Du succès
Un homme sincère m’a confié que, n’ayant eu que des succès dans sa vie, il n’a pas pu acquérir la conscience de sa valeur personnelle, de ses possibilités et de leurs limites. Cet aveu contenait implicitement l’affirmation que le succès est une voie des illusions, qu’il obscurcit le processus de l’analyse intérieure, du dépouillement intime, en créant au-dessus des réalités un monde fictif d’aspirations non fondées. S’illusionner joue un rôle essentiel dans la psychologie du succès. On interprète les opinions objectives – issues de sources douteuses parce qu’elles sont le plus souvent intéressées – comme des réalités subjectives, indépendamment de leur valorisation extérieure. Lorsqu’on s’illusionne, les opinions d’autrui sont interprétées de manière existentielle. Aussi les hommes comblés de succès n’ont-ils jamais une juste perspective de l’ordre des valeurs. Ignorant la valeur extérieure, ils ignorent également la valeur intérieure ; ils ne connaissent pas les autres et ils ne se connaissent pas eux-mêmes. De sorte qu’ils s’enthousiasment pour tous les aspects de la vie. L’enthousiasme caractérise les gens superficiels, pour lesquels il n’y a pas de limites objectives à l’action ni de barrières à leur extravagance de réformateurs. N’ayant pas le sens des réalités, de l’ordre objectif des choses, de la nécessité, ils s’illusionnent en permanence, ce qui signifie au fond qu’ils sont infatués de leur personne. L’absence d’une conscience de la valeur personnelle est la source de toutes les anomalies que présente la vie sociale. En effet, leur origine ne doit pas être recherchée seulement dans la structure objective de la vie sociale, qui n’est que l’aspect extérieur et objectif de raisons d’ordre intérieur relevant d’une structure psychique. Il ne faut jamais oublier la connexion entre le fait psychologique et ses objectivations. Il est impossible de connaître la vie sociale sans de profondes intuitions anthropologiques. La théorie matérialiste de l’histoire a le défaut de négliger l’étude de l’homme tel qu’il se présente objectivement.
Les menus succès de la vie mènent l’homme à un état artificiel où l’existence est considérée comme un agréable bercement, sans obstacles et sans renoncements. L’homme nourri de succès a ceci de caractéristique qu’il ne souhaite pas sa réalisation intérieure, qu’il n’aspire pas à se rapprocher du fonds intime et originel qui constitue la spécificité de son individualité particulière.
Tandis que les insuccès sont d’une fécondité impressionnante dans la vie. Ils ne détruisent que les êtres dénués de consistance, les êtres qui n’ont pas une vie intense, qui ne peuvent pas renaître. C’est-à-dire la grande catégorie des ratés, qui, n’ayant pas suffisamment de vitalité pour surmonter une déchéance temporaire, la rendent permanente. L’absence d’un noyau interne conduit à une mort précoce.
Les insuccès développent l’ambition de la réalisation personnelle, du dépassement de soi. C’est pourquoi ils sont un moyen – que peu de gens désirent – de se connaître et de produire quelque chose. Le moyen le plus sûr de réussir honorablement dans la vie, c’est de savoir éveiller en soi de grandes ambitions ; les succès n’en éveillent pas. Au contraire, ils paralysent quand ils se suivent sans discontinuer. Ceci explique pourquoi les grands favoris de la vie sont des figures antipathiques. N’ayant pas eu à opposer de résistance personnelle aux événements, ils n’ont nécessairement pas eu l’occasion de prendre la mesure de leurs forces. Ce sont des gens qui donnent des conseils et qui font « de la morale », ce qui témoigne d’une profonde incompréhension de la vie.
Pour le commun des mortels, pour l’homme de la rue, le succès est le seul critère de la valeur. C’est apprécier uniquement la fonction sociale de l’action, qui n’est certes pas insignifiante ; mais qui n’est pas essentielle. Il convient de considérer également le facteur intime, car il se trouve à l’origine de l’action. Le succès peut être pour lui un échec, dont il ne se rend pas compte. Les critères ne constituent pas des étalons immuables, des cadres de référence transcendantaux : ils sont aussi relatifs que les actions qu’ils veulent encadrer dans des catégories ou, tout simplement, juger.