Personne n’existe

Qui pourrait préciser quand nous devenons clairement conscients que l’humanité est absente autour de nous ? C’est-à-dire à partir de quel moment nous commençons à voir les êtres humains qui nous entourent comme des mystifications fantomatiques ou comme des prétextes théâtraux de notre ennui… Bien qu’elle soit subite, la révélation du vide humain suppose auparavant de longues années de déceptions, de nausée et de haine qui auront nourri notre dégoût du monde et attisé notre verve pessimiste ou qui nous auront donné l’orgueil d’une supériorité mélancolique. Préparés lentement et durablement, par tout ce que nous avons fièrement enduré, nous nous retrouvons, quand nous nous y attendons le moins, pris d’un frisson qui nous dévoile, dans sa nudité froide et implacable, le néant des hommes, de tous les hommes. Alors, chacun comprend que son chemin ne croise celui de personne et qu’il doit cultiver dignement son propre égarement.

Beaucoup de gens croient qu’on commence à se détacher de la vie parce qu’on est dégoûté des hommes, autrement dit que la misanthropie serait le point de départ du renoncement. En réalité, c’est le contraire qui se passe. Lorsqu’on a renversé Dieu et fait du ciel un désert, lorsqu’on a noirci le soleil et glacé la terre, le vide cosmique nous laisse encore une planche de salut, une passerelle menant à l’homme. La rupture définitive avec cette créature est le stade final du renoncement, le couronnement.

N’est-il pas significatif que le Bouddha, après avoir liquidé intérieurement toute l’existence – et pas seulement l’existence, mais également le possible –, ait encore trouvé bon de descendre de sa solitude vers les mortels et de s’éteindre parmi ses disciples ? Qu’on ne vienne pas me dire qu’il le fit pour leur révéler des vérités. Tout ce qu’on pourra m’objecter ne dissipera pas cette ombre de médiocrité sur l’homme le plus lucide que la terre ait porté. Le Bouddha avait renoncé à tout pour cristalliser sa doctrine et non par amour du néant. La pédagogie a tellement infecté l’humanité que les nihilistes eux-mêmes ne peuvent pas vaincre leurs instincts didactiques. Jusqu’aux suicidaires qui veulent nous apprendre quelque chose, n’est-ce pas ? Comme on se sépare facilement du ciel et difficilement des hommes !

À quoi m’ont servi tous les hommes que j’ai connus, aimés, haïs ? Lorsqu’on dresse le bilan, à un moment de solitude, on ne comprend que trop qu’on n’a jamais rencontré personne, que les amours et les amitiés ne sont même pas des illusions, qu’on n’a jamais été que soi-même, seul, seul à en crever, condamné, malheureux.

Je ne pense pas qu’un homme en ait jamais compris un autre. Ne vous est-il pas arrivé, lors de crises de noire mélancolie, en plein délire saturnien, quand Dieu descend sur votre cerveau avec toutes ses ombres, de rester planté au milieu de la ville sans avoir personne chez qui aller ? Quel vide atroce on ressent parmi les hommes, quel vide qu’aucun d’entre eux ne peut soupçonner et qui vous suffoque dans l’indéchiffrable de votre sort ! On voudrait se rendre quelque part. Mais où ? Vers quel nulle part ? Car on n’a jamais où aller… La vie est un cul-de-sac – même pas un désert…

On ne peut jamais aller chez personne. Aussi ne peut-on aimer que la montagne, la mer et la musique. Vivre entouré de milliers de gens et se rendre compte qu’on tournique dans un nul humain multiplié, inutile, écœurant !

Le temps qui passe ne vous apprend qu’à rester seul avec vous-même, tellement seul que vous vous laissez attendrir même par le néant. Comment les tissus ont-ils pu accumuler autant de désolation, comment la matière ne s’embrase-t-elle pas par amour des soupirs ?

Il doit y avoir des êtres qui tiennent compagnie au diable, autrement ce serait à n’y rien comprendre. Il les a arrachés des bras de Dieu et leur a « appliqué » le baiser de la mort, de la lucidité, je veux dire : du tourment.

Les pensées sont des toxines et les vérités des poisons pour celui que Satan a serré dans ses bras. Les marques de son étreinte demeurent, stigmates de la condamnation et de la chute.

Je doute que la vie mérite l’attention et la délicatesse d’un regret. La lumière est devenue l’apanage des bêtes ; les âmes sensibles ne peuvent plus respirer que la nuit…

Alors, faut-il s’étonner que mon cœur se détourne des hommes ? Ils inspirent un tel dégoût qu’on désire être complètement isolé, qu’on souhaite mourir atrocement seul et incompris. Toutes les religions ont parlé de consolation ; mais aucune ne l’a trouvée possible parmi les mortels. L’homme ne peut absolument rien nous donner, parce que nous ne voulons d’aucun secours venant des spectres.

Tout cela ne serait pas triste s’il s’agissait seulement de connaissances ou de doutes. Qu’il serait facile alors de s’en accommoder ! Il suffirait d’une bonne cuite de temps en temps pour ne pas devenir fou, et puis tout irait comme sur des roulettes. Mais la peur, cette peur que ne peut apaiser qu’une peur encore plus grande ! Chez qui aller quand elle vous envahit ? Dans un bordel installé dans un caveau ou au fond de la mer… En tout cas, pas chez les hommes. Car aucun n’a jamais pleuré parce qu’un autre avait peur… Quelqu’un a-t-il besoin de pitié ? De larmes peut-être… Puisque la pitié est partout, mais ne sert à rien ni à personne.

Il faut avoir aimé la vie à la folie pour la trouver superflue et avoir souffert pour les hommes jusqu’au délire pour les trouver inexistants.

Et voici la conclusion : les hommes n’existent pas. Au début, on regrette un peu qu’il en soit ainsi, on voudrait atténuer une aussi déchirante évidence, mais on finit par lui céder en lui sacrifiant tous ses espoirs. Alors naissent la force de la solitude et un héroïsme fier et funèbre.

Les philosophes pessimistes avaient beau jeu d’affirmer que rien n’existe. Ils laissaient entendre que quelqu’un existe.

Mais c’est clair : personne n’existe. Il se peut toutefois que quelque chose existe.

Pour nous autres, êtres qui, bon gré mal gré, luttons dans le temps, la vision olympienne du néant est infiniment moins douloureuse que l’inexistence des hommes, que le vide humain. Il est terrible de se séparer d’un monde dans lequel on n’a rencontré personne, dans lequel on n’a trouvé personne d’intéressant, de mourir sans un seul souvenir, avec une mémoire ployant sous le fardeau du vide !

Solitude et destin
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