Karl Jaspers :
« Psychologie der Weltanschauungen
(9) »

(Vierte Auflage, Julius Springer, Berlin, 1928)

Les considérations faites par Jaspers dans ce livre s’inscrivent dans la série de problèmes que la philosophie contemporaine de la vie a placés au centre des préoccupations de notre époque. Il y traite de l’antinomie entre la forme et la vie, la mécanisation et la spontanéité, le système et l’histoire, la norme et le vécu, la problématique et l’intuition, la rationalité et l’irrationalité, la transcendance vide et l’immanence concrète. Cet ouvrage a une actualité due à la capacité de Jaspers de saisir l’élément dramatique et intime des problèmes du présent. Il est une réaction contre les tendances à la formalisation de la vie, qui lui font perdre son contenu vivant et concret en éliminant l’expérience au profit de schémas abstraits et rigides. Schématiser la vie équivaut à la nier. La perspective dans laquelle Spengler juge les grandes cultures est celle employée par Jaspers à l’endroit des conceptions du monde. Cette comparaison est justifiée, en dépit d’inévitables différences. D’ailleurs, ils ont conçu leurs livres à peu près en même temps.

Jaspers a le grand mérite d’avoir essayé dès le début de déterminer le sens de la philosophie contemporaine. Selon lui, elle est caractérisée par une tendance à considérer l’universel, au détriment d’une attitude vivante. Devant la multiplicité, elle a une attitude descriptive (ce qui n’est pas une attitude proprement dite). La vraie philosophie est la philosophie prophétique, dont la qualité majeure consiste à adopter une position qui exclut toutes les autres. Elle isole les éléments qui lui conviennent dans les constructions théoriques, elle leur donne une unité systématique et elle les oppose aux autres. Elle est la seule à préserver le sens spécifique du système, sens qui réside dans un processus de simplification et de réduction des données variées et multiples. Elle est une philosophie à structure normative. Elle a besoin de fixer des idéaux, des ordres de valeurs transcendants. C’est pourquoi elle a tendance à s’ancrer dans la vie et à y exercer des influences modificatrices. La philosophie contemporaine, dominée par les recherches psychologiques et sociologiques, est sortie de l’isolement dans lequel se maintenait la philosophie prophétique face à la variété et à la diversité des conceptions du monde. D’où sa compréhension supérieure, mais aussi son improductivité. L’étude psychologique des conceptions du monde ne doit aboutir ni à un psychologisme excessif, qui tiendrait les formes de la vie spirituelle pour de simples illusions, pour des aspects subjectifs sans validité, ni à un ontologisme qui leur trouverait des affinités avec les racines de la réalité. Hegel a fait une tentative de psychologie systématique des conceptions du monde dans la Phénoménologie de l’esprit ; mais il objectivait, il voulait tout connaître. Jaspers, au contraire, subjective, parce qu’il veut connaître seulement l’homme et ses possibilités. Les études historiques et psychologiques mènent à l’anthropologie.

Kierkegaard et Nietzsche, qui ont fait une expérience très originale de la problématique de l’existence, sont les plus grands psychologues des conceptions du monde. Ce qui les intéresse, ce n’est pas de les situer dans l’histoire, c’est l’« existence », l’individualité, la dialectique de n’importe quel être subjectif.

Les diverses formes de conception du monde en engendrent d’autres, dérivées et inauthentiques, qui ont pour caractéristique de déplacer le centre substantiel. L’inauthenticité, la formalisation, la différenciation et la généralisation servent aux formes dérivées à s’émanciper de la substantialité originelle et spécifique des formes authentiques. L’indéfini fonctionnel et formel se substitue à l’infinité et à la légalité concrètes du contenu. Cela exprime la tendance de Jaspers à opposer le formel à la vie. Selon lui, la philosophie prophétique elle-même serait quelque peu encline à formaliser, puisqu’elle ne s’occupe que du rapport rigide entre l’objet et le sujet, entre l’âme et le monde, rapport interprété dans sa fonction de généralité absolue, et que la psychologie ignore, car elle ne connaît que des points de vue, des attitudes, à l’égard desquels elle adopte une position perspectiviste. Du reste, la disposition perspectiviste est essentielle pour le sens psychologique comme pour le sens historique.

Les attitudes étudiées par la psychologie sont au nombre de trois : objectives, réflexives sur le moi et enthousiastes. Nous nous arrêterons seulement aux attitudes objectives qui ont, à leur tour, trois formes : active, contemplative et mystique.

Pour l’homme actif, volontaire, le monde est un obstacle à vaincre ; le monde dépend partiellement de lui, de ses forces subjectives, ce qui lui donne l’illusion du pouvoir. N’ayant pas de vaste perspective, il vit exclusivement dans le présent. Les catégories de l’attitude active sont les suivantes : l’interprétation de l’intelligence comme un moyen, le mouvement, la décision, le courage, le succès.

L’attitude contemplative est caractérisée par un éloignement du réel qui explique que ses formes particulières – esthétique, rationnelle, etc. – jouent un rôle essentiel et excluent la simple réceptivité impersonnelle.

L’attitude mystique dépasse toutes les réalités et les antinomies en supprimant le rapport sujet-objet, ce qui fait disparaître également la forme esthétique d’une structuration objective et l’efficacité des impératifs éthiques – parce qu’il n’y a aucune opposition, aucune dissension.

Il y a dans le livre de Jaspers un élément kierkegaardien très impressionnant : son idée de la structure antinomique de l’existence. Les antinomies peuvent provenir de la subjectivité ou de l’objectivité (par exemple, pour cette dernière, le caractère de totalité de la vie et en même temps le complexe de fonctions qui la caractérise). Si l’on a une impulsion, on vit aussitôt dans une polarité, car, dans la vie psychique, l’un entraîne son contraire. À chaque désir s’oppose l’élément contraire. Les situations extrêmes, comme l’accident, le péché, etc., montrent que la condition humaine est antinomique.

Contre l’anxiété et les problèmes insolubles, contre la relativité et l’inconsistance des formes de la vie, l’homme cherche à se bâtir un cadre de vie circonscrit à des certitudes, à des vérités, parce qu’il a besoin de se réfugier dans la tranquillité, de rompre le contact avec l’extérieur. Il a besoin de recettes d’action, de normes immuables, d’encerclement et d’unité, d’institutions et de coutumes. Il ne veut pas du devenir et de ses multiples facettes changeantes qui rendent la vie tragiquement instable, il veut une existence figée dans laquelle il se sentira définitivement intégré. Celui qui vit dans une sphère circonscrite désire intensément accéder à l’absolu, le posséder. À l’opposé, pour celui qui a choisi l’illimité, cela signifie une mécanisation qu’il refuse a priori ; lui, il trouve la justification de son existence dans l’inaccessibilité de l’inconditionnalité et de l’infinité. Ceux qui vivent encerclés sont étrangers aux situations extrêmes, aux grandes expériences. Les formes circonscrites peuvent être soit directes, naïves – une adaptation irrationnelle –, soit choisies consciemment en ressortant de l’abîme du nihilisme. Alors que l’expérience nihiliste aurait pu être une crise féconde, un combat désespéré contre les profondeurs, le retour aux formes circonscrites, le repli sur soi, l’enracinement équivalent à l’épuisement des énergies vitales. L’expérience des limites signifie devoir, recette, loi, règle, validité générale, forme rationnelle, etc. Ce mode de vie a son correspondant théorique : le rationalisme, qui, pour Jaspers, est incapable de comprendre la vie, sous toutes ses formes.

Le rationalisme n’a pas de forces qui lui soient propres, il est une pure activité de formation. Il présente à l’homme une image fermée du monde, il établit des ordres de valeurs et indique la conduite à tenir dans la vie. Quelles sont ses manifestations ? Jaspers en cite plusieurs, dont l’analogie est cependant surtout formelle : la technique, la discipline épicurienne, les exercices spirituels, l’honneur, la civilisation, le jésuitisme. Le rationalisme s’illusionne en croyant à des validités intemporelles, à des lois éternelles, à l’objectivité absolue. L’illimité est pensé théoriquement, mais pas vécu. Le devenir passe pour une apparence ; la temporalité ne compte pas.

L’attitude opposée consiste à expérimenter le paradoxe, à se heurter aux limites, à vivre l’antinomie dans tout ce qui existe, sans se faire d’illusions à propos de la transcendance.

Le rationalisme est le parfait contraire de l’intériorité nordique, des spéculations mystiques et des paradoxes du christianisme ; il est incapable de comprendre la structure de l’irrationalité individuelle et du devenir concret. Il construit un monde fait de sphères de valeurs qui s’entrechoquent.

La liberté n’accepte pas de limites, elle n’existe que dans l’expérience vivante de l’infinité, hors des formes et des cadres limitatifs. L’absolutisme des valeurs, qu’il soit imposé par une conscience rationnelle ou par une collectivité, conduit à nier la liberté.

Sans le vouloir, Jaspers a développé toute la problématique d’une philosophie de la vie. Les réserves la concernant sont sans importance.

Solitude et destin
cover.xhtml
book_0000.xhtml
book_0001.xhtml
book_0002.xhtml
book_0003.xhtml
book_0004.xhtml
book_0005.xhtml
book_0006.xhtml
book_0007.xhtml
book_0008.xhtml
book_0009.xhtml
book_0010.xhtml
book_0011.xhtml
book_0012.xhtml
book_0013.xhtml
book_0014.xhtml
book_0015.xhtml
book_0016.xhtml
book_0017.xhtml
book_0018.xhtml
book_0019.xhtml
book_0020.xhtml
book_0021.xhtml
book_0022.xhtml
book_0023.xhtml
book_0024.xhtml
book_0025.xhtml
book_0026.xhtml
book_0027.xhtml
book_0028.xhtml
book_0029.xhtml
book_0030.xhtml
book_0031.xhtml
book_0032.xhtml
book_0033.xhtml
book_0034.xhtml
book_0035.xhtml
book_0036.xhtml
book_0037.xhtml
book_0038.xhtml
book_0039.xhtml
book_0040.xhtml
book_0041.xhtml
book_0042.xhtml
book_0043.xhtml
book_0044.xhtml
book_0045.xhtml
book_0046.xhtml
book_0047.xhtml
book_0048.xhtml
book_0049.xhtml
book_0050.xhtml
book_0051.xhtml
book_0052.xhtml
book_0053.xhtml
book_0054.xhtml
book_0055.xhtml
book_0056.xhtml
book_0057.xhtml
book_0058.xhtml
book_0059.xhtml
book_0060.xhtml
book_0061.xhtml
book_0062.xhtml
book_0063.xhtml
book_0064.xhtml
book_0065.xhtml
book_0066.xhtml
book_0067.xhtml
book_0068.xhtml
book_0069.xhtml
book_0070.xhtml
book_0071.xhtml
book_0072.xhtml
book_0073.xhtml
book_0074.xhtml
book_0075.xhtml
book_0076.xhtml
book_0077.xhtml
book_0078.xhtml
book_0079.xhtml
book_0080.xhtml
book_0081.xhtml
book_0082.xhtml
book_0083.xhtml
book_0084.xhtml
book_0085.xhtml
book_0086.xhtml
book_0087.xhtml
book_0088.xhtml
book_0089.xhtml
book_0090.xhtml
book_0091.xhtml
book_0092.xhtml
book_0093.xhtml
book_0094.xhtml
book_0095.xhtml
book_0096.xhtml
book_0097.xhtml
book_0098.xhtml
book_0099.xhtml
book_0100.xhtml