Du sentiment de la nature

J’aime la nature pour le sentiment d’irresponsabilité totale qu’elle me donne. Vivre en société, être obligé de participer à la déroute des êtres qu’on aime, aux fluctuations de la sympathie et à l’indiscrétion de toutes les confessions, aux écarts de la température spirituelle ou aux inégalités des élans affectifs signifie se sentir à chaque moment comptable du destin d’autrui, de ses souffrances et de ses tourments. Bien que nous ne soyons pas directement à l’origine des souffrances des autres, de leur tragédie intime, c’est faire preuve d’imbécillité que de ne pas éprouver une profonde angoisse, un sentiment de responsabilité aussi persistant et douloureux que leur tragédie, sentiment compliqué par une perspective métaphysique de la vie qui découvre dans chaque tragédie individuelle une signification universelle, et une essence dans chaque acte particulier. J’ai connu quelques personnes qui poussaient ce sentiment si loin, qui lui donnaient une telle intensité, qu’elles avaient l’impression de participer de tout leur être à l’essence de la douleur universelle, d’entrer dans le noyau de la souffrance. C’était comme si toutes les peines des hommes s’étaient actualisées et totalisées en une synthèse unique, dont la signification est – malheureusement – purement subjective, puisque sur le plan effectif elle n’atténue en rien le désastre moral ou matériel des autres. Mais cette participation essentielle et cette responsabilité permanente ne font-elles pas de la vie un enfer, ne soulignent-elles pas de façon persistante et douloureuse le caractère infernal de la vie, dont le satanisme devrait constituer une évidence pour tout homme sensible ? Il faudrait que chacun fasse l’expérience essentielle du tragique humain, en pénétrant dans la région où le destin des hommes se consume sous le signe de l’irrémédiable, dans la zone d’intimité substantielle de l’être, qui détermine le sens spécifique d’une individualité et projette les lumières d’une existence subjective. De la sorte, la vie serait une double tragédie : celle de chacun et celle des autres, qu’on vivrait unies ou séparées dans la plus étrange des dialectiques.

Vous comprenez donc que, pour une existence pareille, l’irresponsabilité temporaire soit un délice.

C’est au sein de la nature, où l’on peut vivre dans une solitude absolue, qu’on a l’unique occasion d’oublier, de dépasser la torture si compliquée et attrayante qu’est la participation au destin d’autrui. Je ne saurais dire, quant à moi, si ce sentiment d’irresponsabilité résulte d’un moins ou d’un plus, d’une descente vers les limites inférieures de l’humanité ou d’une élévation vers une supériorité transcendante et inaccessible. Il est fort probable que la vie dans la nature, que le sentiment spontané de la naïveté naturelle développent un état distinct de ces deux manières d’être, un mode de vie spécifique se situant hors du radicalisme de cette alternative. Les apparences justifieraient le premier élément, la première partie de l’alternative. Le fait que presque tous les hommes regrettent leur enfance lorsqu’ils se retrouvent seuls au sein de la nature et qu’ils s’abandonnent au flux spontané des sentiments et des pensées constituerait-il une justification de la première proposition de l’alternative ? Je ne pense pas que le désir de redevenir un enfant ni que la nostalgie de l’enfance témoignent d’une déficience affective ou d’un penchant pour les limites inférieures de l’humanité. Vous êtes-vous jamais demandé qui sont les gens qui regrettent leur enfance et pourquoi ils la regrettent ? Si vous l’aviez fait, vous auriez constaté que tous ceux qui ont vécu au paroxysme, qui ont souffert à cause des complications de la culture et du dramatisme de l’histoire, qui se sont aventurés et débattus aux confins de la vie, qui ont frémi sur les cimes du désespoir, que tous ceux-là forment une catégorie de gens qui ne peuvent qu’avoir la nostalgie d’une naïveté perdue et regretter infiniment d’être prisonniers de la fatalité de la culture. Le regret de son enfance est un fruit du désabusement, tout comme l’amour exalté de la nature. Selon une des platitudes à la mode, le sentiment de la nature serait réservé aux citadins, ces êtres désabusés qui vivent sur un plan détaché de la nature. La naïveté est l’une des formes que revêt la vie, l’une des nombreuses expressions dans lesquelles l’homme se réalise. Les attitudes et les formes de la vie ne peuvent pas être hiérarchisées, parce qu’il n’y a pas de norme extérieure pour ce faire. Leur irrationalité doit être tenue pour évidente. Dès lors, la forme naïve et enfantine ne semblera plus inférieure, on verra qu’elle s’intègre dans la multitude des attitudes existantes et possibles.

L’oubli est possible dans la nature parce que quiconque éprouve pour elle un sentiment violent ne juge pas les phénomènes sous l’angle de la temporalité. Une éternité sereine les drape tous dans un habit de paix et une acceptation pleine d’humour annule, comme dans une vision féerique, les contradictions de ce monde. Le sens de la vie est un problème de citadins, qui se pose aux carrefours, quand les gens circulent comme des fous sans qu’on puisse trouver un mobile à leur activité frénétique. Plus on vit dans la nature, plus le problème du sens de la vie et celui de la nécessité de justifier ses actions et de finaliser ses efforts disparaissent, pour être remplacés par une calme contemplation, qui prend le pas sur la pensée anxieuse et problématique. En témoigne le fait que, dans les cultures d’un style tellurique élémentaire, façonnées dans la nature et qui conservent un caractère incontestablement rural et provincial, la création dans le domaine des formes plastiques surpasse de très loin la capacité de pensée abstraite et métaphysique.

La sensibilité pour les formes plastiques se rattache au sentiment de l’éternité sereine. Car la plastique en général est une négation du temporel. N’est-ce pas à cause du sens temporel excessif de l’homme moderne que la peinture s’est développée de nos jours avec autant de vigueur ? La plastique représente la consistance des formes, et la peinture leur fluidité. Si la plastique a pris une place de premier plan dans les cultures primitives, c’est parce que la création artistique a pour elles un caractère transcendantal et intemporel. Pour celui qui a le sentiment naïf et vif de la nature, la contemplation ne signifie pas s’amuser au jeu des apparences immédiates et éphémères, elle est au contraire une manière de réaliser une éternité où les regrets sont moins douloureux et les joies moins passagères. Car l’âme exprime différemment sa vie dans la culture et dans la nature : dans la première, ses modalités sont picturales ; dans la seconde, elles sont plastiques.

Solitude et destin
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