adressent à la nation, ils proclament : « Nous sommes tous des Ashita no Jo ! ».
Les baby boomers continuant à grandir, l’industrie du manga invente, à l’usage des jeunes adultes mâles, le seinen manga qui mêle sentiment et sexe aux problèmes de société et d’actualité, comme dans Say hello to Black Jack69, où un jeune interne en médecine découvre tout ensemble les turpitudes du système hospitalier japonais, l’arrogance des mandarins, les joies de la chair, les tourments de l’amour, le déchirement de voir mourir des malades et la joie d’en sauver. Puis, à mesure que les baby-boomers entrent dans la vie professionnelle, on leur propose le salaryman manga, dont l’action se passe dans le monde des entreprises. Kosaku Shima, héros de la plus célèbre série du genre, accompagnera ses lecteurs tout au long de leur vie professionnelle : jeune cadre comme eux en 1983, il est aujourd’hui vice-président de la compagnie commerciale où il a fait toute sa carrière…
À la différence de notre BD, qui l’a toujours laissée en déshérence, le manga a aussi su répondre à la demande de la clientèle des grandes adolescentes, puis à celle des femmes adultes. Au tournant des années 1970, une génération de dessinatrices d’à peine 20 ans, les « Fleurs de l’an 24 »70, fait du manga pour jeunes filles un genre à part entière, avec une esthétique spécifique, une vision féminine de la vie amoureuse et sexuelle, et une attention à des problèmes comme la grossesse ou le viol. Dans une société très machiste, il n’est pas aisé pour des adolescentes de s’imaginer dans une relation amoureuse d’égale à égal avec un garçon. Pour permettre aux lectrices de surmonter leur crainte et de s’identifier aux personnages, les dessinatrices usent de subterfuges. Elles mettent scène des héroïnes travesties aimées à la fois par d’autres filles et par des garçons, à l’instar de Lady Oscar dans La Rose de Versailles71, ou des amours entre éphèbes dont la lectrice peut préférer, selon son goût, l’efféminé ou le plus viril. Pendant les années où elles travaillent avant le mariage, les jeunes femmes ont droit au OL-manga (office lady : employé de bureau). Puis elles se consacrent à leur foyer : à l’usage des ménagères trentenaires, au début des années 1980, les éditeurs inventent les ladies comics, qui leur proposent des avatars adultes des amours entre éphèbes qui avait fait rêver leur dix-huit ans.
En même temps qu’ils segmentent ainsi le marché par sexe et par âge, les éditeurs multiplient les genres : manga de sport ou d’arts martiaux, avatars multiples de la science fiction et du mecha, séries historiques (jidai mono), manga traitant des problèmes sociaux (shakai manga), fantastique, horreur, gag-manga, séries consacrées à la cuisine ou aux hobbies les plus divers, du mah-jong à la pêche à la ligne en passant par le pachinko, sans compter une large production pornographique qui n’oublie aucune des déclinaisons de la chose. Un manga pour tous les âges, un manga pour tous les goûts… Cette stratégie a permis à la bande dessinée japonaise de devenir une industrie de masse.
La vitalité du manga se nourrit aussi de sa capacité à épouser en permanence les évolutions de la société et des mentalités. Dans les années 1970, le Japon est sûr de lui : le but est clair et l’effort est récompensé par la reconstruction du monde dévasté. Dans les années 1980, la mondialisation menace le « modèle japonais », l’économie spéculative ébranle le système des valeurs et le Japon est en butte aux critiques incessantes des Occidentaux. L’incertitude qui en résulte se reflète dans le genre post-apocalyptique : en 1972, le jeune héros de Gen d’Hiroshima savait pourquoi il luttait et le riz repoussait à la dernière image ; dans Akira (1982-1991)72, les héros se débattent confusément dans les ruines de Tokyo et le monde n’est pas reconstruit au final. Depuis les années 1990, entre pollution et manipulations génétiques, la belle aventure scientifique rêvée par Tezuka a viré au noir, et le manga met désormais en scène la révolte de la nature contre l’humanité (Inugami73) ou l’assujettissement du monde par des sectes manipulant des virus meurtriers (20th Century Boys74). La passion de la tolérance fait parfois place à un néo-nationalisme aux relents inquiétants chez de nombreux jeunes mangaka à succès comme Yoshinori Kobayashi. Quant aux filles, non contentes de tenir désormais toute leur place aux commandes des robots de combat, elles prennent sans complexe l’initiative dans les jeux de l’amour et du sexe dans les œuvres de jeunes dessinatrices telles Mari Okazaki ou Anno Moyocco dont les héroïnes n’hésitent plus à dire à leurs amants « Au pied, chéri ! »75.
Les années 1990 portent l’industrie du manga à son apogée. Au tournant du XXIe siècle, elle publiait environ 1,5 milliard d’exemplaires (magazines et livres), soit 12 par Japonais, contre environ 60 millions pour la BD française et 110 millions pour les comics américains. Certaines séries parmi les plus populaires se sont vendues à ce jour à plus de 200 millions d’exemplaires et, en 1995, le no 1 des hebdomadaires pour adolescents, Shonen Jump, en vendait 6 millions chaque semaine et était lu par près d’un Japonais sur quatre. Pourtant, l’imprimé n’est plus la source principale de profits pour le manga. Il s’est marié pour son plus grand profit avec la télévision dès 1963, quand a débuté sur Fuji TV la série tirée par Tezuka de son Astroboy, et n’a cessé ensuite de perfectionner l’art de décliner ses productions et ses personnages sous les formes les plus diverses (alias media mix). Une série débute toujours en feuilleton hebdomadaire ou mensuel dans les magazines de prépublication. Si elle survit à cette épreuve de vérité, elle est ensuite publiée en tankobon (ouvrages reliés, le plus souvent de format B5), puis déclinée en séries TV et OAV76, en film d’animation et/ou live, en jeux vidéos, en multiples produits dérivés, en supports publicitaires, en romans ; les plus grands best-sellers, comme Nana77, peuvent même donner naissance à des magazines.
Une telle force de frappe ne pouvait pas laisser indifférents les spécialistes de la communication. En 1986, le grand quotidien des affaires Nihon Keizai commanda au dessinateur Shotaro Ishinomori une série destinée à expliquer à la nation les spécificités et la supériorité du capitalisme nippon78. En 1989, Chuo Koron, l’éditeur-phare de l’intelligentsia japonaise, lui commanda une histoire du Japon en 48 volumes, réalisée avec une équipe de 50 universitaires et approuvée par le ministère de l’Éducation. Aujourd’hui, des administrations, des entreprises et des hommes politiques l’utilisent pour leur communication ; même la délégation de la Communauté européenne à Tokyo a commandé un manga pour vanter dans l’Archipel les vertus de l’euro.
Grâce en bonne partie aux univers imaginaires dérivés du manga, le Japon est aujourd’hui le deuxième exportateur mondial de biens culturels derrière les Etats-Unis. Ses media mix sont l’un des fleurons des « industries de contenu », qui sont devenues officiellement un pilier de l’économie japonaise. Des chaires universitaires lui sont consacrées, et Tezuka a été élevé au rang de héros national. De genre pour écoliers à puissante industrie et à patrimoine national, le petit Astroboy est devenu grand. Très grand.