Contre l’histoire et les historiens

J’ignore quelle attitude envers la vie est la meilleure et quelle est la pire, car établir une hiérarchie est presque impossible en la matière. S’il en est une que je préfère, ce n’est pas à cause d’un calcul rationnel ou d’une spéculation préalable, c’est en raison d’une nécessité subjective et d’une impulsion intérieure auxquelles je ne peux pas résister, de même que je ne peux pas résister sereinement aux contradictions démoniaques et aux incertitudes intimes. Une conception de la vie qui n’est pas due à une réelle effervescence interne, à un trouble complexe de la subjectivité, n’a strictement aucune valeur, tout comme n’a aucune valeur toute l’information livresque si elle n’est pas adaptée à une énergie subjective spécifique. L’homme le plus sympathique serait celui qui pourrait vous raconter une foule de choses comme s’il ne les avait pas lues. J’irai plus loin : je préfère mille fois un escroc intellectuel à un imbécile bien informé, et les considérations d’un penseur spontané et occasionnel à celles d’un historien de la philosophie qui ne voit pas plus loin que sa spécialité. Il faut dénoncer avec une passion frénétique la stérilité, l’impuissance de ceux qui font le métier d’historien parce qu’ils ne peuvent pas regarder les choses en face, parce qu’ils n’ont pas atteint le degré de subjectivité qui fait du matériau objectif de l’histoire un vivier de l’enrichissement personnel. Les historiens sont presque tous des gens qui ne peuvent pas adopter une attitude envers la vie, qui ne vivent que pour recueillir des faits et les systématiser. Ils végètent dans le passé avec une objectivité intellectuelle aussi fade que nulle. Ils perdent jusqu’à l’apparence de la vie. Ils sont tous d’une exigence stérile totalement inintéressante, sans le moindre geste créatif, sans la moindre spontanéité productive. Seuls font de Y histoire – dans le sens universel de ce mot – ceux qui n’ont aucune vocation en ce monde. Être historien signifie être inutile. Les périodes décadentes en engendrent des quantités ; les périodes productives fort peu. L’historicisme est une plaie à éradiquer.

Je n’ai jamais compris pourquoi, dans une discussion de principe, on invoquait les révélations du monde historique plutôt que celles de l’expérience. Le rapport de l’homme avec le monde, mon destin personnel face à l’éternité ne sont-ils pas plus essentiels ? Que prouve, pour mon existence subjective, le fait qu’hier était différent d’aujourd’hui et que mon orientation ne concorde pas avec celle du passé ? Devrai-je, pour les faire concorder, renoncer à la conscience de mon originalité ? Je me moque bien que mon attitude ait déjà été enregistrée dans l’histoire dix fois ou mille fois. Je vis une seule fois dans l’histoire et j’ai le droit de regarder les choses en face avec le plus exalté des héroïsmes, quels qu’en soient les risques. Si se lancer hors de l’histoire est un signe de folie, ne pas la quitter est un signe de médiocrité. On ne peut dépasser l’histoire et accéder à l’éternité qu’en étant douloureusement conscient qu’on ne vit qu’une fois et que la mort est une porte ouverte sur le néant et non pas sur une autre existence.

Nous pourrons faire notre salut seulement si nous sommes certains de commencer à bâtir un monde nouveau, de repartir de zéro, non pas que ce qui a été réalisé avant nous soit mauvais, d’une qualité inférieure, mais tout simplement parce que nous ne pouvons plus vivre comme nos prédécesseurs, parce que nous éprouvons irrésistiblement le besoin d’une nouvelle barbarie. Quel maillon pourrions-nous encore souder à la chaîne de l’histoire ? Que pourrions-nous lui ajouter d’effectif ? Qui se sent encore capable de participer naïvement au rythme lent de la vie historique ? Nous ne voulons plus de l’histoire comme science ni comme processus et réalité, nous vivons dans le désespoir une tragédie sublunaire.

Supposons néanmoins que nous ne puissions pas quitter complètement l’histoire. Quelle sera notre attitude à son égard ? Une seule solution : trier le matériau historique selon nos besoins et nos préférences. Si je m’occupe de la Renaissance, du baroque ou du romantisme, ce ne sera pas en tant que phénomènes qui ont eu lieu, ce sera dans la mesure où j’y trouverai des éléments féconds pouvant m’aider à enrichir ma subjectivité. Je pourrais me passionner pour la culture des Mayas, mais pas pour je ne sais quelle culture africaine. Les seuls chercheurs intéressants sont ceux du type de Léo Frobenius, qui a étudié les cultures africaines avec tellement de passion et de lyrisme qu’il a réussi à surprendre leur structure intime, leur rythme intérieur et leur sens caché, à les insérer dans une morphologie générale des cultures. Mais, ce faisant, il transcendait la distance temporelle et spatiale qui sépare le chercheur des faits du passé et il les déterminait dans une structure actuelle. La sympathie pour certains événements historiques les tire de leur isolement dans le temps et l’espace et les actualise dans les préoccupations de celui qui les étudie. Les historiens ordinaires se bornent à déterminer, conditionner et décrire les événements, sans aucun intérêt subjectif. N’en va-t-il pas de même, dans la plupart des cas, pour les biographies romancées ? De tout ce que les hommes ont créé jusqu’ici, seuls m’intéressent certains faits qui peuvent me servir de point de départ et qui me sont pour ainsi dire incorporables, si bien qu’ils cessent d’être historiques à proprement parler. Il y a des gens qui s’occupent du XIIe siècle, par exemple, simplement parce que c’est un cadre temporel. D’autres étudient l’œuvre de Dante, de Rembrandt ou de Hegel simplement parce qu’ils étaient des grands hommes et qu’ils ont fait école. Pour moi, Rembrandt serait définitivement mort si je ne retirais de son œuvre aucun élément enrichissant ma vision de la vie. L’objectivité révoltante des historiens témoigne de leur impuissance, de leur manque total d’esprit personnel et créateur.

Je n’ai pas honte de déclarer que L’Iliade d’Homère m’a été moins utile que les Mémoires de Casanova pour éclairer ma conception des attitudes envers la vie en tant que données irrationnelles.

Il y a une seule issue : nous devons assimiler une partie du passé comme s’il n’était pas passé. Si nous voulons repartir de zéro, comme aux époques mystiques, nous devons obligatoirement nous débarrasser du terrible obstacle qu’est l’histoire et foncer avec un fol élan et une passion absurde, sans réserve et sans crainte. Nous renoncerons alors à tout le perspectivisme historique, à toute la fade « compréhension » qui saisit des contenus passés sans intérêt profond et pour laquelle Y actualité de l’âme humaine ne prouve rien. En réalité, seul compte l’homme en lutte avec le temps pour conquérir l’éternité, pour en faire l’expérience. Alors, par rapport à cette expérience, à quoi sert l’histoire, et les historiens ne sont-ils pas tous irrémédiablement perdus ?

Solitude et destin
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