La foi et le désespoir
Quelle qu’elle soit, la foi est toujours annoncée par un cri de désespoir. Nul n’a accédé aux régions profondes de l’être sans avoir subi la combustion interne et la purification douloureuse provoquées par le désespoir, qu’accompagne le sentiment d’être prisonnier du néant, ce qui débouche sur une transfiguration organique et essentielle. Le désespoir enlève au réel tout ce qui passe généralement pour une séduction ou une intimité fascinante ; il fait des innombrables variétés de la vie les formes identiques et inexpressives d’un jeu démoniaque. Demeurer dans le désespoir signifie paradoxalement résister au néant, car s’il se détache complètement de l’existence, l’homme tombe nécessairement dans une exaltation négative.
Puisque toute foi authentique commence de la sorte, devrions-nous nous étonner de ce que la plaie de l’homme religieux ne cicatrise jamais ? La foi n’a-t-elle pas pour mission d’arrêter ce saignement initial ? La vraie foi est celle qui triomphe du premier acte du désespoir, celle qui oppose une résistance organique à l’étrange attirance que l’homme éprouve envers le néant. Les racines de la foi plongent dans la zone d’une vitalité exaspérée et tourmentée qui cherche son salut. Pour cette vitalité torturée, qui ne manque pas de ressources, la foi est un saut hors du néant, une transcendance de l’élan vers la négativité.
Si la vie présente une dialectique démoniaque, dont les tendances négatives sont aussi fréquentes que les tendances positives, dont les polarités et les antinomies développent leurs termes opposés avec la même intensité, alors la foi représente un effort visant à sauver subjectivement les tendances positives et à éliminer les tendances négatives. Elle est une illusion vitale qui nie la dialectique démoniaque de la vie en cherchant à se situer au-delà de tout ce que ce monde a d’irrémédiable et d’insoluble. On ne peut pas être au-delà de la mort parce qu’on ne peut pas en triompher. C’est pourquoi l’idéalisme aussi est une grande illusion. Engendrée en grande partie par la peur de la mort, la foi n’est qu’une victoire provisoire et inconsistante de la vie sur la mort, un moyen auquel la vie a recours pour essayer de faire échapper ses forces productives et irrationnelles à la captivité immanente et fatale à laquelle les réduisent les forces démoniaques et destructives. Cependant, les termes de la dialectique de la vie ne sont pas séparables de manière définitive et absolue.
La réaction de la foi contre le satanisme de la vie est également vérifiable dans la maladie. Pourquoi l’intensité de la foi augmente-t-elle dans ce cas-là ? Parce que, la maladie frappant la vie de plein fouet, les tentatives faites pour maintenir une vitalité tendue et exaspérée sont incomparablement plus violentes que dans les états à peu près normaux.
L’homme qui ne croit pas a conscience du caractère irrémédiable de la maladie, il a sans cesse le sentiment de la fatalité infiniment douloureuse qui confère une complexité déconcertante à toutes les expériences entraînées par la maladie. Pour lui, l’actualité de la mort dans la vie, l’implication du néant dans l’existence constituent une réalité insurmontable. Et le désespoir devient une note intime de son être.
On ne peut distinguer la foi authentique de la foi intentionnelle, de la volonté de croire, qu’en les rapportant au phénomène du désespoir. Dans le premier cas, la sensation de vide, de néant et de solitude atteint une forte intensité douloureuse, mais elle ne dure pas longtemps, car la foi rétablit un équilibre à long terme ; dans le second cas, c’est le contraire : l’intensité est limitée, mais pas la durée. Présent en permanence dans la foi intentionnelle, le désespoir en fait un tourment où il n’y a pas de place pour une perspective rassurante. Douter sans arrêt de la valeur et de l’authenticité de sa foi ; souhaiter le salut et avoir en même temps le sentiment de son impossibilité ; développer le radicalisme et l’affirmation sur un fond de négation ; aimer simultanément la vie et la mort ou se lancer dans le néant, avec une douloureuse volupté, afin de conquérir l’être – voilà autant d’expressions d’une foi qui ne mène pas au salut, mais qui mélange le désespoir et l’affirmation dans une étrange synthèse. La foi pure et véritable est un chemin vers la lumière, vers des régions de limpidité dont la phosphorescence vous transpose dans un bain d’immatérialité. La sensation d’équilibre radieux et immatériel, de bonheur extatique ou d’élan transcendant, rassure l’homme et l’éloigné des tourments et des contradictions internes. C’est pourquoi la foi authentique et organique nie le satanisme de la vie, que la religiosité tragique ne peut jamais éliminer. Car n’est-elle pas infiniment tragique, cette religiosité qui mêle désespoir et foi, qui tente vainement de résoudre les incertitudes intimes, qui craint la mort et qui remet cruellement en question la rédemption ?
La religiosité tragique est un phénomène universel, mais son intensité et sa fréquence s’accroissent à certains moments historiques, lorsque l’homme croit en s’appuyant sur des postulats et non sur des certitudes. D’où le caractère excessivement problématique d’une foi qui est davantage intention que réalisation.
La religiosité tragique ne peut pas conduire à une expérience intégrale de l’éternité, car son dynamisme intérieur ne permet pas de transcender le temps. Vivre le temporel est d’autant plus intense et présent dans la conscience que les conflits internes sont plus graves ; en effet, c’est dans la tension que le sens de la différenciation des instants successifs est nécessairement plus aigu. Le sentiment du passé, du présent ou de l’avenir est infiniment plus développé quand on vit ainsi, toujours pour des accomplissements temporels. Quelle différence par rapport à la plénitude intérieure de l’extase, dans laquelle le sentiment de l’éternité s’épanouit comme dans son milieu naturel !
Le tragique représente un drame de la temporalité, et non pas de l’éternité. Un drame qui consiste à vivre dans le temps, à se débattre dans les instants. Aussi l’accès à l’éternité n’est-il possible qu’à la fin, après un long effort, après un long combat, quand la dialectique agonique ou démoniaque brise ses termes en vue d’une solution finale. Dans ce cas, on conquiert l’éternité à l’issue d’un combat trop dur contre le temps ; on la conquiert en dépassant douloureusement ce combat dans et contre la temporalité.
L’expérience de l’éternité est le seul bien à conquérir.