Une forme de la vie intérieure

La profondeur de la vie intérieure ne se mesure pas selon les critères quantitatifs d’une riche information en extension, mais selon le critère qualitatif d’un vécu intense des problèmes. Une caractéristique du fait culturel en général, c’est que son élément créateur et productif dépend de valeurs dont la qualité baisse quand elles gagnent en extension. Aussi y a-t-il presque contradiction quand on parle de culture démocratique. Lorsque l’extension les universalise, les valeurs sont vécues superficiellement et non organiquement ; elles se maintiennent sur un plan extérieur à l’homme. Pour ce qui concerne la vie intérieure, la quantité des problèmes n’est pas significative ; seule compte l’intensité avec laquelle on vit certains d’entre eux. Or, l’incapacité de les vivre témoigne, chez la plupart des gens, d’une déficience fondamentale de la vie intérieure, également présente chez ceux qui ont fait des études. Côtoyer le savoir ne les a pas conduits au contact intime d’une idée pour laquelle ils vivraient et dont l’illustration deviendrait une sorte de justification de leur existence. Il ne s’agit pas là de l’idéalisme pratique dont on parle tant. « Idéaliste » est un qualificatif applicable aux naïfs, aux velléitaires qui ne méritent que le mépris, parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils veulent. Celui qui nous intéresse ici, c’est l’intellectuel pour lequel il est vital de résoudre un problème, celui qui en intègre les éléments dans le quotidien et qui, de ce fait même, élimine le faux dualisme structurel opposant les exigences de l’homme problématique à celles de l’individu biologique. Un trait essentiel de l’homme problématique réside dans sa tendance à objectiver dans les aspects de la vie quotidienne le tissu intime des idées qui le préoccupent, de sorte que telle ou telle parcelle de réalité, indifférente pour l’homme ordinaire, acquiert à ses yeux un caractère symbolique. Lorsque Goethe dit que tout ce qui est passager n’est que symbole, il n’exprime rien d’autre que l’anxiété de l’homme problématique devant les multiples facettes de la vie. L’homme commun les voit en tant que telles, détachées de toute participation métaphysique ou fonctionnelle à une totalité qui le dépasse.

Les contenus particuliers de la vie sont maintenus dans leur individualité. La mentalité naïve a pour caractéristique de ne pouvoir aller au-delà de l’individualisation de la chose donnée. Du coup, elle ne se pose pas de problèmes. Par contre, l’homme que ce genre de choses tourmente a une tout autre perspective ; d’où le caractère tragique de son existence. Le substrat de l’esprit problématique est un tragique dont la valeur se manifeste dans le renoncement au pathétique, qui signifie toujours l’impossibilité d’assigner une limite à ce qui nous répugne.

La nécessité d’un problème central se justifie également d’une autre façon dans une vie vouée à l’étude. Si l’on se penche sur plusieurs problèmes appartenant à des domaines variés, sans qu’il y en ait un de central, il sera impossible de les faire converger vers un sens commun et valable.

Ceci explique la dissipation précoce de certains intellectuels. La source intime, et non pas extérieure, de l’échec se trouve dans l’impossibilité d’unifier les éléments disparates, de les rassembler autour d’un point de convergence. Rien de paradoxal à cela : ces intellectuels sont des hommes détruits par les problèmes. Les exemples fournis à cet égard par la vie sont tragiques et impressionnants. Cependant, leur destruction a pour origine une déficience intime.

Au fond, ce qui nous répugne – et ceci explique que nous n’ayons aucun souvenir de nos contacts avec les hommes de savoir –, c’est l’absence de passion pour les problèmes centraux, tandis que les problèmes secondaires s’y rapportent par une sorte de participation. Il y a des gens qui ont écrit de très nombreux livres, mais dont on ne peut rien dire. Alors, plutôt que d’ajouter aux fiches d’une bibliothèque des mentions sans aucun intérêt, mieux vaut rien. Il y a des gens qui ne s’aiment vraiment pas, puisqu’ils ne savent pas apprécier l’unicité de chaque être humain. Ou bien seraient-ils trop peu uniques pour s’apprécier eux-mêmes ?

Seul le retour vers soi-même confère une valeur à la vie intérieure. Se passionner pour des problèmes centraux signifie se retrouver dans les formes objectives de la pensée. Voilà comment on rencontre la subjectivité au-delà de l’aspect formel de la pensée.

Solitude et destin
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