Les révélations de la douleur
Notre être fragmentaire ne peut pas avoir, c’est une de ses particularités, une révélation intégrale de la réalité, mais seulement des perspectives limitées et brisées, qui ne s’ouvrent pas sur un point de vue total et universel. En raison de leur diversité, de leur complexité, les expériences de l’esprit et celles de la vie ne peuvent pas être simultanées ; en effet, notre structure est telle qu’à un moment donné elle homogénéise son contenu suivant la prédominance d’un certain type d’expériences et de visions.
Alors, un processus de cristallisation individualise spécifiquement notre vie spirituelle en assignant à la perspective un sens renfermé dans le fond de ces expériences. Ce processus d’élaboration intérieure réalise une purification de telle nature que, sans éliminer les éléments divergents, elle les refoule ; ils vont constituer dès lors le réservoir de possibilités et la capacité de surprise dont dispose chaque individualité. La perspective du monde est nécessairement fragmentaire, puisqu’elle est due à une individualisation très particulière de la vie. Il est vrai que la nature de cette individualisation ne dépend pas seulement d’un facteur irrationnel et irréductible, mais également de déterminants extérieurs. L’expérience intense de la douleur ne peut se passer de conditions extérieures favorables, dont l’influence sera plus ou moins grande selon que le milieu subjectif montre plus ou moins de réceptivité à la douleur.
L’orientation de cette réceptivité détermine une cristallisation spécifique. Ceux qui ont un penchant pour l’exaltation dionysiaque, pour l’érotisme ou pour l’assimilation tellurique ont instinctivement tendance à éliminer tout ce qui appartient à la sphère de la douleur ; même quand ils en ont fait l’expérience, leur besoin de sortir de cette sphère est si violent que les y maintenir de force équivaut à les détruire irrémédiablement. L’analyse des diverses expériences n’a d’autre valeur que de préciser leur capacité de révéler le monde. Nous touchons là au sens profond de notre vie affective et spirituelle, dont la complexité n’est pas un jeu ou une variation stérile de motifs identiques ; elle dévoile au contraire, dans la structure immanente des motifs, de considérables possibilités de révélation. Les riches potentialités de la vie personnelle ont été méprisées par un rationalisme fade qui prenait l’impersonnalité abstraite et l’objectivité vide pour des moyens de découvrir et de comprendre l’existence, alors que celle-ci, en tant que donnée qualitative objectivée dans des structures uniques et différenciées, n’est accessible qu’aux expériences concrètes de la vie subjective. Dans les régions qui concernent au maximum l’intimité de notre être, et où une orientation ou une autre détermine notre destin, à quoi peut servir d’opérer avec l’abstraction vide du concept ? C’est comme si l’on faisait appel aux mathématiques pour démontrer que les états dépressifs n’aident pas à connaître le monde, à comprendre concrètement la vie, alors qu’ils sont au contraire, parmi les nombreux états d’âme organiquement enracinés, ceux qui possèdent la plus grande capacité de révélation, car la dissociation progressive du moi et du monde est incluse en leur sein. Toute la gamme des états dépressifs, des plus simples aux plus graves, lesquels se subliment dans le désespoir, tend à amener l’homme devant le monde, à le dénaturer, puis, en supprimant le dualisme, à le ramener à son point de départ, c’est-à-dire à l’existence. C’est pourquoi tous ceux qui souffrent intensément ont la nostalgie des structures humaines primordiales, d’une vie naïve dans laquelle ils voudraient se réfugier pour échapper à la douloureuse tension qui les mine.
Dans les états dépressifs, l’homme se sent coupé du monde, ils forment une dualité irréductible. N’est-ce pas pourquoi il a la sensation d’être esseulé, abandonné, livré à la mort ?
Pourquoi la douleur existe-t-elle ? Il serait absurde de répondre que son apparition et son existence sont justifiées parce qu’elle permet de comprendre le monde. Si la connaissance ne peut être que douloureuse, n’importe qui sera prêt à y renoncer. Au départ, la douleur n’a pas une aussi noble finalité ; c’est par la suite que se réalise la purification, qui n’était pas prédéterminée. La douleur existe en raison du caractère irrationnel, bestial et démoniaque de la vie, cette espèce de tourbillon s’engloutissant dans sa propre tension. Elle est une négation de la vie, qui la recèle dans sa structure immanente. Le caractère démoniaque de la vie implique une tendance à la négativité, à la destruction, qui entrave et grignote l’élan de l’impérialisme vital. Contrairement à d’autres formes d’auto-destruction de la vie, celle qui est commandée par la douleur développe fortement la conscience (d’ailleurs, celle-ci est toujours intensifiée par la souffrance). Parce que le principe démoniaque lui est immanent, la vie n’est pas susceptible d’une profonde purification, d’une spiritualisation qui dévierait ses orientations vers un plan idéal. Si elle est une immense tragédie, c’est uniquement à cause de cette immanence démoniaque. Ceux qui la nient et vivent enivrés par l’arôme des visions paradisiaques montrent qu’ils sont organiquement incapables de s’approcher consciemment des racines de la vie ou, au contraire, qu’ils ne s’en sont pas détachés pour avoir la perspective du drame des profondeurs.
Mais, quand la flamme de la douleur brûle la substance intime de l’homme, quand la conscience devient réellement désintéressée parce qu’elle s’est affranchie des liens vitaux, quand la vision acquiert une pureté surprenant l’essence, alors la compréhension des phénomènes capitaux de la vie atteint son expression la plus pure. Dans la souffrance, la totalité de notre nature subjective transcende l’existence empirique, mais il ne s’agit pas d’une transcendance allant dans le sens de l’extériorité rationnelle, qui se positionne complètement au-dehors, il s’agit d’une partie de notre nature qui s’isole du reste au terme de certaines expériences capitales. La séparation d’avec la vie est due, dans ce cas, à l’expérience des sens et non à des conceptions rationnelles. Car, à l’encontre du sentimentalisme romantique vague et abstrait, dont les exclamations féminines ont compromis tout le phénomène de la douleur, il faut réhabiliter et affirmer la réalité des sens. Bien qu’ils soient des expressions de la partie la plus concrète de notre être et que l’intégration dans l’existence passe par leur truchement, trop les raffiner finit par les désintégrer. Ce paradoxe signifie que, s’il est prisonnier des obsessions de la douleur, l’homme ne peut plus se lancer dans d’inutiles combinaisons d’idées et qu’il laisse les sens fibres de projeter ce qui bouillonne en eux. Alors, les observations ont toutes une empreinte organique. Ce qui explique que les créations issues de la souffrance soient toutes d’une parfaite sincérité. Il a fallu saigner longtemps pour les faire naître. Confesser sa souffrance n’a de valeur que si, derrière les lignes, on parvient à faire voir l’homme qui écrit pour ne pas crier. On peut inventer ou plagier dans n’importe quel domaine, sauf dans celui-ci. De ce fait, tout ce qu’affirment les confessions de ce genre est parfaitement valable. Le principe de la contradiction dans une pareille complexité ? La systématique ? Mais qui oserait écrire une systématique de la douleur ? Toutes les formules bien mises au point et la lecture de dix bibliothèques ne valent pas une intense expérience de la douleur.
La maladie révèle le sens authentique de la douleur aux sentimentaux et autres esthètes qui ne la connaissaient que superficiellement. Ceux qui prennent les petits tracas de la vie pour des souffrances, ceux qui donnent trop d’importance aux contradictions et aux inquiétudes spirituelles liées à l’instabilité et aux incertitudes de l’âge, ceux qui se disent tourmentés bien qu’ils ne soient pas obsédés par la mort, tous ceux-là sont des esthètes en matière de douleur parce que, loin de souffrir en permanence jusqu’au tréfonds de leur être, ils s’exagèrent des ennuis passagers et accidentels avec une fantaisie livresque sans déterminant sérieux.
Artificiels et d’une totale inconsistance spirituelle, ils ne sont touchés que superficiellement, aussi la disharmonie entre les tendances intimes et les tendances acquises accidentellement est-elle inévitable chez eux. La pitié elle-même est une souffrance esthétique, parce qu’elle a des causes extérieures ; elle est une souffrance d’emprunt. Souffrir pour autrui est stérile et inefficace. La douleur est réelle seulement chez l’individu qui souffre ; nul ne peut souffrir pour un autre. Que toute une foule se tourmente pour le destin de quelqu’un, cela n’y changera rien.
L’homme est absolument seul dans la souffrance. Mais ce n’est pas une solitude semblable à celle que crée la musique, lorsqu’on flotte au-dessus du monde, bercé par la fascination, lorsque, en raison d’une plénitude intérieure excessive, on n’arrive plus à refréner un contenu débordant et qu’on se lance dans l’épanchement d’une folie voluptueuse ; c’est une solitude dans laquelle l’existence est pesante et le temps et l’espace sont des forces ennemies du moi, sans qu’on ait le sentiment de l’irréalité de la vie. Le sentiment de la positivité de l’être qu’on éprouve dans la douleur n’est pas celui que suscite l’exaltation érotique, fruit de l’intégration dans l’existence, c’est celui qui résulte de la conscience d’une réalité objectivement présente. Aussi n’a-t-on pas dans la douleur la sensation de solitude absolue indissociable du désespoir.
Si les grandes douleurs sont muettes, pourquoi rendent-elles l’homme lyrique ? Un paradoxe ! Justement parce qu’elles sont muettes, donc inexprimables. Mais le lyrisme ne doit-il pas ses expressions les plus pures aux sentiments que nous inspirent l’amour et la musique et dont l’intimité complexe ne peut pas être rendue avec une froide objectivité ? L’expression lyrique apparaît là où un contenu ne peut plus revêtir aucune forme parce qu’il a une trop grande énergie interne. Le paradoxe, c’est de parler de la douleur sans être lyrique. Alors, on est un philosophe – et voilà un autre paradoxe de l’existence.
L’infinitude de la douleur ne doit pas être conçue à la manière du pessimisme qui affirmait la supériorité quantitative de la douleur sur le plaisir. Nous n’allons surtout pas, quant à nous, nous servir d’une balance dans un domaine aussi intime et étrange. Il est à peu près sûr que la douleur est plus fréquente que le plaisir. Mais ce n’est pas l’évaluation quantitative qui compte, c’est l’intensité qualitative. Or, à cet égard, tout est circonscrit, sauf la douleur. On a l’impression de la subir depuis longtemps parce qu’on la vit avec une intensité excessive. Et on ne peut jamais l’oublier. Beaucoup souffrir signifie cristalliser tout le contenu de notre être autour de la douleur, dans un sens conforme à notre structure organique. Cette organisation de la vie intérieure n’est pas possible sans une technique, un art de la douleur, permettant de la supporter. On ne peut apprendre à souffrir sans avoir au plus haut point le sens de l’éternité. Les modernes, qui, à la différence des anciens, en sont dépourvus, ne savent ni souffrir ni mourir. Ce n’est pas qu’ils souffrent moins – bien au contraire –, mais, comme ils ont pour seule mesure la réalisation temporelle concrète et palpable, ils ont perdu le sens de l’accomplissement intérieur de l’homme en tant qu’être dont l’éternité est l’étalon de valeur. Complexes, l’art et la technique de la douleur reposent sur l’idée que celle-ci est un moyen de purification, de combustion interne, permettant à l’homme de s’élever sur un plan particulier par rapport à la vie. « Il lui sera beaucoup pardonné, car il a beaucoup souffert. » Et non pas : car il a beaucoup aimé. Cela implique l’excellence dans l’univers de l’homme qui a souffert, auquel ne s’appliquent pas les principes valables pour les gens ordinaires. S’il est beaucoup pardonné à celui qui a beaucoup souffert, c’est aussi parce qu’il pardonne lui-même. La souffrance est l’école de la tolérance. Apprendre à souffrir, c’est apprendre à pardonner. Pourquoi pardonne-t-on ? Parce que, dans la douleur, on se détache progressivement des choses. Dans le désespoir, détaché de tout, on pardonne tout. L’homme normal et médiocre, attaché au monde qui l’entoure, pris par des occupations mesquines, incapable de comprendre les états maladifs, ne peut rien pardonner, parce que son attachement aux choses le mène à l’isolement et à l’intolérance. L’homme normal a un style de vie figé et limité, qui se réduit au fond à son intérêt pour l’objet, à son intégration dans l’objectivité. Il attend tout du temps ; d’où le rôle de la surprise dans sa vie. Incapable de s’élever au-dessus de la série temporelle, il est un prisonnier du cours démoniaque du temps. Tandis qu’un homme qui souffre ne peut pas être médiocre, même s’il manque de culture. D’autant plus que souffrir signifie avoir un destin. L’existence de l’individu normal, anonyme, effacée, dénuée d’une forte subjectivité, est privée de destin, car l’absence de complexité exclut l’unicité. Or, seuls ont un destin ceux qui réalisent une forme, une expression unique de l’existence.
Chacun porte son destin sans que personne d’autre ne puisse en assumer la responsabilité ; de même, on est seul dans la douleur, sans que personne d’autre ne puisse l’endosser à notre place. Celui qui s’est pris pour le rédempteur des hommes faisait plus que s’illusionner quand il croyait pouvoir racheter leurs péchés ou se charger de leurs souffrances. Sommes-nous plus heureux aujourd’hui parce qu’il s’est sacrifié pour nous ? Le salut ? Mais le salut est une illusion, une impossibilité. La conception chrétienne de la douleur est pleine d’illusions, car souffrir pour les souffrances du monde est aussi inefficace que se réjouir pour les joies du monde. Le christianisme n’a pas compris ceci : on ne peut pas souffrir à la place d’un autre et il est inutile d’essayer de tirer l’homme de la solitude de la douleur. Il a conçu une solidarité historique dans la douleur, comme dans le péché. La conception absurde de l’expiation historique vient de là. Il n’y a pas d’idée plus inhumaine que celle du péché. Le péché existe-t-il sur cette terre ? Je ne le pense pas. Un absolutisme moral erroné a fait de la vie un péché. Pour le christianisme, j’en suis certain, la vie est un péché. Conception révoltante, quand on sait combien il est difficile, pour ne pas dire impossible, de définir le bien et le mal. Pour associer totalement l’individu à son rythme, la » vie a besoin de la sexualité, son expression la plus forte. Alors, affirmer que la sexualité est un péché équivaut à commettre un crime contre la vie, dont l’irrationalité organique exclut l’idée même de péché. Le moralisme excessif des religions détruit la spontanéité irrationnelle et l’élan indéfini de la vie. La tendance au moralisme existe aussi dans la douleur, mais seulement dans ses phases embryonnaires ; quand elle dure très longtemps, elle provoque un renoncement progressif à la morale. La vie est indifférente aux concepts moraux. Si le soleil réchauffe pareillement tous les êtres, sans aucun critère, cela signifie simplement qu’il y a dans la nature interne de la vie un noyau irrationnel qui compromet dès le départ toute tentative de fonder métaphysiquement une téléologie morale.
La rupture du contact vital normal avec le monde aboutit à une anarchie de la conscience et au renversement de toutes les valeurs morales, ce qui s’exprime dans l’impossibilité de formuler une condamnation.
Il faut vivre inconsciemment pour être capable de condamner ; les critères moraux étant assimilés instinctivement, l’absolutisme moral est le propre des médiocres. Vivre sans morale, parce qu’on l’a dépassée, c’est vivre sur des cimes. Chose des plus périlleuses, cela va sans dire.
La douleur a-t-elle un sens ? Mais la vie elle-même en a-t-elle un ? Il est certain que, pour accéder à un bonheur relatif, il est indispensable de négliger naturellement, et non pas d’exclure volontairement, la si destructive problématique de la finalité. Tous les chercheurs de sens sont des hommes irrémédiablement perdus. Nous faisons allusion, évidemment, aux natures problématiques, et non à celles qui trouvent avant de chercher. Si l’on garde des illusions morales quand on se met à explorer les profondeurs, on va vers de graves déconvenues, car on ne peut pas ne pas constater que le centre substantiel du monde se trouve dans l’irrationnel, découverte propre à ruiner un esprit constructif. Pourquoi ceux qui ont trop cherché finissent-ils dans le renoncement ou le désespoir ? Parce qu’il est totalement impossible de trouver dans la vie un sens ayant une validité évidente et impérieuse. Qu’on ne vienne pas m’opposer les nombreuses problématiques qui ont débouché sur l’expérience religieuse, car celle-ci constitue précisément l’un des plus grands renoncements. Et puis, la religion n’a pas rasséréné les gens qui sont passés par là ; ils sont restés prisonniers de leur tourment initial, inaptes au bonheur sur terre. Peut-on leur dire qu’ils se sont trompés de voie ? Mais ils n’y sont pour rien ! Ou bien les hommes seraient-ils heureux sans le savoir ? Voilà une question bizarre, mais qui n’est pas sans fondement. Pourquoi est-il si difficile de renoncer ? Outre que le caractère impérialiste de la vie représente un obstacle essentiel sur le chemin du renoncement, celui-ci est difficile parce qu’il n’est jamais intégral, absolu et rapide et que, du fait qu’il se réalise progressivement, il crée une atmosphère d’agonie longue et voulue. On ne peut pas jeter la vie hors de soi morceau par morceau, on ne peut pas se réduire soi-même à une illusion. Un renoncement subit, ayant la rapidité de la foudre, oui ; mais il n’y a que le suicide pour cela. La vie est, dans tous les cas, préférable au néant, parce qu’elle est quelque chose, tandis que le néant ? Quelles raisons peut-on opposer à un suicidaire ? Rien que des raisons absurdes, par exemple lui demander de penser au fait que le Danube ne coule pas vers sa source ou que les montagnes ne rient pas. Je trouverai toujours suffisamment de raisons absurdes pour ne pas me suicider. Vous parlez du travail, du progrès, de l’harmonie ? Fadaises !
On ne peut pas être heureux sans être naïf. L’existence peut éventuellement avoir du charme si l’on s’accorde à son rythme naïf, si l’on se contente des possibilités limitées de l’instant, si l’on remplace la perspective de l’universalité temporelle, avec toutes ses implications relativistes, par un vécu concret qui épuise l’attrait ténu du moment. Du point de vue de l’expérience subjective, il y a une éternité dans le temps et une éternité hors du temps. La première concerne l’infinité de la série temporelle, le processus illimité du devenir, la complexité sans bornes de la successivité, qui annulent les démarcations. Pour réaliser la seconde, il faut dépasser la progressivité temporelle grâce à l’instant qui, s’il est vécu pour lui-même, élève l’homme sur le plan d’une éternité sereine, de la même manière que, dans la concentration intense de la contemplation, le moment devient éternité. Dans la naïveté, l’instant devient éternité hors du temps. Tandis que l’éternité dans le temps développe le sentiment de l’insignifiance, qui en est d’ailleurs une présupposition implicite, l’éternité hors du temps crée une atmosphère de conciliation et de sérénité. Rien d’étonnant que l’éros s’épanouisse dans un pareil milieu. Sa présence éclaire d’un nouveau jour la structure de la douleur, en montrant que celle-ci falsifie et dénature l’amour.
Les états dépressifs cristallisés autour de la douleur nous déterminent de telle sorte que nous ressentons le monde extérieur comme essentiellement différent de nous et que nous nous élevons sur un plan étranger, en rompant le contact naïf. Par contre, dans les états d’exaltation, de vie dynamique, qui se cristallisent autour de l’éros, il y a une intégration directe et naïve dans l’existence, qui substitue à la sensation d’irréductibilité celle d’une affinité structurelle entre l’homme et le monde.
L’homme qui prend la vie à bras-le-corps est celui que gouverne le désir pur, celui qui cultive les forces passionnelles sans autre but que de les rendre agissantes. Leur dynamisme lui permet de s’intégrer dans l’existence car, dans l’intensité des désirs, la subjectivité n’est pas réfléchie, elle est naïve et immédiate, bien qu’en amour le contenu de l’être soit tout entier actif et trouble, mais voluptueusement. L’impersonnalité de l’homme en état érotique et son activité intégrale cessent de constituer un paradoxe si l’on se rappelle que les passions appartenant à la sphère érotique réduisent l’individu à une expression intense et tendue du courant impérialiste de la vie, en font un prisonnier de la dynamique concrète de sa nature. L’amour, inconcevable sans la sexualité, rapproche l’individu de l’essence irrationnelle de la vie. Mais il n’en a pas une conscience réfléchie parce que, dans le cas de l’amour spontané et naturel, l’expérience de l’irrationnel est naïve. Cela explique pourquoi le degré de réalisation de la conscience est minime chez les gens dont la sensibilité érotique est si forte qu’elle leur devient constitutive. La conscience est apparue dans l’univers à cause d’une déficience de la vitalité. Elle est apparue à un moment où le dynamisme de la vie a subi un coup d’arrêt, où son contenu s’est épuisé, où la force et la spontanéité des instincts se sont émoussées. Il fallait compenser cette insuffisance. Et c’est ainsi qu’est apparue la conscience, dont l’intensité dépend du déséquilibre organique et des déficiences de la vie. Ces phénomènes sont inséparables de la douleur, ce qui explique que la conscience s’exprime si fortement dans son cadre. Le déséquilibre et un certain manque de vitalité rehaussent le niveau de conscience des anxieux. Chose impressionnante, la vie ne peut se connaître elle-même qu’en se niant. Au lieu de procéder rapidement, de réagir spontanément, on calcule indéfiniment, paralysé par l’embarras du choix, qui étouffe dans l’œuf tous les élans et toutes les potentialités. Le principe démoniaque du monde est converti par la conscience en un principe tragique. Le tragique a des racines démoniaques, dont l’essence trouve une expression atténuée sur le plan de la conscience. Un satanisme affaibli, voilà le tragique. L’un et l’autre sont caractérisés par une impulsion démentielle. La différence, c’est qu’on s’en rend parfaitement compte dans le tragique, et à peine dans le satanisme ; mais, dans un cas comme dans l’autre, on ne peut pas s’y opposer. On affirme à tort que le tragique n’est pas possible si l’on ne dépasse pas complètement le caractère démoniaque de la vie en s’élevant au niveau de la liberté absolue. Mais, alors, où seraient la fatalité intérieure et le donné irrationnel en raison desquels l’expérience tragique est déterminée par un élément intérieur, et le conflit aplani dans le cadre d’une fatalité immanente ? Le tragique n’existe pas dans la nature, parce que la conscience n’y existe pas. L’homme a la conscience de la fatalité, de là vient le tragique, qui est d’autant plus intense qu’il a pour déterminant une fatalité intime, immanente, et non une fatalité transcendante, celle-ci menant plutôt à la tristesse.
Parmi les nombreux phénomènes développés par une présence intense de la conscience, le sentiment de la positivité a un caractère négatif, c’est-à-dire que je sens le monde comme existant positivement en dehors de moi, mais moins en y participant qu’en y réfléchissant, en le considérant et en l’isolant, séparant ainsi l’objectivité de la subjectivité. L’amour développe fortement le sens de la positivité de l’existence, par une participation intime au rythme de la vie, par une assimilation irrationnelle au désir. S’il devient absolu, le désir nie la spécificité individuelle de celui qui aime, et il ne reste qu’une pure expression de la vie. Lorsque le désintéressement et la réflexion s’accroissent chez deux êtres, ils devraient se dire mutuellement : j’aime ton amour et je désire ton désir, tout comme ce sont mon amour que tu aimes et mon désir que tu désires.
La sexualité représente une totalité concrète, car elle objective individuellement une totalité supra-individuelle, de sorte que la totalité temporairement présente sous une forme particulière est absolument signifiante pour la sphère générale du total.
Dans l’acte sexuel, la femme et l’homme se nient eux-mêmes et réalisent une expression pure de la vie. La négation en amour est voluptueuse, inconsciente de la totalité de la vie. L’existence directe qu’implique l’éros est un sacrifice au profit d’une totalité ou d’une universalité concrète, bien que ce sacrifice ne soit pas présupposé sur un plan intentionnel. C’est pourquoi la structure de l’éros (incarné dans les individus) nous fait fuir la solitude, qui représente un isolement organique dans le monde. Or, la solitude dans laquelle se complaisent généralement les amants a une signification spatiale – l’isolement à tel endroit – ; elle n’est pas la solitude de l’homme dans le monde, où que ce soit. Et puis, l’amour est une solitude… à deux.
L’éros est sous-tendu par une solidarité avec l’existence en général et avec les êtres humains en particulier. Cette solidarité n’est pas voulue ou réfléchie, elle est instinctive, elle est un contact étroit, une productivité inconsciente.
L’enthousiasme est un sentiment engendré par l’éros, mais qui se dirige vers un plan social, sans pour autant rompre complètement avec la sexualité ; il est l’expression la plus vive du besoin de suivre le rythme d’une solidarité universelle. L’éros dévié et exprimé dans l’enthousiasme atteint le paroxysme de l’inconscience. C’est en lui que l’individu, se leurrant, nie l’essence démoniaque du temps. Voilà pourquoi l’enthousiaste est l’homme le plus naïf et le plus heureux. On vit l’amour de manière absolue, en excluant organiquement la perspective torturante du relativisme. La sensation éprouvée par l’individu dans l’expérience érotique ne signifie-t-elle pas vivre de manière absolue, puisqu’elle lui donne l’impression d’une actualité totale de la vie dans l’existence subjective ? L’éros nie les formes individuelles, tandis que la douleur les renforce, en accroissant non la vitalité, mais la spécificité personnelle.
L’expérience de la douleur et celle de l’amour ayant des racines et des orientations divergentes, dans le cas des individus chez lesquels prévaut la première, on constate une dénaturation de la seconde, mais l’exclusion est impossible et elle serait indésirable. Chez eux, l’amour n’a pas d’évolution spontanée, il est extérieurement improductif ; ils ne connaissent ni l’abandon naïf ni l’exaltation voluptueuse ininterrompue. Souffrir signifie étouffer l’amour, qui n’est pas possible sans naïveté. La souffrance trouble l’élan irrationnel et détruit le charme de l’exaltation érotique. Ceux qui souffrent depuis leur jeunesse tuent leur premier amour ; or, tuer son premier amour, c’est être perdu pour l’éros. Car sa continuité qualitative interne ne se développe que si son évolution n’est pas entravée par des difficultés ou des obstacles. Mais, quand on a coupé dès le début les ailes de l’éros, que peut-il bien subsister ? La douleur mine les affinités avec le monde, l’amour les cimente. Il est absolument erroné d’affirmer que la bonté, si fréquente dans la douleur, exprime de profondes affinités avec le monde. La bonté n’est pas de l’amour, elle est l’expression concrète du scepticisme.
L’amour qui n’a pas de charme sensuel est aussi nul qu’une femme qui ne sourit pas. Lorsque la douleur frappe pendant la jeunesse, la situation est particulièrement tragique pour la conscience subjective, car la vie est blessée au moment de son jaillissement, de sa floraison. Il n’y a que la souffrance pour défigurer la jeunesse, en la privant de tout charme irrationnel. Le tragique gagne encore plus en intensité quand la réflexion révèle que la douleur a pour origine immanente le satanisme de la vie, une négativité intrinsèque. Après une expérience intense et durable de la souffrance, on ne peut que s’approcher des cimes du désespoir. Le paroxysme de la douleur atteint dans le désespoir ouvre une nouvelle perspective, celle du néant. Le désespoir révèle le néant.