Un aspect de l’irrationalité de la vie

L’élaboration et la mise au point abstraites des conceptions de la vie cristallisées sur un plan autonome empêchent de comprendre directement leurs sources subjectives, que, de ce fait, la plupart des gens n’arrivent pas à identifier. Ils croient que ces conceptions sont dues à une détermination purement rationnelle, à une décision consciente, alors qu’elles sont issues d’une spontanéité vivante et d’un élan personnel. Concevoir l’immanence de l’irrationnel dans la vie ne signifie pas avoir une perspective désintéressée, une vision calme et sereine, mais se tourmenter jusqu’à la moelle, jusqu’au point où l’équilibre devient illusoire. Or, les hommes ne s’en aperçoivent pas, ils ne voient ni ne pressentent les expériences douloureuses, de sorte que, là où il y a une tragédie intérieure, ils imaginent une influence extérieure ou un déterminant extrinsèque. Et pourtant, qu’il est compliqué, le processus qui mène à la révélation de ce monde bestial, démoniaque et irrationnel ! Au début, c’est une vision obscure, aux contours flous ; ensuite, jaillit une lumière qu’on préférerait n’avoir jamais vue. La conscience claire et froide de l’irrationalité de la vie suppose une acceptation de la tragédie telle, qu’elle masque le dynamisme interne.

Parmi les multiples manifestations et aspects de l’irrationalité de la vie, la destruction des individus les meilleurs et les plus doués est un phénomène particulièrement intéressant, qui ne doit échapper à aucune anthropologie tragique et pessimiste. Il n’y a que les gens normaux, médiocres, pour jouir de la vie, car ils sont les seuls à en pressurer les fruits. Les autres sont ailleurs, en dehors. On ne peut rien devenir en ce monde si l’on n’a pas un pied hors de la vie, si le processus de désintégration n’est pas en cours, si l’expansion vitale est illimitée. Pour certains, la vie n’a aucun sens, le bonheur leur est inaccessible, ils sont irrémédiablement perdus, détruits. Ce qui prouve que la vie n’est pas faite pour tous et que, faute de découvrir dans son noyau une insuffisance organique et une limitation insurmontable, la métaphysique tombera dans la platitude de l’optimisme. En raison de son caractère fragmentaire, la vie n’est acceptée que si l’on élimine sa problématique et son essor spéculatifs. N’est-ce pas pour cela que seuls en jouissent les médiocres ? Si l’on accepte les conditions immanentes de la vie, sa relativité est vécue de façon absolue. Marcher d’un pas assuré dans l’existence écarte le danger de la destruction. Mais ceux qui ont un pied hors de la vie, ne sont-ils pas entrés à jamais dans l’ordre des chevaliers du néant ?

Sans tomber dans un excès de valorisation, nous pouvons affirmer que la vie en soi a une substance médiocre, puisqu’elle ne peut maintenir sa consistance que dans des cadres très étroits. Pour réaliser quelque chose d’exceptionnel, que ce soit dans le domaine des activités concrètes ou dans celui des activités intellectuelles, il est nécessaire de transcender ces cadres, de vivre sur des cimes où ni la vie ni la mort n’offrent de salut. Puisque l’effondrement des meilleurs a une base métaphysique, ne nous étonnons pas que la vie sociale en soit une illustration flagrante. On est enclin à penser qu’elle a l’injustice pour essence, tellement la distribution des valeurs y est irrationnelle. Les théoriciens auront beau faire des considérations optimistes et proposer trente-six mille solutions, cela n’y changera rien. La résistance propre au caractère irrationnel de la vie explique pourquoi l’idéalisme, qu’il soit spéculatif ou éthique, est le fruit d’une grande illusion. Selon l’idéalisme, l’irréductibilité incluse dans le fait qualitatif et individuel ne signifie rien, tout comme ne signifie rien le donné existentiel dans sa structure hétérogène. Tout se passe dans le domaine transcendant des idées ; d’où l’excessive tendance à rationaliser qui caractérise l’idéalisme. Il croit tellement à l’efficacité des idées qu’il ne connaît aucune limite quand il se lance dans des considérations sur les modifications, sur les transformations substantielles. C’est pourquoi il est incapable de comprendre le destin en tant que réalité immanente et que fatalité intérieure. Le destin se révèle seulement à ceux pour lesquels le monde représente un dynamisme irrationnel, dont les nombreuses directions ne vont pas vers une irrationalité transcendante. Que peut dire l’idéalisme de la chute des hommes remarquables et du maintien des médiocres ? Comprendra-t-il un jour que, dans le phénomène humain, la chute est plus impressionnante que l’ascension ? Seule une anthropologie tragique et pessimiste peut comprendre l’homme, parce qu’il n’y a qu’elle pour surprendre la complexité présente dans l’irrationalité de la vie. L’anthropologie humaniste présentait un homme équilibré, harmonieux, à l’abri des conflits et des antinomies. Elle ne se posait pas le problème de la destruction de l’homme, dont l’importance est pourtant si grande que nous jugerions inutile de nous y attarder si ceux qui professent l’opinion contraire n’affirmaient pas qu’on y réfléchit uniquement à cause d’un pessimisme que la réalité ne justifie pas. Mais pourquoi l’ascension de l’homme, sa différenciation et sa spiritualisation constitueraient-elles des questions essentielles et justifiées, tandis que les autres, véritablement graves, devraient être négligées ? Probablement parce que l’idéalisme a sans cesse tendance à falsifier.

En dépit de l’humanisme et de l’idéalisme, remarquons que le phénomène de la décadence et de la destruction de l’homme est en quelque sorte inclus dans son ascension, et que se rapprocher des valeurs qui font l’humain signifie en grande partie renoncer à la vie. Pour reprendre l’expression d’un biologiste allemand, l’homme est un dilettante de la vie. Ce qui veut dire que, du point de vue de la vie, l’homme est un être dont l’existence est incertaine, problématique et inadaptée, un être voué à la destruction et à la mort. Vraie partiellement pour l’ensemble des hommes, cette affirmation l’est intégralement pour ceux qui sont doués. Que l’homme soit un être voué à la mort, voilà ce que l’idéalisme ne comprendra jamais. Par contre, ceux qui ont compris prouvent qu’ils n’ont plus rien à gagner ni plus rien à perdre sur cette terre, à laquelle le soleil n’a pas encore refusé sa lumière.

Solitude et destin
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