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Le poison
Il n’y avait pas à se méprendre sur le sens des acclamations et sur le mouvement de la foule.
– C’est bien l’empereur, cette fois, dit le Voyageur à Trichter ; hâtons-nous.
Et ils coururent vers le palais du prince-primat.
– Je vous en prie, dit Trichter, ne me quittez que le plus tard possible, mon cher Raümer, et ne vous en allez pas. Restez là jusqu’à ce que je revienne, afin que j’aie un regard d’ami pour me donner de la force pendant que j’aborderai la vision terrible, et des bras d’ami pour me recevoir si je m’évanouis.
Il ne tarda pas à retrouver ses chasseurs, lesquels lui dirent de se tenir contre eux, et qu’ils 648
le laisseraient passer au moment où l’empereur descendrait de cheval.
Il était temps, car presque aussitôt la place, déjà fourmillante, fut envahie d’une telle foule, que tous les coudes étaient engrenés et qu’il aurait été impossible à Trichter et à Raümer de se faire jour à travers ces inextricables lianes humaines.
Le temps s’écoulait pour Trichter avec la rapidité de l’éclair. Ses tempes battaient violemment. Il sentait son cœur s’affaisser dans sa poitrine, comme un navire qui sombre. Il avait envie de renoncer à son placet et au pain de sa mère.
Il en était à espérer que l’empereur allait se raviser, faire la paix avec la Russie et retourner en France sans entrer dans le palais du prince-primat.
Tout à coup les fanfares éclatèrent, les tambours retentirent et Napoléon déboucha sur la place, escorté d’une tempête d’acclamations.
L’empereur était à cheval à côté de la voiture 649
de l’impératrice. Il saluait la foule.
Et Trichter se sentait de plus en plus pétrifié par l’approche de cet empereur qui, mieux qu’Atlas, portait le monde sur ses épaules, – dans sa tête, sinon dessus.
Arrivé devant le palais du prince-primat, Napoléon mit pied à terre.
Le prince-primat, avec sa suite, était sur le seuil, tête nue.
Il adressa un compliment enthousiaste à l’empereur, qui répondit par quelques mots de remerciement ; puis l’impératrice descendit de sa voiture et le couple impérial se disposa à monter l’escalier du palais.
– Allez donc ! dit un des chasseurs à Trichter.
C’est le moment. Vite.
Trichter jeta sur Raümer un regard navré.
– Priez Dieu pour moi, lui dit-il.
Puis, lui ayant serré la main d’une étreinte frénétique, il s’avança chancelant, non par le vin, hélas !
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– Ah ! un étudiant allemand, dit Napoléon.
J’aime cette fière jeunesse. Que voulez-vous, mon ami ?
Trichter voulut répondre mais sa voix s’étrangla et il ne put articuler une parole.
Tout ce qu’il put faire, ce fut de tendre au glorieux empereur le placet qu’il tenait de la main droite ; encore dut-il, pour cela, renoncer à sa casquette, qu’il tenait de la main gauche : il n’était pas capable de tenir deux choses à la fois.
L’empereur prit le placet en souriant.
– Remettez-vous, dit-il. Parlez-vous français ?
Trichter fit un prodigieux effort sur lui-même.
–
Ma mère... balbutia-t-il. Votre Majesté...
Mon oncle aussi... Il est mort... Mais moi... je ne suis pas Français.
Il sentait qu’il disait juste le contraire de ce qu’il aurait voulu dire.
– Eh bien ! dit l’empereur, puisque vous parlez français, entrez avec moi, vous me direz vous-même ce que vous souhaitez.
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Les tambours battirent aux champs et l’empereur monta l’escalier, tenant toujours le placet.
Trichter marchait derrière lui, éperdu, décontenancé dans ce cortège, écrasé de toute cette gloire, ivre de toutes ces splendeurs, noyé dans le soleil.
Il entra ainsi dans la salle de réception.
L’empereur accueillit gracieusement les envoyés des rois et des princes. Il eut pour chacun une parole flatteuse.
Au général Schwartzemberg, qui représentait l’Autriche, il parla de son talent militaire, qu’il connaissait et qu’il appréciait.
Au baron d’Hermelinfeld, qui venait lui présenter les respects du roi de Prusse, il dit que la science était de tous les pays et que les esprits comme le sien faisaient tous les hommes compatriotes.
Quand on lui eut nommé l’envoyé du grand-duc de Saxe-Weimar, il alla vivement à lui, le prit à part, l’entretint plusieurs minutes et, en le 652
quittant, lui dit :
– Monsieur de Gœthe, vous êtes un homme, vous.
La revue terminée, le prince-primat engagea l’empereur à passer dans la salle à manger.
–
Veuillez y conduire l’impératrice, dit Napoléon. Je vous rejoins. J’ai quelques ordres à donner. – Ah ! où est donc mon étudiant ?
Trichter, qui s’était un peu remis pendant que l’attention de l’empereur s’était détournée de lui, sentit sa maudite émotion le reprendre. On le poussa dans un cabinet où l’empereur passa avec son secrétaire et deux aides de camp seulement.
Napoléon s’assit devant une table.
– Voyons, mon ami, dit-il à Trichter, qu’est-ce que vous avez à me demander ?
– Sire, ma mère... ou plutôt mon oncle... Oui, Sire, un brave soldat de Votre Majesté... essaya de répondre la voix rauque de Trichter.
– Remettez-vous donc, dit l’empereur. Où est votre placet ? Ah ! je l’ai.
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Il le tendit à Trichter.
– Tenez, si vous ne pouvez pas parler, lisez.
Trichter prit le placet, le décacheta et le déploya d’une main tremblante.
Mais il n’y eut pas plutôt jeté les yeux qu’il chancela et pâlit.
– Eh bien ! qu’est-ce donc ? dit l’empereur.
Trichter tomba roide et inanimé.
Les aides de camp se précipitèrent.
–
N’approchez pas, messieurs, s’écria l’empereur qui s’était levé, il y a là quelque chose.
– Faut-il aller chercher un médecin ? demanda un aide de camp.
– Non, dit l’empereur, l’œil fixé sur Trichter étendu. Allez chercher le baron d’Hermelinfeld.
Mais pas de bruit, pas d’esclandre, pas un mot.
Que le baron vienne seul.
Une minute après, le baron entra.
– Monsieur le baron, lui dit l’empereur, voici un homme qui vient de tomber foudroyé en lisant 654
un papier, – tenez, ce papier qui est là, à terre.
N’y touchez pas ; il est tombé en le déployant.
Le baron s’approcha de Trichter.
– L’homme est mort, dit-il.
Puis il alla vers la cheminée, y prit les pincettes et, avec les pincettes, exposa le papier à la fumée, mais sans le laisser toucher par la flamme.
Cependant il observait avec attention la teinte que prenait la fumée.
Puis, au bout d’une minute, il tira la lettre à lui et, avec de lentes précautions, l’examina, la palpa, la flaira.
On put le voir alors pâlir subitement.
Il venait de reconnaître la composition d’un poison retrouvé du moyen âge et dont deux personnes, seules au monde, devaient connaître le secret :
Lui et Samuel.
– Vous pâlissez ? dit l’empereur.
– Ce n’est rien, reprit le baron. Une dernière 655
émanation, peut-être.
–
Reconnaissez-vous ce poison
? demanda
Napoléon. Peut-il nous mettre sur les traces de l’assassin ?
Le baron d’Hermelinfeld eut un moment d’hésitation et d’anxiété. Pour le coup, la vie de Samuel Gelb était dans ses mains.
Après un instant de silence, il répondit :
– Sire, je ne puis répondre encore à Votre Majesté. Il faut que j’analyse ce papier. Mais il se peut que j’y découvre quelque indice.
–
C’est bien, dit l’empereur. J’ai toute confiance en votre science et en votre loyauté, monsieur d’Hermelinfeld. Mais avant toute chose, un mot. Nous sommes cinq ici. Sur votre honneur, monsieur, – messieurs, sur votre vie, ajouta-t-il en regardant ses aides de camp et son secrétaire, – j’exige de vous un silence absolu.
On peut laisser révéler l’attentat d’un Frédéric Staps quand on quitte un pays, mais non quand on y entre.
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