Le temps et le relativisme

Il ne suffit pas d’identifier la source du relativisme pour en éclairer la complexe problématique. D’amples considérations historiques sont nécessaires, pour déterminer à quel moment il apparaît dans la vie d’une culture et s’il résiste à une discussion de principe. Ce que nous voulons préciser ici, c’est sa relation étroite avec un sentiment spécifique du temps.

Il y a des gens, intégrés dans une certaine époque historique, pour qui la succession temporelle signifié seulement vivre les instants dans un équilibre tranquille, sans discontinuité, en assimilant leurs possibilités et leurs contenus sans les rapporter sans cesse les uns aux autres. L’élimination de la relation entre les instants ne se produit pas consciemment, volontairement ; elle résulte d’une incapacité organique de transcender l’assimilation immanente au temporel. Les époques classiques de l’humanité ont connu plus que toutes les autres cette façon de vivre le temps dans le calme et l’équilibre. D’ailleurs, toutes les époques créatrices ont eu un sentiment positif du temps, qui fait de l’instant un reflet de l’éternité, pour reprendre la formule si profonde et suggestive de Soren Kierkegaard. À l’aube ou à l’apogée d’une culture, l’homme ne peut pas être tourmenté par une problématique spéciale du temps, car il est persuadé que le devenir temporel enrichit la subjectivité, que la succession et la transformation représentent des totalisations. Un sentiment unanime du satanisme du temps, des affres du devenir et de la fatalité de la destruction est absolument inimaginable à l’époque homérique ou gothique ou pendant la Renaissance. À toutes les époques créatrices de l’humanité, on a ressenti le présent comme un moment consistant et décisif que le dynamisme temporel, auquel il participait, n’engloutissait pas dans son tourbillon démoniaque. Se concilier le temps signifie se concilier le monde ; car il est impossible de trouver son équilibre dans la lutte contre le temps, dans l’antagonisme dramatique qui fait de l’homme un être que ne peuvent satisfaire ni le passé, ni le présent, ni l’avenir.

Quand l’harmonie entre l’homme et le temps se désintègre-t-elle ? D’un point de vue historique, le phénomène est observable dans les périodes de décadence, lorsque la naïveté et la spontanéité créatrices sont remplacées par l’entendement, lorsque le processus de la conscience s’intensifie tellement qu’il n’a plus rien d’organique.

L’homme conscient, chez qui la dualité de la vie et de la conscience est tranchée en faveur de la seconde, conçoit l’infinité temporelle non pas comme une éternité immuable, mais comme une progression sans limite, ce qui rend évidente l’insuffisance irrémédiable de tous les contenus de la vie. Parce qu’il a une conscience paroxystique du temps, l’homme d’aujourd’hui dénie toute consistance à ces contenus ; en effet, en les rapportant sans cesse les uns aux autres, il constate l’insignifiance, l’insuffisance et les limites de chacun d’entre eux. Autrefois, le processus temporel représentait un enrichissement ; aujourd’hui, on ne voit plus que sa signification purement dramatique. Pourquoi, vivant dans une culture déclinante, ne pouvons-nous plus jouir de l’instant ? Pourquoi ne le pouvons-nous pas bien que nous le souhaitions ? Parce que nous redoutons celui qui suivra. Notre joie est de celles qu’on a à l’agonie, lorsque l’obsession de l’irréparable gâche la volupté qu’on pourrait éprouver en goûtant aux moments, puisqu’on les sait comptés. De telles situations ont certes existé jadis aussi, mais elles concernaient seulement quelques individus tourmentés, elles constituaient des drames personnels sans rapport avec le plan historique.

Le relativisme contemporain est inséparable du sentiment démoniaque et dramatique du temps. L’hypertrophie du sentiment temporel a révélé ce qui est néant dans le devenir et destruction dans le processus. Être relativiste signifie se situer au-delà des contenus de la vie, ne pouvoir s’attacher organiquement et naïvement à aucun.

Aux époques naïves, classiques et créatrices, chaque contenu a sa signification en lui-même, car il est vécu et considéré comme une expression de l’éternité. Pour le relativiste, l’éternité n’existe pas dans cette acception ; il lui substitue le processus temporel entendu en tant que progression infinie. Tout l’historisme moderne a pour principale source le développement excessif du sentiment temporel chez l’homme moderne. La passion de l’histoire, dans son sens le plus général, a pour substrat le besoin de temporalité des modernes, qui envisagent le monde sous l’angle de la succession et du devenir. C’est notre tragédie et nous ne pouvons rien faire d’autre qu’attendre héroïquement le dénouement fatal. La métaphysique irrationaliste est, sans conteste, la seule à tirer tous les enseignements de ces idées. Malgré les apparences, le salut ne viendra pas d’elle. Car certains peuvent tirer tous les enseignements sans pour autant souhaiter le salut.

Solitude et destin
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