Où sont les Transylvains ?

Le destin de toute idée messianique en Roumanie est de se compromettre rapidement et irrémédiablement, de perdre en peu de temps son pouvoir de séduction et sa capacité de rassembler les tendances divergentes. L’enthousiasme initial est tellement inconscient et superficiel qu’il ne peut absolument rien créer d’impressionnant ni de durable. Je ne crois pas qu’il y ait sur terre un pays où l’on ait moins le sens du monumental. Dans tout ce que nous avons produit, on décèle du compromis, l’essor et la vision sont impossibles, certaines formes représentent moins l’assimilation d’un contenu débordant et expressif qu’un schéma nul et fade, ce qui montre que la substance de l’âme est extrêmement réduite. Rien d’étonnant donc s’il n’existe pas de messianisme roumain. Les petites cultures ne sont généralement pas messianiques, parce qu’elles vivent sous l’histoire, sans autre sens, sans autre rôle que de végéter dans l’ombre des grandes. Ce qui me rend absolument pessimiste quant à l’avenir de ce pays, c’est qu’on n’y a toujours pas déterminé un style de vie original et créateur, qu’on n’y a pas surmonté la médiocrité, qui en est probablement la loi spécifique.

On pourra donc parler de bien des choses, sauf d’un messianisme roumain. Cette affirmation me chagrine tout particulièrement, et ma peine n’est pas moindre quand le Transylvain que je suis doit constater que, la Transylvanie n’ayant presque rien produit en matière culturelle depuis la guerre(14), il est exclu de parler d’un quelconque genre de messianisme transylvain.

La jeune génération transylvaine ne compte aucun représentant consacré, aucune figure éminente, aucune personnalité hors du commun. Je n’y connais ni un esprit effervescent, ni un animateur, ni un écrivain original, ni un penseur important. Et qu’on n’aille pas me parler de Lucian Blaga ! On ne peut plus le compter parmi les jeunes. En outre, comme il est le penseur roumain le plus original, il constitue une exception si remarquable qu’elle transcende infiniment l’esprit d’une province. Comment parler d’un messianisme transylvain, alors que la Transylvanie a, depuis la guerre, un seul représentant dans la culture roumaine ? Fait réellement impressionnant, aucun courant d’idées n’est parti de Cluj, aucune attitude ne s’y est cristallisée, aucune revue sérieuse n’y a été publiée par des jeunes, et l’université de la ville, excepté des études de psychologie expérimentale et de philologie, n’a apporté aucune contribution intéressante, n’a provoqué aucune accélération du rythme de la vie intellectuelle. Lucian Blaga ne s’y est-il pas vu refuser une chaire ? Savez-vous quelle est la plus grande fierté des Transylvains ? La culturalisation, la propagande culturelle dans les villes et les villages, les cycles de conférences informatives, etc. Je suis le premier à en reconnaître l’utilité ; mais je suis le premier aussi à constater que ce n’est pas de la culture. Une culture ne peut s’individualiser dans l’histoire que par des créations, inconcevables en dehors d’une subjectivité inquiète, tourmentée. Les cultures authentiques se concentrent toujours sur le tragique de l’individuation et sur la condition humaine, si particulière. Les Transylvains ont la faiblesse de se croire incomparablement supérieurs aux autres Roumains, parce qu’ils donnent un caractère absolu aux formes extérieures de la culture et qu’ils négligent les données essentielles du phénomène culturel. La culturalisation est le produit d’une abdication de l’esprit personnel en faveur d’une politique culturelle dépendant de l’État.

On prétend souvent que les Transylvains n’ont rien créé parce qu’ils se sont presque tous engagés dans la lutte politique. Ne s’y seraient-ils pas engagés, au contraire, parce qu’ils n’avaient pas de vocation culturelle ? Et puis, ont-ils créé un style politique, ont-ils mis en place de nouvelles méthodes, ont-ils réalisé la purification morale dont ils se vantent ? Je ne le pense pas. Ils n’ont en rien changé l’atmosphère ni le rythme de notre vie publique.

Il serait cependant outrancier de dire qu’ils sont d’une stérilité irrémédiable. Un jour, ils seront très probablement les artisans d’une splendide réhabilitation de leur province. Mais je ne peux pas ne pas remarquer qu’ils n’ont pas d’intériorité spécifique. S’ils sont peu communicatifs, peu expansifs, ce n’est pas, comme on l’a affirmé, à cause d’une tension intérieure sans cesse refoulée. Il ne s’agit nullement chez eux de la complexité voisine de la tragédie qu’on observe chez les Allemands, les gens les plus compliqués de l’Europe actuelle. Si les Transylvains avaient de nombreuses potentialités et si une infinité interne représentait une gamme inépuisable de nuances psychiques, ne trouveraient-ils pas d’objectivations appropriées ?

Leur vie religieuse est la plus pauvre en Roumanie après celle des Olténiens, ce qui prouve à quel point sont limitées les ressources de leur intériorité. Je ne connais pratiquement pas un Transylvain qui, s’étant avancé dans les voies de la culture, ait gardé si peu que ce soit de sa foi. Je ne veux pas dire que la garder soit un avantage. Mais l’éliminer sans la remplacer par des spéculations ou des questions métaphysiques dénote une grave insuffisance. D’ailleurs, l’absence d’une religiosité profonde chez les Roumains est illustrée par le fait que les intellectuels sont bien loin de la métaphysique, qui ne peut germer que sur un fond religieux détourné. Mais de quoi les intellectuels roumains ne sont-ils pas loin et à quelles exigences la culture roumaine doit-elle encore satisfaire pour ne plus être ce qu’elle est ? C’est un destin infiniment douloureux que de rester dans l’ombre de l’histoire, d’agoniser lentement sans l’espoir d’une transcendance essentielle ou d’une réalisation intégrale.

Nous devrions, tous les Roumains, nous mettre l’esprit à la torture sans craindre de dépasser les limites de sa résistance, nous devrions vouloir conquérir ou nous distinguer et, surtout, nous affranchir de la suffisance, de la satisfaction et de la médiocrité dans lesquelles nous vivons. J’accuse cette nation de n’avoir pas su aller au-delà d’un scepticisme vulgaire, d’avoir tout accepté avec une résignation imbécile, avec une passivité inconsciente, de ne pas avoir eu l’audace de s’affirmer héroïquement. Comprenez-vous maintenant pourquoi je ne peux croire qu’aux grandes cultures ? Et si l’on me dit que nous sommes à l’aube d’une culture, je répondrai que les petites cultures sont mort-nées.

Étant aussi pessimiste à l’égard de tout un pays, comment pourrais-je être optimiste à propos d’une province qui, ces derniers temps, n’a apporté aucune contribution sérieuse à la culture ?

Où sont les Transylvains ? Pour l’instant, ils mènent une vie approximative dans la politique et sont presque inexistants dans la culture. Et nos attentes seront peut-être déçues, car il n’y a dans l’esprit positif, réaliste et blasé des Transylvains aucune virtualité pouvant mener à de grandes créations culturelles. Leur cas particulier illustre une vérité douloureuse : nous autres, Roumains, nous ne produirons jamais une grande culture, nous demeurerons dans l’ombre de l’histoire, dans un anonymat stérile et médiocre.

Solitude et destin
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