Le pays des hommes atténués

Rien n’est plus compromettant ni honteux que l’équilibre chez les petits peuples. Dans les grandes cultures, chez les grands peuples, il a un caractère grandiose et monumental, parce que l’ampleur du style de vie dans lequel il se développe en fait autre chose qu’une forme limitée ou qu’un compromis honteux et le transforme en une sorte d’expression d’une grande sérénité, d’une vision majestueuse et d’une supériorité transcendante. Dans les petites cultures, non créatrices, il est l’expression d’une déficience, d’une incapacité organique. Ne pouvant pas se donner un style de vie, parce qu’elles n’ont pas l’impulsion d’une direction intérieure, d’une orientation spécifique, elles acceptent comme une fatalité de vivre dans le compromis. Cependant, si elles ne peuvent pas créer, si elles sont sujettes à une stérilité initiale et inéluctable, comment évitent-elles malgré tout de n’être rien ? Uniquement en se lançant dans l’excès, dans la folie, dans l’absurdité. Mais je demanderai à tout un chacun : où sont dans ce pays l’excès, la grande folie et le geste absurde ? Où se trouve dans ce pays le bouillonnement des grandes passions, où gisent les angoisses profondes, où peut-on voir des gestes inexplicables ? Tout est explicable dans ce pays, que sa rationalité au rabais rend tellement sympathique et tellement inintéressant. Son équilibre ne résulte pas d’un accomplissement ni de la grande sérénité qui succède aux grands troubles, mais d’un manque : le manque du courage de vivre, de s’affirmer, c’est-à-dire le manque de l’énergie irrationnelle, non motivée, qui vous mène soit aux ultimes transfigurations, soit aux effondrements définitifs. Être roumain, c’est avoir beaucoup d’eau dans le sang. Or, tous les plans de notre vie sont ainsi coupés d’eau. L’absence de fierté nationale, le scepticisme dans tous les domaines, la méfiance superficielle, l’inexistence du moindre messianisme, l’ironie légère et faubourienne, l’amabilité instable et passagère, voilà les aspects de notre dilution intérieure, les expressions d’un compromis qui n’a nullement la volonté d’être unilatéral par excès de passion ou en raison d’une angoisse profonde et absurde, d’un tourment sans fin. Ne pouvant lier son nom à aucune grande création, la Roumanie ne l’a lié non plus à aucune absurdité impressionnante, grandiose. Que ferions-nous si nous n’avions pas eu Eminescu ? Une terrible ironie, d’une signification douloureuse, a voulu que dans ce pays, où tout est parfaitement explicable, accessible comme une platitude, Eminescu soit unanimement considéré comme une apparition inexplicable. En effet, chez nous tout ce qui est profond est inexplicable. Je connais une femme d’une remarquable profondeur d’âme, qui, à cause de ce « péché », est tenue par tout le monde pour une écervelée.

Essayez de poser les grands problèmes et vous vous heurterez partout à la méfiance. En Roumanie, si l’on parle de la mort, de la douleur, du néant, du renoncement, on passe pour un vulgaire escroc. Rien n’est plus pénible et repoussant que de constater que, là où l’on a manifesté toute l’intimité de son être, où l’on s’est consumé à chaque instant sans nul espoir de salut, où l’on a pensé pour ne pas pleurer et écrit pour ne pas mourir, les autres ne voient qu’une pure escroquerie, qu’un grossier désir d’épater. Le Roumain n’a pas de sensibilité pour les grandes sincérités parce qu’il ne sait pas que les diverses expériences de la vie sont des choix déchirants, parce qu’il ne comprend pas que chaque instant est un aspect de l’évolution d’un destin, de sa vie et de sa mort, parce qu’il explique tout, avec une légèreté blâmable, par une fatalité extérieure. C’est pourquoi il y a eu des moments où j’avais honte d’être roumain. Mais, si je regrette quelque chose, ce sont ces moments-là. Et si je n’avais de roumain que les défauts, je n’en aimerais pas moins mon pays, contre lequel je m’acharne par amour. Il est certain que nous n’entrerons pas dans l’histoire universelle grâce à des créations ; mais n’aurons-nous pas le courage de faire des gestes absolus, des gestes radicaux et absurdes, n’aurons-nous pas une énergie dont l’explosion sera notre gloire et notre triomphe ? Ne serons-nous pas assez exaltés pour vaincre, dans de grandes passions et dans des tensions excessives, la passivité et l’indolence imbéciles dans lesquelles végète cette nation ? Je croirai à ce pays, complètement dépourvu de sensibilité tragique, quand j’y décèlerai la volonté de risquer, une terrible volonté de se nier. La Roumanie ne peut faire son salut qu’en se niant, qu’en rompant brutalement avec un passé plus ou moins inventé, avec ses anciennes illusions et ses anciennes amours. Tant qu’elle ne se défera pas de son équilibre confortable, de sa normalité honteuse, elle n’aura aucun droit à l’existence. Il y a trop de gens normaux dans ce pays. C’est pourquoi on ne peut pas y trouver un génie musical, un dictateur ou un grand criminel. La Roumanie est le pays des hommes atténués, des hommes qui, au lieu de finir dans la folie, finissent dans l’impuissance. Où est donc le fluide vital qui devrait les irriguer pour les élever avec une force irrésistible vers des régions irrationnelles ou les jeter vers de dangereuses profondeurs, où est la passion des grandes transfigurations, où sont le drame et la conscience de l’essentialité de chaque instant de la vie ? Les Roumains ne seront sauvés que le jour où ils commenceront à lutter contre eux-mêmes. Et leur combat ne sera pas suicidaire, il débouchera sur la vraie vie. C’est ainsi seulement que leur existence acquerra un sens dramatique, ainsi seulement qu’ils arriveront à avoir confiance en eux. Croire que la cause du mal national réside dans le mépris du Roumain pour son pays est une erreur ; il faut voir dans ce mépris une expression de la déficience nationale et découvrir l’absence de substance intérieure de ce pays dans son scepticisme. Lorsque le Roumain se décidera à être n’importe qui sauf celui qu’il est aujourd’hui, plus personne ne doutera ici de son pays, tout comme aucun Allemand ne doute de l’Allemagne ni aucun Français de la France. Quand l’eau s’évaporera-t-elle du sang roumain ? Quand il brûlera si fort qu’il exhalera tout le mal sous forme de vapeur. Si les Roumains n’ont pas en eux assez de flammes pour consumer toute la pourriture qu’ils recèlent, ils iront irrémédiablement vers une dilution totale. Et l’anonymat leur suffira. Étant donné la monotonie désespérante du rythme de notre vie nationale, il n’est pas étonnant que certains aient trouvé un salut approximatif dans l’assimilation à d’autres cultures. D’ailleurs, pour l’avenir de ce pays, ceux qui ont souhaité devenir américains, indiens, français ou allemands sont mille fois plus précieux que ceux qui vivent dans un nationalisme superficiel, sans justification profonde. Je n’estime dans ce pays que ceux qui ont voulu ne plus être roumains, car eux seuls pourront être les Roumains de demain. Être véritablement roumain signifie ne plus vouloir l’être comme jusqu’ici. Présentement, la Roumanie a besoin de beaucoup de négativistes, pour qu’ils la purifient de toutes les malédictions d’une tradition honteuse, mais elle n’a besoin d’aucun sceptique superficiel (or, presque tous les Roumains sont des sceptiques superficiels, que l’impuissance et non l’angoisse fait douter) ni d’aucun individu atténué. Rien n’est plus douloureux que de découvrir, chez des gens qui s’étaient d’abord manifestés par des affirmations originales, qu’on admirait pour leur amour de l’absurde et en qui l’on croyait que brûlaient les flammes des passions, que de découvrir donc quotidiennement chez eux de nouveaux signes d’atténuation, de leur incapacité de se nier peu à peu, de lutter contre leur propre destruction. Quelle déception de les voir corriger les excès des autres et tout niveler, comme si un pays déjà médiocre avait en plus besoin de se tenir sage !

Solitude et destin
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