L’homme sans destin

Ne faites pas confiance à l’homme qui n’est pas ou qui ne peut pas devenir un « cas » ; méfiez-vous de lui à chaque pas, à chaque geste ; ne cherchez pas de tragédie dans sa mobilité ni de tourment dans ses doutes ; aimez en lui son absence de fatalisme, pour trouver dans cette disposition mineure la satisfaction de votre propre équilibre, de votre propre confort. Les gens craignent instinctivement ceux qui sont ou deviennent des « cas ». Et leur sympathie pour ceux qui ne pourront jamais le devenir n’est-elle pas une expression de cette crainte ? Ils n’admireront ceux qu’ils ont redoutés qu’après leur disparition, car l’éloignement dans le temps rend la fatalité moins menaçante, moins mystérieuse, moins douloureuse. Mais, pour ceux qui ont eu l’intuition directe, immédiate, de la fatalité dans un « cas », la disparition de celui-ci ne fera qu’amplifier les grandes ombres qui accompagnaient son destin et exagérer absurdement le noyau de mystère qui gisait dans le centre de son être, le caractère irréparable de la mort intensifiant l’attrait déjà si fort qu’il exerçait.

Seule l’existence qui peut devenir un « cas » est infiniment sérieuse. Le reste est jeu, amusette et superficialité, atténuation et incapacité. La majorité des hommes n’ont pas de destin ; c’est-à-dire qu’aucune grande fatalité ne plane au-dessus d’eux ; aucune obsession inexorable ne les taraude ; ils ne sont pas dévorés par une passion irrésistible ni minés par un vice secret. Tout se réduit en ce monde à avoir un destin, ce qui signifie vivre le temps en ayant le sentiment de l’irréparable. Vous savez dès lors que la temporalité ne fera qu’actualiser progressivement les points noirs de votre existence, expliquer certaines thèses ou certaines prémisses dont vous n’êtes pas responsable et vous montrer à tout moment qu’il n’y a pas pour vous d’oubli ni de salut dans l’objet. Avoir un destin signifie avoir peur du temps. C’est d’autant plus curieux que, parmi tous les types et toutes les catégories d’hommes, celui qui est dominé par une fatalité intérieure connaît le moins la surprise dans le temps. Les autres, la majorité, dont l’existence n’est pas un point d’interrogation pour ce monde, connaissent au contraire une surprise permanente ; comme ils n’ont ni axe intérieur ni noyau personnel, les révélations sur le monde sont chez eux le fruit d’une diversité de la nature extérieure plutôt que celui d’une dialectique intérieure. La peur du temps naît là où l’homme sent que la succession des moments intensifie toujours dans la conscience le sentiment d’une fatalité inexorable, ce qui rend douloureuses toutes les surprises.

On ne peut pas devenir un cas et on ne représente pas un véritable destin si l’on n’a pas quelques points noirs, brillants tellement ils sont noirs, d’une obscurité brûlante, d’une profondeur hallucinante, infinis à en donner le vertige. Ces points doivent persister, ils doivent constituer les prémisses de l’être. Cela explique pourquoi il y a des hommes chez qui certaines craintes deviennent exaspérantes, pourquoi ils ne peuvent pas résoudre leurs problèmes centraux, pourquoi ils meurent à chaque obsession. On est un « cas » seulement dans la mesure où l’on ne peut pas en finir avec les prémisses de son être propre. On exploite alors les obsessions pour ne pas éclater sous leur pression. Les gens qui se renouvellent sans arrêt, qui liquident à chaque instant des sujets de réflexion et des formes de sensibilité parce qu’ils n’en ont pas de centraux, qui cultivent le pittoresque et l’esthétique de la vie intérieure, se montrent irrités par une profondeur qu’ils appellent banalité, alors qu’en réalité il n’y a pas pire vulgarité ni plus condamnable platitude que leur éclectisme.

La mobilité excessive de l’homme sans destin est particulièrement évidente dans sa manière de penser par le truchement d’autrui, en fonction de la pensée d’autrui. S’il attaque les idées des autres, ce n’est pas parce qu’elles ne lui conviennent pas, mais parce qu’il est irrité par leur simple présence chez quelqu’un d’autre. De telle sorte que les siennes perdent toute consistance, toute signification. Elles n’accèdent pas à l’immanence du destin dans l’intériorité de l’être, puisque ce dernier est dépourvu du noyau substantiel dont une des expressions est justement le destin, qu’on découvrira, si l’on a la sensibilité nécessaire, enraciné dans la zone où l’individuation a placé l’être après l’avoir détaché de la zone originelle et anonyme de l’existence. Le destin ne représente pas autre chose que les données spécifiques, fatales et immanentes qui caractérisent chacune des innombrables évolutions individuelles et lui confèrent son excellence. À s’en tenir à l’acception élémentaire et vulgaire du destin, tous les hommes en ont un, puisqu’ils parcourent tous les modalités et les formes habituelles de l’existence. Mais cela ne prouve rien, sauf qu’il y a un parcours brut, matériel, qui n’engage à rien puisqu’il ne tire pas l’homme de l’anonymat général, de la fatalité universelle. Or, dans son acception correcte, le destin exprime une fatalité particulière, individuelle et révélatrice, qui se greffe sur la fatalité universelle et s’isole en son sein. On représente un destin moins dans la mesure où l’on participe à l’essence universelle que dans la mesure où l’on tend à réaliser sa propre essence. Celle-ci atteinte, et alors seulement, on pourra devenir un « cas ». Ainsi, loin d’être arrachées, les racines métaphysiques du destin continuent d’être nourries, par une forme de vie qui adapte sa sève à des conditions particulières. L’immanence, l’essentialité et l’irréversibilité sont des marques fondamentales du destin. En lui, une forme de la vie est engloutie par le temps, une manière d’être individuelle retourne dans l’identité universelle. L’être est en proie lors de ce retour à une angoisse métaphysique inhabituelle, car il se voit incapable de résister en tant qu’essence particulière et de trouver le salut dans une autonomie d’essence universelle. Tout le tragique de l’individuation réside dans le fait que la mort ne peut pas être vaincue par la vie quand celle-ci se présente sous des formes individuelles, quand l’être veut déterminer sa propre essence. On ne peut vivre qu’en mourant. La mort commence en même temps que la vie. L’irréversibilité du destin n’est qu’une expression de notre mort quotidienne. L’homme de peu ne le comprendra jamais et l’autre regrettera d’avoir compris quelque chose un jour en ce monde.

Le vrai courage commence seulement à partir du point où une étrange fatalité nous fait comprendre tout cela. Quoi de plus révoltant que de voir le sentiment du destin déboucher sur la résignation, la passivité, l’indifférence ? Ne vivent véritablement que les hommes qui ont un destin. Ils sont les seuls pour qui la vie est une résistance, un combat ; les seuls à avoir le droit de parler d’héroïsme. Le vrai courage commence à partir du point où, bien qu’on soit certain que tout est inutile, on ne veut pas tenir la vie pour une série d’occasions manquées. C’est pourquoi on demande alors à tous ceux qui invitent au courage : la mort que vous avez laissée derrière vous, suffit-elle pour vous donner le droit de parler de la vie ? On n’a écrit jusqu’ici que des incitations à la féminité, autrement dit à une révolte capricieuse et inconsistante, frivole et d’un donquichottisme suspect. Mais notre courage doit commencer seulement à partir du point où nous avons tout perdu, seulement à partir du moment où la vie n’a plus été une évidence pour nous. Autrement, tout serait plat, ridicule, insignifiant. Je connais quelqu’un qui, parlant du courage, faisait l’éloge de l’inconscience et réglait les problèmes les plus graves avec tellement de facilité qu’on se demandait comment il pouvait mettre autant de grâce à évoquer des sujets pour lesquels d’autres regrettaient de ne pas avoir assez de larmes. Et alors j’ai entendu cette affirmation, aussi inadmissible que révoltante : « Les ténèbres et la négation sont plus confortables » que la lumière, que la création, etc. Certes, elles le sont si elles représentent la passivité, l’indolence imbécile ou criminelle. Mais quand les ténèbres sont une réalité qui croît en vous en même temps que la lumière, selon la plus conflictuelle des dialectiques, quand vous brûlez dans toutes les immensités nocturnes qui vous rongent comme des gangrènes, quand vous niez tout parce que rien ne résiste à l’amour, quand vous cherchez le salut dans la lumière pour mourir en elle aussi, d’une mort intégrale qui ne soit pas seulement celle de l’obscurité, quand vous vous sentez abandonné et, dans votre abandon, responsable de l’existence de ce monde, quand tout amour vous paraît étriqué en comparaison de votre idéal : engloutir toute l’existence dans votre drame, le seul à vous paraître valable, sérieux et définitif, alors cet état de confusion métaphysique, d’apocalypse totale et de vertige cosmique, alors cet état peut-il encore être appelé confortable ? Je le dis une fois pour toutes : il y a dans notre désespoir plus d’espoir que dans l’équilibre plat des hommes sans destin, et dans notre mort plus de vie que dans l’harmonie douillette des gens normaux. Que notre seule fierté soit d’avoir un destin et notre seule joie de mourir à cause de la vie, de notre vie ensanglantée par le paroxysme criminel de la tension !

Nous n’avons pas besoin de consolation et c’est pourquoi notre pessimisme est masculin. Eh bien, les gars, que le bonheur nous étreigne donc puisque nous savons désormais que ce monde est un non-sens !

Solitude et destin
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