La sensibilité tragique en Roumanie
L’un des éléments de ma tristesse, c’est de ne pouvoir déterminer que négativement les réalités roumaines. L’enthousiasme et la facilité ne trouvent de justification, d’ailleurs approximative, que dans l’ordre social et politique ; par contre, dans l’ordre spirituel, un vide total autorise le pire des pessimismes et la plus sérieuse des méfiances. Il va de soi, par conséquent, que je ne saurais parler d’une sensibilité tragique généralisée chez les Roumains, répandue dans une vaste sphère et créatrice d’une atmosphère, mais seulement de celle de quelques individus. Cet état de choses compromet gravement tous les élans et tout l’attrait que pourraient susciter les réalités roumaines. La fécondité et la productivité d’un phénomène dépendent des zones irrationnelles, profondes et anonymes, dont il est issu, et non de l’effervescence et du dynamisme d’individus isolés, éduqués dans d’autres cultures, qui les ont assimilés. Le fossé qui s’est creusé entre les paysans et les gens instruits n’est nullement la conséquence d’une quelconque supériorité de ces derniers, ce que nous ne pouvons que vivement regretter ; bien au contraire, les insuffisances du paysan se sont retrouvées dans la passivité et dans le blasement superficiel de l’intellectuel roumain. En Espagne, le même phénomène de séparation, de dissociation des couches sociales, a eu des conséquences bien moins défavorables, en dépit des affirmations d’Ortega y Gasset, qui parle, tout à fait à tort, d’une décadence ininterrompue de son pays, des origines à nos jours. Quiconque est doué du sens de l’histoire admettra qu’il est mille fois plus légitime de déclarer que les Roumains ont vécu dans une inexistence permanente que de prétendre que les Espagnols auraient végété dans une sclérose immanente à leur être historique.
Ma conviction – dont rien ne me fera démordre – est la suivante : les différences d’évolution historique trouvent leur explication dans des dispositions constitutives et structurelles spécifiques. Dans des conditions et des configurations sociales analogues, dans des cadres étatiques aux formes semblables, l’Espagne a donné saint Jean de la Croix et sainte Thérèse, alors que la Roumanie n’a donné aucun saint.
L’opacité dont le Roumain fait preuve quand il s’agit de comprendre la vie en tant que tragédie a donc principalement pour cause une déficience constitutive, un défaut de son essence et de sa conformation psychique. Aussi le titre de cet article est-il d’une ironie évidente, directement saisissable.
Notre drame, dans cette situation, c’est que nous ne pouvons pas parler d’un courant spirituel ou d’une attitude morale sans nous compter, sans faire l’addition des personnes et des valeurs. Cela prouve que le phénomène est vécu par le truchement d’individus isolés, qu’il est discontinu, qu’il n’y a pas de participation totale, significative, révélatrice. Bon gré mal gré, on est obligé de prononcer quelques noms : Blaga, Eliade, Manoliu et Holban. Du coup, on ne peut pas déterminer le tragique comme essence ; on y voit seulement une diversité d’expressions individuelles, de formes particulières de réalisation.
Alors que, dans la génération d’avant-guerre, le tragique était engendré par l’angoisse et le complexe d’antinomies liés à la vie historique de l’homme, aux antagonismes sociaux et à l’inadaptabilité, dans notre génération il a pour origine des conflits plus profonds, sa coloration métaphysique est prononcée et sa structure se rattache à l’universalité du destin humain. La tragédie de l’ancienne génération était en quelque sorte extérieure, car elle reposait seulement sur le dualisme de l’individu et de la société, le second terme dominant incontestablement, puisqu’on lui accordait plus de réalité et de consistance qu’au premier, tandis que, dans notre conception, l’essence intérieure de la tragédie, qui résulte de la tension et de l’intensité paradoxales du dualisme de l’homme et de l’existence, s’explique par le dramatisme de la vie métaphysique de l’individu. Les seuls à vivre la tragédie sont ceux qui sentent la présence de l’irrémédiable dans la dialectique de la vie et qui, bien qu’ils en aient conscience, ne renoncent pas.
La vie peut être vécue comme une tragédie seulement par ceux pour lesquels ses éléments négatifs ne sont pas rédhibitoires, ceux pour lesquels la fatalité n’est pas la mort, mais le chemin qui y mène.