Des modes de contemplation

L’insuffisance de la contemplation purement intérieure, de la concentration approfondie et exclusive sur les racines de l’être subjectif, apparaît de façon évidente seulement lorsque des conditions objectives permettent d’apprécier la fécondité de la contemplation extérieure, de la vision essentielle dans l’objectivité. Quiconque comprend le caractère dérivé de tout fait extérieur par rapport au caractère originel du fait intérieur comprend aussi que la contemplation intérieure est nécessaire pour qu’on puisse accéder à la contemplation extérieure. Il est impossible d’obtenir des résultats positifs et productifs si l’on ne voit pas dans chaque contemplation extérieure la vérification d’une contemplation intérieure, ainsi qu’une tentative d’objectiver, de donner une forme communicable et accessible à une fluidité intime, de dépasser le pur subjectivisme. S’abîmer dans l’extase de sa propre subjectivité signifie anémier le lyrisme, étriquer la gamme riche et complexe des nuances de l’âme, estomper les couleurs de l’énergie psychique, car en l’absence d’un support objectif, d’un correctif extérieur, la sensation de tumulte intérieur se convertit en sensation de vide absolu, irrémédiable. C’est en effet un vide illimité qui s’empare alors de tout notre être, et l’absolu de l’irréparable, de la mort définitive, se substitue alors à la richesse de la croissance, à l’exaltation intime, organique et progressive.

Je me trouve ici, à la montagne, dans une solitude totale et j’essaie, en contemplant l’azur, en me concentrant sur une pure sérénité, de refaire l’expérience du néant dans laquelle mes angoisses m’avaient violemment plongé. Immobile, scrutatrice, en apparence fixe à jamais, la vue efface et annule les séductions enchanteresses de la pureté bleue, laquelle disparaît comme disparaîtrait, emporté par le vent, un voile qui cachait une lointaine et vertigineuse blancheur. Une fois évanoui cet azur de rêve, une lumière vague et éloignée, une blancheur indéfinissable et transcendante créent un état étrange, dans lequel le non-être produit un trouble agréable, une inquiétude associée à une grâce contenue, à un étourdissement voluptueux, à un tourment agréable et ineffable. Je comprends parfaitement, alors, le sentiment bouddhiste du non-être et surtout l’attirance mystérieuse que le néant a exercée et exerce sur les ermites indiens. Lorsque tout ce qui est individuel et cristallisable disparaît des évolutions métaphysiques de cette vision, lorsque tout ce qui est limité s’affine dans une blancheur universelle, que reste-t-il, excepté une lointaine immatérialité, une illusion d’existence ? Et lorsque toutes les consistances se désagrègent, lorsque tous les solides deviennent fluides, des fusions et des sublimations successives développent dans le vague une véritable ivresse du non-être. Au moment où le dernier atome d’existence disparaît, le bond dans le néant est accompli.

Quelque chose de vraiment remarquable se produit dans la contemplation extérieure et en explique la fécondité. Tandis que, dans la contemplation purement intérieure, l’intensité tragique, le dramatisme et la tension intime atteignent leurs limites extrêmes, ce qui crée une contention psychique presque insupportable, la contemplation objective réalise une atténuation salvatrice. Toutes les expériences intérieures qui ont lieu sous le signe de la négativité sont extrêmement éprouvantes, épuisantes. Mais leur intensité dramatique diminue si elles sont vécues dans une vision objective, celle-ci étant une sorte de vérification des données intérieures, qui élimine implicitement leur singularité. C’est comme si, dans la contemplation extérieure, la négativité se convertissait en positivité. Tout le complexe des états négatifs semble perdre son vertige catastrophique qui déséquilibre l’être et supprime les aspirations.

Voilà ainsi vérifié une fois de plus le principe courant selon lequel le salut des anxieux n’est pas possible sans une orientation catégorique vers l’objectivité, laquelle ne doit cependant pas être interprétée dans le sens d’un pragmatisme vulgaire. Car vivre éternellement dans un monologue intérieur, dans une solitude pesante, se dilater dans une intériorisation progressive, développer toutes les possibilités schizoïdes qui sont en soi, c’est sans conteste se jeter irrémédiablement dans le néant absolu. Mais je me demande, non sans un scepticisme empreint de regret, si l’objectivité dont je parle n’est pas une autre face de l’intériorité, si je ne m’illusionne pas gravement en croyant qu’elle s’en est détachée. Car nul ne peut échapper à sa propre malédiction. Chacun a une zone d’obscurité sacrée dans laquelle personne ne peut pénétrer, parce que personne ne peut être initié au mystère d’autrui. Et il reste à savoir si l’individu n’est pas à l’égard de lui-même sur le premier degré de l’initiation. Il faut en effet avoir beaucoup souffert pour trouver encore du mystère dans la platitude de ce monde.

Ce qui atténue l’intensité de l’expérience intime du néant, ce n’est pas seulement le fait de le considérer objectivement, de l’observer du dehors, puisque le même processus intervient dans l’expérience de l’infini, expérience que peuvent faire uniquement les gens ayant une grande sensibilité musicale et de grandes possibilités de contemplation mystique. Qu’il soit musical ou mystique, le sentiment de l’existence croît organiquement et se développe parallèlement au sentiment de l’infini. Il s’agit d’une ascension et d’une dilatation impétueuses de l’être tout entier, d’un saut intérieur incommensurable, d’un élan illimité. Je ne crois pas me tromper en affirmant que, dans l’expérience de l’infini, l’élan est pessimiste, il se nourrit de désespoir, il s’accroît sans objectif positif, sans finalité déterminée, sans direction précise, il ne fait que se dilater, prisonnier d’une effervescence paradoxale, d’une agitation qui n’a pas d’autre raison d’être que son propre mouvement. Inutile d’essayer de décrire la violence du vécu intime de l’infinité, ou de dire à quel point est hallucinant ce drame dans lequel on se débat sans pouvoir s’y orienter tant soit peu. Par contre, je suis ravi par l’expérience de l’infini quand elle est due à la contemplation de l’immensité d’un ciel crépusculaire ; alors, l’agréable angoisse qui étreint mon âme sur ces cimes compense et atténue le sentiment d’abandon et de suspension éprouvé dans l’expérience intime et tragique de l’infini. J’observe, au soir, le lent dégradé des nuances et je sens, dans leur cheminement vers un point à jamais inaccessible, toute l’ampleur fascinante et déconcertante de l’infini.

 

Paltiniş-Santa(15)

Solitude et destin
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