Éloge des hommes passionnés

Nous devons nous réjouir que les idées puissent être enracinées dans l’affectivité, qu’elles puissent nous transmettre, sur un plan dérivé, une sensibilité intime et nous rendre accessibles les ressorts et les éléments d’une disposition. La transcendance des formes pures devient non signifiante devant un pareil mélange, dans lequel l’idée surgit de la chair, dans lequel la pensée vient objectiver idéalement une angoisse organique, tout comme apparaît non signifiante la conception d’une zone normative qui dirigerait la vie selon des critères qui ne sont pas les siens. Je n’aime que les idées issues d’une confusion vitale, qui croissent dans les régions primaires de l’existence et qui, de ce fait, se rapprochent de l’essentialité vivante et concrète. Or, qui vit plus intensément, plus intimement et plus totalement cette confusion vitale, cet élan chaotique, où les idées jaillissent comme des étincelles et où les sentiments déterminent l’orientation et la direction des idées davantage que ne le font les formes et les catégories logiques, qui vit cette confusion et cet élan plus intensément que l’homme passionné, que l’homme livré complètement à chaque vécu et à chaque pensée, que l’homme vivant et mourant à chaque instant ? Dans toutes les langues, passion signifie douleur. Mais quelle sorte de douleur ? La passion, c’est manifester votre être si totalement qu’à chaque instant la direction de votre existence puisse être modifiée selon le cours du phénomène dans lequel vous êtes entré. Vous ne dominez pas les sentiments et les idées, ils vous possèdent, ils peuvent vous faire souffrir à tout moment, sans que vous puissiez les maîtriser. Il serait erroné de voir dans cette attitude de l’homme passionné une simple forme de vie pathétique, forme dans laquelle les sentiments et les idées sont généralement suggérés du dehors, tandis que l’homme est un récepteur passif, non créatif.

Il reçoit tout de l’extérieur, sans participation totale, sans assimilation dynamique. Chez l’homme passionné, les sentiments et les idées sont enracinés dans l’intériorité la plus profonde, dans le centre de son être – ils ne viennent pas de suggestions extérieures. Sa véritable passion commence seulement quand il a en vue une réalisation, un objet ou un être, quand il s’attache à quelque chose. N’est-ce pas une sorte de fatalité qui le pousse à sortir ainsi de soi ? Le sentiment d’être possédé par quelque chose ne vient pas seulement de l’irrationalité des manifestations de la vie psychique, mais également de l’assimilation à l’objet, de la volupté que procure une réalisation ou de l’attrait qu’exerce un être.

En vivant totalement, en faisant participer la chair à la pensée et en la transfigurant ainsi, on risque tout à chaque instant. Être passionné, c’est souffrir ; mais souffrir pour quelque chose, pour un but, pour une existence ou une réalisation, tandis que la douleur pure, nue, bestiale est une torture en soi, sans finalité, née sans raison, uniquement intérieure et subjective. L’homme passionné souffre ; mais sa souffrance n’est pas de celles qui vous abaissent jusqu’à la limite négative de la vie, qui vous jettent dans des zones infernales et qui suppriment toute espèce d’élan.

Je me demande si les seuls hommes méritant de vivre en ce monde ne sont pas les passionnés, ces hommes qui ne meurent pas par souffrance mais par enthousiasme, dont l’agitation dans laquelle ils se débattent n’a pas de limite, qui mettent tant de cœur en tout qu’on s’étonne que la vie, si fragmentaire, révèle chez eux des formes et des réserves inépuisables. Bien que je sois sûr que tout est inutile ici-bas, bien que rien n’ait d’importance pour moi, je ne cesserai jamais de mettre dans les grands problèmes autant de passion qu’en met un homme passionné dans les grandes réalisations. Il est compromettant de discuter des grands problèmes dans la sérénité, le calme et l’équilibre, avec de légers doutes, avec froideur ou d’un air supérieur. Il faut faire de tout ce qui nous préoccupe des drames de l’existence et non de la pensée. Qui est engagé dans l’existence plus dramatiquement que l’homme passionné, qui vit la pensée plus concrètement que lui ? Son mérite réside dans l’unification de deux plans d’habitude dissociés : le plan de la vie et le plan idéal. Leur dissociation, si fréquente dans la structure de l’homme en général et dans celle du moderne en particulier, a engendré tellement de monstres qu’on est en droit de parler d’une véritable plaie.

L’homme passionné ne connaît que des vérités spermatiques, fécondes, qui dynamisent, qui ont une source vitale.

Et je pense à une catégorie étrange d’hommes passionnés, à une catégorie de déviés de la passion, qui ne conservent de la psychologie de l’homme passionné que l’agitation, le sentiment de la possession et l’anxiété, sans rien connaître des voluptés de la passion pure. Il s’agit des passionnés des états négatifs, qui peuvent ressentir et commenter la peur de la mort et toutes les implications du sentiment de l’irréparable avec une passion infinie, pour qui vivre et éclaircir des problèmes torturants aboutit à un épuisement organique intégral. Face au sage – froid, tranquille, équilibre et serein – se dresse l’homme passionné – angoissé, intime, chaleureux et tourmenté.

Solitude et destin
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