Le péché de la voix humaine

Rien ne trouble les émotions de la solitude d’une façon plus irritante que la voix humaine. À peine vous êtes-vous abandonné à vous-même que les articulations stupides du chant viennent vous écorcher les nerfs, vous glacer le sang, vous plonger dans une colère froide. Maudit soit le jour où les mortels brisèrent les intimités inaudibles avec les provocations de la voix, où ils commencèrent à fredonner des airs, profanant ainsi les accords du silence, saccageant ainsi la délicate harmonie des choses muettes ! Depuis, la solitude n’existe plus car, où qu’on aille, on a peur de rencontrer quelqu’un qui chante ou, pire, quelqu’un qui parle. D’où viennent cette horreur des balbutiements musicaux de nos semblables, cette peur de savoir notre isolement à la merci de n’importe quel voisin ? Si la voix humaine exprimait une absence de l’homme dans le monde, chaque petit morceau de chanson nous inviterait au paradis. Mais rien n’est plus impropre aux nuances religieuses que le grincement de l’infâme gosier, que ses émanations indiscrètes, révoltantes, criminelles. Le dernier des instruments de musique exprime une soif de paradis plus grande que les plus subtiles habiletés de notre trop déficient organe. Je préfère le tambour à l’impudeur de la voix humaine et mon tympan le supporterait avec plus de résignation et moins de désagrément qu’il ne supporte les évolutions neurasthéniques du bêlement humain.

Nous aurions dû, grâce au chant, ne manquer aucune occasion d’exprimer notre évasion du monde, notre aspiration, confuse ou claire, à autre chose. Quelle perversion du sort a transformé notre voix en organe de l’immanence ? Depuis quand notre présence au monde suffit-elle à notre joie ? La voix ne devait-elle pas être l’expression immédiate d’une perte ? Ne devions-nous pas chanter pour nous consoler de la chute dans le néant quotidien ? La voix humaine s’est éloignée du sens profond de la musique : nous consoler du péché d’être. Jadis, quand seule existait la musique religieuse – et quand, par conséquent, la voix était contrainte aux tonalités transcendantes –, la vulgarité du bonheur n’avait pas souillé les modulations de la voix. Alors, la dernière loque humaine s’adressait à Dieu chaque fois qu’elle ouvrait la bouche. Il en fut ainsi aux débuts grandioses de la musique italienne, il en fut ainsi avant Bach et de son temps. Plus la musique s’est humanisée, plus elle a déchu. En acceptant la vie, elle a éliminé le sublime, elle a substitué la peur charnelle de la mort aux frissons de la dématérialisation, elle a remplacé le renoncement par l’enthousiasme.

Qu’est-ce qui aurait pu exprimer cette déchéance avec plus d’exactitude que l’invasion impertinente de la voix, que la ruée de ses élans faubouriens ? Avez-vous remarqué que tout le monde s’est mis à chanter ? On ne peut même plus aller au concert, car les arias corrompent l’atmosphère et vous sortent du rêve non humain de la musique pour vous ramener dans l’immédiateté d’une grâce périphérique. L’homme a fait irruption partout. Nous aurons à supporter ce malheur avec un savant dégoût et, autant que faire se peut, à nous détacher de ce phénomène d’une vulgarité sans pareille.

Lorsqu’une femme parle – lorsque tout simplement elle parle –, elle peut vous faire croire qu’elle n’est pas une servante. Une mélancolie caressante du regard enveloppe tout ce qu’elle dit dans une poésie insignifiante, mais qui ne peut pas vous laisser indifférent. Dès qu’elle se met à chanter – or, toutes les femmes chantent mal –, elle trahit sa substance de servante. Si les hommes étaient plus sincères et moins intéressés, ils devraient leur donner du balai au lieu d’un bouquet ! Je connais peu de spectacles dont la trivialité dépasse celle de la gaieté féminine. Lorsque, à une heure de méditation nocturne ou de rêveuse indifférence, on entend éclater dans la rue ou dans un hôtel le rire d’une quelconque femme, on a l’impression qu’elle viole la divinité du silence et s’y fixe, en vertu d’on ne sait quelle honte cosmique. Il semble donc que la vulgarité féminine ne se perdra jamais, qu’elle restera inscrite dans la mémoire secrète de la nature. S’il avait voulu se montrer bon avec elles, Dieu n’aurait pas donné aux femmes la voix ni la parole, car c’est seulement muettes qu’elles auraient pu exprimer tout ce qu’elles ne sont pas. Alors, elles nous auraient été étrangères totalement – au lieu de ne l’être qu’initialement – et nous aurions pu ajouter à leur néant toutes les parures de notre généreux malheur.

Kierkegaard, dans ses extraordinaires Étapes sur le sentier de la vie, dit que « la mélancolie est la grâce de la douleur ». C’est de ce mystère délicat de la mélancolie qu’auraient dû provenir les variations de la voix humaine. Pour exprimer la joie de notre présence au monde, nous avons des gestes, des signes, des grimaces. Mais cela même est-il nécessaire, puisque nous ne sommes que des caricatures expressives chaque fois que nous nous repaissons avec enchantement de la vanité de ce soi-disant monde ?

Solitude et destin
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