Trop de clarté !

Je pense, non sans une satisfaction perverse, que nous nous dirigeons vers une époque de barbarie, où il n’y aura pas de place pour le style, pour les formes. Un mot barbare détruira les cadres d’une vie aux possibilités et aux contenus épuisés et imposera, sur les ruines du formalisme et de l’esthétisme, un rythme bestial et envoûtant qui rendra illusoire tout ce qu’on aura appelé jusque-là clarté et subtilité. Car, s’il est une exigence dont nous ne voulons plus, que nous trouvons fade et ridicule, c’est bien l’exigence de clarté. Faire des distinctions précises et déterminées, délimiter et individualiser ce qui ne peut pas l’être, rendre accessible l’inaccessible, réduire l’irréductible et nier l’irrationnel, remplacer les contenus vivants et débordants par des formes vides fatalement obscures, annuler la nuit par attrait de la platitude, voilà autant de pratiques en voie de disparition.

Une merveilleuse explosion des contenus, une affirma-don volcanique de la vie, une expansion folle et aventureuse abattront bientôt les cadres et les formes qui étouffent les possibilités intérieures. L’esprit formaliste a maintenu le monde dans un équilibre plat qui rendait impossible l’effervescence et l’agitation, qui faisait de la léthargie un idéal et de la limitation une norme. L’exigence de clarté est l’expression d’une culture rationaliste crépusculaire dont les lueurs n’ont plus pour nous de vertu révélatrice. Il existe une expérience profonde qui amène à des découvertes beaucoup plus compliquées et douloureuses, en comparaison desquelles l’exigence de clarté est ridicule. Le préjugé honteux selon lequel la lumière est indispensable à la connaissance doit être rejeté une fois pour toutes. Pourquoi refuser d’admettre que les révélations de la nuit, exemptes de différences tranchées et d’individualisations catégoriques, sont beaucoup plus fécondes que celles du jour ? La métaphysique authentique est le produit d’une méditation dans l’obscurité, quand on n’est plus sûr de rien, quand on ne peut plus se raccrocher à rien. Pourquoi refuser d’admettre l’existence d’une obscurité fatale sans laquelle on ne peut pas connaître certains des aspects les plus profonds de la vie ? Je suis écœuré par un monde où tout est clarifié, expliqué, étiqueté.

La liquidation du sentiment « français » de l’existence est désormais inévitable. Le style de vie français, la littérature et la philosophie françaises n’ouvrent aucune voie vers le mystère, ne révèlent aucune infinité ni aucun tumulte intérieurs, ne permettent pas de découvrir derrière les lignes un homme qui s’agite, un esprit inquiet, préoccupé. La clarté est peut-être un signe d’intelligence disciplinée, mais, du point de vue de la richesse et de la tension internes, elle est un signe de déficience. À une page écrite clairement, à une page complètement accessible et lisible à n’importe quel moment de la journée ou de la vie, mais qui ne provoque aucune tension en moi, qui ne me conduit pas à la méditation, parce que je n’y trouve pas plus que ce qui y est écrit, à une distinction subtile mais stérile, je préfère une page dont la lecture représente un triomphe et qui n’est obscure, inintelligible, que pour ceux qui ignorent que les pensées fécondes ne peuvent pas revêtir des formes communes. La clarté courante n’est rien d’autre que de la platitude, car dire les choses pour tout le monde signifie les priver de mystère, détruire l’intensité de l’intuition première au profit d’un schéma vague et inexpressif.

Il y a des problèmes qui, de par leur nature, ne peuvent pas être communiqués d’une manière accessible à tous. Lorsque vos écrits portent sur la mort, le néant, la dialectique ou l’eschatologie, on vous reproche d’être « confus ». Mais ce sont des questions que le lecteur ne peut pas comprendre s’il ne les vit pas. Or, le lecteur moderne est un individu passif qui, étant l’otage d’une culture démocratisée, ne fournit pas l’effort de penser et vit sans intensité. La culture est réservée à un petit nombre ; démocratie et culture constituent probablement deux termes incompatibles.

On ne veut pas comprendre qu’il est absurde de rechercher la clarté quand on parle de la mort, du néant ou de l’eschatologie, et qu’il suffit de poser ces problèmes pour sortir des catégories courantes et traiter de la vie par désespoir et non par naïveté. La réaction contre la fade clarté n’est pas engendrée par le doute, mais par le désespoir. Le doute est le résultat d’un tourment purement cérébral, d’une incertitude intellectuelle et abstraite qui concernent les problèmes de la connaissance, de la validité logique et rationnelle, sans engager le fond intime de notre être, sans provenir d’un ébranlement de la totalité profonde de notre existence subjective.

Le scepticisme ignore la réaction volcanique, l’explosion indomptable de nos éléments constitutifs, et sa problématisation de l’existence n’a pas la complexité qu’apporterait une expérience tragique. Le désespoir crée une atmosphère d’incertitude totale, de tourment organique et de déséquilibre vital essentiel. C’est toute notre subjectivité qui est mise à la torture, c’est tout notre être qui est ébranlé. La clarté peut-elle garder un sens à de tels moments ? On ne saurait y voir alors qu’un produit de la superficialité, que le produit d’un esprit normal et médiocre. (Tout ce qui est normal est nécessairement médiocre.)

Tout comme la clarté, la subtilité témoigne d’une absence de contenus forts et vivants, d’énergie et de potentialités. Je préfère mille fois l’essor d’un esprit barbare, explosif et débordant, aux distinguos sans aucune signification des esprits subtils, amateurs de différences d’éclairage parce qu’ils ne peuvent pas comprendre les grandes intuitions nées dans la nuit et la solitude.

La nécessité d’affirmer les contenus dévoile la stérilité des spéculations formalistes. Mieux vaut faire l’éloge de la folie que celui de la subtilité car, contrairement à la subtilité, la folie peut aboutir à la création. Une création absurde, grotesque et barbare est infiniment préférable à un souci de différencier des éléments formels qui ne révèlent rien.

Plutôt une nuit éternelle qu’une journée insipide, plutôt les ténèbres qu’une pâle lumière ! Et si jamais je dois accepter la lumière, alors qu’elle soit forte, aveuglante, que sa chaleur consume l’ordre confortable dans lequel se complaisent les chantres de la clarté et de la subtilité, qui souhaitent un rythme de vie classique parce qu’ils ne peuvent pas accepter le rythme fou et irrationnel qui est pourtant celui de notre monde.

Solitude et destin
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